La politique étrangère de François Mitterrand
Texte publié sous le titre « Quatorze ans de politique étrangère » dans la Revue des Deux Mondes, mai 1995
En politique étrangère et de défense comme en politique intérieure, François Mitterrand a revêtu avec aisance les habits gaulliens. Le 16 novembre 1983, il n’hésitait pas à déclarer sur Antenne 2 : « La pièce maîtresse de la stratégie de la dissuasion de la France, c’est le chef de l’État, c’est moi. » Il n’a pas dit « la dissuasion, c’est moi », pas plus que Louis XIV n’a prononcé le mot qu’on lui attribue. Mais l’idée était présente. Pendant la première cohabitation, le chef de l’État a su imposer sa suprématie pour les questions extérieures en faisant prévaloir ses choix (acceptation du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires [FNI] par exemple). L’équilibre plus paisible qui s’est instauré entre 1993 et 1995 entre l’Élysée et Matignon aura préservé la fonction présidentielle. La pratique des institutions pendant les gouvernements Chirac et Balladur a selon des modalités différentes, liées aux circonstances démontré la viabilité de la Constitution de la Cinquième République dans un domaine où les choses n’allaient pas de soi.
François Mitterrand fut gaullien à certains égards, et pourtant son style fut très différent de celui du Général. De Gaulle avait une connaissance approfondie et intériorisée de l’histoire de l’Europe. Il n’hésitait pas à exposer avec précision les vues prospectives sur lesquelles il fondait ses choix. A posteriori, la justesse de certaines de ses prévisions suscite l’admiration, comme par exemple le texte de sa conférence de presse du 4 février 1965, où il annonce la recomposition de l’Europe. L’homme du 18 Juin était, comme on dit en franglais, proactif : il forçait le destin. Il formulait ses propositions de façon souvent fracassante et avait l’expérience du pilotage dans les tempêtes.
De culture plus fondamentalement littéraire qu’historique, fortement teintée par l’idéologie de la lutte des classes et le tiers-mondisme postcolonial, impressionniste dans la vision comme dans l’expression, François Mitterrand a composé sa toile progressivement, par petites touches, au gré des circonstances. Plus à l’aise dans la continuité que dans la rupture, il a opposé aux évolutions de 1989-1991 des réactions hésitantes. Le 3 novembre 1989, quelques jours donc avant la chute du mur de Berlin, il avait déclaré à Bonn : « À l’allure où vont les choses, je serais étonné que les dix ans qui viennent se passent sans que nous ayons à affronter une nouvelle structure de l’Europe. » Incidemment, pour un homme aussi sophistiqué dans le langage, le choix du verbe affronter est révélateur. En pratique, cependant, ses critiques reprochent à François Mitterrand de s’être tourné vers le passé plus que vers l’avenir. La rencontre de Kiev (le 6) et la visite à Berlin-Est (le 20), en décembre 1989, ont accrédité l’idée que le président essayait de freiner le cours de l’histoire. Lors du coup d’État à Moscou, au mois d’août 1991, la divulgation par le président de la lettre des putschistes et surtout son allusion aux « nouveaux dirigeants » de l’URSS ont provoqué un tollé. Il est vrai que notre pays avait, moins que nos voisins, succombé à la « gorbymanie ».
Dans toute cette période, le président a donné l’impression d’un attachement excessif au statu quo, voire de la peur du changement. Son nouveau projet européen parut extrêmement vague. Les Assises de la Confédération européenne, qui se réunirent à Prague du 12 au 14 juin 1991, à l’invitation de Vaclav Havel mais à l’initiative du président français, se soldèrent par un échec. François Mitterrand avait voulu exclure les États-Unis et le Canada, alors que les peuples libérés de l’emprise soviétique ne songeaient qu’à se tourner vers la victorieuse Amérique. Le président Havel lui-même ne vit finalement dans cette manifestation qu’une manœuvre dilatoire de la part de la France pour tenir les pays d’Europe centrale et orientale à l’écart de l’Union européenne. Plus tard, le plan Balladur (Pacte de stabilité en Europe) apparaîtra à l’usage comme une réponse plus limitée, mais mieux adaptée à la nouvelle situation du continent.
S’il est un domaine où l’action du quatrième président de la Cinquième République a prolongé l’œuvre de son fondateur, c’est celui de l’arme nucléaire. François Mitterrand aura été un puriste de la dissuasion. En rebaptisant dès 1983 les armes nucléaires tactiques, désormais appelées « préstratégiques », il a voulu réaffirmer leur rôle exclusivement dissuasif. Le chef de l’État a constamment manifesté son opposition à toute doctrine inspirée de la riposte graduée américaine. Il s’est opposé, lors de la première cohabitation, à l’introduction d’une composante terrestre mobile (le SX) et à la bombe à neutrons. Lors de la conférence sur la dissuasion qu’il a tenue le 5 mai 1994 à l’Élysée, il exprima vigoureusement son refus de toute dérive vers une doctrine d’emploi, recommandée par certains techniciens et stratèges. En cette circonstance, il confirma sa décision de ne plus faire d’essais et se risqua à affirmer : « Après moi on ne changera pas de politique parce que la France ne voudra pas offenser le monde entier. Mes successeurs ne pourront pas faire autrement. En cette matière je m’efforce de prévoir juste. »
La France avait toujours refusé d’adhérer au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en raison de son caractère discriminatoire. À la suite de la guerre du Golfe, en juin 1991, François Mitterrand décida de mettre fin à cette situation. La France signa le traité le 3 août 1992.
François Mitterrand est parvenu à franchir le cap difficile du milieu des années 1980, au moment de la « guerre des étoiles » et de l’aboutissement des négociations américano-soviétiques sur les forces nucléaires intermédiaires, sans compromettre la posture française, malgré les pièges tendus par le « condominium américano-soviétique ». Dix ans plus tard, le cours des choses semble avoir donné raison à la conception mitterrandienne de la dissuasion, à laquelle, par exemple, se réfère la Russie postsoviétique.
Le président Mitterrand s’est cependant bien gardé de toute tendance neutraliste. Dès 1983, il annonça la mise en place de la force d’action rapide (FAR) inspirée de la Rapid Deployment Force (RDF) américaine , destinée à intervenir sur les théâtres de crise, en Europe ou à l’extérieur. Il réaffirma la position traditionnelle de la France sur une éventuelle participation à un processus de désarmement nucléaire, à condition qu’Américains et Soviétiques aient accompli au préalable un effort très substantiel dans ce domaine, que les systèmes défensifs ne soient pas renforcés, que le déséquilibre des forces classiques en Europe ait disparu et que la menace chimique ait été supprimée.
La France prit une part active dans la préparation de la Conférence sur les mesures de confiance et de sécurité et sur le désarmement en Europe (1984-1986), parvenant à imposer sa conception d’une approche hors des blocs. Ce refus des blocs fut d’ailleurs l’une des constantes de la politique de François Mitterrand jusqu’en 1989, comme pour ses prédécesseurs. Il multiplia les voyages à l’Est. En décembre 1985, il n’hésita pas à inviter le général Jaruzelski à Paris.
C’est probablement dans la construction européenne que François Mitterrand a manifesté ses convictions les plus profondes, en opérant sa propre synthèse entre les conceptions de Jean Monnet et celles de Charles de Gaulle. Il œuvra pour l’émergence d’une Europe européenne en s’efforçant mais sans grand succès, car sur ce point l’air du temps ne fut pas porteur de lui apporter une dimension sociale. Après avoir initialement privilégié le modèle néokeynésien de la « reconquête du marché intérieur », qui provoqua trois dévaluations du franc (en octobre 1981, juin 1982 et mars 1983), le gouvernement Mauroy comprit enfin que le déphasage entre la politique économique de la France et celle de ses partenaires desservait ses intérêts. Douloureusement, mais courageusement, il adopta le modèle barriste. Après avoir longuement hésité, le chef de l’État désigna le successeur de Pierre Mauroy en fonction de ce choix fondamental.
Durant le premier semestre de 1984, la France présida la Communauté. François Mitterrand s’y investit complètement. Il multiplia les rencontres avec ses partenaires. L’accord obtenu au Conseil européen de Fontainebleau en juin mit un terme au débat sur la contribution britannique, qui avait ébranlé l’Union. La France favorisa le consensus entre les Dix sur l’adhésion de l’Espagne et du Portugal. Les conclusions du comité Dooge sur la réforme institutionnelle mis en place à Fontainebleau furent à l’origine de la conférence intergouvernementale de Luxembourg (septembre-décembre 1985), où fut adopté l’Acte unique, la grande œuvre de Jacques Delors. Ainsi la Communauté sortit-elle victorieuse de la crise de l’« euroscepticisme ». La bonne entente franco-allemande joua un rôle déterminant.
Quelques années plus tard, Helmut Kohl et François Mitterrand seront les artisans du Traité sur l’Union européenne, adopté le 10 décembre 1991 à Maastricht, signé le 7 février 1992 et entré en vigueur le 1er novembre 1993. Il s’agira alors de renforcer une construction menacée de déstabilisation par le contre-choc de l’écroulement de l’empire soviétique. Les deux principaux piliers du nouvel édifice sont l’Union économique et monétaire (UEM) et la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). En pratique, François Mitterrand s’engagera plus résolument dans la première, fidèle en cela à son choix de 1983, que dans la seconde, où les abandons de souveraineté sont encore plus difficiles. La visite solitaire du président français à Sarajevo, en juin 1992, à l’issue du Conseil européen de Lisbonne, en témoigne symboliquement.
François Mitterrand a cependant œuvré utilement pour l’émergence d’une politique européenne de défense. L’Union de l’Europe occidentale (UEO) fut réactivée dès octobre 1984 à Rome, après l’annulation des dernières mesures discriminatoires à l’encontre de l’Allemagne. La remontée de l’UEO se poursuivit jusqu’au traité de Maastricht, qui en fait « un pilier européen de l’OTAN et une partie intégrante du développement de l’Union », tandis qu’en novembre 1991, à Rome, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord avait reconnu la nécessité du développement d’une « identité européenne de défense » et du renforcement du « pilier européen » de l’Alliance.
Pour François Mitterrand, comme pour les pères fondateurs de la Communauté et comme pour le Général, l’entente franco-allemande fut la condition la plus fondamentale de la construction européenne. Le couple Mitterrand-Kohl s’est substitué au couple Giscard-Schmidt. À la fin des années 1970, on pouvait croire que la relation entre les deux grands voisins reposait essentiellement sur les affinités personnelles entre deux hommes d’État. Les dirigeants ont changé. La relation a survécu. Le successeur de Valéry Giscard d’Estaing est arrivé au pouvoir en pleine crise des euromissiles, à un moment de glaciation Est-Ouest, peu après l’entrée des Soviétiques en Afghanistan et en plein drame polonais. Son discours au Bundestag, le 20 janvier 1983, fut l’un des temps forts de son premier septennat. Il y plaida, devant une Allemagne tentée par le pacifisme, en faveur du déploiement des missiles de l’OTAN. L’exercice était risqué. La France, qui n’appartenait pas à l’organisation militaire intégrée de l’OTAN et ne comptait pas accueillir les Pershing II et les missiles de croisière sur son propre territoire, allait dire en substance, à Bonn : « Faites ce que je dis et non pas ce que je fais. » Le président confiera plus tard que la décision d’intervenir ainsi fut l’une des plus difficiles qu’il eut à prendre. Il gagna son pari. Loin d’y voir une immixtion intolérable dans leurs affaires, nos voisins furent sensibles à ce qu’ils perçurent comme un geste de solidarité. Les Américains saluèrent une prise de position aussi importante, à leurs yeux, que le soutien du général de Gaulle au moment de la crise de Cuba en 1962. En France, François Mitterrand gagna la sympathie d’une fraction importante de la droite libérale et du centre, européenne et atlantiste.
Dès février 1982, Paris et Bonn avaient décidé de réactiver les clauses militaires du traité de l’Élysée de 1963. On se souvient de l’image du chancelier et du président se tenant par la main à Verdun, en 1984, rappelant celle d’Adenauer et du général de Gaulle priant ensemble à Reims vingt-deux ans plus tôt. Pour la première fois, à Aix-la-Chapelle, le 20 octobre 1987, le chef de l’État précisa, à l’intention de ses voisins allemands, la doctrine d’emploi des armes préstratégiques françaises en indiquant qu’« il ne faut pas partir du postulat selon lequel la France aurait pour objectif dans le cas d’un conflit […] d’adresser un avertissement à l’adversaire sur le territoire allemand ». Peu après, il ajoutera : « L’ultime avertissement n’est pas le propre des armes nucléaires à courte portée. Il n’y aura pas lieu de délivrer l’ultime avertissement sur le sol allemand. » Ainsi la France apportait-elle enfin une réponse à une question que nos voisins avaient maintes fois posée.
Le 22 janvier 1988, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du traité de 1963, un Conseil franco-allemand de défense et de sécurité fut mis en place. On décida de créer une brigade mixte et de renforcer les procédures de consultation économique.
À la fin de 1989, après la chute du mur de Berlin, les relations franco-allemandes connurent un refroidissement temporaire, pour lequel on a beaucoup critiqué François Mitterrand. Il est vrai, comme on l’a vu précédemment, que l’hôte de l’Élysée ne fut pas à l’aise devant les grands événements de l’époque. Mais il ne fut pas le seul. Surtout, sa prudence était fondée. Le chancelier n’avait pas pris la précaution d’informer la France du plan en dix points qu’il allait annoncer le 28 novembre. L’incertitude sur la question de la ligne Oder-Neisse, c’est-à-dire de la frontière orientale de l’Allemagne réunifiée, ne fut dissipée que le 29 mars 1990. Certains jugèrent également un peu précipitée la décision de retirer les forces françaises d’Allemagne dès la fin de 1990. Mais le refroidissement fut de courte durée et n’a pas, semble-t-il, laissé de traces durables. Par exemple, le rapprochement qui s’est esquissé avec le Royaume-Uni depuis 1992 n’a nullement effacé l’idée que le lien franco-allemand constituait plus que jamais la clé de voûte der l’édifice communautaire.
De même qu’il a opéré une synthèse originale en matière européenne, François Mitterrand est parvenu à concilier une tendance plutôt atlantiste on se souvient que, en 1966, il s’était opposé au retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN avec la vision gaullienne de l’« indépendance nationale ». Au début de son premier mandat, le nouveau président avait dû multiplier les signes pour démontrer aux Américains, inquiets, que le loup communiste ne s’était pas introduit à l’Élysée. Le discours du Bundestag doit être aussi interprété sous ce rapport. À partir de 1983-1984, Henry Kissinger, qui avait été littéralement effrayé par la défaite de Giscard, devint un adepte du mitterrandisme.
Et pourtant, le président prit ses distances avec Washington dès 1982, en s’opposant au gouvernement américain sur la question des sanctions économiques imposées à l’URSS. En janvier 1982, il décida la signature d’un important contrat gazier négocié sous le gouvernement précédent, affirmant l’importance de ces « relations mutuellement profitables et conformes à l’histoire et à la géographie ». La France renoua avec l’URSS, et François Mitterrand s’y rendit en visite officielle en juin 1984. C’est lors de ce voyage qu’il évoqua le nom d’Andreï Sakharov. Plus tard, il s’opposa à la République impériale et à nos alliés à propos de l’Initiative de défense stratégique (IDS) du président Reagan, qui menaçait de saper les bases de la dissuasion nucléaire. Pour la contrer, il lança, en avril 1985, le projet Eureka destiné à stimuler la recherche scientifique et technique à l’échelle européenne. La même année, la France s’est également opposée à la fixation d’une date pour l’ouverture des négociations commerciales multilatérales (le futur cycle de l’Uruguay) avant que le contenu n’en soit précisé. Dans la tradition gaullienne, le chef de l’État craignait en effet que l’agriculture n’en fît les frais. Il voulait aussi établir un lien avec une réforme du système monétaire international et demandait que les intérêts du Tiers Monde fussent pris en compte.
Les rapports franco-américains se tendirent à nouveau après la chute du mur de Berlin. Malgré les nouvelles circonstances, François Mitterrand écarta toute esquisse de réintégration dans l’OTAN. Sa rencontre avec George Bush à Key Largo en avril 1990 se solda par un échec. Au sommet de Londres, les 5 et 6 juillet 1990, il refusa d’entériner les nouveaux concepts stratégiques de l’Alliance. Il manifesta son hostilité à l’élargissement des missions de l’OTAN et en particulier au nouveau Conseil de coopération nord-atlantique (COCONA) né en novembre 1991, alors même que cette initiative répondait aux vœux des pays d’Europe centrale et orientale. La décision d’Oslo, le 5 juin 1992, où l’OTAN proposa de soutenir les activités de maintien de la paix entreprises par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (l’OTAN bras armé de la CSCE) donna lieu à une querelle d’interprétation entre Paris et Washington.
Dans toute cette période, la France parut accrochée à une sorte de paléogaullisme. Mais les Américains semblaient de leur côté hostiles à l’émergence d’une identité européenne de défense, en dépit de la déclaration de Rome en novembre 1991. La création, lors du sommet franco-allemand de La Rochelle le 22 mai 1992, du Corps européen (le futur Eurocorps), embryon d’une armée européenne, alimenta la polémique du côté américain. Les divergences à propos de l’ex-Yougoslavie ne contribuèrent pas à apaiser les tensions.
Les nuages commencèrent à se dissiper à la fin de 1992. En septembre, Pierre Joxe, le dernier ministre de la Défense socialiste, évoqua une participation plus active de la France aux structures alliées. En janvier 1993, à Bruxelles, les relations entre l’Eurocorps et l’OTAN furent précisées : en cas de crise, des unités françaises pourront être placées sous le commandement opérationnel de l’OTAN. Pendant la guerre du Golfe, la France n’avait d’ailleurs éprouvé aucune difficulté à placer son contingent sous le contrôle opérationnel américain. Le 11 janvier 1994, le sommet de l’OTAN approuva la mise à disposition de moyens de l’OTAN à l’UEO quand les États-Unis ne seront pas activement impliqués et pour des missions ne découlant pas de l’article 5 du traité. La France s’est finalement ralliée au concept de « groupes de forces interarmées multinationales » (les Combined Joint Task Forces, CJTF) « séparables mais non séparées », et a accepté la nouvelle mission de l’OTAN au service du maintien de la paix. Au moment où s’achève le second mandat de François Mitterrand, les conditions de mise en œuvre de ces groupes sont cependant loin d’être précisées.
Depuis avril 1993, pour la première fois depuis 1966, la France a voix délibérative et non plus seulement consultative aux réunions du Comité militaire de l’OTAN quand celles-ci concernent des opérations de maintien de la paix. Enfin, le chef de l’État a approuvé le projet américain de « partenariat pour la paix », qu’il estime « raisonnable » et à même de compléter le pacte de stabilité d’Édouard Balladur. Mais il est demeuré hostile à toute démarche susceptible d’isoler la Russie et s’est montré très réservé sur l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Europe orientale. Il importe de relever que toutes ces évolutions se sont produites pendant la seconde cohabitation, alors que le chiraquien Alain Juppé était ministre des Affaires étrangères.
Tout compte fait, c’est probablement dans le Tiers Monde que le bilan de François Mitterrand est le plus mitigé. Il était venu au pouvoir avec la volonté affichée de mener une grande politique vis-à-vis de l’Inde, du Mexique et de l’Algérie. Pour ce qui est de l’Inde, cela ne dépassa pas le niveau de quelques voyages et de manifestations culturelles. La déclaration franco-mexicaine d’août 1981 sur le Salvador indisposa à la fois les États-Unis et les États de la région. Ses interventions pour un règlement au Nicaragua ne furent pas des plus heureuses. En revanche, la France de Mitterrand a œuvré utilement pour les accords de paix qui devaient régler la question de la Namibie (22 décembre 1988) et celle du Cambodge (23 octobre 1991), et se montra évidemment très active dans l’ex-Yougoslavie. Mais là, il s’agit du Tiers Monde européen.
Le président socialiste fut généreux en discours tiers-mondistes. En octobre 1981, à Cancún, il prononça un vibrant plaidoyer pour un rééquilibrage Nord-Sud. En mars 1995, à Copenhague, à l’occasion du Sommet mondial sur le développement social organisé par les Nations unies, il formula une ultime proposition pour l’allégement de la dette du Tiers Monde. Dans tout ce parcours, qui le conduisit au terme de son second mandat à dérouler le tapis rouge pour Fidel Castro à Paris, au risque d’apparaître décidément comme l’ami des régimes marxistes en perdition, le président a semblé inspiré par une idéologie quelque peu anachronique.
La France mitterrandienne a innové en droit international, en introduisant le droit d’ingérence que le chef de l’État évoqua pour la première fois devant l’Assemblée générale des Nations unies le 20 septembre 1988 : « Il convient aujourd’hui, devant certaines situations d’urgence, de détresse ou d’injustice extrême d’affirmer un droit d’assistance humanitaire. » En mai 1989, lors d’une session de la CSCE à Paris, il expliqua : « L’obligation de non-ingérence s’arrête à l’endroit précis où naît le risque de non-assistance. » Belle formule, même si l’endroit en question n’est pas si précis que cela ! En tout cas, c’est à l’initiative de la France qu’en décembre 1988 ont été adoptées aux Nations unies deux résolutions prévoyant respectivement « assistance aux populations menacées dans leur existence » et des formes d’intervention plus volontaristes. En décembre 1990, l’organisation internationale adopta une autre résolution, également d’origine française, sur la notion de « corridors humanitaires » permettant de faciliter l’acheminement de l’aide. La France a d’abord déployé son action dans l’opération « Provide Comfort » dans le nord de l’Irak après la guerre du Golfe. Elle s’est ensuite jointe à l’opération « Restore Hope » en Somalie, en décembre 1992. Quant à la Yougoslavie, on a reproché à François Mitterrand de faire de l’action humanitaire un substitut à une politique. L’opération « Turquoise » lancée au Rwanda le 23 juin 1994 a été très controversée. Si ces initiatives ne traduisent aucune vision d’ensemble bien précise, il s’en dégage cependant un certain panache.
En revanche, la politique de François Mitterrand sur le flanc sud de l’Europe fut un échec. Nous avons été éliminés du Proche-Orient. L’attentat du poste du Drakkar, le 23 octobre 1983, mit tragiquement un terme à notre présence politique et militaire au Liban. La France avait engagé ses soldats sans mandat précis dans une opération dont l’objectif (le retrait syrien) avait été fixé par les États-Unis. Pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran, notre appui sans doute excessif et trop visible à Saddam Hussein a eu notamment pour conséquences le développement du terrorisme sur notre territoire. La guerre du Golfe, enfin, a achevé de nous marginaliser. En déployant nos forces aux côtés des États-Unis, le président pensait ménager à la France une place parmi les vainqueurs en vue de la recomposition d’un nouvel ordre régional. Son calcul a échoué. À supposer qu’il y ait jamais eu une « politique arabe » de la France, elle se trouve singulièrement écornée en 1995.
Nous avons rappelé qu’en 1981 l’Algérie était une priorité affichée du président socialiste, qui a commencé son mandat en acceptant un prix du gaz sensiblement plus élevé que le cours mondial. En fait la France a contribué au maintien, dans son ancienne colonie, d’un système économique absurde. Elle n’a pas vu venir les événements d’octobre 1988 et n’a su imaginer d’autre politique que le soutien à un régime militaire de plus en plus discrédité.
En Afrique, en dépit des propos lapidaires d’avant 1981, la France socialiste a poursuivi la politique des amitiés particulières et des réseaux plus ou moins occultes. Ses préoccupations maghrébines l’ont parfois conduite à des contradictions, comme dans l’affaire du Tchad, où François Mitterrand ne s’est résigné que tardivement à l’opération « Manta » destinée à bloquer l’invasion du pays par le Libye. Sa rencontre en Crète, le 15 novembre 1984, avec le colonel Kadhafi, a mis la diplomatie française en porte-à-faux et a indigné maint observateur. Le discours de La Baule du 20 juin 1990, où François Mitterrand lia l’octroi de l’aide française aux efforts accomplis dans le domaine de la démocratisation, est apparu comme un tournant. Il en altéra cependant les termes, un an plus tard, lors du IVe Sommet de la francophonie, le 19 novembre 1991, ce qui eut pour effet d’en réduire la portée et de nous nuire auprès des élites de demain.
La politique étrangère d’un pays est d’abord la conséquence de son histoire et de sa géographie, de ses moyens humains et matériels, de la conjoncture politique à l’intérieur et à l’extérieur. Même dans une monarchie républicaine comme la France, il ne faut pas tout ramener, en cette matière, à un seul homme. François Mitterrand laissera évidemment sa marque, et les grands choix, comme ceux de 1983, furent les siens. Là où il a échoué, aurait-il pu mieux faire ? Peut-être sur le continent africain, moins sûrement au Proche-Orient. Pendant ses quatorze années au pouvoir, la position relative de la France dans le monde n’a pas marqué de points. Serait-il équitable de lui en imputer l’entière responsabilité ?
François Mitterrand est un homme de sa génération. Il est né et s’est formé dans une Europe qui se croyait encore au centre du monde, dans une France où il n’était pas nécessaire d’apprendre les langues étrangères. Le socialiste qu’il est devenu s’est intéressé au Tiers Monde des pauvres, mais pas beaucoup à celui qui réussit, aux pays émergents. Il n’a pas eu de politique à l’égard de l’Asie. Beaucoup de ses innombrables voyages n’ont pas laissé de traces. Contrairement au Général, il n’a jamais exposé sa philosophie de l’histoire. Mais faut-il lui en tenir grief ? La France est sans doute le seul pays où l’on voudrait que les hommes d’État soient aussi de grands intellectuels ou des savants.
Ce n’est pas par leurs théories ou leurs écrits que Georges Clemenceau ou même Winston Churchill (malgré son prix Nobel de littérature en 1953) resteront dans l’histoire, mais pour le caractère dont ils firent preuve dans les moments critiques, qui nous fait passer l’éponge sur le reste. En temps normal, les hommes politiques n’ont, pas plus que les militaires, la chance de devenir des héros. Pour leur destin respectif, l’histoire a été plus porteuse pour Kohl que pour Mitterrand. Compte tenu des circonstances de la période où il aura gouverné, le jugement de l’histoire sur la politique extérieure du président François Mitterrand a toutes les chances d’être globalement favorable.