Entretien au Press Club de France

Entretien avec Jean François Puech, directeur de la rédaction News Press, le 14 juin 2016

Thierry de Montbrial est Président de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales), qu’il a fondé en 1979, et de la World Policy Conference (WPC) qu’il a fondée en 2008. XMines, il fut le premier Directeur du Centre d’analyse et de prévision du Ministère des Affaires Etrangères et a présidé pendant 18 ans le département d’économie de l’Ecole Polytechnique (entre 1974 et 1992). Il a publié de nombreux ouvrages à caractère économique, politique, stratégique, puis plus personnels, dont le dernier en date, Une goutte d’eau et l’océan (Albin Michel), retrace un cheminement spirituel en lien avec des réflexions sur des sujets de physique théorique et de mathématiques notamment.

Votre carrière a été riche et variée. Pouvez-vous nous la retracer rapidement dans ses éléments importants pour vous ?

Je suis sorti de l’Ecole Polytechnique dans le corps des Mines et ai obtenu un doctorat d’économie mathématique à Berkeley. Mes deux patrons ont été prix Nobel d’économie et plusieurs de mes élèves ont atteint la célébrité. J’ai beaucoup travaillé sur l’économie et les mathématiques pures. Puis est venue l’année clef de ma vie professionnelle, l’année 1973.
Elu professeur titulaire à l’Ecole Polytechnique – il y en avait fort peu à l’époque – j’ai enseigné dans cet établissement jusqu’en 2008. Parallèlement, j’ai mis en place le Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, dont j’ai été le premier directeur. L’époque était à la guerre froide et la recherche stratégique était pensée à travers les armes nucléaires. Les deux dimensions d’analyse stratégique et d’analyse économique étaient assez éloignées et pendant plusieurs années, je me suis investi pour les concilier et créer des ponts entre elles. J’étais passionné par les aspects conceptuels. Six ans après « l’année clef », donc en 1979, j’ai créé l’IFRI.

Qu’est-ce qui vous a conduit à la création de l’IFRI ?

J’étais donc passionné par les sciences pures. J’aurais pu m’engager dans une carrière de mathématiques ou de physique théorique, mais mon enthousiasme n’allait pas au point d’y engager ma vie. J’étais au moins autant attiré par l’action, l’histoire, la vie et à cet égard j’ai beaucoup appris pendant la période où j’ai dirigé le Centre d’analyse et de prévision.

J’ai alors beaucoup voyagé à travers le monde, notamment au Japon, en Russie et naturellement aux Etats-Unis et en Europe. J’ai découvert le monde des think tanks, institutions avec des dizaines de chercheurs à plein temps : un concept inconnu à l’époque – il n’y avait que des clubs, comme le club Jean Moulin, qui sont des cercles de réflexion, ce qui n’est pas la même chose – que j’ai voulu introduire dans notre pays.
Un think tank travaille sur des idées destinées à aider à la prise de décision des dirigeants publics et privés. Il a deux caractéristiques. La première est un socle de chercheurs permanents – ce qui le distingue du club – qui doivent connaître le terrain, celui de la politique étrangère en l’occurrence, et y développer un réseau. La seconde est la préoccupation de l’intérêt général, quel que soit le domaine d’activité du think tank, général ou sectoriel comme l’énergie ou le climat. Les entreprises qui soutiennent l’IFRI le font en pleine conscience que notre approche est celle-là.

Le projet de l’IFRI a mûri en 1977 et 78, avec une ouverture des portes en 79. Un des problèmes qui se posait était évidemment celui du financement. Nous avons reçu le soutien de fondations américaines, comme le German Marshall Fund et la Fondation Ford et celui de beaucoup d’entreprises, mais aussi de l’Etat. Juridiquement l’IFRI est une association d’utilité publique avec des fonds essentiellement privés, la participation de l’Etat représentant aujourd’hui moins d’un quart du budget. Notre statut implique un contrôle régulier de la Cour des Comptes. Mais ce cadre strict et la présence de commissaires aux comptes et sont sécurisants

Aujourd’hui, L’IFRI est l’un des principaux centres de recherche et de débat dans le domaine des relations internationales. Il est classé comme l’un des tous premiers think tanks dans le monde en dehors des États-Unis.
L’Institut comprend plus de trente chercheurs à temps plein et de nombreux chercheurs associés français et étrangers. Au-delà du travail de recherche, l’IFRI est un carrefour de dialogue entre chercheurs, experts et leaders d’opinion d’une part et décideurs des secteurs public et privé d’autre part. L’Ifri organise des conférences quotidiennes, des symposiums internationaux et des réunions avec les chefs d’État ou de gouvernement, ou d’éminentes personnalités françaises et étrangères.
L’Ifri a pris une dimension européenne avec une branche à Bruxelles, installée en Mars 2005 au coeur de la capitale de l’Union européenne.

Vous avez lancé en 2008 la World Policy Conference, pour quelles raisons ?

Le sujet de la gouvernance est une question majeure. C’est pourquoi, j’ai lancé la World Policy Conference (WPC) dont l’objectif est de contribuer à l’amélioration de tous les aspects de la gouvernance, en vue de la promotion d’un monde plus ouvert, plus prospère, plus juste et plus respectueux de la diversité des États et des nations.

Le Sommet annuel réunit des figures de premier plan des cinq continents : dirigeants politiques et du monde des affaires, représentants de la société civile, universitaires et journalistes – dans un climat de confiance et un esprit de tolérance pour examiner, discuter et proposer des solutions constructives aux principaux défis régionaux et internationaux.
En 2015, la conférence s’est tenue en Suisse, à Montreux, donc dans un pays qui a une tradition d’accueil pour de nombreuses négociations diplomatiques en vue de la résolution des conflits.

Un axe central de nos débats est la dimension économique des grandes questions internationales, car je suis convaincu que c’est par l’économie que l’on peut bâtir une gouvernance mondiale durable. J’entends par gouvernance mondiale une régulation d’ensemble des systèmes politiques et économiques, mais aussi sociaux, différents. A Montreux nous avons centré nos débats sur les thèmes suivants :

  • La « géo-economie », le croisement entre la géopolitique et la puissance économique ; par exemple le devenir du G20, la création par la Chine de la Banque Asiatique d’investissement pour les Infrastructures, la question des sanctions économiques
    -L’avenir des banques centrales avec l’impact de la volatilité des marchés sur l’économie globale, celle des pays émergents, le changement de la politique monétaire américaine, la question des fondamentaux des banques centrales, indépendance, lutte contre l’inflation, stabilité financière….
  • L’évolution du multilatéralisme économique, les accords interrégionaux ou plurilatéraux comme par exemple le projet de TTIP, traité de libre-échange entre les les Etats Unis et l’UE. La question de la norme juridique de référence, droit anglo-saxon, droit européen, droit des Etats comme par exemple la primauté ou non de l’arbitrage, un point crucial dans la négociation actuelle. Pour ce qui concerne les accords de commerce, notamment, nous avons mis l’accent sur le point de vue des puissances moyennes comme la Corée et le Canada
  • D’autres sujets transversaux tels les technologies numériques avec leurs implications sur la gouvernance internationale, dans les relations de pouvoirs, la question de l’éthique ; la santé, la coexistence des religions, la sécurité alimentaire…
  • Et des sujets liés à l’actualité internationale immédiate tels l’accord nucléaire avec l’Iran, la crise des réfugiés, la sécurité en Asie, la relation israélo-palestinienne

Vous évoquez le Moyen orient, quelle est votre réflexion sur le dialogue entre les civilisations, particulièrement entre nos civilisations occidentales et la civilisation musulmane, et peut-on être optimiste en la matière ?

Si chaque civilisation est à sa place, on s’enrichit énormément par le dialogue. Pour moi, l’étude, l’observation et le dialogue avec les civilisations orientales m’ont beaucoup enrichi.
J’ai rencontré au fil des ans des personnalités musulmanes extraordinaires. Dans la philosophie du soufisme, par exemple, il existe une grande richesse spirituelle. L’Islam peut être paisible. C’était le cas en Algérie, il n’y a pas si longtemps. Le problème de la violence est d’ordre pathologique, c’est autre chose. La plupart des manipulateurs ne connaissent pas vraiment le Coran. La religion est alors utilisée ou interprétée dans un sens de bras armé.
Aujourd’hui, nous avons un cancer dont nous subirons longtemps les conséquences. Mais c’est surmontable. Et n’oublions pas que les victimes sont d’abord les musulmans.
Le vrai problème du choix des civilisations se manifeste quand l’interpénétration des cultures n’est pas maîtrisée. C’est ce qui apparaît de plus en plus clairement en Europe.

L’islamisme politique se propage partout dans le monde avec violence peut-on être optimiste ?

Il faut redécouvrir la notion d’équilibre en diplomatie. Notre intérêt est la stabilité. Les occidentaux doivent cesser de confondre politique internationale et propagation de la doctrine de la foi.
Il existe un vieux principe de sagesse qui dit qu’il ne faut pas laisser se créer le désordre à ses frontières. Mieux vaut traiter intelligemment, dans le cadre de nos intérêts bien compris, même avec des régimes que nous n’aimons pas, que de prétendre apporter la démocratie au monde entier, ce que nous sommes incapables de faire. C’est ce je dis depuis des années et il me semble que cette idée fait son chemin. Vous retrouvez ici l’esprit du think tank qui exerce une influence pour trouver des solutions aux problématiques de gouvernance.

©Jean François Puech directeur de la rédaction NEWS Press
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