Rivalités de puissance, idéologies et multilatéralisme

Article dans la Revue Défense nationale, n° 838, mars 2021

La mondialisation est un phénomène récurrent de l’Histoire universelle. Depuis les temps modernes, il y eut celle issue des grandes découvertes, puis celle des poussées impériales du XIXe siècle, principalement européennes mais aussi américaine. Dans les deux cas, il est facile d’établir le lien avec des révolutions économiques. La troisième mondialisation provient de la révolution des technologies de la communication et de l’information, d’abord dans le domaine militaire (années 1970), puis dans la finance (années 1980), avant de se diffuser dans l’économie et la société en général. La compétition qui en est résultée a abouti à la chute de l’URSS et à l’apparente victoire idéologique de la démocratie libérale et de l’empire américain.

Mais, alors que dans le premier cas la mondialisation s’est faite au profit exclusif des Européens ou de leurs descendants (les colons fondateurs des Etats-Unis), dans le second, l’Europe toujours mais aussi les Etats-Unis en plein essor après la guerre de Sécession ne sont parvenus qu’à effleurer les grands pays de l’Asie de l’Est, dans l’aire civilisationnelle qu’on appelait Extrême Orient : le Japon et la Chine. Les deux n’ont alors eu de cesse de rattraper ceux qui n’avaient pas réussi à les conquérir. Le premier prit son envol avec un siècle d’avance sur le second. L’empereur Meiji bénéficia d’une unité politique achevée et d’un parti réformateur solide et articulé. L’histoire du Japon entre 1868 et 1945 forme un tout cohérent, à travers même ses dérives. En Chine, les réformateurs ne parvinrent pas à s’imposer sous la dynastie Qing, déclinante. Ils durent attendre plus d’un siècle, après la réunification nationale effectuée sous le régime de Mao Zedong. Mais l’Asie de l’Est n’a rien d’une communauté. Si, depuis l’ère Meiji, le Japon a réussi à rattraper les Occidentaux, son rêve de domination s’est brisé sur son hubris et finalement sur Hiroshima et Nagasaki. A la suite de quoi, il est entré dans l’ordre américain issu de la Seconde Guerre mondiale. Depuis l’ère de Deng Xiaoping, la Chine a d’abord fait patte de velours vis-à-vis des Occidentaux dont elle avait besoin, comme d’ailleurs le Japon au début de l’ère Meiji. Aujourd’hui, la nouvelle Cité interdite affiche de plus en plus fermement son aspiration à la puissance, mais se garde des excès. En conséquence, contrairement au Japon, l’indépendance de la Chine n’est aujourd’hui entravée que par certaines insuffisances technologiques ou par ses déficits en ressources naturelles, autant de lacunes qu’elle veut à tout prix combler dans les prochaines années.

Le but de la Chine est d’être reconnue comme la première puissance mondiale à l’occasion du centième anniversaire de la victoire de Mao, en 2049. Les Chinois ont une revanche à prendre sur les Occidentaux, et ne s’en cachent pas. Que leur puissance soit alors hégémonique, que les Etats-Unis, l’Inde, les Européens et les autres leur reconnaissent la responsabilité de faire régner l’ordre mondial au XXIe siècle comme cela aura été plus ou moins réellement le cas pour l’Angleterre avec la Pax Britannica au XIXe siècle ou pour les Etats-Unis avec la Pax Americana au XXe, on ne peut pas ne pas se poser la question. A court terme, c’est-à-dire à l’horizon du mandat du couple Biden-Harris, l’intérêt commun des Etats-Unis et de la Chine est de tenter de jouer la carte de la « rivalité compétitive », pour reprendre l’euphémisme de ce grand forgeron d’expressions qu’est le professeur Joseph Nye. Pareille rivalité pourrait-elle déboucher, au lieu d’une hégémonie, sur un nouvel équilibre bipolaire structurellement stable ? A moyen terme, on ne peut exclure le risque d’un accident de parcours, risque dont la probabilité ira en croissant avec le temps. Sur la durée, l’enjeu majeur est Taïwan. Hong Kong est déjà perdu pour les Occidentaux. Naturellement, on ne peut pas exclure non plus que la Chine connaisse de sérieuses difficultés intérieures dans les temps à venir. Ses rivaux sont tentés de l’espérer, tout en redoutant qu’elle puisse cesser d’être le moteur de la croissance mondiale.

Derrière les rapports de puissance, l’enjeu idéologique est de plus en plus manifeste. Depuis 1945, les Occidentaux ont essayé d’imposer le modèle de la démocratie libérale au reste du monde. Après la chute de l’Union soviétique fin 1991, ce fut tout le sens de la poussée des institutions « euro-atlantiques » (comme disent les Américains) vers l’Est, laquelle s’est heurtée au refus de la Russie de se soumettre au capitalisme américain. Car tel était l’enjeu matériel sous-jacent. Hélas pour la Russie, Eltsine et Poutine n’ont pas été capables de mettre en œuvre des réformes qui auraient permis à leur pays d’entrer dans la modernité tout en restant indépendant, comme la Chine y est parvenue. Or, sur la longue durée, légitimité et efficacité vont de pair. Avec l’affaire Navalny, on voit que la légitimité du régime poutinien commence à s’effriter et cette tendance va s’accentuer, au profit de la Chine. Mais la légitimité de la démocratie libérale est également écornée, en raison de son inefficacité apparente à résoudre maints problèmes de société, comme dans le cadre actuel de la pandémie. A contrario, on peut s’attendre à ce que le régime du « socialisme aux caractéristiques chinoises » reste soutenu par l’immense majorité de la population aussi longtemps qu’il continuera de répondre à ses aspirations, lesquelles ne sont pas d’ordre idéologique, mais pratique. Elles peuvent se résumer ainsi : une vie meilleure pour le plus grand nombre. Longtemps, les idéologues de l’occidentalisme ont cru au mythe de ce que depuis trente ans j’appelle l’équation ou mieux le postulat de Fukuyama :

démocratie + économie de marché↔ paix + prospérité

Une équation chimique plus que logique, la double flèche indiquant que les implications sont supposées fonctionner dans les deux directions. En admettant même que la signification de chacun des termes employés soit dépourvue d’ambiguïté, ce qui n’est pas le cas, on observera que ni la démocratie libérale et l’économie de marché d’un côté, ni la paix et la prospérité de l’autre, n’ayant jamais régné sur notre Terre dans son ensemble, il est difficile d’affirmer ou d’ailleurs d’infirmer l’une ou l’autre de ces implications qui ne sont donc que des postulats pseudo-hégéliens. Par ailleurs, l’émergence de la Chine contredit l’idée selon laquelle la paix et la marche vers la prospérité précipiteraient l’avènement de la démocratie libérale. On pourrait évidemment revenir, à ce propos, sur l’histoire comparative de la Chine et du Japon.

Pour conclure la première partie de cet article, on peut dire que le monde qui s’annonce sera dominé par la compétition entre deux puissances impériales et en même temps deux idéologies, dont aucune ne peut prétendre à l’emporter sur la planète à l’horizon prévisible. A quoi on ajoutera que les autres puissances, comme l’Inde, les pays de l’Union européenne, ou encore les Etats membres de l’ASEAN, ne veulent pas être contraints de choisir entre les deux camps, ce qui complique encore la prévision à moyen terme. Pour l’Union européenne, la priorité est de développer l’autonomie technologique, préalable à toute concrétisation du concept ambigu d’autonomie stratégique. Elle devra résister aux tentatives américaines de transformer l’Alliance atlantique en une Sainte alliance des démocraties plus ou moins libérales contre le collectif des Etats autoritaires ou autocratiques. Elle devra accroitre sa marge de manœuvre vis-à-vis des Etats-Unis, évidemment sans tomber dans la dépendance de la Chine.

Tel est le contexte dans lequel se pose la question de l’avenir du multilatéralisme. Il s’agit d’abord du système issu de la charte des Nations Unies, dont on dit que la supériorité sur la Société des Nations tient principalement à l’institution du Conseil de Sécurité avec ses cinq membres permanents (P5), dotés du droit de veto. La faiblesse intrinsèque de l’ONU tient cependant à ce que, malgré la fin de la guerre froide il y a 30 ans, le P5 reste autant que jamais divisé entre les trois démocraties libérales (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne) et les deux puissances autoritaires (Russie et Chine, celle-ci ayant pris le pas sur celle-là).

Pour les conflits les plus importants, les grandes puissances, à commencer par les Etats-Unis, ne prêtent d’ailleurs qu’une attention épisodique au droit international, en fonction exclusivement de leur intérêt national du moment, plus ou moins étroitement conçu. L’ONU conserve malgré tout une certaine légitimité sur le plan international, car elle augmente l’influence des puissances moyennes et constitue une caisse de résonnance à la disposition des petits Etats. La majorité de l’Assemblée Générale plaide pour une réforme dans laquelle le Conseil de Sécurité serait davantage représentatif de la hiérarchie des puissances telle qu’elle évolue dans le temps, directement ou de manière plus réaliste à travers le renforcement des organisations régionales. Ce dernier point est essentiel, car dans la réalité des rapports de force, aucune réforme n’aurait actuellement de chance d’aboutir.

Le problème est alors reporté sur les organisations régionales – dont certaines comme l’Union Africaine se sont consolidées avec le temps – à un moment historique où l’image du multilatéralisme se brouille avec celle d’une multipolarité très géopolitique. Les principales puissances ont en effet tendance, selon leur rang, à se constituer des zones d’influence comme au XIXe siècle. L’OSCE reste paralysée par l’ombre persistante du conflit Est-Ouest du temps de la guerre froide. Dans un autre genre, n’a-t-on pas vu, la Turquie d’Erdogan, une puissance moyenne de surcroit membre de l’OTAN, tenter de profiter de la distraction américaine, sous la présidence de Trump, pour s’imposer – au Moyen-Orient mais aussi en Méditerranée orientale et dans le Caucase ?

L’idée, excellente sur le papier, d’une organisation démocratique d’un multilatéralisme en poupée gigogne, me parait avoir fort peu de chances de prospérer dans l’avenir prévisible. A court-moyen terme, je crois plus réaliste de s’attendre à ce que l’ONU continue de jouer son rôle de frein aux chocs déstabilisateurs qui ne manqueront pas de surgir ici ou là. Ce ne serait déjà pas négligeable. Pour les grands enjeux, le bilatéralisme ou le minilatéralisme continueront de prévaloir. Le minilatéralisme est évidemment dans l’intérêt des Européens, particulièrement de la France qui n’a jamais renoncé à élaborer et à défendre sa propre vision du système international dans son ensemble. Toujours au sujet des grands enjeux, on peut regretter le recul de l’arms control, l’une des grandes réalisations diplomatiques de la guerre froide dont l’essor, après la crise des missiles de Cuba en 1962, a permis de réduire le risque d’une Troisième Guerre mondiale. Le retour aux principes et aux méthodes de l’arms control, tant sur les plans nucléaire que conventionnel, me parait une perspective plus prometteuse pour la paix que la transposition formelle des principes démocratiques à l’Assemblée des Nations Unies, laquelle n’est d’aucune manière un parlement de nations supposées égales.

Mais la sécurité, ce n’est pas seulement le politico-militaire. Une bonne gouvernance économique restera dans l’intérêt du système international dans son ensemble aussi longtemps que les Etats ne se seront pas réorganisés en blocs faiblement couplés entre eux. Pareille configuration pourrait advenir si la volonté de chacun de réduire la vulnérabilité stratégique de ses chaînes d’approvisionnement prenait une tournure extrême, mais ce n’est pas un risque immédiat. Cet intérêt commun a un caractère critique, car l’expérience des années 1930 suggère que le plus court chemin vers l’explosion du système international et la guerre passe par une crise économique de grande ampleur. On sait depuis au moins 2008 que le monde contemporain n’est pas à l’abri d’un retour de pareille calamité, si la coopération internationale est insuffisante. Celle-ci passe par des institutions qui doivent s’adapter en permanence. Ce n’est pas seulement une affaire intellectuelle ou de doctrines. C’est aussi une question de rapports de force, car si les prévisions esquissées plus haut se concrétisent, le poids de la Chine dans ces institutions deviendra progressivement prépondérant.

A quoi s’ajoute une autre considération, essentielle : comme dans les accords d’arms control, une bonne gouvernance exige des droits de regard réciproques dans les affaires des uns et des autres. Une discipline à laquelle Américains et Soviétiques ne s’étaient pas facilement résolus. Les grands dérapages trouvent leur origine dans des actes que l’on veut cacher. Or, culturellement, les Chinois ouvrent encore moins facilement leurs coffres que les Américains. Je ne vois aucune solution simple à ce type de problème, sinon la volonté partagée d’instaurer des mesures de confiance. Cela ne peut se produire que si les parties concernées en ressentent l’absolue nécessité. Nous n’en sommes pas là. Les Européens peuvent et doivent agir vigoureusement pour pousser Américains, Russes et maintenant Chinois dans cette direction, ce qui suppose du côté européen de la retenue sur le plan idéologique.

Ces remarques me conduisent à évoquer la pandémie de Covid-19, un signal supplémentaire du retour à la normalité historique depuis le début du XXIe siècle. Cette tragédie est un avertissement. D’autres pandémies pourraient survenir du fait de la mondialisation. Voilà un domaine où la nécessité d’une organisation internationale forte devrait s’imposer à l’évidence. On a critiqué l’OMS. Mais aujourd’hui son problème n’est pas sa force, mais sa faiblesse. On parle de la santé comme d’un « bien public mondial » et de fait, par exemple, la vaccination d’un individu où que ce soit est dans l’intérêt de la population mondiale dans son ensemble. Mais, ayant dit cela, qui va décider des moyens à réunir pour la mise au point des vaccins, pour leur production, leur distribution etc ? D’où viendront ces moyens ? Trop souvent, dans ce cas comme dans tant d’autres concernant les relations internationales, on se paie de mots puisqu’il n’existe pas de gouvernement mondial. En attendant de faire de la santé un bien public vraiment mondial, l’Europe peut et doit lui donner consistance comme un bien public à son échelle.

S’agissant du réchauffement climatique, on commence à peine à élaborer des réponses efficaces, moins grâce aux traités ou aux pressions politiques directes qu’en raison des progrès technologiques et de la conviction, chez les industriels, que la demande ira inéluctablement dans le sens du verdissement de l’économie. Les connexions logiques existent entre les différentes approches, mais elles sont subtiles.

Pour finir, j’ajouterai quelques mots sur la construction européenne, omniprésente dans ce qui précède. J’y vois comme un modèle réduit et encore balbutiant de ce que pourrait devenir l’organisation politique mondiale dans les prochains siècles. Le véritable multilatéralisme se construit à l’image du système neuronal, face aux nécessités imposées par l’action au sens large. Les théoriciens des relations internationales parlent d’« engrenage institutionnel ». Ainsi s’élabore peu à peu l’organisation qui permet de survivre. Pour l’Europe, la survie, c’est d’abord celle d’une civilisation qui n’a pas dit son dernier mot. Peu portés à l’abstraction, les pères fondateurs de la Communauté devenue Union européenne ont saisi instinctivement que les nations devaient s’interconnecter pour qu’émerge l’unité dans la diversité. En ce sens, en dépit de toutes ses difficultés, l’Europe continue de se donner en exemple au monde. Elle aspire à lui montrer une troisième voie, entre un ordre juridique naïf et la loi du plus fort. Puisse la France comprendre toujours mieux que la construction européenne doit rester le centre de gravité de sa politique étrangère dans les temps encore plus turbulents qui s’annoncent.