Textes

Discours prononcé sous la coupole de l’Institut de France, à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la création de l’École polytechnique, le 22 mars 1994

Célébrer, c’est aussi réfléchir. Polytechnique a deux cents ans. S’il fallait trouver un seul mot pour la caractériser, pourrait-on dire autre chose que ce qu’elle est, une école d’ingénieurs ? Ingénieur : le mot vient de l’ancien français engeignor, dérivé de engin, d’après le latin ingenium. Il véhicule le double sens de talent, d’intelligence, d’adresse, voire de ruse, et celui d’instrument ou de machine, machine de guerre à l’origine. Le même mot est utilisé pour désigner l’activité d’Archimède, de Léonard de Vinci, de Vauban, ou celle du cadre qui dirige l’exécution de grands travaux. L’ingénieur doit domestiquer la matière pour le service des hommes. Scientifique parce qu’il lui faut comprendre les lois de la nature, il est aussi organisateur et économiste.

Texte issu d’une conférence prononcée le 15 janvier 1994 devant l’Association des membres des Palmes académiques.

Tout élève ou tout étudiant, tout professeur se trouve constamment confronté à cette question : telle connaissance enseignée est-elle utile ? J’aborderai le sujet à travers trois thèmes qui se chevauchent : les finalités de la connaissance ; le concept de culture ; les rapports entre l’abstrait et le concret.

Version développée d’un discours prononcé à l’occasion de la remise de son épée d’académicien des sciences morales et politiques à Maurice Allais, le 19 octobre 1993

La communauté scientifique connaît surtout les contributions théoriques, considérables, de Maurice Allais. Ce sont évidemment elles que le jury Nobel a couronnées en 1988, plus particulièrement ses deux grands traités de 1943 (À la recherche d’une discipline économique ) et de 1947 (Économie et Intérêt ). Mais on réduirait singulièrement la dimension du personnage et de son œuvre si l’on n’en retenait que le versant théorique, aussi monumental soit-il. Toute sa vie, et à partir de 1945 en ce qui concerne ses publications (1945, Prolégomènes à la reconstruction économique du monde ; 1946, Abondance ou misère ), Maurice Allais a voulu s’impliquer intellectuellement dans les grands débats économiques de son temps,

Remise du prix 1991 de la Fondation Louise-Weiss, réponse de l’auteur, 19 novembre 1991

Je garde un souvenir particulièrement fort d’une rencontre avec Louise Weiss . C’était en 1974. L’année précédente, Michel Jobert était arrivé au Quai d’Orsay avec l’idée d’installer, auprès de lui, une cellule de réflexion autonome, comme il en existait, depuis la Seconde Guerre mondiale, au State Department américain, au Foreign Office britannique ou à l’Auswärtiges Amt allemand. Le ministre de Georges Pompidou avait voulu une équipe jeune, aussi libre que possible vis-à-vis de la Carrière. M. Jobert avait confié à l’ingénieur des Mines que j’étais, responsable de l’enseignement de l’économie à l’École polytechnique, chargé au sein du Commissariat général du Plan de l’économie monétaire et internationale, la direction de ce qui allait devenir le Centre d’analyse et de prévision, plus familièrement dénommé CAP.

Publié dans Le Figaro, 27-28 juin 1987

« Il y a au moins une supériorité que nul ne saurait vous contester : pour tous les gens informés, vous êtes, dans la France contemporaine, l’incarnation de ce mythe (au sens sorélien) fondamental : l’avenir. » Ainsi s’exprimait Michel Albert dans une lettre à Louis Armand , écrite au nom d’un groupe de personnalités, pour le pousser à présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 1965, contre le général de Gaulle. Évoquant cet épisode dans une interview donnée en 1973, Michel Albert expliquait : « Nous avons aujourd’hui une vision plutôt sombre de l’avenir, symbolisée par les travaux du Club de Rome. Au contraire, 1965 marquait l’apogée d’un moment où, en France comme en Europe, on a eu une vision pleinement optimiste de l’avenir qui réconciliait progrès technique et progrès social, et même progrès personnel des individus.

« Essais en l’honneur de Maurice Allais » in Marcel Boiteux, Thierry de Montbrial et Bertrand Munier (dir.), Marchés, capital et incertitude, Paris, Economica, 1986. Maurice Allais, né en 1911, a reçu le prix Nobel de sciences économiques en octobre 1988

Qui peut se souvenir sans émotion des cours et des séminaires de Maurice Allais à l’École des Mines ? Les murs jonchés de panneaux bardés d’équations et de graphiques ; l’assistant prêt à mettre en marche le magnétophone dès que la pensée du maître entrait en mouvement ; la tranquille assurance d’un homme convaincu de détenir les clés de beaucoup de mystères. Une foule d’observations mi-sérieuses, mi-humoristiques – en fait souvent profondes – émaillaient ses conférences, comme celle-ci : « Si vous n’avez pas compris un texte que vous venez de lire, relisez-le ; si, l’ayant relu, vous n’avez toujours pas compris, relisez-le encore une fois ; si, alors, vous ne comprenez toujours pas, interrogez-vous sur votre capacité intellectuelle ; si vous estimez objectivement que celle-ci n’est pas en cause, vous pouvez conclure que c’est l’auteur du texte qui est défaillant. »

Texte publié dans Commentaire, vol. 8, n° 28-29, février 1985

Je rencontrai Raymond Aron pour la première fois en 1973. Michel Jobert, qui venait de créer le Centre d’analyse et de prévision (CAP) au ministère des Affaires étrangères, m’en avait confié la direction. Intéressé par cette initiative, Aron m’avait invité à déjeuner. J’étais alors peu familier de son œuvre, mais je me souviens de ma joie, comme toujours lorsqu’il m’est donné de rencontrer une personnalité exceptionnelle. Ce qui me frappa ce jour-là – et bien souvent depuis – fut sa grande capacité de dialogue et d’écoute, ainsi qu’une extrême indulgence pour un interlocuteur infiniment moins savant que lui.

Ce texte reprend, avec quelques corrections mineures et l’addition de quelques notes, le chapitre IX de La Revanche de l’histoire, publié en janvier 1985 chez Julliard, c’est-à-dire peu après le tournant économique du premier septennat de François Mitterrand. Les idées essentielles nous paraissent en effet toujours pertinentes, trois décennies plus tard, bien au-delà du cas particulier de la France.

S’il n’est pas dans le pouvoir des gouvernants d’une puissance moyenne de réformer à eux seuls le système économique international, du moins ont-ils quelques degrés de liberté pour l’élaboration de la politique nationale. Mais l’éventail du possible est plus restreint qu’on ne le croit souvent. En France, la gauche est arrivée au pouvoir en 1981 avec l’idée d’appliquer une « nouvelle logique ». Dès 1982 et surtout 1983, il lui a fallu déchanter. Le mot et l’idée ont alors disparu, à ce point qu’on entend dire qu’en matière de politique économique le seul choix est entre « barrisme de gauche » et « barrisme de droite ».

Publié dans La Jaune et la Rouge, février 1981

La vie de Jean Ullmo est tout entière inséparable de l’École polytechnique. Après une scolarité brillante au lycée Janson, il y est reçu en 1924, âgé de dix-huit ans. À la sortie de l’X, son père, qui avait quitté l’Alsace pour rester français, est à la tête d’une affaire prospère de négoce international. Il lui propose de prendre sa suite. Jean Ullmo préfère se vouer à la science, renonçant délibérément à toute idée de carrière. À cette époque, devenir « chercheur », surtout lorsque l’on n’était pas universitaire, était un choix particulièrement courageux.

Texte rédigé en juillet 1977. Les références entre parenthèses se rapportent à l’édition originale des Mémoires de Jean Monnet, Paris, Fayard, 1976

Jean Monnet fut assurément un homme exceptionnel. D’abord par l’intensité de sa motivation. Il n’avait qu’une idée à la fois et possédait, selon l’expression de Marcel Bleustein-Blanchet, la « rage de convaincre ». Il ne paraissait jamais saisi par le doute, jamais entravé par l’« angoisse métaphysique ». Il était de la race de ceux qui détiennent la vérité et l’énoncent avec solennité. Il évoquait la statue du Commandeur. Un peu comme Jacques Rueff. Monnet raconte (p. 610-611) qu’un de ses amis américains avait coutume de dire : « Il n’y a que deux catégories d’hommes : ceux qui veulent être quelqu’un et ceux qui veulent faire quelque chose. » Il appartenait à la deuxième catégorie.