Quel avenir pour la France ?
Texte rédigé pour la séance publique des cinq académies, sous la Coupole de l’Institut de France, le 16 octobre 2001
L’avenir de la France, c’est l’Europe. Non pas l’Europe éphémère des grands conquérants, celle de César, des Habsbourgs ou des Bourbons, celle de Charlemagne ou de Napoléon, mais l’Europe libre, cimentée par le consentement de ses composantes telles que l’histoire nous les a léguées, l’Europe respectueuse d’une diversité culturelle qui sera le socle de sa propre culture et la source d’une fraternité fondée non pas sur un projet jacobin d’uniformisation, mais sur la valorisation des différences.
On peut dire de l’Europe ce que Walter Bagehot disait de la nation : « Nous savons ce que c’est quand on ne nous le demande pas. » De même que l’univers est insaisissable en dehors d’une relation dialectique toujours particulière entre une modélisation mathématique et un ensemble structuré d’observations, de même l’Europe ne se conçoit-elle pas en dehors de la combinaison d’un projet toujours à animer et d’une expérience historique. Toute tentative pour enchâsser l’Europe est vouée à l’échec. Même celle de Paul Valéry disant : « Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise quant à l’esprit à la discipline des Grecs est absolument européenne. » L’adverbe « successivement » introduit l’idée d’une suite possible ; et, si l’on parle d’une race ou d’une terre « absolument » européenne, c’est que l’européanité n’est pas nécessairement absolue. Ainsi puis-je imaginer une Europe qui serait un jour lieu de réconciliation des trois monothéismes. Les projets européens qui se sont succédé à travers les siècles, généralement inspirés par l’idéal de la paix perpétuelle, sont toujours restés ambigus du côté de la géographie. Le tractatus du roi de Bohême Podiebrad de 1464 onze ans après la prise de Constantinople dessinait les contours d’une organisation de l’Europe chrétienne au sein d’une universitas ayant pour objet la résistance à l’Empire ottoman. Près de cinq siècles plus tard, les Turcs étaient devenus nos alliés, et c’est contre l’Empire soviétique que l’Europe atlantique a pris naissance. Également ouvert était le projet de Henri IV que Sully formule magnifiquement dans ses Mémoires : « Partager avec proportion toute l’Europe entre un certain nombre de puissances qui n’eussent rien à envier les unes aux autres du côté de l’égalité ni rien à craindre du côté de l’équilibre. » Plus tard, l’abbé de Saint-Pierre, dont allaient s’inspirer Rousseau et Kant, a balancé entre l’idée de l’Europe et celle de chrétienté, et cette hésitation perdure. Plus proche de nous, l’immense Victor Hugo, visionnaire comme peuvent l’être les poètes, prédisait à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 l’avènement d’une « nation extraordinaire ». « Cette nation, écrivait-il, aura pour capitale Paris et ne s’appellera point la France : elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au XXe siècle, et aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité. »
Ce qu’il faut retenir, c’est la justesse de l’intuition d’une transformation radicale des unités politiques, dont la cause la plus fondamentale, comme aurait dit Thucydide, est le progrès des sciences et des techniques, et de tout ce qui en facilite l’éclosion et la diffusion. Il en fut ainsi, quelque trois mille ans avant Jésus-Christ, avec la découverte de l’écriture et, il y a un peu plus de cinq siècles, avec celle de l’imprimerie. Une cinquantaine d’années avant Valéry, Hugo avait compris que le temps du « monde fini » allait commencer. Il a entrevu ce qu’au début du XXIe siècle on recouvre sous le vocable de « mondialisation » et qui fait que, au-delà de la réconciliation franco-allemande et de la lutte contre les méfaits du communisme, l’Union européenne est devenue le grand laboratoire de fabrication d’une nouvelle sorte d’unité politique adaptée aux temps nouveaux. Il a entrevu que, de toute façon, la construction de l’Europe ne serait qu’une étape vers un projet plus vaste. De là résulte qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder sur la question actuellement insoluble des limites ultimes de cette construction.
Mais, si l’Europe ne se laisse saisir dans aucune formule simple, du point de vue historique, géographique ou culturel, qu’est-elle ? Cette question, on n’a cessé de se la poser au XXIe siècle, mais à propos de la nation. Et ce n’est pas un hasard si, de nos jours, les discours sur l’Europe et sur la nation sont inextricablement liés. Au risque de caricaturer, je dirais qu’à une extrémité du spectre des opinions se trouvent les partisans du cosmopolitisme caractéristique d’une partie des élites européennes depuis le Moyen Âge et qu’un écrivain comme Stefan Zweig incarnait ; à l’autre se regroupent ceux qui croient à la nation comme une réalité à jamais figée, véritable atome de ce que l’on appelle selon une terminologie significative les relations internationales, et non pas interpopulaires ou interethniques. Dans un cas, on rêve, pour paraphraser Hugo, d’une Europe qui serait plus que nation, mais civilisation, et mieux que civilisation, qui serait famille ; dans l’autre, on ne conçoit que l’« Europe des nations » ou, si l’on va jusqu’à identifier nation et État, l’« Europe des États ». Toute la difficulté tient au fait que l’on manipule des concepts associés à des constructions sociales, en oubliant, particulièrement dans le second cas, l’éternelle transformation des choses matérielles et humaines. Or le phénomène national est récent et il ne durera pas éternellement.
Le sens moderne de « nation » n’est pas antérieur au XVIIIe siècle. Natio désignait à Rome la déesse de la naissance et de l’origine. Le mot se rapportait à gens et à populus, et s’opposait à civitas. Dans le vocabulaire classique, la nation correspond à l’idée anthropologique moderne d’ethnie. Le nationalisme, qui s’est développé à partir du Siècle des lumières et surtout après la Révolution française, est un principe idéologique qui, comme l’écrit l’anthropologue tchèque contemporain Ernst Gellner , « exige que l’unité politique et l’unité territoriale se recouvrent ». Le nationalisme moderne se distingue des formes moins exigeantes d’identification à un groupe par le devoir de subordination des nationaux envers l’État, lequel englobe et représente la nation, c’est-à-dire le groupe ethnique. Cette subordination est absolue en cas de guerre. Mais les ethnies sont rarement « pures ». Le nationalisme réel a pris d’autres visages. La définition de la France révolutionnaire était encore essentiellement territoriale. Pour un Lazare Carnot, la nationalité était entièrement déterminée par la citoyenneté. En particulier, la langue française ne constituait pas, en théorie, un critère de nationalité. En pratique cependant, plus une nation se prétendait une et indivisible comme la France, et plus l’hétérogénéité en son sein la gênait. Dans son rapport sur les langues au Comité de salut public, Barère écrivait : « Dans les départements du Haut et du Bas-Rhin, qui a donc appelé, de concert avec les traîtres, le Prussien et l’Autrichien sur nos frontières envahies ? L’habitant des campagnes qui parle la même langue que nos ennemis, et qui se croit ainsi bien plus leur frère et leur concitoyen que le frère et le concitoyen des Français qui lui parlent une autre langue et ont d’autres habitudes. » Ainsi, dans un État comme la France, le critère linguistique a-t-il finalement tendu à s’imposer dans la définition de la nationalité. Par la suite, l’unification linguistique s’est répandue pour des raisons pratiques autant qu’idéologiques, contribuant à une modification radicale de la notion d’ethnie. Alors que, pour les nationalistes, la création d’unités politiques fondées sur les équations État = nation = peuple présuppose une ethnie, c’est l’État qui devient le concept central pour les révolutionnaires. Dans les deux cas, on va beaucoup plus loin que le simple patriotisme d’État, dont la loyauté des Finlandais à l’empire des tsars jusqu’à la politique de russification engagée après les années 1880 donne le bon exemple. L’identification du « peuple souverain » à l’État est en quelque sorte forcée par anticipation ; car, dans la réalité, la conscience nationale se développe de façon inégale parmi les groupes sociaux et entre les diverses régions d’un pays. En règle générale, les masses populaires sont les dernières à être touchées. Bien après la Révolution française, ce mode quelque peu hégélien de construction nationale restait la règle. Massimo D’Azeglio, l’un des chefs modérés du Risorgimento, pouvait s’écrier lors de la première session du Parlement du royaume d’Italie nouvellement unifié : « Nous avons fait l’Italie, maintenant nous devons faire les Italiens. » Et peu importait à ceux qui discutaient de la « question polonaise » que la plupart des paysans parlant polonais ne se sentissent pas nationalistes. Le maréchal Pilsudski disait : « C’est bien l’État qui fait les nations et non pas les nations qui font l’État. » En France, effectivement, c’est l’État à travers notamment les recensements, l’état civil, le système métrique, les routes, les chemins de fer, les postes ou l’école, surtout primaire qui a consolidé la nation et le sentiment national tout au long du XIXe siècle, de manière particulièrement volontariste sinon agressive après la défaite de 1870. En fait, ce n’est qu’après 1880 que l’attrait du nationalisme s’est exercé sur les populations dans leur ensemble, échappant aux dirigeants et aux gouvernements. Avec le recul du temps, il n’est pas sûr que l’on puisse voir dans cette évolution l’un des grands progrès de l’humanité.
À l’évidence, les intellectuels ont contribué à la construction de l’« identité nationale » et spécialement les historiens, parmi lesquels François Guizot, théoricien de la civilisation européenne autour des idées d’État-nation et du couple liberté-égalité ; Augustin Thierry, secrétaire de Saint-Simon, admirateur de Walter Scott, qui lisait le passé en termes d’affrontements de races et de lutte des classes et dont Karl Marx pouvait se réclamer ; Jules Michelet, metteur en scène de la saga des peuples personnifiés, lui aussi pénétré de l’idée d’une histoire orientée par la Providence.
Un aspect particulier de la question nationale au XXIe siècle, très éclairant pour toute réflexion contemporaine, doit être relevé. Il s’agit de l’idée de viabilité. Comme aujourd’hui pour l’Europe elle-même, l’émergence des nations était en particulier débattue du point de vue économique. Pour les théoriciens libéraux ouverts à l’idée nationale, la nation devait être assez étendue pour former une unité de développement viable. En 1843, dans son Dictionnaire politique, Étienne Garnier-Pagès jugeait « dérisoire » que la Belgique et le Portugal fussent des nations indépendantes, parce qu’elles étaient trop petites . Giuseppe Mazzini et Camillo Benso, comte de Cavour, apôtres du principe des nationalités, partageaient ce jugement, qu’ils appliquaient à l’Irlande. À leurs yeux, le principe des nationalités ne valait que pour des entités très enracinées et d’une certaine étendue, musclées et dotées de l’« esprit de conquête ». La prolifération de mini-États incapables de survivre sans assistance extérieure était donc jugée négative, comme l’indique la connotation péjorative du mot plus récent « balkanisation » . On discutait des nationalités et des langues appelées à disparaître et, à l’inverse, des critères assurant à un peuple l’accès au statut d’État-nation. En fait, ce n’est que depuis 1945, plus encore depuis la décolonisation et la chute de l’URSS, que l’on a laissé se multiplier les États non viables, qui obligent la « communauté internationale » à intervenir de diverses manières. Dans la conception libérale de l’État-nation qui a prévalu entre 1830 et 1880 , le développement des nations était perçu comme une étape vers une grande unification plus ou moins pacifique de l’humanité, dans laquelle les « barrières des nationalités, qui appartiennent à l’enfance de la race humaine, fondront et se dissoudront à la lumière solaire des sciences et des arts » (Lowes Dickinson). Ce monde devait en particulier être unifié sur le plan linguistique, les langues nationales se trouvant réduites au rôle local des dialectes. Pareille conception, à laquelle font écho de nos jours les partisans d’une mondialisation sans retenue, était naturellement combattue par les conservateurs et les traditionalistes pour qui la nation moderne se rattachait au libéralisme honni. Il en va de même aujourd’hui. Tout l’art de la construction européenne consiste à trouver un équilibre entre le paradigme libéral et le modèle jacobin qui, paradoxalement, tendent chacun vers l’uniformité, mais à des échelles différentes : mondiale dans le premier cas, nationale dans le second.
Ces réflexions me conduisent à ceci que non seulement la question européenne et la question nationale sont inextricablement liées, mais qu’elles manifestent deux expressions de la même interrogation géopolitique. Pour la penser correctement, peut-on faire mieux que de suivre Ernest Renan dans sa célèbre conférence à la Sorbonne du 11 mars 1882 : « Qu’est-ce que la nation ? » ? L’auteur de l’Histoire des origines du christianisme, alors au faîte de la gloire, attachait une grande importance à ce texte dont il a écrit en termes touchants : « Je désire que l’on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. » On s’en souvient en effet, quoiqu’on les réduise habituellement à une seule et même citation. Renan procède en trois temps. D’abord, il s’attache à restituer, en historien, la genèse du phénomène national du XIXe siècle, en remontant aux invasions germaniques. Puis il se fait politologue et recherche des critères propres à fonder l’identité nationale. Il conclut à l’impossibilité d’une telle démarche. D’où le troisième temps où il expose sa propre théorie. La nation résulte de la conjonction de deux éléments : l’un appartient au passé, c’est l’héritage historique commun ; le second appartient au présent, c’est la volonté de vivre ensemble aujourd’hui. Le texte est un manifeste de combat. On y trouve des éléments venus de la période révolutionnaire (la volonté comme source de l’identité nationale), le vocabulaire de Michelet (la nation comme une « âme », un « principe spirituel ») ou encore les idées de Fustel de Coulanges. « Ce qui distingue les nations, écrivait ce dernier, ce n’est ni la race ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances . »
Il me semble que, pour l’Europe, on puisse suivre pas à pas la démarche de Renan et aboutir aux mêmes conclusions. Il n’est pas difficile de retracer la genèse du phénomène européen, de l’Empire romain aux cataclysmes du XXe siècle. Il n’est pas difficile d’identifier des critères d’européanité et de les réfuter. Et il n’est pas difficile de trouver la solution : l’Europe résulte d’une tension entre un présent, un vouloir-vivre ensemble à inventer, à créer, et un passé qui fonctionne comme un gisement de souvenirs communs à interpréter ou réinterpréter constamment. Notons à ce propos que Renan n’hésite pas à faire l’éloge de l’oubli. « L’oubli, dit-il, et je dirai même l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création de la nation. » Là encore, on pourrait substituer « Europe » à « nation ». Certes, pareil discours n’est pas « politiquement correct » à une époque où l’on ne parle que de « devoir de mémoire » ou de « repentance », mais il est bon de le méditer. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’édifier sur le mensonge : Walter Scott « construisait » la nation écossaise sur des territoires imbibés du sang des peuples et des rois. L’Europe se construit sur des territoires imbibés du sang des nations. Il ne s’agit pas de mentir, mais d’interpréter pour transposer, pour produire l’inversion du livre de Job, pour changer le Mal en Bien. Le projet national du XIXe siècle a échappé à ses démiurges et a été perverti. Il s’agit aujourd’hui de le reprendre, mais en le situant au niveau approprié : l’Europe, et non plus la nation.
« La conscience d’une nation, écrivait encore Renan, cette fois dans La Réforme intellectuelle et morale (1871), réside dans la partie éclairée de la nation, laquelle entraîne et commande le reste. La civilisation à l’origine a été une œuvre aristocratique, l’œuvre d’un tout petit nombre (nobles et prêtres), qui l’ont imposée par ce que les démocrates appellent force et imposture ; la conservation de la civilisation est une œuvre aristocratique aussi. » L’essentiel, pour lui, était de développer l’esprit et l’aristocratie de l’intelligence. De nos jours, pareil langage est difficile à tenir. Pourtant, il faut avoir le courage d’affirmer, une fois de plus en transposant, que la conscience européenne réside dans la partie éclairée de l’Europe, laquelle entraînera et commandera le reste. Non pas, bien sûr, par la contrainte, mais par la force de la conviction et de l’évidence, et par ce que les spécialistes appellent l’engrenage institutionnel. À cet égard, la libre circulation et la monnaie unique feront plus pour populariser l’Europe dans les premières décennies du nouveau siècle, que tout ce qui a été réalisé par ailleurs depuis le traité de Rome. Quant aux institutions à proprement parler, nous en sommes pour l’Europe au point où se trouvait la France quand Guizot et d’autres s’interrogeaient sur le régime représentatif. C’est encore aux élites intellectuelles qu’il appartient de proposer des solutions sages et viables et aux élites politiques de convaincre leurs peuples de les accepter. Tout cela, bien sûr, prendra beaucoup de temps, et il y aura bien des essais et erreurs. Les grandes œuvres s’édifient grâce à une volonté soutenue dans la durée. Nous faisons l’Europe, il nous reste à faire les Européens.
L’avenir de la France, c’est l’Europe. Pourtant, beaucoup de nos concitoyens redoutent cette perspective et, loin d’y voir un progrès, ils craignent une capitulation devant des forces obscures. Cette peur, j’en vois la cause la plus fondamentale dans l’impact toujours considérable du nationalisme de la fin du XIXe siècle, souvent masqué par l’adjectif « républicain » et qui marque l’acmé de l’idéologie jacobine. On dirait que pour beaucoup de Français, l’histoire de France a commencé en 1789 et que le sommet de l’histoire universelle fut la dictature de Robespierre. Tout ce qui se rattache symboliquement à ce point de l’espace-temps est sublimé. Les animateurs des grèves de décembre 1995 parlaient de sauver une civilisation en péril. Pour que la France soit à la hauteur de son avenir, c’est-à-dire qu’elle joue pleinement un rôle moteur dans l’édification européenne, il faut que les Français découvrent la plénitude de l’histoire en élargissant leur horizon spatial et temporel. Alors ils mettront l’idée nationale à sa juste place et pourront dire, avec Victor Hugo : « La France a cela d’admirable qu’elle est destinée à mourir, mais à mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra l’Europe. »