Vagabondages autour de Proust
Version révisée et augmentée d’une préface rédigée en 2011 pour la traduction de À la recherche du temps perdu, publiée sous les auspices de l’Académie roumaine.
Les œuvres sont jugées au tribunal du Temps. Celle de Marcel Proust a aisément gagné en première instance, et l’on ne risque rien en pariant qu’elle l’emportera haut la main en appel. Sa singularité comme son universalité jaillissent dans la chute du Temps retrouvé : « Aussi, si elle [la force…] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. » Cette phrase, réécrite plusieurs fois avant que l’œuvre ne fût achevée et sans doute pensée simultanément avec celle qui ouvre Du côté de chez Swann et lui fait pendant tout en lui donnant une dimension cosmique, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », est éclairée par les pages qui la précèdent, mais aussi par maintes observations parsemées dans La Recherche et dans les essais antérieurs.
On peut chercher à l’interpréter dans le contexte intellectuel de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle favorable aux spéculations (pré-relativistes !) sur « la quatrième dimension », grâce notamment au génie de Bernhard Riemann (1826-1866), à la suite duquel, au moins pour les esprits ouverts aux mathématiques, la notion d’espace à n dimensions est devenue aussi familière que la géométrie tridimensionnelle issue des données immédiates de la conscience humaine . L’idée la plus naturelle d’un espace à quatre dimensions consiste à « spatialiser le temps », c’est-à-dire à imaginer l’axe du temps comme une droite « perpendiculaire » à l’espace ordinaire. En laissant libre cours à l’imagination, on peut alors considérer le temps comme n’importe quel axe spatial et s’y promener mentalement en arrière (voyage dans le passé) ou en avant dans le futur. On pense à La Machine à explorer le temps d’Herbert George Wells, publié en 1895, mais d’autres auteurs plus ou moins connus l’avaient devancé. Le Conte de Noël de Charles Dickens (1843), mais aussi Un Yankee à la cour du roi Arthur (1889) remontent le temps. Huit ans avant H.G. Wells, le dramaturge espagnol Enrique Gaspar avait introduit la figure littéraire d’une machine à remonter le temps dans son roman El Anacropete (du grec ana, « derrière » ; chronos, « le temps » ; petes, « celui qui vole »). On peut aussi citer l’auteur d’Alice au pays des merveilles : Lewis Carroll est le pseudonyme sous lequel se dissimulait le mathématicien anglais Charles L. Dodgson (1832-1898). Pour un observateur extérieur à un espace quadridimensionnel correspondant à cette vision, un homme serait identifié à un hypervolume dont la « section » à un instant donné de sa vie serait son volume physique tel que positionné dans l’espace ordinaire à cet instant. Une image stroboscopique d’un saut en parachute, par exemple, peut donner en deux dimensions une idée d’un tel hypervolume, ou encore celle d’un film dont on regarde la totalité de la bande d’un seul coup d’œil (Bergson avait recours à l’image cinématographique pour expliquer sa distinction entre temps et durée). Et ce sont bien des hypervolumes de ce genre que Proust suggère à la fin du Temps retrouvé. En réalité la suggestion va plus loin, car chez l’écrivain les « sections temporelles » nous donnent à voir et mieux encore à sentir des scènes qui dépassent les aspects physiques. Les hommes ainsi représentés sont des géants, parce qu’on les voit étirés et s’interpénétrant le long d’un axe vertical, qui n’est autre que l’axe du temps. Proust cherche à remonter le temps. Ce faisant il s’intéresse aussi au futur, car son humanité de géants prédétermine largement l’avenir. Mais puisque nous parlons d’une époque où « la quatrième dimension » servait de support à ce que l’on appelle aujourd’hui la spiritualité, il vaut la peine de s’arrêter un instant sur la question de la symétrie entre le passé et le futur. Les événements « futurs » de toute nature – pas seulement la vie des hommes – doivent être pensés non pas comme des « sections temporelles » virtuelles de l’espace-temps newtonien, mais comme des hypervolumes à cheval entre le passé et l’avenir et suffisamment étendus dans l’une et l’autre direction pour embrasser l’essentiel de leurs traits pertinents. Symboliquement, nous dirons que la mesure de ces hypervolumes n’est pas nulle, aussi bien vers le passé que vers l’avenir. Or, dans la vie ordinaire, il est souvent possible de reconnaître des « formes » complexes avec très peu d’information. Ainsi des personnes particulièrement observatrices sont-elles capables de reconnaître quelqu’un, après l’avoir aperçu de loin et de dos pendant seulement une fraction de seconde. De même, certains individus doués d’une sensibilité particulière peuvent inférer de l’observation de tout ou partie d’une section temporelle perçue comme instantanée d’un événement à cheval entre le passé et le futur, des informations portant sur la totalité de cet événement. Toutes les formes de voyance (y compris celles qui utilisent des supports comme l’astrologie, les tirages du Yi Jing ou de cartes, la boule de cristal ou le marc de café) reposent sur ce genre de correspondances. Il faut souligner à cet égard l’importance du Yi Jing, et plus généralement me semble-t-il de la pensée chinoise, naturellement ouverte à une vision holistique du cosmos. Nous sommes là dans un ordre de connaissance a priori extérieur à la science – d’où la répugnance des rationalistes occidentaux à son égard – même si l’on peut penser que certains aspects des phénomènes en cause pourraient entrer dans l’ordre scientifique. C’est ainsi que le paradoxe EPR (Einstein, Podolsky et Rosen) formulé par Einstein en 1935 a pu être invoqué à partir des années 1970 pour « expliquer » certains phénomènes parapsychologiques. Il s’agit du fait que si deux particules sont dans un « état quantique intriqué » – par exemple si elles résultent de la désintégration d’une particule mère – chacune d’elles ne constitue aucune réalité individuelle. Tout se passe comme si elles interagissaient instantanément à distance, contrairement aux enseignements de la théorie de la relativité. Dans le paradoxe EPR, c’est la notion de localité qui ne fait plus sens. Du point de vue de la mécanique quantique, la particule initiale et celles issues de sa désintégration doivent être pensées comme une seule réalité.
Pour anticiper le Temps comme pour le retrouver, il faut s’investir totalement – au détriment, diront certains, de la « vraie vie », de la conception ordinaire du carpe diem. Mais n’est-ce pas le cas pour toutes les vocations, ou de toutes les situations où la conscience reste dirigée dans une direction fixe ?
À la fin du XIXe siècle, les écrivains qui spéculaient sur la quatrième dimension allaient bien au-delà des voyages dans le temps. Le plus célèbre est Edwin Abbott Abbott, auteur en 1884 de Flatland (sous titre : A Romance of Many Dimensions). Ce prêtre anglican imagine des êtres vivant dans un monde à deux dimensions (typiquement un plan de la géométrie élémentaire), plongés soudainement dans un univers à trois dimensions sans avoir aucun moyen de le percevoir. Les êtres de l’espace supérieur ne sont ressentis que par leur éventuelle « intersection » avec le plan ou par une « ombre », c’est-à-dire que leur forme réelle est méconnaissable. Qui plus est, ils peuvent apparaître et disparaître en se déplaçant sur la troisième dimension. Tout leur est donc possible, comme de voir ce qui se passe à l’intérieur des maisons bidimensionnelles ou d’en sortir le contenu sans avoir à en franchir les murs. Les êtres bidimensionnels sont comme les habitants de la caverne de Platon. Il est facile conceptuellement de glisser de deux et trois à trois et quatre dimensions. C’est ce que fait Abbott. Chez lui, la quatrième dimension est spatiale et non temporelle. Et si l’espace des hommes était en réalité plongé dans un espace à quatre dimensions ? Les êtres de cet espace supérieur pourraient nous réserver bien des surprises, comme d’enlever deux anneaux enlacés et nous les rendre séparés l’un de l’autre sans les avoir coupés, ou de prendre les clés de notre appartement dans un sac fermé et les cacher dans le coffre, également fermé, de notre voiture. Tout cela, bien entendu, sans effraction et sans être vus. Pourquoi d’ailleurs s’arrêter à quatre dimensions ? On peut aussi imaginer plusieurs axes temporels… L’intérêt de ce genre de spéculations est de fournir un langage où des notions comme le ciel, l’enfer ou le monde des esprits, anges ou démons, trouveraient leur place. Et l’on peut évidemment aller plus loin et imaginer des formes de communication entre les différentes catégories d’êtres. Tout cela peut faire sens pour des personnes ouvertes à certains types d’expériences spirituelles et reste au mieux de la science-fiction pour les autres. Que penser, en particulier, des « lois de la physique » dans les espaces supérieurs ? Abbott, pour sa part, avait clairement une intention théologique. Autour des années 1900, en dehors bien sûr des travaux mathématiques, la réflexion sur la « quatrième dimension » était centrée sur la condition humaine et le problème de Dieu.
Un siècle après, l’intention des théoriciens des « univers parallèles » est opposée à celle d’Abbott. Ces théoriciens sont des physiciens professionnels qui prétendent s’interdire toute construction intellectuelle (ou tout « modèle ») trop éloigné de l’état actuel des connaissances scientifiques. Leurs constructions se veulent scientifiquement fondées. Pour autant, elles sortent de la science, dans la mesure où elles ne se prêtent ni à la vérification ou la réfutation expérimentale, ni à la prévision contrôlable. En ce sens – et contrairement aux affirmations de certains de ses auteurs – la littérature sur les univers parallèles appartient à la science-fiction . Elle décline quatre thèmes de base, qui se recouvrent plus ou moins. Le premier envisage une juxtaposition à l’infini de bulles semblables à notre univers « visible », lesquelles ne se distinguent les unes des autres que par des arrangements différents entre leurs particules constituantes, dont le nombre – supposé déterminé – défie l’imagination (de l’ordre de 10 à la puissance 118, ce qui fait un nombre d’arrangements égal à 2 puissance ce nombre !) . Dans un tel multi-univers (certains auteurs disent « multivers »), de simples raisonnements probabilistes permettraient d’affirmer typiquement qu’en tant qu’assemblage de particules, tout homme a une infinité de jumeaux déclinant toutes les virtualités concevables de leur « vie »… J’emploie le verbe permettre au conditionnel, car les raisonnements probabilistes en question ont tout d’un pur jeu de l’esprit. Avec un peu d’habileté, il est facile d’invoquer la théorie des probabilités pour « justifier ce que l’on veut », comme le dit de l’Histoire Paul Valéry, qui ajoute : « Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donc est exemple de tout. » Ainsi, parler de la probabilité de l’émergence de la vie est une locution profondément vide de sens et de science ! Cela m’avait frappé, en 1971, en lisant le best-seller de Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité.
Le deuxième thème, plus subtil et dont on peut donner une vision évolutionniste (la sélection naturelle des univers !), se rattache à la théorie du big bang et envisage lui aussi une infinité de bulles totalement déconnectées les unes des autres et qui, en raison des fluctuations à l’état primordial, produiraient toutes les répartitions possibles des valeurs de ce qui nous appelons, dans notre propre bulle, les « constantes de la nature » (comme la constante gravitationnelle G, la constante de Planck h, ou encore la vitesse de la lumière c…) . Or notre bulle a ceci de particulier que si l’on modifiait un tant soit peu les valeurs de ces constantes, la vie ne serait plus possible. Selon le « principe anthropique », les constantes de la nature ont les valeurs qu’elles ont pour permettre la vie. Ce en quoi certains voient une preuve d’existence de Dieu ou tout au moins du grand architecte. Mais les scientifiques répugnent aux arguments finalistes. Le deuxième thème a l’avantage, décisif pour certains, de contourner le principe anthropique.
Le troisième thème, initialement formulé en 1957 par un étudiant de Princeton, Hugh Everett III, trouve son inspiration dans la mécanique quantique. Chaque arrangement de la matière, concevable du point de vue de cette mécanique, correspond à un univers différent. Le temps ne serait alors qu’une façon d’ordonner l’ensemble de ces univers façonnés par la myriade des bifurcations quantiques possibles. Il s’agit là de contourner l’obstacle de l’indéterminisme inhérent au monde quantique .
Le quatrième thème, enfin, brode sur l’idée platonicienne que le monde est fondamentalement mathématique. Alors que les trois premiers thèmes banalisent l’homme et le réduisent à un paquet de molécules , le quatrième, qui me paraît d’ailleurs au moins implicitement présent dans les autres, lui restitue sa grandeur : si l’homme a la capacité de découvrir (et non pas d’inventer !) la mathématique, et si l’univers (ou les multivers !) est mathématique, alors l’homme peut le penser, quand bien même il l’écrase. Mais l’univers n’en sait rien. Nul ne peut mieux dire que Pascal : « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée […] Par l’espace, l’Univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends . »
Pour se venger de l’obscurantisme des « fonctionnaires de Dieu » , les fonctionnaires de la matière veulent réduire la pensée, et donc la dignité de l’homme, à un fait matériel. Au-delà des œillères des uns et des autres, les mystiques s’appuient sur une forme non scientifique de la connaissance pour affirmer que l’homme peut atteindre des réalités supérieures à la matière, ce que nient dogmatiquement les matérialistes-athées. Pascal n’était pas un fonctionnaire de Dieu. Il existe des scientifiques qui croient que la science n’épuise pas les connaissances dont l’homme est capable. Ce qui est une évidence pour les artistes ! Le producteur de cinéma Daniel Toscan du Plantier disait que la musique de Bach (et elle seule !) lui donnait accès à l’idée de Dieu. Et tant pis si certains fonctionnaires de la matière réduisent cela à une question de vibration d’atomes ou de molécules. Nulle période mieux que le début du XXe siècle n’a d’ailleurs montré à quel point la science et l’art peuvent faire bon ménage, quand les cerveaux ne sont pas dogmatiques. Les Demoiselles d’Avignon datent de 1907, deux années seulement après l’Annus Mirabilis d’Einstein et la découverte de la relativité restreinte . La musique, la peinture… mais aussi la littérature, ce qui nous ramène à Proust et à ses géants.
C’est au plus profond de lui-même, non pas avec un « microscope », comme le croient les mauvais lecteurs, mais avec un télescope « pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde », que Proust parvient à reconstituer une chaussée des géants. Il invite ses lecteurs présents et à venir – il ne doute pas que son œuvre sera « immortelle » – à « faire cette expérience inouïe où chacun, devenant progressivement le lecteur de lui-même, regarde soudain le monde comme s’il le voyait pour la première fois » . La difficulté du télescope, c’est qu’il faut le pointer dans la bonne direction et, en l’absence d’une carte du ciel, force est de s’en remettre, au moins partiellement, au hasard… ou au destin. Le hasard, chez Proust, se manifeste dans la mémoire involontaire. C’est l’épisode célébrissime de la petite madeleine (esquissé sous la forme du pain grillé dans un projet de préface de Contre Sainte-Beuve ), où ressurgit un passé heureux qu’il n’y a plus qu’à restituer – ou plutôt à recomposer, car ce passé plongé dans le présent n’est plus tout à fait le même, ni tout à fait un autre. C’est aussi l’histoire douloureuse des intermittences du cœur, où le narrateur prend conscience qu’il a perdu sa grand-mère « pour toujours ».
Le recours à la mémoire involontaire – de caractère aléatoire –, bien au-delà de celle stimulée par les archives (photographies, films, notes et carnets, etc.), les retours sur les lieux où l’on a vécu, voire où l’on est seulement passé, ou encore les méandres du besogneux travail volontaire de renforcement de la mémoire de long terme, expliquent le cheminement de l’œuvre. Proust n’a jamais cessé de produire, de modifier, d’assembler et de désassembler des montagnes d’esquisses (ce mot d’esquisse revient souvent sous sa plume), collectées sur des « paperoles » à la manière d’un peintre qui superpose les couches, attentif au caractère propre de la moindre parcelle de la toile. C’est ce qui donne sa force à la scène de la mort de Bergotte. Avant de rendre l’âme, l’écrivain contemple un « tout petit pan de mur jaune » qu’il n’avait jamais remarqué, sur la Vue de Delft de Vermeer. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » De même que le fonctionnement de la mémoire involontaire provoque chez le sujet une libération qui met en mouvement sa sensibilité et donc ses émotions, de même l’écrivain parvient à suggérer la conquête du Temps en catalysant sentiments et émotions chez le lecteur renvoyé à sa propre vie, et comme la deuxième mort d’un être est la mort de la dernière personne qui a pu vibrer avec lui, l’immortalité des sentiments repose sur d’incessants transferts.
Le phénomène de la mémoire joue le rôle central dans l’œuvre de Proust. Dans un ouvrage joliment intitulé Les Sept Péchés de la mémoire , Daniel Schacter, alors président du département de psychologie à l’Université de Harvard, analyse « comment l’esprit oublie et se souvient », en dehors de toute pathologie, et au-delà de cette remarque profonde de Schalom Asch : « Ce n’est pas le pouvoir de se rappeler, mais son exact opposé, le pouvoir d’oublier, qui est une condition nécessaire à notre existence . » Les « péchés » de Schacter sont les dysfonctionnements dont chacun peut prendre conscience pour ce qui le concerne, à condition de se vouloir lucide, dysfonctionnements qui d’ailleurs ont à la base, si l’on peut dire, une fonction utile . Schacter identifie trois « péchés d’omission » et quatre « péchés de commission ». Le premier groupe comprend l’oubli progressif (l’effacement des souvenirs même les plus récents) , la distraction (où ai-je posé les lunettes que j’avais entre les mains il y a une minute ?) et le blocage (quel est donc ce nom que j’ai « sur le bout de la langue » ?). Le second regroupe les erreurs d’attribution (qui a fait quoi, quand et comment, et dans quel contexte ? – les erreurs d’attribution peuvent aller jusqu’à l’affabulation), la suggestibilité (on croit se souvenir d’un événement que l’on n’a pas objectivement vécu mais qui nous a été suggéré par une sorte d’autorité), le biais (à la limite, on réécrit complètement une tranche de son passé – c’est une sorte de révisionnisme de bonne foi), la persistance (quand, par exemple, on ne cesse de revivre intérieurement un événement traumatique). Ces différents « péchés » se recoupent. Ils ont d’immenses implications dans la vie personnelle et sociale, par exemple dans l’ordre des témoignages, qu’il s’agisse d’action en justice ou de rédaction de mémoires ou souvenirs insuffisamment fondés sur des archives fiables.
Tout ceci me conduit à deux remarques. La première, de portée générale, est que l’oubli progressif n’est pas total. D’une part, il arrive que certains petits détails resurgissent sans cause apparente. D’autre part, en même temps qu’elle s’efface, la mémoire de court terme dépose des sédiments sur lesquels la mémoire de long terme va se construire et se reconstruire. Certains ont ainsi le don de retrouver et d’exprimer les sensations ou sentiments de leur enfance, même si rares sont les personnes qui trouvent des souvenirs identifiables de leurs deux ou trois premières années, sans parler de leur première vie dans le ventre maternel ou, certains diraient, de leurs vies « antérieures ». Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres de la géologie de l’âme.
La seconde remarque se rapporte spécifiquement au projet de La Recherche. Proust n’écrit pas des Mémoires, comme Churchill, de Gaulle ou même Chateaubriand. Il plonge au plus profond de sa conscience et n’a cure des péchés de commission. Ses personnages sont composés et même composites, comme les scènes qu’il décrit. Et le romancier, qui parle des « cent masques » que peut porter un homme, laisse beaucoup de « blancs », à charge pour chaque lecteur de les colorer au gré de son imagination, ce qui permet en effet à chacun de s’approprier l’œuvre et d’en vibrer . La Recherche ne se présente pas comme reproduction mais comme reconstruction, une sorte d’harmonique dans une série virtuellement illimitée, d’un passé ici revécu au moment de l’écriture, reconstruction ou harmonique qui amplifie l’histoire personnelle de l’auteur et lui donne une dimension universelle, à l’instar d’un peintre qui transfigure son modèle.
Donnons la parole à Martin Conway, un neuropsychologue qui s’est explicitement intéressé à notre héros : « Perhaps it was no accident that Proust spent much of the latter half of his life in a cork-lined room in a Parisian apartment which he very rarely left. It was in this room that he wrote his masterpiece À la recherche du temps perdu working alone at night and sleeping through the day. The intensity of his writing about the past suggest that he had become the supreme exponent of recollective experience and expert in accessing sensory-perceptual details of the past. The cost of this was, of course, an almost complete retreat from daily life. […] This was inevitable as it would not have been possible to perform even the most routine of actions while maintaining such sustained and intense recollective experience. Autobiographical remembering, as this occurs every day, can destabilize the active goal structure of the working self, lead to premature cessation of actions, sudden changes in cognition and action, and disconnect attention from the present . »
Ce type de déconnexion n’est pas propre au génie de l’introspection. Il affecte typiquement certains grands chercheurs comme le mathématicien russe Grigori Perelman, qui a résolu la célèbre « conjecture de Poincaré » . En ce qui concerne Proust, en tous cas, on ne peut pas vraiment dire qu’en composant son œuvre, il a renoncé à vivre. Il a fait un choix de vie très lourd, mais très cohérent.
C’est que pour Proust, la littérature est un art, et même l’art suprême. Seul l’art permet de vivre pleinement sa vie, et même de vivre d’autres vies que la sienne. Les grands écrivains ont en effet l’étonnante capacité – que de rares individus possèdent d’ailleurs au sens propre – de se brancher sur d’autres cerveaux que le leur. Au-delà, l’auteur évoque une sorte de communion des artistes, comme les chrétiens parlent de la Communion des saints : l’interconnexion, transcendant l’espace-temps, de toutes les consciences individuelles, réveillées et rendues tant à la raison qu’à la sensibilité, engendrerait la Conscience pure ou absolue. Là résiderait la vraie Vie, au-delà du royaume des Idées si l’on pense à Platon, un royaume cette fois incarné, pas seulement intellectualisé.
La vie repassée de Proust, celle qui se donne aussi à vivre et à revivre pour ses lecteurs, se reflète dans une écriture où se cristallise une superposition d’états réels ou virtuels, personnels ou empruntés, et transposés par la mémoire. Sans doute peut-on concevoir ainsi ajoutées mais aussi pondérées plusieurs vies toutes aussi réelles ou virtuelles les unes que les autres, et peut-être a-t-on le droit d’imaginer que ces vies trouvent leurs racines comme leurs prolongements dans une forme de quatrième dimension. Mais c’est plutôt aux univers parallèles – et plus précisément au multivers d’Everett – que je voudrais revenir, métaphoriquement cela va sans dire, dans ce qui suit . En mécanique quantique, l’état d’un système est intrinsèquement une superposition aléatoire d’états « propres », ayant généralement (mais pas toujours ) un sens classique. À chaque instant, l’état quantique d’un système est entièrement défini par un élément (la « fonction d’onde ») d’un ensemble structuré appelé espace hilbertien, à partir duquel on peut en principe calculer la répartition en probabilité des résultats possibles de la mesure de n’importe quelle grandeur attachée à ce système, au moyen d’objets mathématiques appelés « observables ». L’évolution dans le temps de cet élément est régie par « l’équation de Schrödinger ». L’espace hilbertien, les observables et l’équation de Schrödinger constituent toute l’information nécessaire. Dans cette mécanique, la position d’une particule à un instant donné, par exemple, n’a pas de sens. Seule en a un la probabilité que cette particule se trouve en un certain endroit de l’espace ordinaire. Une expérience peut être conçue pour lever l’incertitude sur une variable d’état (la position par exemple), mais alors il devient impossible d’éliminer en même temps celle sur d’autres variables (comme la vitesse). Si le dispositif expérimental est conçu pour que, répétées un nombre suffisant de fois, les mesures de la position soient concentrées, celles de la vitesse seront d’autant plus dispersées que cette concentration sera plus forte. Et cela n’a rien à voir avec de quelconques erreurs expérimentales. Ce que permet l’expérience, c’est de déterminer, par la répétition, les lois de probabilité inhérentes à la « réalité ». Tout dispositif expérimental modifie l’état du système lui-même. Si, dans l’exemple donné, il permet de donner un sens à la localisation d’une particule, il en enlève à sa vitesse (ou à sa quantité de mouvement). Telle est l’essence du célèbre principe d’incertitude de Heisenberg. Dans le paradoxe EPR, c’est ce principe qui est en apparence violé, mais seulement en apparence puisque les deux particules issues de la désintégration d’une particule mère ne forment qu’un seul être avec celle-ci. Il n’en reste pas moins que cela interpelle le sens commun pour la notion d’espace et donc de localisation.
Insistons sur le fait que, dans la conception quantique de la mesure, comme dans la physique classique, les expériences peuvent être répétées à l’identique, c’est-à-dire sans influence significative du « reste du monde ». L’idée que la répétition d’une expérience n’en change pas la nature est un postulat sur lequel les cours de physique s’arrêtent rarement (Feynman est une exception). Ce postulat est tellement justifié par ses conséquences pratiques qu’il semble évident. Mais depuis des millénaires, certaines écoles de connaissance, qui certes se situent à un niveau extérieur au domaine de la science, fondent leurs enseignements sur une conception holistique de l’univers. Par exemple, dans la pratique du Yi Jing, un « tirage » est supposé apporter une réponse à une question précise. Comme le coup de pinceau du calligraphe. Pour ses adeptes, le tirage n’a de sens qu’unique. Par une analogie certes audacieuse, je dirais que l’artiste vit à la façon d’un système quantique et ainsi l’on comprend mieux, peut-être, pourquoi la notion de « péché de commission » est étrangère à l’œuvre de Proust. On comprend mieux aussi pourquoi il a vécu reclus dans sa chambre pendant les années nécessaires à la réalisation de son œuvre. Les états mélangés qu’il nous livre sont la réalité de sa vie, renforcée parce que revécue, avec un minimum de perturbations extérieures. Dans la vie la plus courante, d’ailleurs, chacun de nous peut observer des situations où notre conscience vit une superposition d’états qu’une perturbation extérieure troublera ou anéantira. Je le vis moi-même couramment en laissant mon regard flotter sur ma bibliothèque et sur mes livres. Une expérience, soit dit en passant, que je ne pourrais vivre avec une bibliothèque numérique. De même, le propre du phénomène de l’attention n’est-il pas de se concentrer sur une de ces couches mentales aux dépens des autres qui, du coup, s’étalent ou se diluent ?
À ce stade, je voudrais résumer ici l’histoire du chat de Schrödinger. Le célèbre physicien, l’un des grands architectes de la mécanique quantique, imagine (en 1935) une expérience unique dans laquelle une particule à deux états équiprobables (l’état quantique est donc ici équivalent à une sorte de jeu de pile ou face dans lequel la réalisation de pile et de face doit être pensée – avant toute mesure – comme simultanée avec des poids égaux) est capable de déclencher un dispositif qui tue son chat, mais seulement si pile apparaît. Exposé à cette particule, le fait est qu’avant la mesure, c’est-à-dire avant le diagnostic sur l’état du chat, son état quantique est une superposition à poids égaux de la vie et de la mort. Dans l’attente du diagnostic, donc, l’animal doit être considéré comme à la fois vivant et mort. En conséquence, s’il apparaît en fin d’expérience que le chat est vraiment mort, on peut se demander qui l’a tué : la particule, le dispositif létal, ou l’expérimentateur du simple fait du diagnostic final ? À noter que dans cette expérience mentale, il y a aussi une chance sur deux de trouver le chat vivant. Dirait-on alors que l’expérimentateur lui a sauvé la vie ? Quoi qu’il en soit, en répétant l’expérience s’il a survécu au premier coup, vient nécessairement un moment où le pauvre chat doit trépasser… Ce qui nous intéresse ici, c’est l’espèce de bardo dans lequel il se trouve inéluctablement avant le diagnostic, à chaque « tirage ». En tibétain, le mot bardo évoque à la fois une transition et une suspension entre deux états plus solides, typiquement mais non exclusivement une vie terrestre et la mort qui la conclut. Cette histoire est troublante, indépendamment du fait que, même dans une vision classique, les états de vie ou de mort à un instant donné au sens mentionné ou leibnitzien ne sont pas aussi tranchés qu’il paraît. Comme l’écrit Jean-Louis Basdevant « la superposition quantique des états, qui paraît naturelle tant qu’on parle d’êtres sans âme comme les électrons ou les atomes, est terriblement déconcertante quand on l’applique à des objets familiers ». Dans le cas du chat de Schrödinger, « la réponse est qu’il est parfaitement concevable de fabriquer la superposition “paradoxale” [chat vivant et mort], c’est-à-dire des états macroscopiques paradoxaux de grands nombres de particules. Mais ces états sont extrêmement fragiles et vulnérables. Ils impliquent une cohérence, une conspiration de ces 1027 particules [dont est constitué le chat ], qui se détruit en un temps incroyablement court par intersection avec l’environnement. C’est ce qu’on nomme la théorie de la “décohérence”, une chose très à la mode. On remarque, par conséquent, que le monde “macroscopique”, le monde des “gros” objets ne s’identifie pas, loin de là, au monde des objets obéissant à la physique “classique”. Le monde classique est celui des objets et systèmes de grande dimension qui sont en outre stables par rapport aux fluctuations quantiques dans leurs interactions avec le monde extérieur . »
Poursuivant l’analogie avec les états de conscience qui font la spécificité de la vie humaine, on est tenté à la fois de dire que la plupart des individus ont rarement l’expérience de ces états superposés, mais aussi d’« expliquer » ainsi certains des éclairs susceptibles occasionnellement de nous transformer ou de nous « convertir », que nous attribuons ordinairement à l’intuition, ou à un branchement vers un monde supérieur. Plus souvent encore que les grands savants, sans doute, les artistes ont peut-être la capacité mentale de se démultiplier, et de se plonger dans une sorte de multivers à la Everett. On conçoit aussi que, pour certains philosophes, la nature du temps, ou peut-être de la durée créatrice bergsonienne, se trouve dans les bifurcations quantiques d’un multi-univers à la Everett, sinon dans une « quatrième dimension ». Et ce n’est pas un hasard si la motivation première d’Everett lui-même semble avoir été de « résoudre » le paradoxe du chat de Schrödinger…
Pour Marcel Proust, la vie d’un artiste est tout entière dans son œuvre, en laquelle il doit voir comme une mission divine, un apostolat, un sacerdoce, auquel la vie ordinaire doit donc être entièrement subordonnée. Cette conviction est à la base de son Contre Sainte-Beuve. Il la reprend quand il oppose les médiocrités humaines de Bergotte, de Vinteuil ou d’Elstir – l’écrivain, le compositeur et le peintre – à la grandeur de leurs réalisations. Dans le sens de cette thèse, on peut juger par exemple que la vie de Verlaine est celle d’un triste sire et se demander comment Dieu a pu choisir pareil individu pour faire passer le souffle du génie. L’artiste, donc, s’efface devant son œuvre. Sa biographie, au sens courant de ce terme, n’a pas d’intérêt, sinon celui du contraste ou du paradoxe. À la fin du Temps retrouvé, le narrateur retrouve non pas la peur de mourir, qu’il a connue autrefois, mais celle de disparaître avant d’avoir jugé possible d’écrire le mot FIN, et il développe l’image puissante de l’esprit progressivement anéanti par le Corps : « Et avoir un corps, c’est la grande menace pour l’esprit. La vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu’elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu’elle est une imperfection, encore aussi rudimentaire qu’est l’existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l’organisation de la vie spirituelle. Le corps enferme l’esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l’esprit se rende. » Proust parlait en connaissance de cause, parce qu’il était malade. Mais de même que les péchés ordinaires de la mémoire ne sont pas des pathologies, et qu’ils nous affectent tous, de même le corps ne cesse-t-il jamais d’assiéger l’esprit. Un petit dérangement comme un mal de mer ou même une simple fatigue peuvent suffire à voiler sinon à anéantir momentanément nos capacités de comprendre et de percevoir. Parce qu’il n’est qu’une partie du cosmos, le corps entrave, sans s’y opposer complètement, la capacité de l’esprit à saisir des réalités supérieures. Sur ce point, Proust paraît cependant éloigné des philosophies et pratiques orientales qui élaborent une forme de connaissance du corps, au service de l’esprit, allant bien au-delà de notre mens sana in corpore sano, à cet égard à peine au-dessus du degré zéro de la connaissance. Est-il donc si évident qu’à la fin l’esprit doive se rendre ? Le paradoxe, ici, est que le temps occupé à libérer l’esprit de ses entraves corporelles et à le rendre aérien, l’empêche de se fixer sur d’autres œuvres qu’il peut porter en puissance, comme pour Proust l’écriture d’À la recherche du temps perdu. La fixation de l’attention est comme la réduction de la fonction d’onde en mécanique quantique, et se fait au détriment du reste. Sans doute Proust était-il condamné à écrire enchaîné, comme Richelieu exerçant le pouvoir sur sa litière.
Puisque j’ai évoqué Dieu à propos de Verlaine, comment ne pas revenir à Bergotte, mort devant Vermeer ? Le passage qui suit a été écrit à la suite d’une défaillance qui avait failli emporter l’auteur. « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n’apportent la preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyons obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être, d’y retourner revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi, parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout un travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance. »
Il est remarquable que, dans ce passage, l’auteur semble adhérer à la métaphysique de la « quatrième dimension » et donc croire à des espaces enveloppants, espaces d’où l’on vient et vers lesquels on va, auxquels certains individus exceptionnellement clairvoyants ou clairentendants peuvent avoir des accès plus ou moins fulgurants. On pense aussi à la métaphore bergsonienne du voile, interposé entre nous et une réalité qui nous dépasse. Proust évoque ici l’âme et non pas l’esprit. L’âme se situe dans des espaces supérieurs, alors que l’esprit, même s’il peut voguer dans des espaces intermédiaires, n’en est finalement qu’une manifestation terrestre et, au sens le plus immédiat, indissolublement liée au corps. Ajoutons encore que, dans le texte cité, Proust fait appel à l’intelligence, plutôt qu’à la sensation ou à l’intuition. Or, son projet de préface pour Contre Sainte-Beuve commence ainsi : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions passées, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom du passé n’est pas lui. En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée. L’objet où elle se cache – ou la sensation, puisque tout objet par rapport à nous est sensation –, nous pouvons très bien ne le rencontrer jamais. Et c’est ainsi qu’il y a des heures de notre vie qui ne ressusciteront jamais. C’est que cet objet est si petit, si perdu dans le monde, il y a si peu de chances pour qu’il se trouve sur notre chemin ! » Suit l’épisode non pas encore de la petite madeleine, mais du pain grillé, auquel j’ai déjà fait allusion. Pour Marcel Proust, l’intelligence n’a donc pas de place dans le processus aléatoire de la reconstruction du Temps, en sorte que notre passé est parsemé de trous noirs inaccessibles, qu’aucun travail volontaire de mémoire ne pourra faire resurgir. Mais elle semble en avoir une, importante, dans l’intuition d’une réalité, à la fois immanente et transcendante, au-delà de celle des données immédiates de la conscience. Proche sur ce point de Bergson, Bernard d’Espagnat parle de réel voilé : « […] la réalité indépendante, ou intrinsèque, ou “forte” est située hors des cadres de l’espace et du temps et n’est pas descriptible par nos concepts courants. […] La réalité empirique, celle des particules, des champs et des choses, n’en serait, comme la conscience, qu’un reflet pour nous. Et les deux reflets seraient complémentaires […] On peut dire que l’un et l’autre sont des réalités, mais seulement des réalités “faibles”, non totalement descriptibles en termes d’objectivité forte . » Tout se passe donc comme si les mystiques pouvaient communier avec les artistes dans une même expérience, là où peut-être s’opère la jonction entre raison et sensation. Pour Platon, la connaissance vraie (ou parfaite) requiert la fusion de l’intelligence et de la perception . Et la perception va au-delà du monde auquel s’intéresse actuellement la science.
Dans un petit ouvrage publié peu avant sa mort , Jacqueline de Romilly, qui se défend de refaire le coup de la madeleine, c’est-à-dire la dissection des remontées de mémoires provoquées par de tout petits « ponts », si l’on peut dire, rapporte des expériences vécues par elle de surgissements d’apparence totalement contingente – ou, comme elle dit, « en surprise » –, non pas de tableaux, mais de scènes à la fois en dehors du temps et sensuellement perçues, des flashes d’éternité, quoique le rapprochement de ces deux mots soit apparemment paradoxal, de bonheur pur, bref de moments parfaits, non pas reproduits, mais transposés, sublimés, dans un autre univers. N’y a-t-il pas là comme une application personnelle de la théorie platonicienne – impersonnelle – des Idées, à laquelle j’ai déjà fait allusion ? Certains bons moments de la vie « réelle » ne sont-ils pas des modalités imparfaites d’une réalité plus belle, que parfois une fulgurance ultérieure permet de cristalliser ? La grande helléniste, qui ne paraissait pas avoir outre mesure été travaillée par la métaphysique au cours de sa longue vie, pensait cependant depuis toujours qu’il y avait « autre chose ». Elle confie même avoir toujours été attirée par les humains accrochés à cette forme primitive de foi. Les hommes d’une même espèce (par exemple dans des genres a priori bien différents les mystiques, les politiques, les escrocs ou les personnes intègres…) se reconnaissent entre eux, pour le meilleur ou pour le pire. Ils se repartissent en clubs virtuels mais non moins exclusifs que les clubs réels. Pour Jacqueline de Romilly, ces surgissements, ou ces éclairs – sans doute favorisés par les loisirs forcés du grand âge et des infirmités après une vie sur-occupée pendant laquelle tant de fenêtres étaient restées fermées –, apportent des éléments de preuve de l’existence de cette « autre chose ». À l’appui de son expérience propre, elle cite Le Voyage dans le passé, une nouvelle de Stefan Zweig, tardivement découverte, dans laquelle l’écrivain autrichien rapporte une histoire du même genre. Qu’il puisse exister des mondes enveloppants auxquels, comme je l’ai déjà dit, certains parviennent de temps à autre à se connecter, que se trouve dans ces expériences un rapport possible avec l’« éternité », le temps en dehors du temps newtonien ou leibnitzien, le nirvana, le « bonheur parfait » ou la « conscience pure », que l’espace-temps de la perception ordinaire ne soit pas le fin mot de l’histoire, il y a là un invariant commun à toutes les grandes traditions spirituelles , parmi lesquelles le bouddhisme, auquel le passage précédemment cité de la mort de Bergotte fait évidemment penser. Si l’on sort du temps et de la mémoire ordinaires, comment ne pas aussi entrevoir la possibilité de vies « antérieures » ou « futures », ce qui d’ailleurs, dans le cadre du judéo-christianisme, pourrait donner un sens plus satisfaisant pour l’esprit à la notion de péché originel et à l’inverse à l’idée de salut. Comment ne pas aussi faire un lien avec le bardo – cet état à cheval entre la vie et la mort, comme le chat de Schrödinger – analysé dans le Livre des morts tibétains, et dont bien des personnes qui ont frôlé le grand passage ont fait l’expérience, lien aussi avec les fulgurances de la création ou de la découverte artistique et scientifique, ou de toute cristallisation.
Jonah Lehrer, un auteur qui a travaillé dans le laboratoire d’Eric Kandel, prix Nobel de physiologie et de médecine en 2000, l’un des pionniers de l’explication des mécanismes biologiques de la mémoire , a montré dans un petit livre que les mécanismes physico-chimiques de la mémoire à long terme révélés par la biologie contemporaine corroborent la méthode de Proust. La mémoire de court terme, celle éminemment transitoire de la vie au jour le jour que l’on appelle aussi working memory, repose sur l’activation ou la désactivation de structures neuronales existantes. Dans la mémoire de long terme, il y a création de nouvelles structures. Pour Lehrer, le processus d’écriture tel que le comprenait Proust, avec ses repassages et remaniements – création et re-création – incessants, seulement interrompu par l’imminence de la mort biologique, reflète l’essence même du phénomène de la mémoire. « The uncomfortable reality is that we remember in the same way that Proust wrote . » Voici comment le biologiste décrit l’anecdote de la madeleine. Dans ce passage, les symboles CPEB et mRNA désignent certaines molécules. Les prions sont une classe très particulière de protéines. Point n’est besoin ici de s’appesantir sur l’aspect physico-chimique de la question. « After CPEB is activated, it marks a specific dendritic branch as a memory. In its new conformation, it can recruit the requisite mRNA needed to maintain long-term remembrance. No further stimulation or genetic alteration is required. The protein will patiently wait, quietly loitering in your synapses. One could never eat another madeleine, and Combray would still be there, lost in time. It is only when the cookie is dipped in the tea, when the memory is summoned to the shimmering surface, that CPEB comes alive again. The taste of the cookie triggers a rush of new neurotransmitters to the neurons representing Combray, and, if a certain tipping point is reached, the activated CPEB infects its neighboring dendrites. From the cellular shudder the memory born. But memories, as Proust insisted, don’t just stoically endure : they also invariably change. CPEB supports Proust’s hypothesis. Every time we conjure up our pasts, the branches of our recollections become malleable again. While the prions that mark our memories are virtually immortal, their dendritic details are always being altered, shuttling between the poles of remembering and forgetting. The past is at once perpetual and ephemeral […] No longer can we imagine memory as a perfect mirror of life. As Proust insisted, the remembrance of things past is not necessarily the remembrance of things as they were. Prions reflect this fact, since they have an element of randomness built into their structures […] This is what Proust knew : the past is never past. As long as we are alive, our memories remain wonderfully volatile. In their mercurial mirror, we see ourselves . » À quoi on pourrait ajouter que les fluctuations autour de la réalité créent aussi des réalités.
Les confirmations de la biologie contemporaine sont intéressantes. Mais on peut se demander si, dans l’œuvre de Proust comme dans l’essai de Jacqueline de Romilly ou dans la nouvelle de Stefan Zweig, il n’y a pas les indications d’au moins une troisième forme de mémoire, qui serait celle des résidus ultimes et sublimés, au tréfonds du creuset où se déroulent nos trajectoires chaotiques insérées dans l’espace-temps tel que nous le percevons, mémoire au-delà de la mémoire éphémère du court terme ou de la mémoire sans cesse recomposée du long terme, et dont on pourrait imaginer qu’au moment de la mort, le contenu soit expédié, comme une sorte de SMS, puis transiterait, comme le suggère Proust, vers un monde entièrement différent de celui-ci, avant peut-être d’y revenir sous des formes inconnues… Dans « l’inconscient collectif » de Jung, ne peut-on pas voir comme une redistribution collective de cet héritage, aussi important peut-être que l’héritage culturel, ou que l’héritage génétique et familial individuel. En poussant un cran plus loin, on retombe sur les idées de métempsychose, de migration d’âmes ou de réincarnation, de communion des saints ou de conscience absolue. On en revient une fois de plus au thème de la quatrième dimension et au-delà.
Je renonce à aborder ici d’autres questions passionnantes comme les rapports entre la démarche de Proust, inspirée par l’art conçu à son plus haut niveau d’exigence, et celle, d’inspiration scientifique, de Freud ou de Jung. Jung surtout, à cause de la troisième mémoire et de « l’inconscient collectif », au-delà donc de la mémoire de long terme individuelle ou de l’héritage culturel. Il faudrait aussi se tourner du côté des paradis artificiels et des aides, chimiques ou autres, aux remontées de mémoire ou à l’inverse, en apparence, à la mort.
Pour conclure mon propos, j’ajouterai quelques remarques dans l’ordre de la physique sinon de la philosophie. L’époque où Proust mûrit son œuvre est celle où le temple de la physique classique s’effondre. De nouvelles théories émergent, radicalement contre-intuitives. La mécanique quantique, que j’ai plusieurs fois évoquée dans les pages précédentes, apparaîtra de plus en plus clairement comme l’édifice théorique où les phénomènes moléculaires, atomiques et subatomiques – c’est-à-dire l’infiniment petit à l’échelle humaine – trouvent leur cohérence. Elle deviendra progressivement un outil conceptuel majeur de la technologie. Son succès pratique inouï ne lui ôtera cependant jamais son côté mystérieux. Sur le plan le plus fondamental, elle se situe à la base de la « théorie standard » qui, aujourd’hui, donne un cadre unifié à trois des quatre forces fondamentales de la nature actuellement connues : l’interaction électromagnétique, et les interactions nucléaires forte et faible. Seule la gravitation n’a toujours pas trouvé sa place, de sorte qu’il n’existe pas encore de « théorie du tout », cette quête du Graal à laquelle Einstein a vainement consacré plusieurs dizaines d’années de sa vie et que poursuivent aujourd’hui les théoriciens des cordes et des super-cordes. Du côté de l’infiniment grand, c’est la relativité générale qui permet aussi bien de développer certaines techniques utiles aux hommes comme le GPS, que d’interpréter les phénomènes massifs révélés par l’astrophysique, comme les trous noirs, ou encore de construire des modèles plausibles de l’histoire de l’univers, comme la théorie du big bang, sur laquelle se branchent certaines des spéculations cosmologiques auxquelles j’ai déjà fait allusion. Du point de vue de la relativité, les quatre dimensions (trois d’espace et une de temps) sont entremêlées, ainsi que les notions de distance et de durée, confondues dans une seule métrique – ou plutôt pseudo-métrique car ici un intervalle peut être nul sans que les quatre coordonnées de chacune de ses extrémités soient égales. Dans le cas le plus simple où l’on fait abstraction de la gravitation (relativité restreinte), développé d’abord par Einstein en 1905 en ayant initialement en vue la cohérence des équations de Maxwell (synthèse classique des théories de la lumière et de l’électricité), cette pseudo-métrique résulte du postulat selon lequel la vitesse de la lumière est une constante universelle, c’est-à-dire ne dépend pas du mouvement de l’observateur (techniquement, du « système galiléen » de référence). Cette seule condition permet d’élaborer le formalisme dont découle la relativité de l’espace et du temps (d’où le nom de la théorie) ainsi que l’équivalence entre la matière et l’énergie (E = mc²). En résultent aussi, comme pour la mécanique quantique, des paradoxes dont le plus célèbre est la parabole du voyageur de Langevin. Les espaces plus généraux de la relativité générale sont des « variétés pseudo-riemanniennes à quatre dimensions », un langage qui fait référence au mathématicien Bernhard Riemann que j’ai déjà cité et dont les travaux – avec ceux de ses successeurs – ont permis à Einstein de mettre ses intuitions sous une forme mathématiquement adaptée. À l’échelle des phénomènes de la vie humaine courante, la « variété » en question ressemble à l’espace et au temps des données immédiates de la conscience, avec donc en apparence une séparation quasi complète entre l’espace et le temps, séparation perçue comme évidente par la plupart des hommes – mais peut-être n’est ce pas universel, de même que certains d’entre nous sont peut-être sujets aux fluctuations quantiques. En réalité, l’espace-temps entremêlé est courbé par l’énergie, ou plutôt par la matière-énergie, puisque la matière peut se transformer en énergie et réciproquement. La gravitation – en définitive Einstein voulait se mesurer à Newton davantage qu’à Maxwell, et il y parvint en 1917 – est en fait à la fois la cause et l’effet de cette courbure, dont résulte la métrique de l’espace-temps. Cette métrique est proche de celles (la distance et la durée) qui nous sont familières, lorsque la densité de matière-énergie est faible, ce qui est le cas du voisinage de notre planète. À la limite, on retrouve le cadre de la relativité restreinte.
Arrêtons-nous un instant sur la parabole de Langevin, dont Proust a peut-être eu connaissance. Imaginons un vaisseau spatial, comme le Venture Star du film Avatar (2009) qui rend visite à notre étoile la plus voisine Alpha du Centaure, située seulement à 4,37 années-lumière du Soleil. Cameron lui fait faire un aller simple en 6 ans, soit à 73 % de la vitesse de la lumière (laquelle est de 300 000 kilomètres par seconde !). Selon la théorie de la relativité restreinte (et naturellement de la relativité générale qui la complète avec la gravitation, mais peu importe ici), ceux des voyageurs qui reviennent sur notre planète après, disons, 15 ans de leur temps propre (celui mesuré par les horloges du vaisseau spatial) constatent que, sur la Terre, il s’est écoulé environ 22 ans : la vitesse a donc pour effet de ralentir l’écoulement du temps ! Nous sommes là devant un paradoxe aussi choquant que celui (postérieur) du chat de Schrödinger, et pour les mêmes raisons. Il est en effet plus facile d’admettre la relativité du temps pour des particules élémentaires, comme les muons (ou mésons µ) dont la durée propre d’existence (avant désintégration) est extrêmement brève (de l’ordre de deux millionièmes de seconde) mais qui, vu de la Terre, vivent beaucoup plus longtemps, grâce justement à leur vitesse, proche de celle de la lumière. En fait, la dilatation du temps est parfaitement établie expérimentalement et une technologie comme le GPS en dépend (là, on ne peut pas ignorer l’effet de la gravitation). Le paradoxe de Langevin est moins choquant si l’on pense aux voyageurs seulement comme des assemblages de particules. De plus, pour que le phénomène soit sensible, il faut des vitesses prodigieusement élevées. Les formules (extrêmement simples !) de la relativité restreinte indiquent en effet que le coefficient de dilatation est l’inverse de la racine carrée de 1-u² (un moins le carré de u), où u est la vitesse (du vaisseau spatial par exemple) exprimée en pourcentage de celle de la lumière. Dans le cas du film de Cameron, u est égal à environ 0,73 (c’est-à-dire 4,37 divisé par 6), d’où résulte l’assertion qui précède. Si vous prenez u = 10 %, ce qui est déjà considérable (30 000 kilomètres par seconde), la dilatation est légèrement inférieure à 2 jours par an. Un effet somme toute limité, si l’on considère le fait qu’à cette vitesse, le voyage aller-retour de Venture Star prendrait environ 110 ans et que, pour la seule propulsion du vaisseau, il faudrait une énergie des milliers de fois supérieure à celle que consomme actuellement l’humanité toute entière en un an ! Ajoutez à cela que l’étoile Alpha du Centaure n’a hélas rien d’hospitalier et que les astres éventuellement intéressant pour des missions humaines se trouvent considérablement plus éloignés que cette petite voisine. Pour avoir des coefficients de dilatation substantiels, il faut s’approcher sérieusement de la vitesse de la lumière : 1,46 avec u = 0,5 ; 2,29 avec u = 0,9… Si vous voulez retrouver la Terre vieillie de mille ans après un an de voyage, prévoyez de vous déplacer avec un écart relatif avec la vitesse de la lumière inférieur à un demi-millionième ! Finalement, la parabole de Langevin, comme celle de Schrödinger, élargit notre horizon philosophique et artistique sur le temps, mais bouleverse d’autant moins la condition humaine que la vie n’est guère concevable dans les régions de l’univers où la relativité du temps est la plus sensible – celles où la gravitation est plus forte en raison de la concentration de la matière-énergie. Une fois encore, ce qui doit plutôt nous émerveiller, c’est que l’homme soit capable de s’élever ainsi tellement au-dessus des données immédiates de sa conscience.
Dans la pratique de la physique contemporaine, en astrophysique ou pour les besoins de la technologie, les quanta et la relativité font bon ménage. Mais des problèmes fondamentaux demeurent, typiquement pour mieux comprendre la notion de temps. Du point de vue microscopique, l’histoire du chat de Schrödinger soulève évidemment des interrogations à ce sujet (comment cerner le bardo ?), de même qu’à l’autre extrémité de l’échelle la notion du big bang. D’abord, cet « événement » n’est pas bien défini, puisque les cosmologistes nous disent que l’on ne sait plus rien de la physique en deçà du « mur de Planck », c’est-à-dire un « âge » inférieur à 10-43 secondes (c’est-à-dire l’inverse du chiffre 1 suivi de 43 zéros !) et des distances inférieures à 10-35 mètres… De plus, indépendamment de la question de l’origine, lorsqu’on dit que ce big bang s’est produit il y a 13,7 milliards d’années, il ne faut pas penser à 13,7 milliards de fois une année de vie humaine, à supposer qu’on le puisse . Et si l’on imagine le temps propre d’un voyageur à la Langevin sillonnant l’univers à la vitesse de la lumière, le coefficient de dilatation dont j’ai parlé précédemment serait infini, c’est-à-dire que, du point de vue terrestre, il serait tout simplement éternel… Entre les deux extrémités (microscopique et macroscopique), il y a toute la question de l’irréversibilité, qui s’exprime dans le second principe de la thermodynamique : le premier principe dit que l’énergie de l’univers considéré par essence comme système « isolé » est constante (mais alors, par exemple, d’où vient l’énergie « initiale » ?); le second, que son entropie, c’est-à-dire la mesure de son « désordre », s’accroît. Faut-il considérer que c’est l’accroissement de l’entropie qui définirait la flèche du temps ?
Dans un passage célèbre de l’Essai philosophique sur les probabilités, issu d’une conférence donnée en 1795, Laplace définit ainsi le déterminisme : « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Si la mécanique quantique était la « théorie du tout », on pourrait au moins conceptuellement imaginer un immense système quantique embrassant l’univers en entier, avec son espace hilbertien, ses observables, son équation de Schrödinger, et l’on retrouverait une forme de déterminisme laplacien – car l’un des charmes de la mécanique quantique, et non le moindre, est que les lois de probabilités qui y interviennent sont, elles, parfaitement déterminées. Autrement dit, si « le vieux » (ainsi Einstein parlait de Dieu) joue aux dés, il le fait selon des règles très précises. Si c’était la théorie de la relativité générale qui donnait la clé universelle, on pourrait – toujours dans l’esprit de Laplace – concevoir une variété pseudo-riemannienne permettant même de saisir la totalité de l’univers d’un seul coup d’œil. Mais nous savons aujourd’hui que, si elle existe, la théorie du tout est encore plus déconcertante que les représentations issues des travaux des géants du XXe siècle et que la question même du déterminisme laplacien risque d’y perdre définitivement tout sens. Ce qui n’empêchera jamais les philosophes, les artistes et les « fous », disons les êtres inspirés, de vibrer à la harpe du temps.
On sait que Proust vouait une grande admiration à Henri Bergson, alors au faîte de la gloire, littéraire et philosophique. L’Essai sur les données immédiates de la conscience date de 1889, Matière et Mémoire de 1896, Le Rire de 1900, L’Évolution créatrice de 1907, L’Énergie spirituelle de 1919. Bergson a rejeté la nouvelle physique, qu’il n’a guère comprise, mais cela n’a pas empêché ses idées sur la distinction entre le temps et la durée de conserver leur pertinence, dont découle la possibilité d’une interface entre l’artiste et le philosophe.
Il nous fait sortir du monde platonicien des Idées, sous sa forme originelle, où le temps est aboli. Son raisonnement, qui nous ramène à la centralité de l’homme au sens pascalien, s’insère dans le cadre familier de l’espace (espace euclidien à trois dimensions avec la notion de distance) et du temps (temps absolu dans la conception de Newton, relationnel dans celle de Leibniz), tout en le dépassant. Pour lui, la conception des physiciens repose sur le postulat « cinématographique », que j’ai déjà évoqué : un film projeté peut donner l’illusion de la vie, mais il n’est pas la vie, et peut en l’occurrence être donné « d’un seul coup ». On peut dire qu’il y a, entre la vie et un film, le même écart qu’entre un scénario et sa réalisation . Entre les deux réside l’essence de la durée (laquelle, pour Bergson, ne se réduit donc pas à un simple intervalle de temps, c’est-à-dire à l’équivalent temporel de la distance) ou de l’évolution créatrice, mais aussi, en ce qui concerne l’humanité, de la liberté. À ce niveau aussi prend place la notion de kairos, distincte de celle de chronos en ce qu’elle vise les moments propices et se rattache à l’idée d’intuition et plus fondamentalement à celle de destin. Mais la distinction bergsonienne entre le temps et la durée s’applique à l’univers tout entier. Que l’univers fasse place à la Création, qu’il ait donc une histoire, qu’il y ait d’ailleurs plusieurs et même une infinité d’univers ou de dimensions plus ou moins décalés et connectés (je n’ai pas complètement perdu Abbott en chemin), tout cela est concevable, et toute tentative humaine de saisir l’Univers (avec un grand U) d’un seul coup d’œil sera au mieux un scénario, une approximation, un reflet. Et la question de Dieu reste ouverte, comme elle l’a toujours été.
Dans le mode de penser bergsonien, l’incertitude ne provient pas seulement du hasard, irréductiblement présent dans les fondements de la mécanique quantique ou dans les phénomènes liés aux grands nombres et/ou à la complexité. En dernière analyse, elle résulte du mystère de la Création. Création, mais aussi Destruction. Et il y a peut-être place pour une conception de la destruction créatrice, bien au-delà de la célèbre théorie schumpétérienne de l’évolution économique. Ceci nous ramène aux géants et à la grandeur qui caractérise l’Homme autant que sa misère, comme Pascal l’a si bien dit. Géants, les hommes le sont par l’étirement de la durée, potentiellement toujours à reconstruire et à revivre à tous les niveaux de « la » mémoire. Ils le sont par leur capacité à concevoir les univers et à en saisir, par intuition – ou plus précisément à ces moments de connaissance parfaite où se rencontrent, au point de fusionner, l’intelligence et la perception –, les parts d’inconnu ou de création. Ils le sont par l’art et sa forme suprême, la littérature. C’est parce que, autant qu’il est possible dans une œuvre, il est parvenu à dompter le Temps, que Proust a rendu la sienne immortelle, c’est-à-dire au-delà du Temps.