Textes

Texte préparé pour la séance solennelle de l’Académie des sciences morales et politiques, le 19 novembre 2001

Tous les peuples aiment qu’on leur parle, et pas seulement qu’on les écoute. Les Français peut-être plus que d’autres, en tout cas par intermittence, parce que, comme le rappelle René Rémond : « Notre culture est largement faite de la conviction que c’est par la politique qu’un peuple conduit son destin au lieu de le subir. » Ainsi observe-t-on que la participation électorale, certes en baisse comme partout, reste chez nous l’une des plus élevées des pays démocratiques. En ce début de siècle, les Français ne sont pas fâchés avec la politique, mais avec une certaine manière de la faire.

Texte rédigé pour la séance publique des cinq académies, sous la Coupole de l’Institut de France, le 16 octobre 2001.

L’avenir de la France, c’est l’Europe. Non pas l’Europe éphémère des grands conquérants, celle de César, des Habsbourgs ou des Bourbons, celle de Charlemagne ou de Napoléon, mais l’Europe libre, cimentée par le consentement de ses composantes telles que l’histoire nous les a léguées, l’Europe respectueuse d’une diversité culturelle qui sera le socle de sa propre culture et la source d’une fraternité fondée non pas sur un projet jacobin d’uniformisation, mais sur la valorisation des différences.

Transcription d’une conférence à la Société française de philosophie. Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 13 janvier 2001

Une remarque terminologique avant de commencer. Au lieu d’« informatique », j’aurais pu dire « science de l’information ». C’est qu’il y a davantage dans l’expression « informatique ». Informatique suggère quelque chose de plus, qui est de l’ordre de l’écriture. De la même manière que l’on ne peut pas mettre de nom sur l’invention de l’écriture, nul ne peut désigner le Newton ou l’Einstein de l’informatique. J’y reviendrai plus en détail. Quant au terme de « pensée », je l’utiliserai tantôt dans un sens faible, comme la ou les manières de penser, tantôt dans un sens plus fondamental.

Discours de réception de Thierry de Montbrial à l’Académie roumaine, Bucarest, 21 septembre 2000

En me présentant aujourd’hui devant vous, j’ai conscience de l’apport inestimable de votre nation à la civilisation européenne, du droit qu’elle a acquis au long des siècles à participer pleinement à l’œuvre d’intégration entreprise depuis un peu plus de quatre décennies à l’Ouest de notre continent, des devoirs des uns et des autres pour rendre cette participation possible au plus vite. Jadis déjà, de grands historiens français dénonçaient l’injustice qui vous était faite. Depuis le XIIIe siècle, l’Europe ne cesse de découvrir et d’oublier les Roumains.

Allocution prononcée à l’occasion de la remise à Michel Crozier de son épée d’académicien des sciences morales et politiques le 24 mai 2000

J’ai l’agréable tâche, après Georges Vedel, d’évoquer votre beau parcours devant vos amis ici rassemblés et devant nos confrères. Vous êtes issu d’une famille, m’avez-vous dit, unie, modeste et sympathique. Votre père a fait partie de ces héroïques malheureux qui, en raison de la Grande Guerre, ont passé huit ans sous les drapeaux. Du moins s’en est-il bien sorti et a-t-il pu bâtir et faire vivre sa petite entreprise commerciale. Vous êtes né le 6 novembre 1922, avez passé l’essentiel de votre enfance à Clamart, fait de bonnes études au lycée Michelet ;

Texte publié sous le titre « Quatorze ans de politique étrangère » dans la Revue des Deux Mondes, mai 1995

En politique étrangère et de défense comme en politique intérieure, François Mitterrand a revêtu avec aisance les habits gaulliens. Le 16 novembre 1983, il n’hésitait pas à déclarer sur Antenne 2 : « La pièce maîtresse de la stratégie de la dissuasion de la France, c’est le chef de l’État, c’est moi. » Il n’a pas dit « la dissuasion, c’est moi », pas plus que Louis XIV n’a prononcé le mot qu’on lui attribue. Mais l’idée était présente. Pendant la première cohabitation, le chef de l’État a su imposer sa suprématie pour les questions extérieures en faisant prévaloir ses choix

Discours prononcé sur la place du Vieux-Marché à Rouen, le 29 mai 1995, à l’occasion de la commémoration de la mort de Jeanne d’Arc

« Dans ce monde où Isabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France en notant seulement sur son journal l’achat d’une nouvelle volière, dans ce monde où le dauphin doutait d’être dauphin, la France d’être la France, l’armée d’être une armée, elle refit l’armée, le roi, la France […].
Si tout au long du procès, elle s’en remit à Dieu, elle semble avoir eu, à maintes reprises, la certitude qu’elle serait délivrée. Et peut-être, à la dernière minute, espéra-t-elle qu’elle le serait sur le bûcher. Car la victoire du feu pouvait être la preuve qu’elle avait été trompée.

Dirsoucrs prononcé le 25 juin 1994

Vous êtes nées au XXe siècle finissant. Pour les politologues – qui tentent de scruter le monde, la naissance, la vie, le déclin et la mort des États, qui étudient les relations internationales, la formation et la disparition des systèmes techniques, le renforcement et l’affaiblissement des puissances –, notre siècle fut bien rempli, mais il fut court. Il a commencé en août 1914 avec la Grande Guerre. Il s’est achevé en novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin.

Notice sur la vie et les travaux de Louis Joxe lue lors de la séance de l’Académie des sciences morales et politiques, le 3 mai 1994

Le siècle n’avait pas deux ans quand Louis Joxe vint au monde. Le XXe n’avait pas encore vraiment percé sous le XIXe. Lorsque, presque neuf décennies plus tard, il rendit son âme à Dieu, le monde venait de basculer dans le troisième millénaire. La vie de ce grand serviteur et de ce grand esthète a coïncidé avec l’une des périodes les plus fascinantes de l’histoire de l’humanité, le passage de l’âge européen à l’âge planétaire, la disparition d’un univers enfanté par la Révolution française et l’entrée dans une phase que l’on pressent radicalement nouvelle, qui nous excite et nous inquiète, et dont nous ne parvenons pas encore à saisir les contours.

Discours prononcé sous la coupole de l’Institut de France, à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la création de l’École polytechnique, le 22 mars 1994

Célébrer, c’est aussi réfléchir. Polytechnique a deux cents ans. S’il fallait trouver un seul mot pour la caractériser, pourrait-on dire autre chose que ce qu’elle est, une école d’ingénieurs ? Ingénieur : le mot vient de l’ancien français engeignor, dérivé de engin, d’après le latin ingenium. Il véhicule le double sens de talent, d’intelligence, d’adresse, voire de ruse, et celui d’instrument ou de machine, machine de guerre à l’origine. Le même mot est utilisé pour désigner l’activité d’Archimède, de Léonard de Vinci, de Vauban, ou celle du cadre qui dirige l’exécution de grands travaux. L’ingénieur doit domestiquer la matière pour le service des hommes. Scientifique parce qu’il lui faut comprendre les lois de la nature, il est aussi organisateur et économiste.