Perspectives 2021

Perspectives issues du RAMSES 2021, le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Ifri

La pandémie du COVID-19 est unique dans l’histoire contemporaine car aucune des épidémies qui ont défrayé la chronique depuis le début de ce siècle (la vache folle, les grippes aviaires, la grippe H1N1, le SRAS coronavirus, le MERS coronavirus, Ebola, le chikungunya, le Zika…) – sans parler des alertes dans l’ordre du bioterrorisme (anthrax) – n’a dégénéré en cataclysme mondial. Certains de ces épisodes n’en ont pas moins suscité des réactions de panique et des gestions ruineuses comme si, à chaque fois aussi, on se trouvait totalement pris de court. Comme si, à chaque fois, le pire ne s’étant pas produit, on oubliait aussitôt la nécessité de se préparer pour le cas où ce pire adviendrait un jour. Un avènement qui, dans la longue durée, est de l’ordre de la certitude. De ce point de vue, le COVID-19 n’est pas le pire du pire, puisque sa grande contagiosité est compensée par sa faible létalité, même si l’on s’interroge sur les pathologies secondaires qu’il semble provoquer.

Le point important, ici, est que l’aptitude des sociétés à s’organiser préventivement (en anglais, on parle de contingency planning) pour affronter des chocs prévisibles mais non datables, est faible lorsque les sociétés n’ont pas gardé la mémoire d’épreuves comparables à celles qui pourraient advenir. Dans l’ordre monétaire par exemple, les Allemands n’ont toujours pas oublié les hyperinflations de l’entre-deux-guerres. Dans l’ordre sanitaire, les Européens avaient oublié la « grippe espagnole », qui a commencé à la fin de la Première Guerre mondiale et aurait provoqué au moins deux fois plus de morts que cette dernière. À peine la mentionnait-on dans les livres d’histoire destinés aux lycéens seulement trente ou quarante ans après. Incidemment, on notera que cette grippe n’avait d’espagnole que le nom : à l’origine son virus était aussi américain que celui du COVID-19 est chinois. Surtout, dans ce cas, la maladie virale produisait une surinfection bactérienne qui fut la cause essentielle de la mortalité. C’était avant les antibiotiques. On comprend aussi pourquoi les Asiatiques, plus habitués aux épidémies que les Occidentaux, sont apparus comme les mieux préparés pour réagir avec rapidité et efficacité (masques, tests, etc.).

L’héritage des crises

J’ai ouvert mon propos en soulignant la singularité, au moins apparente, de la pandémie du COVID-19. Apparente, parce qu’à certains égards cet épisode en rappelle au moins trois autres, de natures certes très différentes, qui ont secoué le système international en un temps où l’idéologie de la mondialisation libérale flottait au-dessus d’un plateau : la crise financière de 1997, celle de 2007-2008 et, entre les deux, les attaques terroristes du 11 septembre 2001 .

La dernière crise financière du XXe siècle

La crise financière de la fin du XXe siècle est partie de Thaïlande au printemps 1997. Elle s’est immédiatement étendue à l’Asie de l’Est, puis à la Russie et même à l’Amérique latine, selon un processus qu’il n’est pas absurde de qualifier d’épidémique. Dans le contexte de l’époque, les idéologues du libéralisme parlaient des marchés financiers comme d’êtres pensants, plus rationnels que les pauvres humains. Les modèles forgés par les plus mathématiciens d’entre eux furent récompensés par quelques prix Nobel et ont contribué à quelques faillites. La première question qui nous intéresse ici porte sur l’explication du démarrage d’une grande crise financière. Je reproduis quelques lignes de mon texte de juillet 1998 : « En simplifiant les arguments de l’économiste américain Paul Krugman, on peut dire que les intermédiaires financiers, publics ou privés, convaincus que, d’une manière ou d’une autre, leurs pertes seraient toujours épongées par les États, ont financé de façon inconsidérée et souvent véreuse des investissements douteux, dans l’immobilier notamment. Ils ont ainsi provoqué un mouvement inflationniste, d’abord localisé dans les portefeuilles d’actifs. On y a attaché d’autant moins d’importance que le niveau général des prix restait relativement stable et que, dans l’ensemble, les critères de bonne gestion des finances publiques (budgétaire et monétaire) paraissaient respectés. Les déficits courants souvent élevés semblaient compatibles avec le rythme de la croissance. La hausse de la valeur des actifs n’inquiétait pas pour la même raison, et l’on ne prêtait pas suffisamment attention à leur caractère spéculatif. »

Derrière cette analyse figurent deux idées importantes. La première est ce que les penseurs de la notion de risque appellent, selon une traduction directe de l’anglais, le hasard moral : plus on se croit protégé (en l’occurrence, par les institutions) des conséquences d’une prise de risque, moins on est prudent et plus la probabilité d’occurrence de ce risque est élevée. La deuxième idée est que, d’une manière générale, ce qui favorise le hasard moral favorise aussi les comportements illicites. Enfin, l’idéologie ultralibérale, quand elle est en position de force – notamment soutenue par de puissants lobbies – étouffe la voix des lanceurs d’alerte. Le monde n’est pas peuplé seulement de sages ou d’idéologues antisystèmes. Comme pour les bulles, quand les déséquilibres augmentent, il peut suffire d’une étincelle pour que les anticipations se retournent. Puis, en raison de la grégarité des comportements, la panique se propage à la vitesse de la transmission des informations ou des rumeurs. C’est ce qui s’est produit à la fin du siècle, avec un cortège de conséquences économiques mais aussi politiques, comme la chute du général Suharto en Indonésie.

La seconde question qui vient aussitôt à l’esprit porte sur la détection des dysfonctionnements à l’origine des crises de ce genre. Dans le cas thaïlandais – je cite encore mon texte de juillet 1998 –, on n’a pas manqué d’accuser le Fonds monétaire international (FMI) « de n’avoir pas diagnostiqué les risques, d’en avoir aggravé l’ampleur ex ante en laissant croire aux États imprudents qu’en cas de besoin on viendrait toujours à leur secours, et ex post en leur imposant souvent des remèdes inadéquats ». Je notais alors que la critique la plus profonde était à mes yeux la première. En réalité, les organisations internationales ne sont pas au-dessus, ni même à côté, des États, lesquels sont férocement attachés à leur souveraineté, du moins quand ils ont la capacité de l’exercer. En dépit de l’ampleur de ses moyens, le FMI lui-même dépend des États membres et de leurs relations diplomatiques. Nulle organisation économique internationale n’a, vis-à-vis des États, les pouvoirs d’un commissaire aux comptes chargé de certifier ceux d’une entreprise. Les États communiquent les chiffres qu’ils veulent bien fournir, et leur capacité à les manipuler n’est contrainte que par leurs propres institutions politiques, et par l’idée qu’ils se font de leur crédibilité. De leur côté, le FMI ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) par exemple sont obligés de rester prudents quand ils ont des observations à formuler pour ne pas s’attirer les foudres des États les plus puissants, mais aussi de peur de déclencher des crises du simple fait de les envisager publiquement. Restent les agences de notation, qui n’encourent pas les mêmes risques. Mais leurs moyens sont limités. Surtout, elles n’ont pas la même légitimité et prêtent encore plus le flanc à la critique. Leurs positions n’en ont pas moins des effets réels (et parfois excessifs), particulièrement sur les conditions d’endettement des agents économiques.

Le point le plus frappant – et l’on me permettra de me référer encore aux « Perspectives » de juillet 1998 – est le suivant : « Le problème de l’organisation de ce qu’il faut bien appeler la sécurité économique internationale n’est guère différent, dans sa nature profonde, de celui des relations politico-militaires. Dans ce dernier domaine, les principaux États ont progressivement mis au point des procédures d’échange d’informations qui vont très au-delà du simple enregistrement de déclarations effectuées par les gouvernements. Ainsi en est-il des mesures de vérification prévues dans les accords de limitation d’armements ou encore dans le cadre du Traité de non-prolifération (TNP). Aussi curieux que cela puisse paraître, on est moins avancé en matière de relations économiques, où les États réagissent fréquemment de façon étroitement nationaliste, en particulier comme on vient de le voir face aux questions liées à l’enrichissement des dirigeants. Dénoncer la fragilité d’un système financier, c’est nécessairement mettre en cause tout un ensemble de pratiques, y compris le cas échéant la corruption, qui touchent les cordes sensibles des classes au pouvoir. Pourtant, il s’agit bien, comme dans les affaires politico-militaires, de sécurité. »

Je me suis attardé sur la crise financière thaïlandaise, parce que les questions de gouvernance mondiale soulevées à son propos me paraissent transposables quasi littéralement à la problématique de la santé. On voit bien que la stabilité structurelle d’un système international devenu aussi hautement interdépendant qu’aujourd’hui, n’est pas compatible avec l’exigence de souveraineté absolue de certains États pour le contrôle de leurs données sanitaires, la détection d’un début d’épidémie, ou l’organisation des mesures d’urgence à tous les stades d’une épidémie avérée. En d’autres termes, il faut en la matière une gouvernance mondiale digne de ce nom. Ceci implique un certain partage de souveraineté (j’utilise une expression courante à propos de l’Union européenne), ainsi que des institutions capables de faire émerger, puis de faire appliquer, des stratégies globales, et dotées de pouvoirs significatifs tant en amont qu’en aval des crises sanitaires.

Avant la pandémie du COVID-19, peu étaient conscients de ce qu’était l’Organisation mondiale de santé (OMS), hors un petit cercle d’initiés. À l’extérieur de ce cercle, on se rendait rarement compte de la modestie de ses moyens. En fait, l’OMS est une institution fort dépendante de sources d’information étatiques. Elle est incapable d’agir autrement qu’en produisant des normes ou des déclarations, ce qui n’est d’ailleurs pas négligeable. Le bon sens suggérerait que l’immense choc de l’actuelle pandémie soit mis à profit pour créer une nouvelle architecture, considérablement renforcée, pour la gouvernance internationale en matière de santé.

Quel multilatéralisme ?

Si l’on jette un regard en arrière, à l’époque de la mise en place des institutions de Bretton Woods, on observe que leur succès a tenu à deux facteurs complémentaires : le désintérêt de l’Union soviétique et le renforcement du camp occidental autour d’un véritable leader, les États-Unis d’Amérique. À ce propos, il importe de souligner que le mot multilatéralisme est polysémique, et qu’il faut distinguer par exemple entre le multilatéralisme au sens large du droit international en général ; le multilatéralisme du système occidental au temps de la guerre froide, structuré autour des institutions de Bretton Woods et de l’Alliance atlantique ; ou encore le multilatéralisme régional, tel qu’il se construit depuis les traités de Rome de 1958 autour de l’idée de Communauté européenne (rebaptisée Union européenne [UE] avec le traité de Maastricht). Le droit international est une modalité essentielle, et néanmoins faible, du multilatéralisme. La poursuite et l’approfondissement de la construction européenne exigent un multilatéralisme fort, a priori contre-nature en l’absence d’un leader naturel. En pratique, l’avenir de l’UE est suspendu – au moins en tant que condition nécessaire – à la capacité d’entente franco-allemande sur l’essentiel, alors que la puissance économique relative de la France ne cesse de se dégrader.

D’une manière générale, toute la difficulté est que le degré de multilatéralisme praticable au sein d’une association d’États est une fonction décroissante de l’hétérogénéité idéologique, et donc politique, entre les membres de cette association. Ainsi la gouvernance du système international dans son ensemble est-elle fragilisée par le clivage de plus en plus manifeste entre démocraties libérales – elles-mêmes de plus en plus hétérogènes –, et démocraties dites illibérales ou encore régimes autoritaires (lesquels sont aussi de plusieurs sortes). Si la mondialisation paraît aujourd’hui destinée à reculer, c’est que les principales puissances en interaction (je n’hésite pas à recourir à la notion de puissance) se perçoivent comme rivales. Elles ne veulent pas du type de coopération systémique qui supposerait le statu quo, c’est-à-dire l’existence d’un système qu’il suffirait de viabiliser ou de renforcer. Cela dit, en matière de santé, on part d’un niveau de coopération si bas qu’un renforcement serait dans l’intérêt de tous, quand bien même globalement parlant l’interdépendance se réduirait.

La crise des subprimes et autres comparaisons

Sautons provisoirement par-dessus le 11 septembre 2001 et arrêtons-nous sur la crise des subprimes de 2007-2008, qui fut une reproduction élargie de l’épisode thaïlandais. Je ne m’appesantirai pas sur l’énorme responsabilité des États-Unis, qui vaut bien celle de la Chine en matière de chauve-souris ou de pangolins. Mais qui pouvait alors critiquer trop vertement l’État qui n’était déjà plus un leader, mais qui par sa puissance surplombait encore le reste du monde ? Je cite cette fois mes « Perspectives » de juillet 2009 (RAMSES 2010) : « La crise des subprimes fut la cause immédiate de l’effondrement du système, selon le pire des scénarios imaginables. Les marchés cessant de fonctionner, c’est tout le circuit économique qui se grippa. Les nouvelles normes de comptabilité aidant, les livres des entreprises devinrent illisibles. La méfiance se répandit. Dans un premier temps, les gouvernements perdirent la tête. Parmi les notions autrefois mises en avant par Keynes, figure celle des “esprits animaux”, justement remise au goût du jour par George Akerlof et Robert Schiller. Fort heureusement, les banques centrales, principalement la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) sous la houlette de Ben Bernanke et la Banque centrale européenne (BCE) sous la direction de Jean-Claude Trichet, n’hésitèrent pas à baisser massivement les taux d’intérêt et à recourir à des méthodes “non conventionnelles” en se substituant, pour des montants considérables, au système bancaire défaillant. »

Je ferai trois remarques au sujet de cette crise monumentale. La première est qu’elle ne se serait pas produite si le système – en pratique : les États-Unis – avait tiré de la crise thaïlandaise les leçons d’intérêt général. La deuxième, qui explique la première, est que la raison du plus fort étant la meilleure, ce sont finalement les autres qui se sont trouvés affaiblis par la crise des subprimes. La crise de l’UE en a été une conséquence majeure, dont la zone euro a néanmoins fi ni par tirer avantage puisque sa gouvernance s’est beaucoup renforcée depuis lors, un signe majeur de la capacité de l’Union à progresser dans les épreuves.

La troisième remarque est que, du point de vue des conséquences économiques de l’actuelle crise du COVID-19, la meilleure comparaison est avec les subprimes. Dans les deux situations en effet, ce sont les marchés eux-mêmes, entendus comme les processus de rencontre entre l’offre et la demande, qui sont tombés en panne : marchés financiers dans le premier cas, réels dans le second. La comparaison souvent faite avec l’après-guerre me paraît trompeuse, parce qu’alors les facteurs de production matériels (et en partie humains) étaient détruits, ce qui n’a pas été le cas avec le confinement. On sait d’ailleurs, depuis au moins John Stuart Mill, qu’après les guerres la croissance est d’autant plus rapide que les survivants ont la rage de reconstruire, surtout quand ils bénéficient d’une aide extérieure massive comme l’Europe avec le plan Marshall après 1945. Du point de vue social, la situation actuelle est également très différente. En Europe, je ne vois nulle part la rage de « reconstruire », mais plutôt celle de chaque groupe de préserver ses avantages acquis. S’il fallait trouver une autre comparaison dans l’histoire contemporaine, je la chercherais, à une échelle et selon une temporalité différentes, du côté des anciennes démocraties populaires qui ont rejoint l’UE après la chute de l’Union soviétique ou chez les Nouveaux États indépendants (NEI) issus de l’éclatement de cette dernière. Dans ces différents cas en effet on peut dire, en reprenant la même terminologie, que les marchés ont cessé de fonctionner, sans destruction physique, et qu’ils se sont reconfigurés dans des conditions évidemment très différentes (et avec des conséquences très contrastées en matière de redistribution des richesses), selon les situations politiques des uns et des autres tant vis-à-vis de l’intérieur que de l’extérieur. Je reviendrai plus loin sur les conséquences économiques et sociales de la pandémie, mais il n’est pas trop tôt pour affirmer qu’aucun État de la planète n’a intérêt à ce que l’incapacité à coopérer sur les questions sanitaires puisse provoquer d’autres désastres comme celui que nous vivons collectivement aujourd’hui.

Le choc du 11 septembre

Le rapprochement avec le 11 septembre 2001 me paraît également pertinent pour au moins trois raisons. Premièrement, les deux chocs ont été ressentis comme des « cygnes noirs ». Depuis Nassim Taleb, on nomme ainsi un choc d’une grande violence dont on prétend que rien dans le passé ne l’avait laissé entrevoir, et qui provoque dans un premier temps un effet de sidération, puis dans un second une quête de rationalisation. Incidemment, de ce point de vue, peu importe que ce choc soit « ponctuel » comme le 11 septembre, ou étalé dans l’intervalle de temps qui sépare la première infection du passage à l’épidémie dans le cas d’un virus. Deuxièmement, le 11 septembre a eu des effets politiques et économiques considérables et durables, sans toutefois modifier la hiérarchie des puissances. Troisièmement, il a modifié le regard sur les libertés publiques.

J’éprouve quelques difficultés avec la notion de cygne noir, car je ne vois guère d’exemples convaincants de chocs violents que rien dans le passé n’aurait laissé entrevoir. Des attaques comme celles du 11 septembre avaient été imaginées par bien des personnes comme, parmi les romanciers, Tom Clancy. De la même manière – je l’ai déjà rappelé –, une épidémie comme le COVID-19 était prévisible et avait été prévue. Taleb lui-même le dit. Dans sa désormais célèbre conférence de 2015, Bill Gates n’avait-il pas tiré la sonnette d’alarme en affirmant que le monde était davantage menacé par les virus que par les armes nucléaires ?

Et l’on ne manque pas d’autres exemples . Certes, les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki étaient imprévisibles avant la découverte de l’énergie nucléaire, mais bien des penseurs avant Einstein avaient « prévu » l’emploi de ce que nous appelons aujourd’hui les armes de destruction massive. Selon les principes de la physique statistique, la probabilité qu’un objet pesant quelconque s’élève sans l’action d’une force extérieure est infime, mais elle n’est pas nulle. Même la résurrection d’un mort n’est pas impossible de ce point de vue. Le vrai problème de la prévision, pour les événements qui touchent les humains, est le degré d’attention pratique qu’ils peuvent ou doivent accorder à ceux dont la probabilité leur paraît faible. Il s’agit là d’un problème psychologique, et non pas technique ou scientifique. Scientifiquement et psychologiquement, il est impossible même d’envisager consciemment chaque matin tout ce qui pourrait nous arriver dans la journée : un accident de trottinette, une rupture d’anévrisme, une attaque au couteau, que sais-je encore. Cela est vrai des individus comme des institutions.

Il n’en reste pas moins que le 11 septembre 2001, comme le COVID-19, a révélé de nombreux dysfonctionnements fautifs dont chacun a pris conscience après coup (mais tout le monde ne songe pas à pourchasser des « coupables »), le plus surprenant dans de nombreux pays considérés comme développés étant la pénurie de masques, de médicaments ou d’équipements. Un autre versant de la même question est que, lorsqu’une catastrophe se produit, l’esprit tend à imaginer qu’elle va se reproduire très vite. Le 12 septembre 2001, qui ne s’interrogeait sur un possible sabotage du Golden Gate Bridge ou une nouvelle attaque à Washington, New York ou ailleurs dans les jours suivants ? De même aujourd’hui, on redoute partout l’arrivée prochaine d’une « deuxième vague » de la pandémie. Et naguère comme aujourd’hui, la réponse ne pouvait être que floue. Moins aujourd’hui qu’hier il est vrai, en raison de notre connaissance de l’histoire des épidémies. Quoi qu’il en soit, la perception psychologique de la reproduction d’un risque déjà éprouvé est manifestement plus intense que celle d’un risque simplement imaginé, qu’il s’agisse là encore d’individus ou d’institutions. Un proverbe africain dit que celui qui entend parler d’une panthère et celui qui la voit ne courent pas à la même vitesse : dont acte… Par association d’idées, il y aurait beaucoup à dire aussi sur les liens entre l’évolution des opinions publiques, la perception des risques liés au changement climatique, et la rationalité des mesures préconisées ou mises en œuvre à cet égard dans le cadre des politiques publiques. En politique comme en psychologie, la « volonté » ne coïncide pas avec l’« entendement » ou la raison. On le sait au moins depuis Blaise Pascal, et avant lui Saint Augustin.

Après le cygne noir, j’ai évoqué les effets politiques et économiques des chocs. Le 11 septembre 2001, la vision en direct de l’avion transperçant les Twin Towers, puis de leur effondrement, a sidéré le monde entier et soulevé une immense vague planétaire d’émotion et de solidarité en faveur des États-Unis. Même en Russie et en Chine, deux États, il est vrai, obsédés depuis plus longtemps que nous par le terrorisme islamiste. On notera d’emblée deux différences majeures avec le COVID-19. Dans un cas, une attaque soudaine, d’une brutalité inouïe et visible par tous ; dans l’autre, la diffusion progressive, dans tout l’espace, d’un agent infectieux invisible et mentalement omniprésent. Dans un cas, l’attribution quasi immédiate de la source de l’attaque : Oussama Ben Laden, les talibans… Dans le second, le désarroi face à un virus inconnu, aux circonstances de son apparition chez certains animaux, et aux conditions indéterminées de sa transmission à l’homme.

Ces premières différences ont été renforcées par d’autres, de caractère politique. Au lendemain du 11 septembre, le peuple américain a aussitôt fait bloc derrière son président, comme toujours dans le passé aux États-Unis dont la puissance n’est pas seulement liée à la suprématie matérielle, mais aussi au patriotisme des Américains, dont on verra encore un exemple en 2003 à l’occasion de la guerre de George W. Bush contre Saddam Hussein. La pandémie du coronavirus a surgi à un moment où, pour la première fois depuis la guerre de Sécession, l’Amérique, de plus en plus inégalitaire, apparaît gravement divisée. Certes, le feu couvait depuis au moins deux décennies au sein même de chacune des deux grandes familles politiques, Démocrates et Républicains, chacune de plus en plus clivée par ses extrémistes, néo-socialistes dans un cas et néo-conservateurs dans l’autre. L’élection d’un Donald Trump fin 2016 n’aurait pas été concevable sans cette double polarisation, et elle a attisé les flammes. Dans un premier temps après l’apparition du virus, l’hôte de la Maison-Blanche, croyant l’Amérique invulnérable, s’est contenté d’écraser de son mépris les uns et les autres, y compris les alliés des États-Unis. Mais surtout, bien sûr, la Chine, le président pensant renforcer ainsi sa position dans son bras de fer avec l’Empire du Milieu. Au lendemain du 11 Septembre, son prédécesseur avait désigné un État coupable : l’Afghanistan. En 2020, Trump a désigné la Chine, laissant entendre que Xi Jinping aurait fabriqué le COVID-19 pour affaiblir ses rivaux, en dépit des dommages collatéraux « auto-infligés ». Au passage, il a accusé la malheureuse OMS de s’être soumise aux ordres de Pékin.

Je caricature à peine. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est que les rodomontades de Trump ont fait que les États-Unis ont été violemment atteints par la pandémie, et que l’encore unique superpuissance ne parvient pas en la circonstance à dissimuler sa vulnérabilité et son impuissance. Pire encore, du point de vue extérieur, voilà que l’Amérique se retrouve – certes temporairement – comme pestiférée. Le coup du sort s’ajoute aux outrances d’un président pourtant parvenu à conserver le soutien de son électorat. Au moment où j’écris ces lignes, sa réélection en novembre 2020 paraît toujours possible, si l’économie résiste mieux que les autres au choc. Malgré son discrédit (le mot est faible), aggravé par une accumulation de témoignages sur sa façon de gouverner. Le dernier en date est le best-seller du très néo-conservateur John Bolton. Il s’agit là non d’un pamphlet mais d’un ouvrage volumineux , très documenté. Quoi que l’on pense de l’idéologie de son auteur – c’est une autre question –, force est de reconnaître son importance. Ce qui est déjà certain, c’est que la campagne présidentielle de cette année est totalement inédite, et d’ailleurs peut-on encore parler de campagne ? Joe Biden se réveillera peut-être quand le pic de l’épidémie sera enfin passé, mais en attendant il pratique la non-action – une stratégie certes porteuse de fruits si l’on suit les préceptes des moines bouddhistes. Sous la pression de l’aile gauche de son parti, il tend lui aussi à s’éloigner de la tradition centriste américaine.

C’est peut-être cette tradition qui expliquait le mieux l’unité profonde des Américains, dans le passé. Naguère, je me représentais la chose comme une sorte d’omelette dont le corps bien garni figurait le centre, avec des extrémités plus excentriques qu’excentrées, par lesquelles pouvait en quelque sorte s’échapper la vapeur dégagée par les non conformistes avant qu’ils ne se trouvent, pour la plupart, récupérés par le système. Pour qui a vécu à Berkeley en 1967-1968, pendant la guerre du Vietnam, au milieu des hippies, et qui par la suite a beaucoup fréquenté le monde des WASP (White Anglo-Saxon Protestants), cette image (je ne l’ai pas inventée) est parlante. Dans la mesure où elle a été pertinente, on comprend mieux le caractère sacré de la Constitution et le ralliement derrière la bannière présidentielle face aux menaces extérieures. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Les États-Unis ne commencent-ils pas à se fracturer sous l’effet de l’accroissement des inégalités ? L’unique superpuissance n’est-elle pas menacée davantage de l’intérieur que de l’extérieur ? L’espèce de soulèvement provoqué par le meurtre de George Floyd, et des réactions inhabituelles dans ce pays comme le déboulonnage de statues et la contestation du récit national, constituent des indices supplémentaires poussant à se poser la question. J’ajouterai d’ailleurs que les États-Unis ne sont évidemment pas les seuls dont les rites politiques ont été perturbés par le coronavirus.

Ainsi la Chine a-t-elle dû reporter la réunion du Congrès national du peuple ; la Russie, le sacro-saint défi lé du 9 mai et le vote sur la réforme constitutionnelle ; la France, le second tour des élections municipales. Et en France, le traditionnel défilé militaire du 14 juillet a été remplacé par une parade en hommage aux soignants, d’ailleurs fort émouvante. Aucun de ces exemples n’a cependant l’importance de ce qui est en train de se passer aux États-Unis. Que Trump se succède à lui-même ou que Biden le remplace – voire une autre personnalité « indépendante », qui sait ? –, le prochain occupant de la Maison-Blanche aura été bizarrement élu. Et la bizarrerie n’est pas réductrice d’incertitudes.

Quelques mots, maintenant, sur la comparaison entre le 11 septembre et l’actuelle pandémie d’un point de vue économique. En 2001, seules les tours jumelles de Wall Street et une fraction du Pentagone avaient été détruites. Le nombre des victimes était resté limité à quelques milliers. Les marchés ont immédiatement rebondi. Le choc a été absorbé d’autant mieux que le patriotisme américain a fait merveille, comme je l’ai déjà souligné. Il a certes fallu revoir de fond en comble les procédures de sécurité dans le transport aérien, dans les lieux publics et bien au-delà. Ceux qui se souviennent du monde d’avant pensent avec nostalgie au temps où l’on pouvait prendre le shuttle entre New York et Washington sans avoir fait de réservation – on montait dans l’avion après avoir jeté ses bagages sur un tapis roulant, sans précaution autre que d’avoir vérifié la disponibilité d’une place… Ce n’est pas l’économie qui a changé après le 11 septembre, pas même celle du transport aérien, qui a continué de se développer sans changement de rythme. Le vrai changement a été social : c’est le rétrécissement de l’espace de liberté, le troisième des points évoqués au début de cette brève comparaison avec 2001. J’y reviendrai bientôt plus en détail.

La problématique économique posée par le COVID-19 est radicalement différente de celle du 11 septembre. Au moment où j’écris ces lignes, on ne peut qu’en rester aux généralités dans la mesure où la pandémie continue de battre son plein, notamment sur l’ensemble du continent américain. Je ne reviens pas sur la comparaison avec la crise de 2007-2008, si ce n’est pour souligner que l’ampleur des dégâts structurels sera beaucoup plus grande aujourd’hui qu’alors. Même aux États-Unis. De plus, il n’est pas possible de cerner cette ampleur tant que la maladie n’aura pas significativement reculé.

COVID-19 : catalyse et effets de long terme

La plupart des commentateurs s’accordent pour dire que, dans tous les domaines, la pandémie agit comme un catalyseur, voire comme un révélateur de tendances préexistantes. Ainsi, dans l’économie, certaines entreprises déjà menacées, par exemple dans la grande distribution, vont-elles disparaître plus rapidement. Partout, nationalisme aidant, les chaînes de valeur seront à la fois raccourcies et diversifiées pour réduire les risques de ruptures d’approvisionnement, politiques ou autres. Beaucoup d’activités seront relocalisées (ce pourrait être une chance pour certains pays de l’Est et du Sud de l’Europe). Dans le même ordre d’idées, les échanges se feront moins à flux tendus. On peut également prévoir, au-delà des précautions sanitaires, un ralentissement durable du trafic aérien international, ou même national, au profit des échanges par visioconférences que d’innombrables entreprises ont appris à pratiquer à l’occasion du confinement.

D’un autre point de vue, on doit s’attendre au renforcement de la politisation – déjà très engagée – de l’économie internationale, c’est-à-dire à une accentuation de la corrélation entre géopolitique, géostratégie et géoéconomie. Le tout formant une sorte de géo à la puissance trois. Les États s’attacheront de plus en plus ouvertement à protéger celles de leurs entreprises qu’ils considéreront comme « stratégiques », ou tout au moins les points jugés critiques de leurs activités. Le droit à la concurrence s’en trouvera affecté. Je pense par exemple à la probable course aux subventions entre Boeing et Airbus, avec en arrière-plan la montée d’un avionneur chinois. Ce cas est extrêmement sensible, car dans des activités aussi complexes que l’aéronautique, un oligopole à trois n’est probablement pas viable. On se retrouverait alors avec un duopole. Or, on imagine difficilement l’immense Chine renoncer à ses ambitions industrielles, ou Boeing – déjà très affaibli avant même le coronavirus par le désastre du B737 Max – se faire racheter par Airbus… En tout cas, les investissements directs et les mouvements de population seront de plus en plus encadrés.

Pour compléter ces observations, je reviens sur un aspect proprement sanitaire des premiers mois de la crise. Les pays les moins bien préparés ont découvert avec stupéfaction le haut degré de dépendance dans lequel ils s’étaient laissés enfermer, pas seulement pour les masques ou pour les équipements médicaux, mais pour les médicaments les plus courants comme le Doliprane, ou encore les molécules utilisées en anesthésie comme le fameux curare, et pas seulement. On a vu des chefs d’État de pays alliés s’étriper pour attirer chez eux des lots destinés à d’autres. Ce type de situation n’est jamais envisagé par les penseurs économiques libéraux, autrement qu’en termes de stockage de précaution.

Économie et gouvernance des sociétés

La crise a mis au jour bien d’autres dimensions qu’on ne peut passer sous silence. Certains gouvernements ont décidé de dépenser sans compter et sans prendre le temps de réfléchir aux coûts d’opportunités des mesures prises dans la précipitation. C’est le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron. On a aussi observé que, statistiquement, les malades les plus gravement atteints souffraient d’autres pathologies, parfois liées à une mauvaise hygiène de vie dont, finalement, la société supporte les conséquences. On ne se privera pas de soulever un tabou qui obsède le monde de l’assurance au sens le plus large du terme : jusqu’à quel point une société quelconque peut-elle prendre en charge de manière illimitée la santé de ses membres, sans exercer sur eux un contrôle continu, à l’instar des pratiques de traçage déjà initiées en Asie et de manière particulièrement coercitive en Chine ? La simple évocation de ce genre de questions – qui s’apparente au problème du hasard moral – soulève des passions chez ceux qui feignent d’ignorer que si la vie n’a pas de prix, elle a un coût. En d’autres termes, il est probable que la pandémie du COVID-19 va susciter partout dans le monde des débats majeurs sur l’économie de la santé, dans lesquels l’éthique et la politique occuperont une place toujours importante, mais moins exclusive que dans le passé. Ces quelques remarques ne prétendent pas à l’exhaustivité. Elles suggèrent un retour partiel vers la forme prémoderne de l’économie internationale, selon laquelle on échange essentiellement les biens, alors que les facteurs de production (le capital et le travail dans la typologie classique) sont peu mobiles. Ainsi l’OMC – qui a succédé en 1995 au GATT (General Agreement on Tariff s and Trade) – est-elle l’Organisation mondiale du commerce, et non pas des échanges économiques en général. Toutes les évolutions en cours se traduiront dans bien des pays par une augmentation du chômage de transition, plus forte et plus longue que ce à quoi l’on pouvait s’attendre avant la pandémie.

Certes, l’ouverture sans précédent des vannes de la monnaie, d’autant plus grande que les politiques « non conventionnelles » développées par les banques centrales depuis 2007-2008 n’ont pas manifesté de conséquences visiblement néfastes (comme l’inflation), a permis d’éviter le pire, c’est-à-dire les faillites en chaîne d’entreprises structurellement viables, et à la limite le cauchemar de l’effondrement, comme château de cartes, de toute l’économie mondiale. Un peu comme ce qu’a vécu la Russie dans les années 1990 – je l’ai déjà dit –, mais à l’échelle planétaire. On n’ose penser à ce qui s’en serait suivi. Une fois de plus, la communauté des banques centrales a remarquablement réagi.

Mais les meilleures actions ont leur face négative : en l’occurrence, l’explosion des dettes publiques. Ce qui est véritablement inédit dans cette affaire est la simultanéité du phénomène, partout dans le monde, mais aussi et peut-être surtout le fait que le nouveau choc se soit produit après une période de stabilité des prix d’une durée exceptionnelle. Cette stabilité est liée à l’accroissement de la pression concurrentielle – notamment sur les salaires – dans les pays développés, en conséquence de l’ouverture de l’immense réservoir de main-d’œuvre des pays émergents. Avec une démondialisation même partielle, une vraie inflation ou une stagflation – phénomènes dont les Européens au moins de l’Ouest (ou plutôt du Sud-Ouest) ont oublié les conséquences indésirables – pourraient revenir dans les pays occidentaux. En même temps, dans le reste du monde, privé en partie de ses débouchés, les difficultés sociales et politiques augmenteraient également. Du point de vue européen, une attention particulière doit être portée à l’Afrique, qui semble remarquablement résister au virus mais en subit les conséquences économiques. Rien n’est plus facile que de construire sur le papier un modèle mathématique produisant l’illusion de la viabilité d’une dette perpétuelle, et les macroéconomistes néo-keynésiens ne s’en privent pas.

Il suffit de faire l’hypothèse que les politiques économiques structurelles des États inspirent suffisamment confiance pour leur permettre de se refinancer indéfiniment, soit par des transferts interétatiques plus ou moins inconditionnels justifiés par des raisons politiques, soit par des emprunts sur les marchés financiers. Dans tous les cas, quand la confiance a disparu, il n’est jamais facile de la rétablir. Pour affiner les analyses, il convient par ailleurs de distinguer entre dettes intérieures et dettes extérieures. Il n’est pas nécessaire de pousser plus loin le raisonnement pour juger que la bonne gestion de l’après-COVID-19 imposera un surcroît de coopération économique internationale innovante. Encore faudra-t-il que tous les grands États y participent, ce qui est loin d’aller de soi.

Cela me conduit à revenir sur la question de la gouvernance mondiale. Celle-ci était déjà mise à mal bien avant la pandémie, en raison d’une perte de confiance généralisée, exacerbée par le laisser-aller du comportement de nombre de dirigeants politiques. À commencer, il faut malheureusement le répéter, par le chef de l’État le plus puissant du monde, dont on attendrait au contraire qu’il donne l’exemple. Sans doute le recours systématique à l’insulte et à la vulgarité, ou à la désignation de boucs émissaires, fait-il partie de l’arsenal des leaders populistes. Il est également incontestable que l’émergence des réseaux sociaux a banalisé les invectives, les fake news et le retour à la loi de la jungle, où le bon sauvage cher à Rousseau n’a guère sa place. Mais si le champ international devenait une foire d’empoigne où l’émotion (ou bien la « volonté », au sens pascalien ou augustinien) écraserait la raison, alors qu’objectivement la coopération internationale paraît plus nécessaire que jamais, le risque d’une sorte de troisième conflit mondial deviendrait sérieux.

Liberté, sécurité : comment arbitrer ?

Je conclurai cette partie des « Perspectives » en ajoutant, comme annoncé, quelques mots sur la question des libertés publiques. Sans remonter aux calendes grecques – je veux dire ici au XXe siècle –, un premier coup sévère leur a été porté avec le 11 septembre et plus profondément avec l’extension du terrorisme islamiste. La question lancinante de l’arbitrage entre liberté et sécurité est soulevée quasi quotidiennement dans les pays démocratiques, au fil de l’actualité. Chacun la pose à sa façon. Ainsi, pour les Américains, le port d’arme est-il un droit fondamental, ce qui est incompréhensible pour la plupart des Français par exemple. Au fil du temps, avec la révolution numérique permanente, l’Intelligence artificielle et l’empire des big data, les personnes les plus attachées aux libertés se résignent à devenir les victimes finalement consentantes d’un espionnage généralisé, et de facto sans limite. Quand il s’agit de lutter contre la fraude fiscale, un bon citoyen ne peut décemment que manifester son approbation. Mais si le sujet est de surveiller tous les mouvements des personnes en cas de crise sanitaire ou leur mode de vie, afin de les sanctionner pour moduler leur accès aux soins le jour où ils tomberont malades, les résistances se durcissent. Jusqu’où les États, autoritaires mais aussi démocratiques, pourront-ils contrôler leur population ?

Ce n’est pas principalement à cause du 11 septembre ou de la pandémie du COVID-19 qu’une question aussi brutale se pose, qu’on le veuille ou non. Elle se pose parce que le « progrès » des technologies et la compétition entre ceux qui les dominent y conduisent nécessairement. La complexification d’un monde en mal de gouvernance engendrera bien d’autres cygnes faussement noirs. Souvent, j’évoque le risque d’une pandémie numérique. En tout cas, à l’échelle de l’Histoire, des événements comme les crises financières, le 11 Septembre ou le COVID-19, ne sont pas nécessairement des causes, mais des effets des changements du monde.

Penser ensemble géopolitique et géoéconomie

Du point de vue du moyen et du long terme, on l’a déjà dit, la pandémie apparaît comme un révélateur ou un catalyseur de tendances préexistantes. Dans de nombreux domaines. C’est en particulier le cas pour l’évolution du système international dans son ensemble. Dans mes « Perspectives » de l’an dernier (juillet 2019), j’ai développé l’idée selon laquelle la compétition sino-américaine serait le phénomène structurant des prochaines décennies, phénomène qu’on peut analyser comme un affrontement entre deux empires. L’Ifri avait d’ailleurs choisi ce thème pour la conférence organisée dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne le 10 avril 2019, à l’occasion de son 40e anniversaire . À ce moment-là – qui nous paraît aujourd’hui à la fois si proche et si lointain –, cette façon de voir le monde n’était pas encore répandue. L’intensification des guerres commerciales de Donald Trump, les joutes verbales et les théories du complot autour du « virus chinois », mais aussi la forte dégradation de la situation à Hong Kong et la hausse du ton des dirigeants de Pékin, font maintenant ressortir notre jugement de l’époque comme une quasi-évidence. Et l’on comprend de mieux en mieux que, dans la compétition entre les deux superpuissances du nouveau monde, la maîtrise des technologies de l’information et de la communication – à commencer par la 5G – sera le facteur décisif.

C’est pourquoi, dans la bataille des mots dont on ne doit jamais sous-estimer l’importance dans l’histoire du genre humain, on parle de plus en plus de géoéconomie, en même temps que de géopolitique. Les deux approches sont de plus en plus intriquées à mesure qu’on se rapproche du noyau dur de la puissance. La puissance numérique suppose la maîtrise des technologies proprement dites, sous les deux aspects du software et du hardware, ou tout au moins des points critiques qu’on peut définir prosaïquement comme ceux des maillons d’un réseau systémique qu’une unité politique doit sécuriser pour ne pas tomber dans la dépendance extérieure. Concrètement, pour un État, cela implique un haut degré de connivence, et de cohérence dans la durée, entre l’appareil gouvernemental et le secteur industriel. Dans les années 1960, on parlait de complexe militaro-industriel. De nos jours, cette locution paraît trop restrictive, à moins d’élargir la sphère du militaire pour y inclure toutes les arcanes du pouvoir numérique au sens large, puisque, à la limite, qui la dominerait dominerait le monde. Il faudrait donc désormais parler de complexe militaro-numérico-industriel, comme d’un nexus incluant nombre de liens plus ou moins opaques entre les grands demandeurs et offreurs publics et privés, d’instruments technologiques de pouvoir. Qu’un tel complexe existe en Chine, et qu’il soit presque aussi impénétrable aux regards extérieurs que la mythique Cité interdite, est une évidence. Qu’il existe également aux États-Unis, caché derrière une façade faussement transparente, est presque aussi manifeste. D’autres États ont su augmenter leur pouvoir, ou leur puissance , en bâtissant, à des niveaux différents, des complexes militaro-numériques efficaces : la Russie ou Israël, par exemple. Du point de vue de la hiérarchie des puissances dans le système international, on voit bien que, plus fragile est une unité politique, moins probable est l’émergence en son sein d’un complexe militaro-numérique ou a fortiori militaro-numérico-industriel .

Ainsi se présente le défi que l’UE devra surmonter pour exister politiquement face aux États-Unis et à la Chine, et ne pas se réduire à un champ de confrontations entre les deux empires. Avant de conclure sur cette question, je voudrais illustrer en quoi le COVID-19 a agi comme accélérateur, à travers deux réalités entremêlées. L’une est le renforcement du contrôle de la population exercé par le gouvernement chinois pour vaincre l’épidémie. On peut parler de renforcement, car Pékin – c’est la seconde réalité – pratiquait déjà une surveillance généralisée, consistant à noter les gens en fonction de leur comportement civique, les notes ayant bien sûr des conséquences. Les États démocratiques sont contraints de se poser deux questions, déjà évoquées : jusqu’à quel point une société peut-elle tolérer qu’on la contrôle, en fonction de l’idée qu’elle se fait de la liberté ? Et, pour un niveau de contrôle jugé acceptable, jusqu’à quel point peut-on dépendre de l’extérieur pour sa mise en œuvre ?

La seconde réalité me ramène à la face classique de la géopolitique, à propos de Hong Kong. Depuis un an, les troubles n’ont pas cessé dans l’ancienne colonie britannique. On peut les rapprocher d’autres mouvements « antisystème », comme celui des Gilets jaunes en France, du Hirak en Algérie, des protestations en Irak, ou encore de la mobilisation qui continue au Liban. Avec des desseins différents, bien sûr, mais derrière eux il y a toujours, si j’ose dire, du numérique (réseaux sociaux d’un côté, contrôles policiers de l’autre). En tout état de cause, les Gilets jaunes ne font plus vraiment parler d’eux (provisoirement ?) depuis l’agitation autour de la réforme des retraites, et surtout depuis l’épidémie. En Algérie, le Hirak est lui aussi affaibli par le virus, et s’il a obtenu la tête de Bouteflika et de quelques autres, le nouveau système ressemble fort à l’ancien, du moins pour l’heure. Le Liban est ruiné, le système est vermoulu, mais il n’a pas encore craqué. Et le Hezbollah se tient en embuscade. Rien de comparable à Hong Kong : la République populaire de Chine ne baissera pas les bras, pour différentes raisons. L’échéance de 2047 pour la restitution complète de l’ancienne colonie nous paraît lointaine, mais elle est inéluctable, et personne ne fera la guerre à la Chine pour avoir violé le traité de 1997. Il y a belle lurette que les élites économiques locales ont prêté allégeance à Pékin, et la puissance relative de Hong Kong n’a cessé de diminuer à mesure que Shenzhen ou Shanghai montaient. De plus, le pouvoir a la capacité technologique de placer la totalité de la population de la région administrative spéciale sous un contrôle aussi rigoureux que jugé nécessaire. Cette mise en coupe réglée aura évidemment un coût, peut-être très élevé. Pékin n’est pas insensible à la dégradation de son image à l’extérieur, ou encore à des mesures probables comme l’octroi de la nationalité britannique à un grand nombre de Hongkongais. Sans parler des sanctions économiques. Mais le régime sait que le coût serait infiniment plus élevé s’il cédait, puisqu’alors il perdrait Taïwan.

En définitive, nous devons nous préparer à un durcissement de la compétition sino-américaine qui contribuera à une démondialisation partielle et, au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), à des pressions croissantes de Washington pour que les Européens choisissent leur camp, alors que certains d’entre eux voudraient bien établir une sorte d’équilibre en penchant, comme aurait pu dire Deng Xiaoping, à 70 % du côté américain mais tout de même à 30 % du côté chinois. Il ne s’agit là bien entendu que d’une expression symbolique.

L’Union européenne devient-elle géopolitique ?

Nous voici tout naturellement conduits vers l’Union européenne. L’année écoulée depuis la rédaction de mes dernières « Perspectives » n’a pas connu que de mauvaises nouvelles. Après des élections parlementaires, fin mai 2019, moins désastreuses qu’imaginé, puis de laborieuses tractations, la nouvelle Commission a pu enfin prendre ses fonctions le 1er décembre. Elle comprend plusieurs personnalités d’envergure, comme la présidente Ursula von der Leyen, la vice-présidente Margrethe Vestager chargée du numérique, le Haut représentant pour la politique extérieure et la défense Josep Borrell, ou encore le responsable du marché intérieur Thierry Breton. Cette nouvelle Commission, qu’Ursula von der Leyen veut « géopolitique », semble consciente que le monde change vite et profondément, et que l’Europe ne peut plus se croire sous la protection américaine. Josep Borrell plaide pour l’autonomie stratégique. Tous reconnaissent maintenant l’importance de grands projets industriels communs (d’abord dans le numérique) et la nécessité de protéger les secteurs « stratégiques », notamment des prédateurs chinois. Mais il n’a pas fallu trois mois après son installation pour que surgisse le choc du COVID-19, s’ajoutant à ceux qui n’avaient cessé d’éprouver l’Union depuis une bonne dizaine d’années : la crise de la zone euro, celle des réfugiés, ou encore le Brexit. Comme à chaque fois, on s’est aperçu que le roi était nu ; en la circonstance, que la Commission n’avait aucune compétence sérieuse en matière de santé (qui a entendu la voix de la commissaire théoriquement en charge du secteur, la Grecque Stella Kyriakides ?). Ainsi l’Italie se sentit-elle lâchée.

Mais dans l’histoire de l’Union, les épreuves débouchent souvent (mais lentement !) sur un progrès. Angela Merkel contourna habilement un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe dirigé contre la politique de la BCE, qui aurait pu être mortel, et s’entendit avec Emmanuel Macron pour promouvoir un ensemble de mesures (qui restent à concrétiser) portant sur un montant considérable de 750 milliards d’euros, destiné à favoriser le redressement économique des pays les plus affectés par la crise – lesquels, comme toujours, sont du Sud. Avec son pragmatisme habituel, la chancelière – dont l’aura est à son comble à la fin de son quatrième mandat – a déclaré qu’il n’était pas dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Europe « s’effondre ». Aussi longtemps que les pays membres penseront qu’il est de leur intérêt qu’elle ne s’effondre pas, l’Europe ne tombera pas. Ce qui suppose que la Grande-Bretagne ne fasse pas trop d’émules sur le continent…

On ne peut pas parler d’« autonomie stratégique » sans parler de l’OTAN. Le 7 novembre 2019, Emmanuel Macron déclarait à The Economist : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN. » Pour ma part, je suis convaincu depuis la chute de l’Union soviétique que l’Alliance atlantique est en voie de perdre son sens. Les États-Unis l’utilisent pour structurer leur domination sur l’Europe, où les perceptions sont nuancées. Les pays de l’Europe de l’Est devenus membres de l’UE restent traumatisés par le souvenir de l’entre-deux-guerres et par l’ordre soviétique. Depuis la fin de la guerre froide, ils souffrent d’un véritable exode de leur population. Certains sont tentés par le populisme. Tous voient dans l’OTAN une police d’assurance contre la Russie, même si la Hongrie, avec Viktor Orban, est tentée de maintenir un certain équilibre avec Moscou. Quoi qu’il en soit, le profond mal-être de l’Europe de l’Est est l’une des pathologies de l’UE. Pour l’Allemagne, relevée de ses cendres après 1945 par les États-Unis, l’OTAN est toujours un totem. Pour la Grande-Bretagne post-Brexit, l’espérance d’un avenir dans la special relationship survit. Pour la France, qui balance entre l’atlantisme et le gaullisme depuis trois quarts de siècle, l’OTAN est au mieux un arrimage nécessaire en l’absence d’une « Europe-puissance », au pire un moindre mal auquel il est prudent de se résigner. Dans tous les cas, l’idéologie joue un grand rôle chez les Européens : la conviction encore prévalente est que les États-Unis sont le protecteur, naturel et consentant, de la démocratie.

En réalité, toutes les certitudes dans ce domaine sont en train de s’évanouir, grâce ou à cause de Donald Trump. Les empoignades autour du coronavirus ont rappelé cruellement les limites des alliances. Le problème fondamental est qu’en dehors d’un vague discours sur les « valeurs occidentales », ni les membres de l’Alliance atlantique, ni même ceux de l’Union européenne, n’ont de vision réellement partagée des intérêts à défendre. Après la chute de l’Union soviétique, les Européens n’ont pas été capables de définir un projet commun vis-à-vis de la Russie, pas plus qu’ils n’ont aujourd’hui de véritable projet vis-à-vis de la Chine (d’où le groupe 16+1). Sans intérêts communs à défendre, sans identité européenne marquée, la notion d’alliance est vide de sens, ou se réduit à une relation de dominant à dominé. Après le Brexit, nul ne sait quelle sera la politique anglaise vis-à-vis du continent. L’Allemagne continue à maintenir un profil bas vis-à-vis des États-Unis, ce qui ne l’empêche pas, au contraire, et comme elle le faisait même du temps de la guerre froide, de promouvoir son avantage comparatif vis-à-vis de la Russie et de l’Europe de l’Est. La chancelière Merkel vient encore de manifester son attachement à la construction européenne. Mais sur le long terme, si la suprématie économique de l’Allemagne continuait à se renforcer, celle-ci accroîtrait en même temps son espace de liberté sur le plan géopolitique. L’autonomie stratégique deviendrait alors celle de l’Allemagne, et non celle de l’Union.

Alors que les Allemands agissent beaucoup et parlent peu, les Français parlent beaucoup et agissent peu. À terme, notre marge de manœuvre se rétrécit d’autant plus que notre influence sur le flanc sud de l’Europe s’amenuise. Notre siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et la possession de l’arme nucléaire ne feront pas indéfiniment illusion . Au XXIe siècle, les deux clés de la puissance sont l’économie en général et le numérique en particulier. En ce qui concerne l’OTAN, un récent incident maritime à propos de la Libye entre la France et la Turquie, membre puissant de l’Alliance, de surcroît doté de capacités militaires de premier plan, montre l’absurdité de l’OTAN telle qu’elle est devenue. Dans un monde qui se durcit, avec une Amérique qui s’éloigne du Vieux Continent sauf pour défendre ses intérêts étroitement conçus, l’UE ne peut se permettre de ratiociner indéfiniment, car le ciment qui la tient debout est encore frais et inégalement réparti. À court et moyen termes, les vieux réflexes issus de la guerre froide fonctionneront encore. À long terme, le jeu peut se rouvrir.

Briser les lunettes idéologiques

Plusieurs fois j’ai mentionné l’omniprésence des affrontements idéologiques dans le monde contemporain. On a tort de vouloir les réduire à des oppositions binaires, où l’on mettrait en vrac d’un côté les « démocraties occidentales » et de l’autre aussi bien « le régime de Poutine », les « dictatures » de Xi Jinping, de Kim Jong-un ou de Maduro, le « populisme de Bolsonaro », etc. L’esprit tend spontanément à abolir la complexité et à faire entrer de force la réalité dans des catégories sommaires – comme le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid, dont je serais par ailleurs le dernier à rejeter la pertinence pour le raisonnement philosophique. Mais la réalité et la philosophie ne se situent pas sur le même plan. Prenons l’exemple de l’Inde, que l’on présente par un réflexe pavlovien comme « la plus grande démocratie du monde ». Christophe Jaffrelot a publié un livre intitulé L’Inde de Modi, national populisme et démocratie ethnique . Le fort intéressant concept de démocratie ethnique a été forgé par des politologues à propos d’Israël. L’auteur démontre qu’à partir de sa « rampe de lancement » – l’État du Gujarat où, avec l’aide d’un organisateur hors pair, son bras droit Amit Shah, il a pratiqué un nationalisme hindou violent tout en s’appuyant sur le monde des affaires (comme le groupe Reliance de Mukesh Ambani) –, Narendra Modi a entrepris de transformer l’Inde plurielle en nation hindoue (Hindou Rashtra : l’hindouisme représente environ 80 % de la population), en s’attaquant méthodiquement à l’islam (environ 13 %), puis aux petites minorités comme les chrétiens (un peu plus de 2 %). Pour arriver à ses fins, le système mis en place par l’actuel Premier ministre de « la plus grande démocratie du monde » pratique une politique de la peur, fondée sur la dénonciation de l’Autre (le musulman). Il se présente aussi comme le champion de la croissance économique, ce qui reste à démontrer – et d’ailleurs, sur ce plan-là aussi, le coronavirus a frappé le sous-continent de plein fouet. Beaucoup de personnalités indiennes diront que l’édredon indien absorbe toutes les velléités de transformer la nature profonde du sous-continent, et je ne me prononcerai pas sur ce point. Je veux seulement attirer l’attention du lecteur sur la nécessité de nuancer les jugements.

Autre exemple récurrent : la Russie. Vladimir Poutine a finalement remporté son vote sur la réforme constitutionnelle, différé à cause du COVID-19. S’il est certain que sa popularité a beaucoup chuté depuis l’annexion de la Crimée en 2014, nul ne conteste qu’elle soit encore élevée. J’ajouterai que, si l’actuel régime politique de la Russie est manifestement autoritaire, quiconque fréquente un peu ce pays sait qu’il est ridicule de le présenter comme dictatorial, en comparaison avec tant d’autres. Incidemment, tout indique qu’il ne s’en tire pas plus mal que les pays occidentaux dans l’épreuve du coronavirus. Il s’en tire même plutôt bien sur le plan économique, en partie grâce à un accord laborieusement trouvé avec les États-Unis et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sur le prix du pétrole. Celui-ci s’était effondré début mars faute d’entente entre la Russie et l’Arabie Saoudite sur les volumes de production à réduire. Si l’on veut éviter que le système international ne dégénère en foire d’empoigne, chacun doit s’efforcer de porter sur les autres des regards empathiques et nuancés. S’agissant par exemple de l’aspect du vote constitutionnel russe qui rend possible le maintien au Kremlin de Poutine jusqu’en 2036, on peut l’interpréter comme une volonté non pas nécessairement de s’accrocher au pouvoir jusqu’à 84 ans, mais plutôt de préserver une liberté de manœuvre pour se protéger et organiser sa succession au moment propice. Je suis persuadé que la même préoccupation a inspiré la dernière réforme constitutionnelle chinoise.

Du point de vue occidental et surtout européen (car les Américains sont avant tout pragmatiques), on en revient toujours au même point : si nous continuons à fonder nos politiques étrangères sur le prosélytisme idéologique, nous irons au-devant de grands déboires. Déjà, faute d’une vision suffisamment réaliste et lucide au lendemain de la chute de l’URSS, nous avons réussi cet exploit de pousser la Russie et l’Iran dans les bras de la Chine, dont la première risque de devenir, comme on dit en anglais, un junior partner. Comme je l’ai déjà dit, l’Europe ne sait pas identifier, et a fortiori défendre, ses intérêts sur ses propres flancs (le concept de flanc est à la fois géopolitique, géostratégique et géoéconomique), non seulement à l’Est, mais aussi au Sud, vers l’Afrique et le Moyen-Orient. Et ce n’est pas tout. Il se trouve en effet que nous vivons à nouveau une époque où certains régimes non démocratiques, au sens occidental, se montrent plus visionnaires et efficaces que la plupart des démocraties occidentales. Si nous continuons à les regarder comme des répliques de l’Allemagne nazie, du Japon impérialiste ou de l’Union soviétique du début du XXe siècle, nous courrons à notre propre perte. Pour enfoncer le clou sur la question des intérêts européens, je terminerai avec quelques mots (trop brefs vu l’importance du sujet) sur le Moyen-Orient – « compliqué », comme le disait de Gaulle. Les principaux systèmes de forces dans la région – comme l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Israël d’un côté, la Turquie et le Qatar de l’autre – ne doivent rien à l’ingénierie politique européenne. Le premier est bâti autour des États-Unis et de l’Arabie Saoudite contre l’Iran, et le second – que les États-Unis ne réprouvent pas clairement – vise à soutenir l’ambition néo-ottomane d’Erdogan, en s’appuyant sur les Frères musulmans. Les Européens balancent entre le premier, tout en réprouvant la politique unilatérale de Trump vis-à-vis de l’Iran, et le second. Ils ont besoin à la fois de la Turquie – qui fait du chantage sur les réfugiés et maintenant de la provocation en rendant Sainte-Sophie au culte musulman –, et du Qatar en raison de sa richesse. Ils sont en désaccord avec le transfert de la capitale d’Israël à Jérusalem et le projet de Benyamin Netanyahou, encouragé par Donald Trump, d’annexer les territoires palestiniens occupés, projet contraire au droit international et à tous leurs engagements antérieurs. Mais ils restent silencieux, ou du moins inaudibles, sur le sujet. Face au chaos libyen, qu’ils ont contribué à provoquer – il est plus facile de détruire que de construire –, leur jeu est d’autant plus ambigu qu’ils ne maîtrisent plus aucune carte. Erdogan en profite pour jeter l’ancre sur la Tripolitaine, au grand dam des Émirats qui sont un élément majeur de l’alliance de fait construite pour contrer le régime de Téhéran, mais aussi et peut-être surtout pour contenir l’islamisme politique. La Russie, de son côté, fait ce qu’elle veut, ou plutôt ce qu’elle peut. Sur ce point en rivalité avec la Turquie, elle cherche à prendre pied en Libye. Elle a déjà réussi un coup de maître en Syrie, en profitant des incohérences occidentales, comme d’ailleurs la Turquie avec qui ou contre qui elle est suivant les cas. Même les meilleurs spécialistes peinent à s’y retrouver dans cet écheveau. Je veux simplement souligner que la désunion diplomatique européenne, quand il s’agit de l’essentiel comme à propos de la Russie ou du Moyen-Orient, est aujourd’hui à son comble.

C’est dire combien est noble l’ambition d’Ursula von der Leyen de présider une commission « géopolitique ». Puisse-t-elle avec le président du Conseil Charles Michel et le Haut représentant Josep Borrell, soutenue par les chefs d’État et de gouvernement des pays membres, parvenir à ranimer la flamme de l’espérance européenne. Mais d’abord, il faudra revivifier une économie globalement sinistrée, tout cela à cause d’un virus qui a suffi à faire flamber une de ces peurs millénaristes dont je parlais dans les dernières lignes de mes « Perspectives » de l’an dernier. Le Troisième millénaire n’en fi nit pas de mal commencer.

Le 14 juillet 2020