La politique économique : une ou plusieurs logiques ?

Ce texte reprend, avec quelques corrections mineures et l’addition de quelques notes, le chapitre IX de La Revanche de l’histoire, publié en janvier 1985 chez Julliard, c’est-à-dire peu après le tournant économique du premier septennat de François Mitterrand. Les idées essentielles nous paraissent en effet toujours pertinentes, trois décennies plus tard, bien au-delà du cas particulier de la France.

S’il n’est pas dans le pouvoir des gouvernants d’une puissance moyenne de réformer à eux seuls le système économique international, du moins ont-ils quelques degrés de liberté pour l’élaboration de la politique nationale. Mais l’éventail du possible est plus restreint qu’on ne le croit souvent. En France, la gauche est arrivée au pouvoir en 1981 avec l’idée d’appliquer une « nouvelle logique ». Dès 1982 et surtout 1983, il lui a fallu déchanter. Le mot et l’idée ont alors disparu, à ce point qu’on entend dire qu’en matière de politique économique le seul choix est entre « barrisme de gauche » et « barrisme de droite ». Certes, quelques voix s’élèvent encore pour réclamer le retrait du système monétaire européen et la mise en place de mesures protectionnistes, dans l’espoir que ces actions permettraient de relancer l’activité économique et par là de réduire le chômage. Mais elles se font discrètes et d’ailleurs, à regarder les propositions de près, on s’aperçoit qu’elles vont rarement jusqu’au bout du raisonnement qui les inspire. Personne ne recommande ouvertement, par exemple, notre retrait de la Communauté économique européenne , comme l’impliquerait le protectionnisme. Pour traiter le sujet de ce chapitre, on pourrait retenir la distinction habituelle entre la politique macroéconomique, qui concerne principalement le montant des dépenses publiques et leur financement ainsi que la monnaie dans tous ses aspects internes et externes, et la politique microéconomique, entendue comme le cadre à l’intérieur duquel les agents économiques concrets produisent, importent, échangent, investissent, consomment, exportent. On peut penser que la marge de manœuvre est plus restreinte en macroéconomie qu’en microéconomie. Cela n’est vrai que dans la mesure où les effets des actions entreprises sont moins immédiats et donc moins visibles ici que là. S’il nous était donné de voir au loin, il éclaterait aux yeux que l’excès de désinvolture dans le maniement des règles d’un jeu aussi complexe que le fonctionnement d’une économie moderne se paie d’un prix généralement plus considérable que les volte-face en matière de croissance monétaire ou de déficit budgétaire. Je pense que les succès passés des États-Unis, du Japon et de l’Allemagne fédérale ont tenu en partie à la permanence, sinon à l’inviolabilité, des règles de base ; le Japon et la RFA ont en outre largement bénéficié d’une impressionnante continuité dans leurs politiques monétaire et budgétaire . Naturellement, la Grande-Bretagne – pays pour lequel on a forgé l’expression de stop and go – a longtemps donné l’exemple inverse, celui qu’il ne faut pas suivre. Politiques macroéconomique et microéconomique sont à mon sens intimement liées au niveau des principes, et plutôt que d’établir des distinctions académiques, je voudrais au contraire dans ce chapitre souligner l’unité conceptuelle de la politique économique. Il me faut encore préciser que je ne prétends pas couvrir l’intégralité du terrain. Je ne parlerai pas en détail de la fiscalité, non pas que le sujet ne soit pas important – il est bien évidemment fondamental, aussi bien sur le plan micro (effets de prix, de revenus, etc.) que sur le plan macroéconomique –, mais simplement parce qu’il exigerait des développements trop longs.

Les politiques économiques contemporaines sont issues de deux grandes sources d’inspiration, de deux « ismes » : le keynésianisme et le monétarisme. Bien que je les croie beaucoup moins incompatibles qu’on ne le dit généralement , il est utile d’en faire ressortir les contrastes.
L’idée de base des keynésiens est que l’on peut développer la production nationale, soit en augmentant les dépenses globales par la voie du budget de l’État, soit en encourageant les investissements privés, la première méthode étant considérée comme plus facile que la seconde. D’où augmentation de l’emploi, réduction du chômage et accroissement de la demande. Celui-ci entraîne l’élévation du niveau général des prix, laquelle se répercute à son tour sur les salaires. Keynes, rappelons-le, a développé sa théorie à l’époque de la grande dépression, alors que les prix baissaient . De nos jours, les keynésiens soutiennent que l’on peut éviter la spirale inflationniste par la combinaison de deux moyens : d’une part, une politique structurelle pour améliorer la fluidité du marché du travail (par la mobilité et la formation des travailleurs, une meilleure information sur les conditions du marché, etc.) ; d’autre part, une politique des revenus et des prix. Le premier moyen va dans le sens du marché ; le second vise à « corriger » le marché par un mélange d’incitations, de concertation, mais aussi de contrôles administratifs. En particulier, le contrôle des prix fait partie de la panoplie de base de la politique économique keynésienne.
Cela soulève trois questions délicates. La première est la possibilité d’agir, à travers la concertation sociale, sur la relation entre réduction du chômage et niveau des salaires. Cette concertation est en tout état de cause indispensable, car elle affecte les deux branches des ciseaux de la stagflation : l’inflation par les coûts et le chômage « classique » provoqué par le niveau excessif des salaires réels. On a pu constater l’importance dans tous les pays de la Communauté économique européenne du dérapage des salaires réels depuis 1973. Cependant les expériences passées en matière de politique des revenus me laissent sceptique quant au succès à court terme d’entreprises de ce genre. Les cas de l’Autriche, de l’Allemagne fédérale et peut-être du Japon sont, ou ont été, encourageants. Mais dans chacun de ces pays le consensus social est né des épreuves collectives de la guerre, et les expériences ne sont pas facilement transposables. La référence à l’Autriche est en outre spécieuse, en raison de la petite dimension de ce pays et de sa proximité avec l’Allemagne. Si l’on peut espérer qu’avec le temps la concertation sociale accédera en France à la maturité, il faut bien constater que ce n’est pas encore le cas . La notion de Soziale Marktwirtschaft, c’est-à-dire d’économie sociale de marché, est étrangère à notre pays, où les clivages idéologiques déteignent plus qu’ailleurs sur l’opposition capital-travail. La politique des revenus tend de ce fait à dégénérer en distorsion imposée de l’ensemble du système des prix à travers les contrôles ou la fiscalité et à multiplier des effets pervers qui doivent, par à-coups, être réparés.
La deuxième question concerne les effets d’une politique keynésienne sur la dette extérieure et la dette publique. L’augmentation de la demande globale dans un pays – en l’absence de coordination internationale – accroît mécaniquement les importations sans développer les exportations. Seuls les États-Unis peuvent se permettre, jusqu’à un certain point, de rester indifférents à un tel développement, toujours porteur d’une crise de confiance, à un moment radicalement imprévisible . La réponse keynésienne est connue : il faut modifier de façon « volontariste » la relation entre l’activité nationale et le besoin des importations. C’est ainsi qu’un des slogans de 1981 était « la reconquête du marché intérieur ». Mais à supposer qu’une telle politique ait un sens, ce dont je doute (le meilleur remède pour reconquérir le marché intérieur est une économie compétitive), cela ne saurait se faire du jour au lendemain. Chaque phénomène se déroule selon son propre rythme. La confusion des échelles de temps est à l’origine de bien des mésaventures, en économie comme ailleurs. Quant à l’augmentation de la dette publique, quand les dépenses de l’État et des collectivités locales dépassent le niveau des prélèvements obligatoires (impôts, cotisations sociales, etc.), elle ne fait que reporter les difficultés sur les générations futures, sauf dans le cas théorique où elle sert à financer des investissements productifs qui secrètent eux-mêmes les montants à rembourser. Autrement, l’avenir est grevé par le cruel dilemme de l’austérité correctrice, ou de la fuite en avant jusqu’au moment imprévisible de l’accident. S’il est financé sans déficit ou sans importations de capitaux, l’accroissement de la dette publique provoque dans l’immédiat un effet d’éviction (crowding out). Ce terme signifie qu’en prélevant sur l’épargne nationale, l’État réduit – par la hausse des taux d’intérêt ou le rationnement du crédit – ce qui est disponible pour la société civile. S’il choisit de financer ses dépenses excédentaires par la « planche à billets », par exemple en obligeant les banques à acquérir des bons du Trésor qui sont aussitôt réescomptés auprès de la banque d’émission, c’est l’inflation qu’il risque d’attiser . L’effet d’éviction est certainement une des explications les plus pertinentes du niveau historiquement très élevé des taux d’intérêts réels dans le monde contemporain , dont on ne saurait se contenter d’imputer la responsabilité aux seuls États-Unis. Il faudra probablement plusieurs années pour que l’assainissement des finances publiques des grands pays industrialisés permette le retour à une situation plus normale. Les gouvernements anglais, allemand et japonais, conscients du problème dès la fin des années 1970, se sont en fait engagés dans la voie courageuse mais inéluctable de la réduction de la dette publique. Les États-Unis doivent désormais s’attaquer frontalement à ce problème majeur. La France, sur ce point mieux gérée dans le passé que certains de ses partenaires, a tout intérêt à s’encourager de leur expérience négative pour ne pas s’embourber désormais dans de mauvaises pratiques.
La troisième question, enfin, est que la stimulation provoquée de la dépense n’a l’effet désiré sur l’emploi que si les capacités de production sont excédentaires. Autrement – c’est dans une large mesure le cas dans l’Europe contemporaine – une partie importante de la demande monétaire supplémentaire se dissipe purement et simplement par l’accélération de l’inflation qu’elle provoque, ou par importation. Le « multiplicateur keynésien » est inefficace contre le chômage classique.
En définitive, le keynésianisme pur repose sur le pari d’une synchronisation entre les effets d’une politique de relance et les performances d’une politique structurelle. Le monétarisme moderne, que symbolise aux yeux du public le nom de Milton Friedman, mais dont il existe de nombreuses variantes, procède d’un autre credo, dont les deux piliers sont le respect du marché et l’importance primordiale de la monnaie : d’une part, à condition de ne pas entraver le mécanisme de l’offre et de la demande, le plein-emploi est garanti, du moins en tendance ; d’autre part, la masse monétaire détermine, également en tendance, le niveau général des prix. Si l’on veut à la fois le plein-emploi et la stabilité des prix, il suffit de laisser agir les forces du marché et de contrôler la masse monétaire suivant des règles strictes . Les finesses budgétaires et monétaires des États n’aboutissent qu’à creuser les cycles économiques, par une succession de phases d’euphorie artificielle et de marasme provoqué. L’un des intérêts de l’école monétariste est d’insister sur le déroulement temporel des phénomènes monétaires et de relier globalement le jeu des anticipations et de la mémoire à la politique monétaire, ainsi que sur le mécanisme de l’action et de la réaction .
Les politiques conçues avec une attention trop exclusive au court terme engendrent ultérieurement des effets indésirables. Par exemple, pratiquée dans un contexte inflationniste, une baisse des taux d’intérêt destinée à favoriser le crédit peut contribuer à améliorer l’emploi à court terme, mais elle nourrit l’inflation, d’où finalement une réaction caractérisée par la remontée des taux d’intérêt et du chômage. Inversement, il faut parfois avoir le courage d’accepter une hausse à court terme du taux d’intérêt pour lutter sur la durée contre la stagflation. L’argument courant selon lequel la hausse de l’intérêt est inflationniste est spécieux : la hausse de n’importe quel prix a un effet direct ou indirect sur les indices, mais au-delà de l’immédiat c’est la politique monétaire qui détermine principalement l’évolution moyenne des prix. La myopie, en la matière, est désastreuse.
L’analyse monétariste repose elle aussi sur des postulats contestables. J’en mentionnerai deux. Celui, d’abord, que les autorités ont le pouvoir de contrôler complètement la masse monétaire, considérée comme un déterminant essentiel des phénomènes macroéconomiques. L’expérience montre que le contrôle n’est jamais parfait. Les keynésiens, de leur côté, pèchent dans l’autre sens lorsqu’ils voient en la masse monétaire plus un effet qu’une cause, et insistent à l’excès sur la volatilité de la vitesse de circulation de la monnaie et donc sur la précarité du lien entre monnaie, activité et prix. Ensuite, les monétaristes sous-estiment la rigidité des prix et des salaires – que les keynésiens exagèrent au contraire – et minimisent volontiers l’importance des situations de défaillance du marché. Leur philosophie libérale les conduit systématiquement à préconiser la réduction des dépenses publiques, autrement dit la diminution du rôle économique de l’État. Le problème est en fait moins le niveau des dépenses que la qualité des services rendus, et donc l’aptitude de l’État à les gérer. Mais un libéralisme trop aveugle conduit à sous-estimer la durée nécessaire au rétablissement des équilibres. La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher a obtenu des résultats remarquables contre l’inflation et les déficits extérieurs – avec le coup de pouce, il est vrai, du pétrole de la mer du Nord… –, mais au prix d’une montée impressionnante du chômage et d’un flux de faillites qui va sans doute au-delà de ce que la notion schumpétérienne de « destruction créatrice » implique. Alors que l’échec d’une politique keynésienne se manifeste d’abord au-dehors, ensuite seulement au-dedans, c’est à l’intérieur que les rigueurs d’une politique monétariste se font immédiatement et durablement sentir.

Comme toujours, les meilleures idées sont gâchées quand on en fait des applications dogmatiques. Le keynésianisme part du court terme, le monétarisme du long terme. Il n’y a rien de paradoxal à rechercher une synthèse empirique en vue de l’action, et d’ailleurs les travaux des théoriciens et économètres actuels procèdent d’une démarche comparable. La synthèse empirique dont je veux parler est inspirée de ce que l’on a longtemps pratiqué avec succès en Allemagne et au Japon, et de ce que Raymond Barre a cherché à faire en France sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing . Entre avril 1983 et son départ du gouvernement, la philosophie de Jacques Delors n’en semblait pas éloignée. Il s’agit de combiner une politique globale de l’offre et de la demande ; la discipline des finances publiques et de la monnaie ; le respect de la contrainte extérieure. Je commenterai successivement chacun de ces points.
Le premier correspond à une idée simple. La politique économique doit s’attacher à rapprocher le plus possible l’économie de « l’équilibre général », situation idéale où production, demande globale, capacité de production et production de plein-emploi seraient constamment des grandeurs égales. Cela suppose notamment que l’évolution du capital productif, en quantité et en qualité, anticipe correctement la demande globale, et donc que les conditions du partage salaire-profit soient favorables au financement de l’investissement. L’investissement se situe nécessairement au centre du dispositif. Son rôle est essentiel non seulement pour l’emploi immédiat, mais plus encore pour le plein-emploi futur – « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, et les investissements de demain créent les emplois d’après-demain », a dit un jour l’ancien chancelier social-démocrate Helmut Schmidt. Il doit, à cette fin, assurer la compétitivité de l’économie. Autrement dit, il faut une politique de l’offre. On n’a pas attendu la trop célèbre supply side economics pour faire cette découverte. Les plus grands économistes classiques (Adam Smith, David Ricardo, etc.) avaient dit l’essentiel ; l’impérialisme de la culture keynésienne l’avait fait oublier. Le point cardinal d’une bonne politique de l’offre est de favoriser la concurrence et de libérer les prix. De ce point de vue, les décisions prises par Raymond Barre en 1978 ont une portée historique, dans un pays saturé de contrôles. Je ne méconnais pas la nécessité, dans de nombreux cas, de l’action régulatrice de l’État ni son rôle d’incitation dans bien des domaines. Un exemple évident est la correction des « effets externes » (pollution, bruit, destruction du milieu naturel – la forêt allemande par exemple –, etc.). Mais il en va ici comme de l’argument de la protection des industries naissantes : il ne faut pas confondre la règle et l’exception. Les entraves abusives au marché se paient toujours très cher. Par exemple, le contrôle des prix qui a empêché l’industrie sidérurgique de réaliser ses profits au temps des vaches grasses a considérablement pesé sur la situation quand la conjoncture s’est retournée. L’agriculture, le logement sont également des secteurs où les réglementations ont toujours eu les effets escomptés par la théorie la plus élémentaire de l’offre et de la demande. D’autre part, lorsqu’un gouvernement soutient à coups de subventions des entreprises inadaptées à la concurrence – souvent pour tenter de réparer les torts causés par les contrôles antérieurs –, arrive un moment où la charge pour l’État devient insupportable. Sauf exception, la nationalisation n’y change rien et ne fait qu’accroître la confusion, suspecte aux yeux d’un libéral, entre pouvoir politique et pouvoir économique. L’espoir que la période de répit sera mise à profit par l’entreprise subventionnée pour se refaire du muscle est souvent aussi vain que celui d’un protectionnisme rédempteur. L’État doit donc accorder ses aides de la manière la plus sélective et assister les moteurs plutôt que les freins. A contrario, le secteur de l’énergie illustre l’efficacité du marché quand les anticipations sont bien établies et qu’on le laisse fonctionner. Le succès de la « dérégulation » aux États-Unis a été impressionnant. L’Union soviétique et les pays de l’Europe de l’Est eux-mêmes sont contraints de réhabiliter le marché, certes d’une manière bien timide, le pouvoir absolu d’un parti unique ne pouvant guère s’accommoder d’une réforme libérale . Mais enfin, la contradiction éclate au grand jour. La liberté des prix doit donc être la règle, le contrôle l’exception. Dans la sphère qui lui est propre, en particulier dans le domaine des marchés publics, l’État doit favoriser la concurrence. Celle-ci doit s’étendre à l’ensemble de la Communauté européenne . L’État doit plus généralement – c’est le complément indispensable de la liberté des prix – s’employer à démanteler les multiples barrières à l’abri desquelles les agents économiques, grands ou petits, cherchent à constituer des rentes et à conserver leurs privilèges . Une autre manière de poser le problème du « déclin de l’Europe » est de constater que, plus qu’ailleurs, s’y est développée la mollesse d’une société de rentiers. Le sacro-saint statut, particulièrement en France, n’est qu’une variante moderne du corporatisme. Notre système éducatif et l’organisation de la recherche scientifique en sont dramatiquement affectés. On confond trop facilement conquête sociale et octroi de privilèges garantis par l’État. Qu’on se remémore le rapport Armand-Rueff de 1959. Il a conservé toute sa pertinence : instauration de la concurrence, abolition des rentes et privilèges sont donc deux aspects fondamentaux et indissociables d’une politique de l’offre. Cette condition nécessaire n’est cependant pas suffisante. La notion d’économie concurrentielle s’étend au marché du travail. L’excès de rigidité, des procédures de concertation trop centralisées favorisent le chômage classique. Seule une approche décentralisée et décloisonnée du marché du travail permettra la réconciliation de la protection sociale et du plein-emploi. Cette remarque, de portée très générale, s’applique en particulier à la question de la durée du travail. Il est incontestable qu’en longue période la réduction de la durée du travail est l’un des bénéfices majeurs que l’on doit au progrès technique. Encore faut-il que les choses soient faites avec la flexibilité qu’exige le marché. Je ne suis pas convaincu que, dans les conditions actuelles, la diminution du temps du travail et l’abaissement de l’âge de la retraite s’imposent pour les Européens qui déjà travaillent moins que leurs concurrents du grand large. L’évolution démographique et les impératifs du financement de la protection sociale – même réformée – pourraient conduire à des choix contraires dans quelques années. En outre, si l’on admet que l’excès du taux de salaire réel est une cause majeure du chômage contemporain en Europe, on peut penser que l’ajustement des salaires permettrait, à lui seul, de résoudre une bonne partie du problème du « partage du travail » . Pour compléter ces remarques, il faut encore observer que, dans la durée, le dynamisme concurrentiel d’une économie se juge à sa capacité d’engendrer des entreprises nouvelles. Le secret de la réussite américaine tient largement à cela. Mais les créateurs d’entreprises ne sont pas nécessairement les héros dont parle Schumpeter. La plupart des hommes ne sont pas comme Guillaume d’Orange : il faut espérer pour entreprendre, et réussir pour persévérer. Une société où les obstacles administratifs sont trop grands, les mécanismes de financement pusillanimes, les perspectives de gain anéanties par la fiscalité, ne sera jamais une société d’entrepreneurs.
La politique de l’offre, essentielle, ne suffit cependant pas car l’investissement ne se déploie pas dans le vide. La consommation future est d’autant mieux anticipée que la consommation actuelle se porte bien. L’État peut y contribuer en appliquant le principe keynésien du multiplicateur de la dépense globale, si toutefois l’importance du chômage classique ne le rend pas inopérant, et uniquement dans les limites compatibles avec la bonne gestion de la monnaie, des finances publiques et de la balance des paiements.
La préparation de l’avenir implique tout d’abord les disciplines complémentaires de la monnaie et des finances publiques. L’essentiel a déjà été dit à ce sujet. La croissance de la masse monétaire doit être maîtrisée, et la dette publique rigoureusement contenue pour éviter de nuire aux investissements productifs (effet d’éviction et, plus fondamentalement, hypothèque de l’avenir en préfigurant des crises de confiance) . Il faut en somme un retour nuancé aux préceptes anciens d’orthodoxie des finances publiques.
La question de la contrainte extérieure peut être abordée par le taux de change. La valeur externe de la monnaie est étroitement liée à la politique de l’offre dans les deux aspects des coûts et de l’emploi. En droit, nous pouvons à notre gré laisser flotter plus ou moins « purement » la monnaie nationale, ou l’accrocher à un panier de monnaies de notre choix . La première solution permet en principe à un pays de combiner le plein-emploi et l’équilibre extérieur. Celui-ci est obtenu par la valeur du taux de change qui égalise au jour le jour l’offre et la demande de monnaie nationale ; celui-là, par la politique monétaire. Dans ces conditions, le différentiel d’inflation semble être un handicap secondaire, puisque l’ajustement du taux de change vient le corriger. La deuxième solution implique d’affecter en priorité la politique monétaire à l’équilibre extérieur. Les limitations diverses qui pèsent sur la politique budgétaire risquent alors de compromettre le plein-emploi. C’est du moins en ces termes que l’alternative était analysée par des économistes influents dans les années 1960, comme le Canadien Robert Mundell .
L’expérience des dix années depuis 1973, mais aussi celle de l’entre-deux-guerres, conduisent à plus de circonspection. La variabilité excessive des monnaies, qui complique le calcul économique, entrave le commerce international. Mais l’essentiel est ailleurs. La baisse d’une monnaie engendre souvent des « effets pervers ». Le prix des importations augmente, alimentant l’inflation par les coûts. La faible élasticité à court terme des importations et des exportations se traduit dans un premier temps par une dégradation de la balance commerciale, alors qu’on attend l’inverse. C’est la fameuse « courbe en J » des manuels. Il faut agir dans la durée pour que les phénomènes se stabilisent et que l’on obtienne les effets désirés. D’où le risque d’une nouvelle chute du change et de l’accélération divergente du processus, s’il n’y est mis un terme comme en 1926 dans la célèbre expérience Poincaré. C’est précisément pour éviter de telles mésaventures qu’à l’époque du système de Bretton Woods toute dévaluation faisait l’objet de mesures déflationnistes, dites d’accompagnement. À l’inverse, le deutschemark nous a longtemps familiarisés avec le « cercle vertueux » : hausse du change, stabilité des prix, excédent commercial, d’où encore hausse du change, etc. En l’occurrence, il y a des libertés qu’un pays comme la France, enclin à l’inflation structurelle, ne peut pas se permettre. À quoi alors rattacher la monnaie ? Entre 1976 et 1979, c’est-à-dire de la seconde sortie du « serpent » à la mise en place du système monétaire européen, la politique de Raymond Barre a consisté à se déterminer sur le dollar, qui lui-même était en baisse par rapport au deutschemark et au yen. D’où, en fait, une légère appréciation du franc par rapport à la monnaie américaine, étant donné le comportement de celle-ci durant cette période. Le choix de Raymond Barre était commandé par la position du dollar dans le commerce international. Le prix du pétrole, par exemple, est fixé en dollars. Il paraissait évident, cependant, que la Communauté européenne résisterait mal à une trop grande variabilité des taux de change entre les monnaies des pays membres, comme l’illustrait la construction monstrueuse des « montants compensatoires monétaires » destinée à sauvegarder la Politique agricole commune. Avec le SME, nous fixons désormais notre monnaie par rapport à l’écu, lui-même défini comme un panier des monnaies des pays membres . Cela est bon pour l’Europe et donc bon pour la France, si du moins on croit aux vertus politiques et économiques de la construction européenne dans une perspective de long terme. À cela s’ajoute, en ce qui concerne la France, un avantage spécifique : le réajustement des parités au sein du SME revêt chez nous une certaine solennité, ce qui aide politiquement tout grand échiquier épris de rigueur . En mars 1983, alors qu’il était question d’un changement radical de politique économique qui eut été le deuxième depuis mai 1981, la confirmation du choix du SME a pris la plus haute signification politique. On ne voit d’ailleurs pas quelle pourrait être aujourd’hui l’alternative, du fait du comportement fort complexe du dollar depuis 1981 .
Il faut ici dissiper une équivoque qui obscurcit fréquemment les débats. Une chose est de rapporter la monnaie à un étalon, une autre est le niveau auquel on la fixe. On ne doit jamais oublier la monumentale erreur que les Anglais ont commise en 1925 en revenant à l’étalon-or avec la parité d’avant guerre. L’erreur ne fut pas le retour à l’étalon-or, mais le choix d’un taux absurde. Le défenseur le plus profond de l’orthodoxie monétaire, Jacques Rueff, a toujours souligné l’importance du choix du taux de référence . C’est en fait la question essentielle. Raisonnons d’abord en supposant que la balance des mouvements de capitaux est équilibrée. Un pays qui sous-évalue délibérément sa monnaie manifeste un comportement mercantiliste, qui affecte le niveau de vie de ses ressortissants puisqu’on vend trop bon marché à l’extérieur, et l’on paie trop cher ce qu’on importe. Mais la sous-évaluation peut favoriser le plein-emploi, et permet d’accumuler des réserves de précaution. Il n’est pas étonnant que les exportateurs, qui raisonnent souvent au premier degré, soient souvent prompts à réclamer la dévaluation de la monnaie nationale. L’inverse, la sur-évaluation, provoque symétriquement le déficit extérieur et favorise le chômage. Les notions de sur-évaluation et de sous-évaluation sont toutefois compliquées par la prise en compte des mouvements de capitaux. Les pays dont le taux d’épargne excède durablement la demande intérieure de fonds prêtables sont des exportateurs structurels de capital. De même, les pays « réellement » en voie de développement sont des importateurs structurels de capital et c’est la croissance économique future qui doit leur permettre de supporter sans peine les charges ultérieures de remboursement. Les besoins des seconds ne peuvent être satisfaits qu’à concurrence de ce que peuvent fournir les premiers. Pour ceux-ci, l’exigence de l’équilibre de la balance des paiements (qui se définit par une variation nulle des réserves de change) implique de dégager un excédent de la balance des paiements courants égal au montant des capitaux exportés. Il convient de rappeler, incidemment, que la balance des paiements courants se compose elle-même de plusieurs éléments dont les plus importants sont la balance commerciale et la balance dite des « invisibles » qui inclut les services. Les excédents commerciaux du Japon ou de l’Allemagne fédérale, par exemple, sont en partie compensés par des déficits en matière de services. La relation joue dans l’autre sens pour la France. Ces remarques montrent que la notion de taux de change d’équilibre est en pratique extrêmement délicate. Certains économistes utilisent le concept de « taux de change d’équilibre fondamental » qui assure en moyenne, le long du cycle économique, l’équilibre de la balance des paiements . Concrètement, le symptôme de la sous-évaluation est l’accroissement systématique des réserves de change et inversement pour la sur-évaluation. La remarque ne peut pas s’appliquer aux États-Unis, du fait du rôle du dollar comme instrument international de réserve mais aussi de transaction. Seul ce pays peut se permettre, on l’a vu dans le passé, des déficits permanents à la fois pour les paiements courants et pour la balance des capitaux . Dans la période actuelle, on peut se demander (cf. note 1138 ci-dessus) s’il est normal et durable que la République impériale se comporte comme un pays en voie de développement. Quant au Japon, on ne peut parler de la sous-évaluation du yen que dans la mesure où sa balance des paiements, et non pas sa balance des paiements courants et encore moins sa balance commerciale, est structurellement en excédent. Cela n’est pas évident sur le plan macroéconomique (au niveau microéconomique se pose la question des barrières non tarifaires à l’entrée des marchandises et des capitaux). Pour ce qui est de la France il me paraît raisonnable d’admettre qu’elle n’a actuellement vocation à être ni exportatrice ni importatrice nette de capitaux, de sorte que le taux de change du franc doit assurer en moyenne l’équilibre de la balance des paiements courants, dans le cadre bien entendu d’une politique économique d’ensemble. En pratique, ce cadre doit être posé préalablement à la fixation du taux de change, que l’on ne peut arrêter qu’après une période expérimentale. Ce fut la démarche de Raymond Barre. Le calcul peut aider, mais l’expérience montre qu’il ne suffit pas. Une fois le taux de change fixé, une limite est assignée à la médication keynésienne : toute relance de la demande globale doit être compatible avec l’équilibre extérieur. Sinon vient rapidement l’heure de l’austérité réparatrice volontaire, ou imposée par les créanciers internationaux et par la spéculation en conséquence d’une crise de confiance.
Pour clore ces réflexions sur le taux de change, j’ajouterai encore deux remarques. D’abord, si chacun recherche la sous-évaluation de sa monnaie, on tombe dans les dévaluations compétitives qui, ainsi que je l’ai expliqué dans « D’une crise économique à l’autre » (cf. note 1138), conduisent inéluctablement au protectionnisme. Il suffit d’ailleurs de voir l’opprobre qu’Américains et Européens s’accordent à jeter sur les Japonais. On se souvient aussi des réactions à la dévaluation « sauvage » de 16 % décidée en Suède par Olof Palme après son retour au pouvoir en 1982. En second lieu, il faut se garder de la confusion entre niveau et glissement. Des changements de parité trop fréquents et non accompagnés de mesures propres à en éviter les effets pervers dénaturent le régime de change. Le système monétaire européen, qui prévoit la détermination concertée des parités de référence, permet en principe d’éviter les deux risques à l’intérieur de la zone à laquelle il s’applique.

La politique économique est un art complexe dont l’exercice suppose, selon Schumpeter, la connaissance de l’histoire, de la statistique, de la théorie. Comme tout art, il y faut de la finesse. Le grand économiste autrichien attribue la plupart des erreurs importantes en la matière au manque d’expérience historique. S’il est vrai que l’on ne va pas bien loin sans l’aide de la théorie, rien n’est pourtant plus dangereux – c’est encore Schumpeter qui le dit – que l’application « irresponsable » de modèles abstraits. Conscient des difficultés, j’ai néanmoins essayé dans ce chapitre de présenter succinctement comment je vois, dans l’état actuel de ma réflexion, la structure d’ensemble d’une politique économique adaptée à la France et à des pays comparables. Le succès ne peut être acquis que dans la durée. Le manque de continuité est son pire ennemi. Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.
Sans une économie compétitive, une balance des paiements équilibrée, une monnaie stable, un État ne peut qu’être frustré dans toutes ses ambitions nationales. La politique économique ne permet pas d’obtenir n’importe quoi de l’activité productrice d’un peuple, mais elle doit mobiliser les forces latentes et préparer, autant qu’il est possible, un avenir qui soit encore ouvert.

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