Le concept d’identité
Version remaniée – mais dont le style oral a été conservé – de l’exposé introductif au colloque « L’identité de la France et l’Europe » tenu à Fondation Singer-Polignac le 23 juin 2004.
Cf. Thierry de Montbrial et Sabine Jansen (dir.), L’Identité de la France et l’Europe, Bruxelles, Bruylant, 2005
Il est frappant de constater, lorsqu’on voyage à travers le monde, que les Français semblent les seuls à souffrir d’un mal profond, prenant sa source dans un sentiment de remise en question de leur identité. Il y a naturellement des pulsions identitaires ici et là, qui conduisent à des drames comme l’éclatement de la Yougoslavie et bien d’autres. Mais cette sorte de sentiment de décomposition de la personnalité française me semble être une spécificité de l’Hexagone qu’il paraît utile d’explorer. Du reste, la floraison d’écrits sur la question identitaire prouve combien le sujet est d’actualité.
Sur un plan plus conjoncturel, je voudrais me référer à deux de mes interventions antérieures. La première date de 2001, lors de la séance solennelle des cinq académies. Mon discours avait pour titre : « Quel avenir pour la France ? ». La seconde est une communication à l’Académie des sciences morales et politiques sur la question turque le 7 juin 2004 , quelques mois avant que l’opinion publique ne s’empare du sujet. Cette communication a provoqué – ce qui ne m’a pas surpris – des réactions fortes, sinon violentes.
La chute de mon discours de 2001 a provoqué sous la coupole un instant de silence, avant que la mécanique des applaudissements ne se mette en branle. Il y a peu, un de mes confrères de l’Académie des sciences morales et politiques m’a reproché ma citation de Victor Hugo, y voyant le signe de mon appartenance à la grande famille des utopistes et à la descendance de Thomas More. Généralement, pourtant, on me qualifie plutôt de réaliste en matière internationale. Les deux ne sont pas incompatibles à mes yeux, car il faut être idéaliste dans le long terme et réaliste dans le court terme. Je persiste à croire que Victor Hugo avait raison. Je persiste à croire à étant moi-même un scientifique de formation, et fasciné par la question du temps que « quelques centaines d’années échappées des mains de l’éternel, comme écrit Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin ». En effet, qu’est-ce que quelques centaines ou même quelques milliers d’années, à l’échelle de l’univers et même de la terre ? Rien. Or, dans un petit nombre de milliers d’années, l’Hexagone sera peut-être invivable, car le climat se modifie contrairement à ce que décrivait Fernand Braudel. Le grand historien-géographe avait eu du mal à admettre que la géographie physique elle-même changeait rapidement. Dans sa trilogie consacrée à la Méditerranée au temps de Philippe II, il considérait la géographie comme un élément permanent et immuable. La géographie change, et change même extrêmement vite. Si l’on pense à ce qu’était la France il y a mille ans, et si l’on essaie de se projeter dans mille ans (c’est-à-dire pas grand-chose), on réalise que toute conception fondée sur une fixation des données est vouée à l’échec.
Concernant la Turquie, il est frappant de constater le déchaînement des passions à propos d’un sujet pourtant sur la table depuis quarante ans. Il n’y avait rien de fondamentalement nouveau en 2004, mais tout le monde s’était enflammé comme s’il avait dû y avoir un référendum immédiat sur l’adhésion de la Turquie. Ce n’était pourtant pas cela dont il s’agissait, mais uniquement de commencer des négociations. Le problème n’a pas surgi ex nihilo. Un ensemble d’engagements ont été pris depuis des années, et seulement confirmés, lors du Conseil européen de décembre 2004. Un feu vert officiel a été donné à l’ouverture des négociations. Mais les passions se sont enflammées ; et, depuis lors, on entend tout et son contraire sur la notion d’identité de l’Europe. On rencontre certes des réactions assez vives dans d’autres pays. Je pense par exemple à l’Autriche. Mais, dans ce cas, il s’agit beaucoup moins de la crainte d’une remise en cause fondamentale de l’identité nationale que de considérations pragmatiques sur ce que pourrait éventuellement donner une Europe avec la libre circulation des biens et des personnes, incluant les Turcs dont la démographie est galopante, alors que la population d’Europe occidentale continue de décliner. Ce sont là beaucoup plus, me semble-t-il, des considérations pratiques, alors que chez nous c’est vraiment un sentiment de remise en cause profond qui prévaut. Nous avons mal à notre être, si j’ose dire. Cela ne se situe pas exactement sur le même plan. Il faut donc réfléchir à la notion d’identité. Voici quelques pistes qui me paraissent importantes pour animer la réflexion sur cette notion essentielle.
Un jour, je demandais à Stanley Hoffmann : « Pouvez-vous me dire en quelques mots ce qui selon vous caractériserait le mieux l’identité des États-Unis et, en regard de cela, l’identité de la France ? » Les spécialistes de la complexité, au sens scientifique du terme, arrivent à la conclusion, fort intéressante sur le plan épistémologique, que les structures complexes peuvent se caractériser phénoménologiquement par un petit nombre de traits simples. C’est pour cela que vous pouvez reconnaître quelqu’un de loin dans la rue sans vous tromper, parce qu’il vous suffit, à la limite, d’un seul indice pour identifier la totalité de la structure avec un risque faible d’erreur . Voici sa réponse : « Pour les États-Unis, un mot : la Constitution. Pour la France, deux mots : l’État et la langue. » Ce genre de simplification capte quelque chose d’essentiel. L’intérêt d’une telle réponse n’est pas seulement philosophique, car elle permet aussi de faire des prévisions. Prenons un exemple. Comme bien d’autres, j’ai suivi de près les péripéties des élections du quarante-troisième président des États-Unis, et j’étais effaré par les commentaires de la presse française. On interprétait les événements à la lumière de ce que serait un débat comparable dans l’Hexagone, si l’on n’avait pas réussi à départager le nombre de voix entre deux candidats et si, de surcroît, il y avait eu des doutes sur la qualité matérielle des bulletins de vote. Ce serait un test cruel que de ressortir articles et commentaires d’observateurs expliquant que jamais un président élu au bout du compte par la Cour suprême ne serait légitime. Or, non seulement la Cour suprême a effectivement tranché, après de longues semaines, mais elle a tranché à une voix de majorité. Pour autant la légitimité de George W. Bush a-t-elle été mise en question ? Jamais. Si elle l’a été, c’est à l’extérieur des frontières américaines, pas à l’intérieur. Pourquoi ? Parce que, pour les Américains, ce qui compte c’est le respect de la Constitution. Or elle a été respectée. La Constitution américaine prévoit que la Cour suprême tranche dans certains cas délicats. On pourrait multiplier les exemples. Sans parler de ceux qui expliquaient, à l’époque, que la Constitution américaine devait être réformée et qui en sont restés pour leurs frais.
Il y a, même en Amérique, des « intellectuels » qui ont pour métier d’avoir des opinions sur tout. Pourtant, le débat sur la réforme de la Constitution est à peu près inexistant aux États-Unis. Les Français s’y sont volontiers adonnés, habitués qu’ils sont à la valse des Constitutions (plus d’une quinzaine ont été rédigées depuis 1789, sans parler de leurs multiples révisions). Ils y voient toujours l’illusoire moyen de régler les problèmes liés à leur instabilité naturelle. En revanche, il a été effectivement question aux États-Unis d’améliorer les bulletins de vote et les machines à voter. Mais cet aspect pratique ne touche pas au cœur de la Loi fondamentale. Qui était conscient du caractère fortement structurant de l’identité nationale américaine à travers la Constitution pouvait faire des prévisions justes sans se perdre en conjectures. C’est là, me semble-t-il, l’intérêt de ce genre de considérations. Encore faut-il ne pas ignorer les réalités. C’est sans doute l’un des défauts majeurs de beaucoup d’intellectuels français que de construire des analyses ex abstracto ou peu au fait de la réalité dans lesquels les phénomènes s’enracinent et dont ils ne peuvent être arrachés sans conduire à des erreurs d’interprétation. Il faut pointer du doigt un certain francocentrisme sur lequel Gustave Flaubert ironisait dans le Dictionnaire des idées reçues : « Français le premier peuple de l’univers. » Longtemps, d’une certaine façon, la France se suffisait à elle-même et ne marquait guère de curiosité pour l’étranger sinon pour exporter ses Lumières universelles dont elle se croyait la seule vraie dispensatrice. À mon sens, d’ailleurs, ces manifestations de méconnaissance du monde extérieur expliquent pour partie la situation actuelle de la France.
Si la France et les Français éprouvent aujourd’hui ce malaise dont j’ai parlé, c’est parce que la mondialisation et la construction européenne elle-même et on ne peut regarder la construction européenne que plus largement dans le cadre de la mondialisation , remettent en question deux attributs fondamentaux de notre identité, qui sont la langue et l’État. Nous souffrons énormément de la perte et du recul de la langue française. On rencontre encore, au Maghreb ou au Proche-Orient, non sans nostalgie, des gens parlant français, mais ils ont souvent un certain âge. Cela ne veut pas forcément dire d’ailleurs que la langue française va disparaître, loin de là. Cela devrait en tout cas nous inciter à prendre davantage soin de notre langue. De ce point de vue, j’admire les combats de Maurice Druon. Si nous abandonnons la cause du français en parlant et en écrivant n’importe comment, nous serons les fossoyeurs de notre propre idiome. À l’extérieur, le recul est une réalité dont il faut s’accommoder. Mais, à l’intérieur, nous en portons une part de responsabilité.
L’autre point, c’est l’État. Il est vrai que l’État jacobin, omnipotent, est mis à mal. Là, le vrai problème est différent de celui de la langue : c’est un problème de réforme. La France, en réalité, est d’autant plus révolutionnaire en paroles qu’elle est, comme chacun sait, conservatrice en réalité. La véritable difficulté, en ce qui concerne l’État, ce n’est pas l’État en tant que tel, c’est notre incapacité de le réformer. Ce que nous pouvons constater d’ailleurs de façon récurrente à l’occasion des débats budgétaires.
L’identité de l’Europe est infiniment plus difficile à caractériser en deux ou trois mots, et chacun y va de sa définition. L’Académie des sciences morales et politiques, présidée en 2004 par Michel Albert, avait choisi pour thème l’Europe. Semaine après semaine, des communications intéressantes ont été présentées. On a pu juger de la diversité des conceptions des uns et des autres. Par exemple, Alain Besançon ou Jean Baechler, à l’instar du géographe Yves Lacoste, proposent une définition très délimitée répondant à une conception historique qui est grosso modo l’Europe chrétienne. Emmanuel Le Roy Ladurie n’hésite pas à affirmer : « Pour moi, l’Europe, c’est la postchrétienté. » Pour Marc Fumaroli, c’est la république des lettres. Chacune de ces définitions est éminemment respectable et reflète la personnalité de son auteur. Mais aucune ne saurait être universellement acceptée. L’Europe, nous ne la faisons pas tout seuls, nous la faisons avec nos partenaires. On peut chercher une définition, mais encore faut-il qu’elle corresponde à celle des autres Européens. On rejoint la question de la Turquie parce que, qu’on le veuille ou non, la construction européenne s’effectue de facto sur la base de valeurs qui se présentent comme universelles. Par nature, elles ne sont pas délimitées géographiquement ni même historiquement.
En outre, une étude un peu objective des frontières géographiques du continent comme de ses héritages historiques incline à la prudence. La largeur du détroit de Gibraltar n’excède pas une quinzaine de kilomètres et que dire des rives est et ouest du Bosphore séparées par quelques centaines de mètres à peine ? Le mont Oural présenté depuis longtemps comme la chaîne montagneuse matérialisant la limite orientale de l’Europe ne ferme en rien la porte de l’Asie, largement ouverte au sud entre Orenbourg et la mer Caspienne. On pourrait aisément poursuivre la démonstration pour conclure au caractère peu déterminant de la notion de frontière géographique.
À ceux qui voient dans l’histoire l’ultime recours ou plutôt l’ultime rempart – car ne nous y trompons pas, c’est en ces termes que la question est posée – pour une Europe qui se sent menacée dans son identité par de nouveaux barbares, il faut rappeler que l’Empire romain, présenté à juste titre comme l’un des éléments structurants de l’identité européenne, englobait les deux rives de la Méditerranée mais excluait la Germanie et ses populations plus ou moins contenues par le limes. Quant au christianisme, autre source majeure d’« européanité », il est à l’origine une secte juive orientale dont les prosélytes ont toujours défendu la vocation universelle. L’intellectuel turc Ibrahim Kafesoğlu n’hésitait-il pas à tirer argument, dans les années 1930, de l’extraordinaire patrimoine de son pays, patrie d’Homère et de saint Paul, l’un né à Izmir, l’autre à Tarse, mais aussi siège du califat, pour en faire l’un des berceaux de l’humanité ?
Autre question incontournable si l’on s’attarde sur les considérations historiques, celle de la durée. Qu’est-ce qui permettrait de légitimer ou au contraire de délégitimer la prétention du caractère identifiant ? Autrement dit, quel est le critère permettant de dénier à la Turquie son appartenance à l’Europe alors qu’elle en a été un acteur à part entière du XVe au XXe siècle ? Ces interrogations me paraissent en elles-mêmes résumer la complexité de la notion d’identité, trop souvent présentée comme relevant du domaine de l’évidence. En définissant, à Copenhague, les conditions nécessaires à la recevabilité d’une candidature à l’entrée dans l’Union européenne, le Conseil européen a clairement choisi des critères (respect de la démocratie, économie de marché) qui transcendent la géographie et l’histoire.
La règle – on peut certes la discuter mais elle existe – est que tout pays ou toute entité qui adhère à ce système de valeurs a vocation à devenir européen. De fait, les Français ont toujours eu la prétention d’énoncer des valeurs universelles. Certains n’hésitent du reste pas à dire que c’est cette universalité même qui fait la France et qui fait l’Europe. Dans ces conditions, comment prétendre que ceux qui en viendraient à adhérer effectivement à ces valeurs ne pourraient pas « intégrer » cette universalité ? Je rejoins mon propos du début. Projetons-nous en avant et devenons utopiste ou tout au moins pour quelques instants ; si dans mille ans notre planète n’a pas été détruite par les hommes ou par un accident climatique ou a fortiori météorique c’est ainsi que les diplodocus ont disparu il y a soixante millions d’années un jour ou l’autre on aura probablement un nouveau choc de ce genre, et c’en sera fini de la condition humaine ; en réalité, la condition humaine risque de connaître une fin prématurée, de notre propre fait… Si donc, malgré tout cela, on pense aux futurs progrès de la technique, comment se représenter ce que sera le monde dans mille ans et même dans deux ou trois cents ans ? L’anticipation n’est pas aisée. Toutefois, on peut imaginer que si les décennies ou les siècles à venir ne voient pas émerger une forme de gouvernance à l’échelle mondiale, la planète pourrait ne pas survivre aux erreurs humaines elles-mêmes. Pareil propos peut paraître trop apocalyptique, mais nous avons le devoir de nous projeter en avant. L’Europe indique peut-être, dans ce sens, une voie universelle. Assumons-la, tout en sachant que naturellement sa construction prendra énormément de temps, à l’échelle des générations humaines. Pour revenir à la Turquie, en tout état de cause, ce n’est pas demain qu’elle entrera dans la famille européenne. Il faudra au moins dix ou quinze ans de négociations, parsemées d’incidents, avant un éventuel traité d’adhésion, puis de longs processus pour que les États européens ratifient cet éventuel traité. En cours de route, d’autres formes de rapprochement seront peut-être inventées.
Être ambitieux pour l’Europe ne signifie pas être inconscient. Il ne faut pas sous-estimer les sentiments très humains qui se manifestent à propos de l’élargissement de l’Europe. La peur de l’autre est un sentiment aussi vieux que l’humanité, et on ne l’éradiquera pas par décret. La pédagogie doit accompagner la politique. Regardons déjà les difficultés qui existent pour l’adoption de la Constitution par les pays mêmes qui ont voulu l’Europe et qui font depuis des siècles battre son cœur !
Maintenant, venons-en à quelques considérations d’ordres philosophique, historique, sociologique et psychologique, avant de conclure.
La notion d’identité est l’une des plus indéfinissables et finalement des plus mystérieuses qui soient. Les philosophes ont fabriqué toutes sortes de mots pour essayer de désigner l’indésignable. Cela fait partie de l’art du philosophe et, de ce point de vue, la langue allemande a des vertus à nulle autre pareille. Elle permet de fabriquer des expressions subjectives à même d’explorer les subtilités de la pensée humaine. L’identité d’une chose, c’est la chose en soi, indésignable et incernable. En réalité, cette chose ne peut être que signifiée de façon approximative par des attributs qu’on lui reconnaît. Mais ces attributs ainsi la Constitution, ou la langue et l’État dont je parlais tout à l’heure à propos des États-Unis et de la France ne sont que des attributs ou des caractères. Que fait-on en physique, par exemple ? Quelle est l’identité d’un électron ou d’un proton ? Cela dépend de l’échelle d’observation. Au début du XXe siècle, un atome était considéré par définition comme insécable, et par conséquent l’identité d’un atome se confondait avec les propriétés de cet atome, ou certaines de ses propriétés. Par la suite, on s’est aperçu que l’atome était plus compliqué que cela, qu’il y avait le noyau, avec les protons, les neutrons, les électrons qui tournaient autour, etc. Un électron était jugé insécable, et on disait que l’électron était une certaine masse, que l’on est parvenu à déterminer, et une certaine charge électrique négative, la plus petite, pensait-on, que l’on puisse imaginer, donc le grain d’électricité négative. Cela définissait l’électron. Il n’était pas pour autant mieux cerné comme chose en soi Aujourd’hui, on a une vision de l’électron infiniment plus complexe que celle que l’on avait à l’époque où j’étais élève à l’École polytechnique. La science contemporaine donne des particules élémentaires une image beaucoup plus sophistiquée. Autrement dit, un objet considéré comme une unité est toujours une unité provisoire, qui dépend du regard qu’on porte sur lui.
Plus intéressant pour notre propos est l’identité de quelque chose considérée comme unique. Les protons, les électrons sont en nombre indéfinissable. L’être en soi d’une personne humaine particulière existe sans que personne sache le définir. On peut déterminer un certain nombre d’attributs permettant de nommer la personne dont on parle, mais cela ne définit pas l’être en soi. Ces remarques ont beau être philosophiquement très élémentaires, elles n’en sont pas moins importantes. Je voudrais simplement, du point de vue des relations internationales et des relations politiques, qui est celui auquel nous nous plaçons aujourd’hui, attirer l’attention sur trois concepts à mon sens indissociables, qui sont : unité (c’est-à-dire une unité politique par exemple ), identité (il n’y a pas d’identité s’il n’y a pas d’unité, et s’il y a une unité il y a une identité) et sécurité (parce que la notion de sécurité intervient immédiatement dès que l’on parle d’unité et d’identité). Quand on parle de l’identité de la France ou de l’Europe, c’est bien de sécurité qu’il s’agit. La grande peur, c’est de voir l’identité nationale se dissoudre. Aussi quand on cherche à parer à ce qui est ressenti comme une menace, on pose un problème de sécurité, en prenant naturellement le terme sécurité dans son acception la plus large.
Sur le plan historique, j’aimerais, quitte à ébranler des certitudes, attirer l’attention sur le point suivant. On peut faire de l’histoire tous les usages que l’on veut, les meilleurs comme les pires, les plus insignifiants comme les plus déterminants. Souvenons-nous de Paul Valéry : « L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. » Il me semble indispensable d’intégrer la dimension historique ; et, en même temps, il faut rester prudent quant à l’usage, intellectuel ou idéologique, que l’on en fait. Je l’ai démontré précédemment à propos de la question de l’identité européenne. Jean Lacouture a conçu un grand album relatant l’histoire de France en cent tableaux , au sens littéral du terme. Pour la plupart des hommes et des femmes, l’histoire est un stock d’images ou de clichés. J’utilise à dessein le terme « clichés », car à son sens propre s’ajoute aussi la connotation de lieu commun qui y est attachée. L’image de Jeanne d’Arc, la prise de la Bastille, Gambetta et son ballon…
Les Lieux de mémoire dont Pierre Nora a dirigé la rédaction constituent une sorte de carte d’identité mémorielle de la France. De la Gaule de Vercingétorix au Ier siècle avant J.-C. à l’unité politique « France » du XXIe siècle, on voit défiler toute l’histoire nationale à travers quelques lieux, monuments physiques ou intellectuels. Les personnes d’une certaine culture ont un grand stock d’images, disons symboliquement qu’ils ont un livre virtuel, ou un musée imaginaire à la Malraux. Chacun d’entre nous possède un livre identitaire virtuel plus ou moins important… Il peut être épais ou se réduire à quelques pages. De même, un lettré s’apprécie en Chine au nombre de caractères qu’il connaît. Nous portons notre bibliothèque personnelle « France », et nous avons aussi des petits livres qui sont la représentation que nous avons des autres. Si l’on faisait l’un de ces micros-trottoirs, qui plaisent tant aux médias, par exemple à propos de la Roumanie, il est probable qu’aucun interviewé ne serait capable d’émettre autre chose sur ce pays que deux ou trois clichés, plutôt déplaisants au demeurant. Il citerait le dernier fait divers dont il aurait entendu parler. Du temps de l’Union soviétique, rares étaient les Européens de l’Ouest en mesure d’articuler quelques mots sur la Lettonie, l’Estonie ou la Lituanie. Aujourd’hui même, demandez à des gens dans la rue, en France ou ailleurs, de parler deux ou trois minutes de chacun des autres pays membres de l’Union européenne, vous vous apercevrez que leur album tient généralement en un bien mince feuillet ! Ce jeu croisé des livres virtuels joue un rôle fort important dans ce qu’on appelle les relations internationales.
Un catalogue virtuel donne une grande latitude pour fabriquer une identité. L’identité fabriquée par l’un ne sera pas exactement celle de l’autre, mais il y a une redondance statistique, et finalement on parvient à opérer une identification même si l’on ne dispose que d’une information très partielle par rapport à l’information totale. En outre, le flot de l’histoire qui est continu enrichit constamment cet album.
Nombre de discussions sur ce sujet sont menées avec le regard dans le rétroviseur, ce qui conduit par définition au conservatisme. Être conservateur, c’est regarder en arrière et être incapable de se projeter en avant. À une époque où le changement est extraordinairement rapide, c’est courir le risque d’une fossilisation immédiate, autrement dit, c’est courir à la mort. De même que la culture, selon la formule fameuse, c’est ce qui reste quand on a tout oublié, je serais tenté de dire que l’identité est une sorte d’écho du passé, souvent en décalage avec la réalité présente. L’une des causes tient sans doute au processus très particulier de la transmission familiale ou scolaire. Ainsi portons-nous en héritage, tous ou presque, l’album identitaire de nos parents qui assure une certaine permanence dans des images qui ne sont retouchées que très progressivement d’une génération à l’autre. Il y a des réinterprétations historiques, mais la mémoire savante en général n’irrigue pas immédiatement la mémoire collective qui porte surtout la trace de croyances antérieures. Même erronées, même dûment rectifiées, elles ont la vie tenace. Une fois de plus, l’aspect temporel est fondamental. Quand j’étais enfant, Louis XIV avait mauvaise réputation sauf chez ceux, comme mon père, qui étaient de tradition monarchiste. Aujourd’hui, depuis les travaux, entre autres, de François Bluche, l’image de Louis XIV s’est transformée. Elle s’est améliorée. Quelle sera l’image du Roi-Soleil dans cinquante ou dans cent ans ? On peut se le demander…
Pour cerner la notion d’identité, j’ai souvent recours à l’image du bouquet de fleurs. Quand vous prenez une personne au hasard, sauf dans certains cas, ce n’est pas une qualité particulière qui va la définir. Si je cherche quelqu’un ayant telle ou telle forme d’intelligence, j’aurai l’embarras du choix. Les gens possédant telle ou telle qualité spécifique se trouvent en quantité. Ce qui est rare et là, on retrouve la notion d’unité, d’identité, de singularité , ce n’est pas la qualité, ce n’est pas la fleur, c’est le bouquet, c’est-à-dire la combinaison des qualités, la combinaison des fleurs. Cette idée est importante pour les personnes physiques, mais aussi pour les personnes morales au sens le plus large du terme, et en particulier pour les unités politiques. Simplement, à l’ordinaire, on observe qu’à tel ou tel moment de l’histoire l’une ou l’autre de ces qualités, l’un ou l’autre de ces attributs prend le dessus.
L’un des livres les plus remarquables à mes yeux sur ces questions identitaires n’est pas l’œuvre d’un politologue ou d’un historien, mais d’un romancier biculturel : Amin Maalouf. Son petit livre intitulé Les Identités meurtrières devrait être lu par tout le monde. Il montre en particulier que, lorsque dans certaines circonstances historiques les passions se déchaînent, il y a un attribut unique qui soudain prime sur tous les autres. On privilégie le monolithisme, l’exclusivité et la hiérarchie au détriment de la diversité et du principe d’égalité. Ainsi, dans la guerre de sécession et d’éclatement de la Yougoslavie, a-t-on vu des musulmans bosniaques qui s’étaient complètement désintéressés de leur identité musulmane pendant des décennies, se polariser brusquement sur cette dimension. Et, dans ces explosions de passions, on arrive très vite à mettre en opposition des personnes qui autrefois vivaient en bonne intelligence. Dès lors tel ou tel aspect prend brusquement le dessus et supplante tous les autres, on voit surgir la querelle identitaire au nom de laquelle on finit par s’entretuer. C’est la perversion même de l’idée de nationalisme. Je suis personnellement extrêmement réservé, pour ne pas dire plus, vis-à-vis de l’idéologie nationaliste, qui peut si facilement revêtir des formes extrêmes et potentiellement violentes. On en a vu les effets dès le XIXe siècle avant qu’ils ne culminent au XXe. La construction européenne a pour mission première d’arriver à dépasser cette source de conflits pour permettre la coexistence pacifique, dans le sens le plus profond du terme, d’identités toujours multiples, par enrichissement mutuel. Le cas personnel d’Amin Maalouf est intéressant : il se défend d’avoir à choisir une identité, lui qui se sent à la fois libanais et arabe (il est grec orthodoxe, sans être animé d’aucune passion religieuse particulière), mais également parfaitement français. Il assume pleinement ces deux identités. Moi-même, je me sens infiniment français, mais aussi européen et même un tout petit peu américain. Pourquoi faudrait-il choisir ? Cette notion d’identités multiples mérite approfondissement. En somme, le nationalisme est pervers en ce qu’il tend constamment à cataloguer, étiqueter les gens, de telle sorte que toute personne soit mise, comme dirait un mathématicien, en relation biunivoque entre une identité nationale et une unité personnelle. C’est une erreur fondamentale. La combinaison des identités et la capacité de les faire vivre politiquement ensemble constituent, me semble-t-il, l’un des grands défis du XXIe siècle.
Au cœur de l’Europe, même si elle ne fait pas partie de l’Union européenne, la Suisse fournit un exemple qui, sans être un modèle reproductible, peut nourrir la réflexion. N’y a-t-il pas, en effet, pays plus hétérogène linguistiquement et religieusement ? N’y a-t-il pas cantons plus attachés à leurs particularismes que ceux qui forment la Confédération helvétique ? À vrai dire, c’est cette recherche de l’indépendance contre les Habsbourgs et contre les Bourguignons qui a servi de très efficace ciment à une ligue de cités que tout divisait. La Suisse a, peu ou prou, dès le XVIe siècle, sa configuration actuelle : unie dans la désunion, elle laisse à chaque canton la liberté d’organiser sa politique, y compris sa politique d’alliances extérieures. La Réforme accroît l’hétérogénéité, pour ne pas dire la confusion : seul Henri IV réalise l’exploit de signer une alliance avec tous les cantons. Si les traités de Westphalie, en 1648, consacrent l’indépendance du pays, et le congrès de Vienne, en 1815, sa neutralité, il faut attendre le XIXe siècle pour que, après de nombreux conflits et la guerre civile du Sonderbund, la Confédération trouve un équilibre politique alliant les niveaux fédéral et cantonal. Cet équilibre permet aujourd’hui encore de faire vivre harmonieusement dans une seule unité politique une population divisée en quatre groupes linguistiques d’inégale importance (67 % d’Alémaniques, 19 % de Romands, 7 % d’Italophones et 6 % de Romanches) et deux principaux groupes religieux (47 % de catholiques et 40 % de protestants). Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, l’histoire de la Suisse ne ressemble pas à un long fleuve tranquille, mais elle a su, après bien des épreuves, retourner les forces centrifuges pour en faire le fondement de son union. L’amour des particularismes identitaires a paradoxalement servi la cause unitaire : des petites patries est née la Patrie.
Je conclurai par deux remarques. En premier lieu, si l’on veut dépasser cette peur de la dissolution de l’identité, il faut dessiner de vraies perspectives. Les Français ont une forte propension aux plaintes perpétuelles. Depuis que j’ai quelque peu délaissé le monde des mathématiques et de l’économie « pure » pour m’intéresser à d’autres domaines, j’entends tous les jours le mot « crise ». Je ne connais pas d’autre pays où, tous les jours et à propos de n’importe quoi, on parle de crise. Nous sommes en crise permanente ! On pleurniche, on se plaint, on érige n’importe quelle figure médiatique en grand homme de l’humanité, mais on n’a pas de projet. Ou alors on n’y croit pas vraiment. Nous avons enfanté Robert Schuman, Jean Monnet, mais au fond nous n’avons pas foi en l’Europe.
D’ailleurs, nous ne croyons même pas à ce qui constitue l’un des soubassements de notre République : la laïcité. Amin Maalouf souligne non sans raison que les Français, qui se disent laïcs, parlent pourtant de « Français musulmans ». C’est assez aberrant. On a refusé, à un certain moment, de parler de « peuple corse ». Alors pourquoi parler de Français musulmans ? Comme j’ai déjà eu l’occasion d’y insister , en réalité on ne conçoit la laïcité que chrétienne, ce qui ne nous a d’ailleurs pas empêchés de refuser que la référence aux racines chrétiennes de l’Europe soit inscrite dans la Constitution européenne. Dans ce cas, le Français est effectivement laïc. Mais l’idée qu’on puisse être musulman et français n’est pas vraiment admise. Nous ne croyons ni à nos propres valeurs ni à nos propres projets.
Ma première conclusion, c’est qu’il faut porter son regard sur la ligne d’horizon et cesser de jouer « personnel », comme on dit dans les jeux d’équipe. La France pense encore trop souvent que « tout ce qui est bien pour la France est bien pour l’Europe ». Ma seconde conclusion serait d’inviter à cultiver cette tolérance qui figure explicitement dans les valeurs de l’Union, définies par le traité sur la Constitution européenne signé le 29 octobre 2004 à Rome. Il faut respecter ses propres idées, mais aussi d’être à l’écoute tout aussi respectueuse de celles des autres. Il faut pouvoir discuter de tout sans s’étriper, et donc s’enrichir mutuellement sans craindre de se perdre. Quand certains n’hésitent pas à dire que la question turque pourrait conduire à une nouvelle affaire Dreyfus, on s’inquiète légitimement de l’avenir du pays. Mais, fort heureusement, il est aussi de nombreuses raisons d’être optimiste. La réussite de l’Europe se jugera à l’aune de la devise inscrite dans son projet de Loi fondamentale à l’article I-8 : « Unie dans la diversité ».