Maurice Allais savant méconnu

« Essais en l’honneur de Maurice Allais » in Marcel Boiteux, Thierry de Montbrial et Bertrand Munier (dir.), Marchés, capital et incertitude, Paris, Economica, 1986.
Maurice Allais, né en 1911, a reçu le prix Nobel de sciences économiques en octobre 1988

Qui peut se souvenir sans émotion des cours et des séminaires de Maurice Allais à l’École des Mines ? Les murs jonchés de panneaux bardés d’équations et de graphiques ; l’assistant prêt à mettre en marche le magnétophone dès que la pensée du maître entrait en mouvement ; la tranquille assurance d’un homme convaincu de détenir les clés de beaucoup de mystères. Une foule d’observations mi-sérieuses, mi-humoristiques – en fait souvent profondes – émaillaient ses conférences, comme celle-ci : « Si vous n’avez pas compris un texte que vous venez de lire, relisez-le ; si, l’ayant relu, vous n’avez toujours pas compris, relisez-le encore une fois ; si, alors, vous ne comprenez toujours pas, interrogez-vous sur votre capacité intellectuelle ; si vous estimez objectivement que celle-ci n’est pas en cause, vous pouvez conclure que c’est l’auteur du texte qui est défaillant. » Pour un homme comme moi, habitué à considérer la matière imprimée avec révérence, la leçon fut importante. Si un auditeur arrivait en retard au cours, il s’interrompait quelques instants et, avec beaucoup de gentillesse, s’attachait à démontrer à partir de la loi des grands nombres que la seule manière d’éviter les retards était de prévoir d’être en avance…
Chacun sait le rôle que Maurice Allais a joué dans la formation des ingénieurs économistes en France. Il a suscité et encouragé de nombreuses vocations, et certains de ses anciens élèves sont aujourd’hui réputés. Pourtant, même s’il a eu avec quelques-uns d’entre eux des rapports privilégiés – je crois que ce fut le cas avec moi –, il a toujours été un homme seul. Comme d’autres créateurs puissants, savants ou artistes, il a souffert de son isolement. Bien que couronnés par la médaille d’or du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1978, ses travaux n’ont pas reçu toute la consécration internationale qu’ils méritent. Il me semble que la méconnaissance – très relative bien entendu – de l’œuvre d’Allais s’explique par les caractères spécifiques de son génie. Tout d’abord, son style est extrêmement personnel et d’accès difficile. Il a recours à son propre lexique. Même sa manière d’utiliser les mathématiques est marquée d’une certaine originalité ! Ses méthodes numériques aussi lui sont particulières. C’est ainsi que les rares économistes qui ont étudié en détail son imposante « théorie héréditaire, relativiste et logistique de la monnaie » (HRL) n’ont pas compris ses techniques économétriques et ont objecté que la perfection de l’adéquation aux faits des résultats obtenus tenait à une circularité dans les arguments. L’œuvre est considérable, volumineuse, diversifiée. Les articles, mémoires et ouvrages se renvoient les uns aux autres.
Il résulte de tout cela que, pour accéder en profondeur à l’œuvre d’Allais, il faut un investissement considérable dont aucun économiste réputé n’a, à mon avis, accepté jusqu’ici de payer tout le prix. C’est pourquoi je suis convaincu que cette œuvre restera longtemps une mine ouverte à l’exploration de chercheurs des générations futures. Elle connaîtra peut-être le destin des travaux de Walras, Pareto ou Edgeworth dont l’importance n’a été complètement comprise que longtemps après leur publication. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître l’antériorité ou la copaternité d’Allais s’agissant d’un certain nombre de « découvertes » qui font aujourd’hui partie de l’acquis de la science économique. Je citerai par exemple la première démonstration générale de l’équivalence des situations d’efficacité maximale (optimum de Pareto dans la terminologie courante) et des équilibres de marché, étudiée auparavant par Pareto, Barone et Lange ; la théorie des pertes économiques, en dehors de l’optimum ; la « règle d’or » qui énonce que l’optimum capitalistique – c’est-à-dire la croissance maximale de la consommation par tête d’habitant – est réalisé quand le taux d’intérêt réel est égal au taux de croissance de l’économie (le taux de croissance de la population, dans la littérature conventionnelle ; le taux de croissance du « revenu originaire » chez Allais), énoncé dont on a à tort crédité en premier l’Américain Phelps ; la formule exprimant la demande d’encaisse monétaire en fonction du revenu, du taux d’intérêt et des frais de placement, que la littérature anglo-saxonne attribue à Baumol, alors que l’article de celui-ci est postérieur de cinq ans à l’ouvrage où Allais l’a d’abord publiée ; l’explication des cycles économiques par des modèles non linéaires à régulation retardée comportant des cycles limites, dont on attribue généralement l’idée au seul Goodwin ; la forme moderne de la théorie quantitative de la monnaie à partir d’une formulation « héréditaire » presque toujours associée à la seule école de Chicago. Dans certains cas, l’antériorité d’Allais est absolue. Dans d’autres, le même résultat a été trouvé indépendamment par deux ou même trois chercheurs. Cela est souvent arrivé dans l’histoire des sciences : un exemple classique est la loi de Mariotte, appelée loi de Boyle chez les Anglo-Saxons. Dans certains cas, également, il est possible que la formulation d’Allais soit plus riche que l’énoncé conventionnel. Je pense par exemple à l’emploi qu’il fait dans sa théorie du capital de la notion de « fonction caractéristique » et à son propre exposé de l’optimum capitalistique. Mais tous ces exemples appartiennent déjà à l’histoire de la pensée économique. Trop souvent, les recherches d’Allais ont insuffisamment retenu l’attention des chercheurs. C’est certainement le cas de la théorie du risque. Sa réfutation de l’école néobernouillienne, c’est-à-dire des postulats qui permettent de ramener la comparaison des choix risqués à l’espérance mathématique d’une fonction d’utilité cardinale certaine, est très puissante. La quasi-totalité des théoriciens utilisent aujourd’hui la formulation de von Neumann et Morgenstern effectivement très commode sur le plan mathématique, sans se préoccuper suffisamment de son aptitude à représenter adéquatement le comportement des agents économiques. La théorie du capital et de l’intérêt est également un domaine où, à mon avis, Allais a jeté des jalons qu’il faudra bien reprendre, de même que les fondateurs de la théorie moderne de l’équilibre temporaire ont déterré, au début des années 1970, les troisième et quatrième parties de Valeur et Capital de John Hicks . Dès son ouvrage de 1947, Économie et Intérêt , Allais s’est efforcé, dans la ligne d’Irving Fisher, d’effectuer une synthèse des aspects réels et monétaires de l’intérêt et d’introduire explicitement l’incertitude.
Ses travaux plus récents, en conjonction avec la théorie HRL (notamment sur l’équivalence psychologique entre l’oubli et l’intérêt) ont prolongé les intuitions de 1947. Il est certain que les théoriciens d’aujourd’hui et de demain qui auront le courage de se plonger à fond dans ces travaux auront beaucoup à en sortir. J’ai cité Hicks, mais on peut évidemment aussi penser à Keynes, dont la Théorie générale – à vrai dire difficile d’accès elle aussi et pleine d’obscurités – a été complètement relue à la fin des années 1960 par des auteurs dont Axel Leijonhufvud est l’un des plus notables.
Il me semble que la théorie de l’économie de marchés (au pluriel), mise au point par Allais à partir de 1966, mériterait un examen plus approfondi de la part de la profession. L’auteur s’est efforcé de spécifier un système de règles du jeu qui permet à une économie d’évoluer progressivement, par réalisation effective de tous les surplus possibles, vers un état d’efficacité maximale. Il estime avoir ainsi libéré la théorie de l’optimum d’hypothèses mathématiques à ses yeux irréalistes, comme la convexité générale. Dans la nouvelle optique, les prix ne jouent qu’un rôle secondaire. Il faut encore citer la monumentale Théorie générale des surplus , publiée en 1981, qui présente à la fois une « théorie positive des surplus » et une analyse critique de la littérature.

Dans toute son œuvre, Maurice Allais s’est attaché à confronter la théorie et les faits. Certains épistémologues jugeront optimiste sa conviction que l’idéologie peut être largement évacuée en économie, et certains statisticiens peuvent penser qu’il sous-estime la difficulté de la vérification expérimentale en économie. Pour juger complètement en ces matières, il faudrait une analyse critique de ses travaux que nul n’a encore entreprise. Je voudrais simplement retenir cette idée fondamentale que, dans les sciences sociales comme dans les sciences de la nature, la validité d’une théorie repose sur son adéquation avec la réalité. Ce qui, sur le terrain, distingue Allais de la plupart des économistes contemporains, c’est qu’il veut appliquer cette règle à tous les modèles, même les plus abstraits, et qu’il semble croire en la possibilité de « constantes universelles » en économie, à l’instar de la physique.
Contrairement à beaucoup de ses collègues théoriciens, Allais a d’autre part toujours pensé que l’économiste, armé des connaissances du moment, doit se prononcer – et même s’engager – sur les problèmes de son temps. Une partie importante de ses publications s’est ainsi trouvée consacrée à des questions d’économie appliquée (notamment la politique de l’énergie et la tarification des transports) et aux grands problèmes de politique économique. À titre d’exemple, je citerai trois ouvrages représentatifs : La Libéralisation des relations économiques internationales (1971) ; L’Inflation française et la croissance. Mythologies et réalités (1974) ; L’Impôt sur le capital et la réforme monétaire (1977) . Ces ouvrages, et d’autres de la même veine, sont évidemment d’un accès infiniment plus facile que les travaux de recherche, et il est dommage qu’ils n’aient pas suffisamment retenu l’attention des médias. Leur lecture fait ressortir une pensée nuancée qui ne se laisse pas enfermer dans le libéralisme étroit dont on l’a parfois accusé. La philosophie sociale de leur auteur est incontestablement d’inspiration libérale et se situe, selon ses propres dires, dans la ligne d’Alexis de Tocqueville, de Léon Walras, de Vilfredo Pareto et de John Maynard Keynes. Mais le libéralisme n’est pas le laisser-faire/laisser-aller. La clé de voûte de sa pensée est que la liberté des échanges implique une organisation sociale et des institutions adéquates, une « planification des structures » (Manifeste pour une société libre, 1959). Par exemple, il estime que le libre-échange complet n’est concevable qu’entre pays suffisamment intégrés. En particulier, une variabilité excessive des taux de change et une disparité trop forte des salaires entre deux pays sont incompatibles avec le libre-échange. Allais souhaite la construction de l’Europe, mais pour lui il faut vouloir ce que l’on veut, et notamment accepter une monnaie commune. « Pour moi qui ai perdu mon père dès la Première Guerre mondiale, que peuvent bien peser quelques abandons de souveraineté au regard des avantages de toutes sortes d’une union fédérale ? » s’exclame-t-il au cours d’une table-ronde retranscrite dans les Annales des Mines (n° 3, 1984).
Partisan d’une planification des structures, il est un réformateur exigeant. Il faut à cet égard lire L’Impôt sur le capital et la réforme monétaire dont je voudrais tenter de résumer les thèses essentielles. L’auteur se déclare convaincu que « nous vivons des temps à de nombreux points de vue semblables à ceux qui ont précédé ou accompagné la décadence de l’Empire roman ». La société française actuelle n’est pas une société libérale mais « elle se fonde pour une grande part sur un singulier mélange de corporatisme et de collectivisme ». Il n’exclut pas « que ce qui subsiste encore d’économiquement et de politiquement libéral dans notre société appartienne bientôt à un passé révolu ». Selon le titre d’un livre célèbre de Friedrich von Hayek, nous sommes sur la « route de la servitude » . Mais Allais refuse de considérer cette évolution comme inéluctable. Son projet vise à conduire l’économie française « à une situation qui, du point de vue de la répartition des revenus et de la justice sociale, répondrait entièrement aux aspirations et aux conclusions des grands réformateurs sociaux de tous les temps, des Pères de l’Église à Proudhon et à Marx », tout en gagnant sur le plan de l’efficacité. L’auteur fait sienne l’idée que la distribution des revenus n’est pas éthiquement acceptable dans notre pays. Il estime que la fiscalité actuelle aggrave les choses par sa complexité, son obscurité et ses injustices. C’est finalement la « classe moyenne » qui supporte pour l’essentiel le poids de l’impôt.
Maurice Allais reprend alors la vieille distinction des économistes libéraux entre « revenus non gagnés » et « revenus gagnés ». À la première catégorie appartiennent les rentes pures attachées aux biens physiques, et qui sont les revenus de ces biens qui résultent de leur seule propriété, indépendamment de l’activité de ceux qui les détiennent. Il en est ainsi par exemple de l’augmentation des revenus du sol, en conséquence des aménagements réalisés par les collectivités locales ou l’État. Les « faux droits », qui résultent des fluctuations de la valeur réelle des dettes et des créances en période d’instabilité des prix, sont aussi des facteurs d’enrichissement (ou d’appauvrissement) sans cause. Ce sont les revenus non gagnés, dit Allais, « qui de tout temps ont suscité de puissantes oppositions à une économie de marché de propriété privée ». Et, en effet, « l’objection la plus valable à l’organisation de la société sur la base d’une économie de marchés de propriété privée se fonde sur la répartition des revenus ». Il entreprend alors de démontrer que la société peut être organisée de façon à supprimer les revenus non gagnés. Mais, « dès lors que l’hypothèse est qu’il n’y a plus de revenus non gagnés, tous les penseurs non socialistes sont arrivés à la même conclusion : le juste salaire est celui qui équilibre l’offre et la demande ». À ce point, Allais s’insurge contre la « démagogie égalitaire ». L’inégalité des revenus est parfaitement légitime, pourvu qu’elle reflète celle des services rendus. Une telle optique n’est pas incompatible avec une politique de transferts sociaux, tant que celle-ci n’interfère pas avec le mécanisme des prix. Poursuivant sa démonstration, il propose une fiscalité à « structure tripolaire », qui reposerait sur les éléments suivants :
– une taxe annuelle de 2 % sur la valeur des biens physiques durables dont le produit représenterait environ 8 % du revenu national ;
– les ressources provenant de l’attribution à l’État de la totalité des profits correspondants à la création de monnaie, qu’il évalue à environ 4,4 % du revenu national ;
– une taxe générale sur les biens de consommation (taxes douanières incluses), soit 16,9 % du revenu national au lieu de 18,5 % actuellement.
L’impôt sur les bénéfices des sociétés, l’impôt progressif sur le revenu, l’impôt sur les successions, les impôts actuels sur la propriété et sur les plus-values seraient supprimés.
L’auteur expose en détail les avantages de ses propositions et réfute une à une toutes les objections qui ont été faires, notamment à l’impôt sur le capital. Mais il faut bien comprendre qu’« une réforme de la fiscalité fondée sur l’imposition sur le capital n’est concevable que dans le cadre d’une réforme d’ensemble assurant effectivement la suppression des revenus non gagnés et des enrichissements sans cause que l’on constate dans l’économie française ».
Cette politique des revenus, car il faut bien l’appeler ainsi, doit être inscrite dans le cadre d’une politique monétaire très rigoureuse, devant viser à réaliser l’appropriation par l’État des profits liés à la création monétaire, comme on l’a dit plus haut, et à permettre aux pouvoirs publics de contrôler effectivement la croissance de la masse monétaire. L’auteur est ainsi amené à prendre position en faveur de la couverture intégrale des dépôts à vue, ce qui conduit notamment à séparer nettement les « banques de dépôts » et les « banques de prêts ». Sur ces questions, les thèses d’Allais sont très proches de celles de l’école de Chicago, sans toutefois se confondre complètement avec elles.
Après avoir vivement critiqué le système d’indexation partielle, l’auteur se prononce enfin en faveur de l’indexation générale de tous les engagements sur l’avenir, qui seule est juste et supprime les incitations pour un vaste groupe de Français au maintien de l’inflation, dont Allais démontre par ailleurs magistralement les effets nocifs.
Quelques mots encore sur la politique monétaire : Allais est monétariste au sens où il croit que la masse monétaire doit être contrôlée et que son taux d’expansion peut être calculé pour rendre compatibles la croissance économique et la stabilité des prix (en fait, il préconise un taux d’inflation égal à 2 %). Mais il n’en est pas moins d’accord avec ceux qui voient la cause de l’inflation dans le désaccord sur le partage du revenu national. Le passage suivant mérite d’être cité en entier :
« Dans le cadre d’une économie complexe où la décentralisation des décisions constitue une condition nécessaire de son efficacité, la seule régulation concevable des prix et des revenus ne peut reposer en dernière analyse que sur la régulation de la masse monétaire. Mais, si l’on adopte la régulation du taux d’expansion de la masse monétaire comme principe de la régulation des niveaux de prix et de salaires, l’économie ne peut fonctionner que si les salaires et les prix sont fixés de manière à établir un équilibre effectif entre les demandes et les offres, ce qui implique que tous les agents économiques acceptent l’application des règles du jeu fondamentales d’une économie de marché décentralisée.
Or une telle acceptation n’est concevable que si la répartition des revenus à laquelle conduit le fonctionnement d’une économie de marché peut apparaître comme éthiquement acceptable. On est ainsi ramené à la réforme de la fiscalité et à l’impôt sur le capital.
En l’absence d’une confiscation des rentes pures du capital, la répartition des revenus de l’économie de marché est refusée, et c’est ce refus qui engendre l’inflation. »
La principale leçon du livre est peut-être qu’il existe un projet libéral, aussi révolutionnaire (c’est ainsi que Raymond Aron qualifie dans sa préface les propositions de Maurice Allais) et sans doute scientifiquement mieux fondé, que le projet socialiste.
Mais, devant tant d’exigences, on pensera qu’Allais a peut-être raison d’observer ceci : « Les véritables libéraux, les véritables socialistes sont l’exception. Les socialistes nantis, les libéraux alimentaires prolifèrent. » L’auteur ne se fait d’ailleurs aucune illusion, il nous en avertit au début, sur les chances que la politique qu’il préconise puisse être adoptée et appliquée. On revient alors au point de départ : si les Français ne sont révolutionnaires qu’en paroles, la servitude est-elle inéluctablement au bout de notre route ?
J’ai tenu à terminer cette évocation de l’œuvre de Maurice Allais par une référence plus explicite à l’un de ses livres où s’exprime le mieux le caractère synthétique d’une pensée suffisamment forte, cohérente et argumentée pour résister à l’épreuve du temps.

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