Jeanne d’Arc hier et aujourd’hui

Discours prononcé sur la place du Vieux-Marché à Rouen, le 29 mai 1995, à l’occasion de la commémoration de la mort de Jeanne d’Arc.

« Dans ce monde où Isabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France en notant seulement sur son journal l’achat d’une nouvelle volière, dans ce monde où le dauphin doutait d’être dauphin, la France d’être la France, l’armée d’être une armée, elle refit l’armée, le roi, la France […].
Si tout au long du procès, elle s’en remit à Dieu, elle semble avoir eu, à maintes reprises, la certitude qu’elle serait délivrée. Et peut-être, à la dernière minute, espéra-t-elle qu’elle le serait sur le bûcher. Car la victoire du feu pouvait être la preuve qu’elle avait été trompée. Elle attendait, un crucifix fait de deux bouts de bois par un soldat anglais posé sur sa poitrine, le crucifix de l’église voisine élevé en face de son visage au-dessus des premières fumées (car nul n’avait osé refuser la croix à cette hérétique et à cette relapse…). Et la première flamme vint, et avec elle le cri atroce qui allait faire écho, dans tous les cœurs chrétiens, au cri de la Vierge lorsqu’elle vit monter la croix du Christ sur le ciel livide.
De ce qui avait été la forêt de Brocéliande jusqu’aux cimetières de la Terre sainte, la vieille chevalerie morte se leva dans ses tombes. Dans le silence de la nuit funèbre, écartant les mains jointes de leurs gisants de pierre, les preux de la Table ronde et les compagnons de Saint Louis, les premiers combattants tombés à la prise de Jérusalem et les derniers fidèles du petit roi lépreux, toute l’assemblée des rêves de la chrétienté regardait, de ses yeux d’ombre, monter les flammes qui allaient traverser les siècles, vers cette forme enfin immobile, qui devenait le corps brûlé de la chevalerie.
Il était plus facile de la brûler que de l’arracher de l’âme de la France. Au temps où le roi l’abandonnait, les villes qu’elle avait délivrées faisaient des processions pour sa délivrance. Puis le royaume, peu à peu, se rétablit. Rouen fut enfin reprise. Et Charles VII, qui ne se souciait pas d’avoir été sacré grâce à une sorcière, ordonna le procès de réhabilitation […].
L’enquête commence.
Oublions, ah, oublions ! Le passage sinistre de ses juges comblés d’honneur, et qui ne se souviennent de rien. D’autres se souviennent.
Long cortège, qui sort de la vieillesse comme on sort de la nuit… Un quart de siècle a passé. Les pages de Jeanne sont des hommes mûrs ; ses compagnons de guerre, son confesseur ont les cheveux blancs. Ici débute la mystérieuse justice que l’humanité porte au plus secret de son cœur. »

Lorsque, le dimanche 8 mai 1429, l’ennemi eut levé le siège d’Orléans, Anglais et Français furent au moins d’accord sur un point : le surnaturel avait fait irruption dans la guerre . Surnaturelle, Jeanne d’Arc le fut et le demeure. Pour en parler, on doit ajouter de la magie aux mots. On doit être Malraux, que vous avez reconnu dans la page que je viens de lire . On doit être Péguy !

S’il faut, pour tirer saufs de la flamme éternelle
Les corps des morts damnés s’affolant de souffrance,
Laisser longtemps mon corps à la souffrance humaine ;
Mon Dieu, gardez mon corps à la souffrance humaine ;
Et s’il faut, pour sauver de l’Absence éternelle
Les âmes des damnés s’affolant de l’Absence,
Laisser longtemps mon âme à la souffrance humaine,
Qu’elle reste vivante en la souffrance humaine.

Le mystère de Jeanne d’Arc, c’est celui d’une jeune fille sans connaissances et sans expérience, mais forte d’une énergie divine, qui formula et accomplit la plus brillante des stratégies qui se pût concevoir à l’époque : délivrer Orléans et sacrer le dauphin à Reims. « Du point de vue terrestre, écrit Jacques Bainville, du point de vue politique, ce qu’il y a d’incomparable chez Jeanne d’Arc, c’est la justesse du coup d’œil, le bon sens, la rectitude du jugement . » Ces qualités sont celles des plus grands chefs.
Bedford avait mis le siège devant Orléans le 12 octobre 1428. La chute d’Orléans, ce serait le déferlement de l’envahisseur sur les terres fidèles, au sud de la Loire. « Novembre, décembre, janvier, février, mars… Orléans résiste, Orléans espère . » Le vendredi 29 avril 1429, à la nuit tombante, Jeanne d’Arc pénètre dans la ville. Son compagnon Dunois a affirmé que notre héroïne disposait les troupes à merveille, et surtout l’artillerie, ce qui, observe justement Malraux, semble surprenant. Mais, parfois, quand le découragement et la désespérance se sont emparés d’un corps social, l’apparition d’un héros charismatique (c’est ici le mot propre) balaie les vents mauvais. Ceux-là même qui allaient sombrer deviennent soudain capables de renverser des montagnes. La Pucelle n’avait pas besoin de posséder l’art de la guerre. La célèbre image du notaire Clément de Fauquembergue, dessinée deux jours après la libération d’Orléans en marge de son journal, représente celle qu’il n’avait jamais vue, avec l’épée et l’étendard. « Ô Jeanne, sans sépulcre et sans portrait », dit Malraux. Mais elle portait l’épée et l’étendard. Les hommes furent galvanisés par ces deux attributs, qui ont en effet marqué l’opinion publique de l’époque.
Le dimanche 8 mai, donc, les Anglais lâchent prise. Le premier objectif est atteint. Non seulement le Sud ne sera pas envahi ; mais, avec la résistance d’Orléans, la victoire va changer de camp. Pour Jeanne et ses troupes, la marche triomphale commence. Troyes, Chalons, Reims. Le 17 juillet, Charles est sacré par la volonté de la Pucelle, contre l’avis de la plupart des conseillers qui ne voyaient pas l’intérêt d’une cérémonie plus ou moins tombée en désuétude et qu’ils jugeaient risquée. L’évêque accomplit un rite qui vient du temps de Clovis. En sept points du corps, il pose de ses doigts une goutte de l’huile contenue dans la sainte ampoule, miraculeusement apportée du ciel par les anges, dit-on, et conservée en la cathédrale de Reims. Le second objectif de la Pucelle est réalisé. Le « gentil Dauphin » était contesté dans sa légitimité. L’accusation de bâtardise avait été presque confirmée par sa propre mère, l’infâme Isabeau de Bavière, dont l’inconduite avait causé la querelle des Armagnacs et des Bourguignons, et qui, devenue complice du duc de Bourgogne Philippe le Bon et de Henri V d’Angleterre, avait tenu la main tremblante de Charles le Fol pour obtenir de lui qu’il signe le traité de Troyes, le 21 mai 1420. Le dauphin, malgré la mort de Henri V en 1422, juste avant celle du roi fou, avait besoin de l’onction pour trouver la confiance en lui-même et pour être reconnu. Quand le rite fut accompli, Jeanne s’agenouilla devant lui en pleurant et lui dit : « Or est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que je levasse le siège d’Orléans et que vous menasse en cette cité de Reims recevoir votre saint sacre, en montrant que vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume doit appartenir. »
Il semble qu’à ce moment Jeanne ait considéré que sa mission était terminée . Et en effet, Charles VII, devenu l’oint du Seigneur, sera ce vrai monarque que le pauvre roi de Bourges n’annonçait pas. Bientôt viendra le tour des Anglais de s’entre-déchirer dans la guerre des Deux-Roses. Après Charles VII, Louis XI poursuivra, avec un génie et une obstination incomparables, l’œuvre des Capétiens.
« Dieu veuille, dit un jour la Pucelle, que je puisse me retirer et aller servir mon père et ma mère, et garder leurs troupeaux avec ma sœur et mes frères qui seraient si heureux de me revoir. » Elle dit, à travers Charles Péguy :

Quand pourrai-je le soir filer encore la laine ?
Assise au coin du feu pour les vieilles chansons ;
Quand pourrai-je dormir après avoir prié ?
Dans la maison fidèle et calme à la prière ;
Quand nous reverrons-nous ? Et nous reverrons-nous ?
Ô maison de mon père, ô ma maison que j’aime.

Mais le destin de Jeanne n’était pas de retourner au village natal. Son destin était d’imiter le Christ, jusque dans sa passion, jusque dans les doutes qui assaillirent le fils de Dieu au moment suprême, et de venir mourir ici, sur la place du Vieux-Marché, dans les flammes. Il a fallu ce sacrifice pour que la mission de la petite paysanne se prolonge dans les temps à venir, pour que les Français, à d’autres moments tragiques de leur histoire, se rappellent que rien n’est jamais perdu. « L’illustre Jeanne d’Arc a prouvé qu’il n’est pas de miracle que le génie français ne puisse opérer lorsque l’indépendance est menacée », écrira Napoléon qui, lui, n’était pas un saint. En 1429, le sauveur de la France fut une très jeune fille venue des confins orientaux du royaume, à la lisière du Saint Empire – et c’est encore un symbole. Un demi-millénaire plus tard, Charles de Gaulle, cet autre enfant des frontières, eût-il été l’homme du 18 Juin s’il ne s’était souvenu du bûcher de Rouen ? Il a fallu ce bûcher pour que la France reste grande, malgré les faiblesses des Français.
L’exemple de Jeanne d’Arc nous rappelle constamment que, dans les temps difficiles, le salut vient souvent du peuple qui enfante ses héros et ses saints et régénère ainsi le tissu corrompu des classes supérieures de la société et des institutions. Quand un pays est occupé, l’esprit de résistance naît d’abord chez les humbles, comme en témoigne ce poème du temps de Charles VII :

Entre nous, gens des villages
Qui aimez le roi français
Prenez chacun bon courage
Pour combattre les Anglais,
Prenez chacun une houe
Pour mieux les déraciner

Jeanne la combattante, Jeanne la sainte, n’était qu’une petite paysanne. « Elle eut, écrit Michelet, la douceur des anciens martyrs, mais avec une différence. Les premiers chrétiens ne restaient doux et purs qu’en fuyant l’action, en s’épargnant la lutte et l’épreuve du monde. Celle-ci fut douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même ; la guerre, ce triomphe du diable, elle y porta l’esprit de Dieu. Elle prit les armes quand elle sut “la pitié qu’il y avait au royaume de France”. Elle ne pouvait voir “couler le sang français”. Cette tendresse de cœur, elle l’eut pour tous les hommes ; elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais blessés. »

Chaque année, un dimanche proche du 30 mai, votre ville commémore le martyre de Jeanne d’Arc. Ce n’est pas à un historien, à un prêtre ou à un poète que vous avez demandé de prononcer le discours de ce jour, mais à un économiste politologue, observateur engagé du monde. « On a beau dire que l’unité française est inscrite sur le sol, qu’un merveilleux dessein de la Providence a arrangé les plaines, les montagnes et les fleuves pour former le pays le mieux équilibré qui fût au monde, il n’en est pas moins vrai que la France a été l’œuvre des hommes et qu’elle a demandé beaucoup de peine . » Au regard de cette lente construction, Jacques Bainville a cependant raison d’écrire que « le sublime épisode de Jeanne d’Arc entre harmonieusement dans l’histoire de la France. »
Le concept qui caractérise le mieux notre pays depuis les premiers Capétiens jusqu’à nos jours, dans la continuité historique, est celui d’État-nation. Très tôt, les légistes avaient dégagé une idée proche de la notion moderne d’indépendance nationale. Ils disaient : « Le roi de France est empereur en son royaume » (Rex Franciæ est imperator in suo regno). À travers les siècles, nos rois s’attachèrent à s’affranchir de tout lien de subordination vis-à-vis de l’empereur comme du pape. La coutume de la transmission de la couronne de mâle à mâle par ordre de primogéniture a permis, à travers bien des vicissitudes, de coaguler progressivement des terres disparates pour aboutir finalement à ce bel hexagone dont l’équilibre nous semble si naturel. Mais ce n’est pas tout. À l’époque de Charles VII émerge l’idée moderne de l’État, à travers ce que les historiens du droit appellent la « théorie statutaire », selon laquelle la couronne n’appartient pas à celui qui la reçoit. Elle est « une manière d’administration et d’usage dont le roi jouit sa vie durant mais dont il n’a pas la propriété ». Ainsi l’État se situe-t-il, en un certain sens, au-dessus du monarque. Dans un ouvrage paru en 1419, donc – ce n’est sûrement pas une coïncidence – un an avant le traité de Troyes par lequel Charles VI le Fol transmettait la couronne à son gendre Henri V d’Angleterre, Jean de Terre Vermeille (Jean de Terrea Rubea) affirmait que le roi ne pouvait transférer son droit à régner ni par actes entre vifs, ni par testament. Son fils aîné ne recevait pas la couronne de son père comme un héritier ordinaire. Il la recevait par la loi de succession, selon une coutume ancienne que le roi ne pouvait pas modifier. Ainsi, pour les juristes, le traité de Troyes sera-t-il frappé de nullité radicale. Jeanne d’Arc n’a pas seulement contribué à la naissance du sentiment national. En conduisant Charles VII à Reims, elle a permis d’incarner cette théorie statutaire dans laquelle les spécialistes voient aujourd’hui la première pierre de la doctrine juridique de l’État moderne. Certes, il faudra encore beaucoup de temps pour que l’État-nation s’impose. Deux siècles après la mort de Jeanne, l’affrontement entre Marie de Médicis et Richelieu sera beaucoup plus qu’une banale lutte pour le pouvoir, mais traduira le heurt entre deux conceptions de l’État : l’une, se rattachant à l’idée impériale et confondant intérêts spirituels et temporels ; l’autre, fondée sur ce que l’on appelle de nos jours l’indépendance nationale. Le roi de France est empereur en son royaume : le principe ancestral n’était pas encore complètement assimilé au temps de la régence de Marie de Médicis, quand le nonce et l’ambassadeur d’Espagne participaient à toutes les délibérations du Conseil du roi.

Après un long oubli, le XIXe siècle s’est emparé de Jeanne. Michelet en a fait l’incarnation du peuple français et du patriotisme : « Elle aima tant la France ! Et la France, touchée, se mit à l’aimer elle-même. » Avec la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine, l’enfant de Domrémy est devenue l’emblème de tous les nationalismes. Deux camps opposés se la disputèrent à la fin du siècle. Le camp républicain et laïc aura sa fête nationale, le 8 mai 1920. Les catholiques auront leur canonisation un mois plus tard, le 24 juin. Entre-temps, la guerre avait réconcilié tout le monde. Mais le fait est que Jeanne d’Arc est devenue un objet de propagande. Actuellement, le Front national prétend se l’approprier. Probablement par réaction contre tant d’excès, des écrivains plus ou moins talentueux fantasment sur la vie d’une Jeanne d’Arc imaginaire, ce qui n’est d’ailleurs pas nouveau, car le grand Voltaire lui-même a composé à son sujet l’une de ses œuvres les plus douteuses . Ce sont les inévitables scories de l’histoire.
Jeanne, dit Malraux, a donné au monde la seule figure de victoire qui soit une figure de pitié. Elle a chassé les Anglais, mais son patriotisme n’était pas fondé sur la haine des autres. S’appuyer sur son action pour justifier un nationalisme étroit, assimiler par exemple les partisans de l’intégration européenne et de la coopération internationale aux collaborateurs de jadis et de naguère, aux partisans des Anglais et des Bourguignons au temps de Charles VII, ou à ceux des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, est une imposture. La France est indépendante quand elle choisit son destin. Elle est dépendante lorsqu’elle subit une loi imposée par d’autres États, mais aussi quand elle s’enferme elle-même dans une vision tournée vers le passé ou, pire, vers une interprétation erronée de l’histoire. Ce qui est inouï dans Jeanne d’Arc femme d’action, c’est la clarté de la vision stratégique qu’elle transmet au roi, c’est l’énergie, une sorte de grâce, qu’elle répand sur lui et sur ses compagnons pour leur rendre confiance et leur permettre ainsi d’atteindre les objectifs assignés. Voilà ce dont la France fatiguée a besoin pour entrer de plain-pied dans le monde du XXIe siècle, qui ne sera pas recroquevillé mais au contraire ouvert : clarté stratégique, énergie spirituelle. Pour cela, Jeanne, sans sépulture et sans visage mais d’autant plus présente, peut encore nous aider.

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