Perspectives 2020
Perspectives issues du RAMSES 2020, le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Ifri
La compétition sino-américaine : phénomène structurant mais non déterminant du système international
Année après année, la compétition entre les États-Unis et la Chine apparaît plus clairement comme le phénomène structurant du système international des prochaines décennies. Les États-Unis disposent de tous les ingrédients de la puissance, et d’abord les outils du pouvoir : les ressources et la capacité de les mobiliser. Ils ont la volonté d’exercer ce pouvoir pour atteindre leurs buts . Je pense d’ailleurs que, si l’on peut parler d’une grande stratégie américaine depuis la Seconde Guerre mondiale, elle peut se résumer dans l’affirmation constante d’une supériorité technologique et d’une supériorité militaire absolues (les deux étant indissolublement liées). La dimension militaire n’a rien perdu de son importance, mais s’y ajoute désormais l’arme économique, devenue redoutablement efficace grâce ou à cause du progrès technologique. Le recours systématique à cette arme a été théorisé par des stratégistes américains comme Robert Blackwill .
La Chine est encore loin du niveau américain en ce qui concerne les ressources et la capacité de les mobiliser. Mais elle montre de plus en plus ouvertement sa volonté de puissance (passage à l’acte), de préférence sur le mode indirect : acculer l’adversaire à se soumettre sans avoir à l’écraser. Les cultures stratégiques des deux États sont très différentes.
Ces derniers mois ont également montré combien la diplomatie chinoise a gagné en influence, notamment au sein des Nations unies, qu’il s’agisse d’étouffer Taïwan à petit feu en la privant un à un de ses derniers soutiens étatiques dans l’Organisation, en intimidant souvent avec succès les entreprises pour qu’elles fassent figurer l’île sur leurs sites comme partie intégrante de la République populaire, ou encore en réussissant à imposer son candidat à la tête de la l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ce qui n’avait rien d’évident. Et puis, il y a l’idéologie. On se souvient de l’engouement des intellectuels « de gauche » pour le maoïsme, dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, c’est le succès objectif de la République populaire de Chine (RPC) depuis les réformes de Deng Xiaoping qui suscite l’admiration, bien au-delà du traditionnel clivage gauche/droite, et conforte les défenseurs des « démocraties illibérales », dont certains marquent des points au sein même de l’Union européenne (UE).
Pour toutes ces raisons, nombre d’observateurs et d’analystes, occidentaux ou non, manifestent leur anxiété face à la montée de la Chine, qu’il est devenu banal de comparer à celle de la Prusse dans le système européen du XIXe siècle. Ce souci ne date pas d’hier. Il figurait en tête de la liste des défis que George W. Bush était invité à relever par le patron de la Central Intelligence Agency (CIA) de l’époque au début de son premier mandat, en janvier 2001. Les attentats du 11 Septembre ont fait dérailler le train, et la « guerre contre le terrorisme » n’a cessé d’embrouiller la scène stratégique depuis près de deux décennies. Avec le président Trump, la question chinoise est revenue au premier plan, et selon toute vraisemblance elle y restera longtemps.
Un affrontement entre deux empires
La façon la plus concise de présenter la compétition sino-américaine dans la moyenne ou la longue durée consiste à la voir comme un affrontement entre deux empires . L’expression peut choquer ceux pour qui un empire ne peut être que l’aboutissement (toujours temporaire !) d’un processus de conquêtes territoriales par la force. Les États-Unis ont certes beaucoup utilisé la force pour soumettre leurs adversaires, sans trop se soucier des dommages collatéraux. Mais l’Alliance atlantique ou le traité de sécurité mutuelle avec le Japon n’ont jamais été, ni de près ni de loin, des constructions impériales au sens précédent de ce terme. Pourtant, si l’on généralise la notion d’empire en appelant ainsi tout ensemble d’unités politiques dont l’interdépendance est structurée autour d’un acteur dominant unique, et visant unilatéralement à s’étendre territorialement même avec l’assentiment des pays candidats – comme aujourd’hui le système « euro-atlantique » –, comment nier le caractère impérial de la république américaine, que soulignait déjà Raymond Aron il y a plus de quatre décennies ?
Comment qualifier autrement non seulement la survie mais l’extension de l’Alliance atlantique une trentaine d’années après la disparition des causes qui en avaient été à l’origine, alors que la Russie n’est plus que l’ombre de ce que fut l’URSS ? Comment expliquer que les États-Unis demandent à leurs alliés européens, asiatiques ou autres, de les payer pour leur défense, d’acheter des armements américains, tout en leur déniant l’autonomie stratégique, celle-ci commençant au niveau des moyens ? Dans la formulation de ce genre de questions, l’ombre du général de Gaulle est omniprésente. Et s’il est un reproche que les Atlantistes contemporains font à la Russie post-soviétique – bien sûr, ils ne le disent pas de cette façon –, c’est de se vouloir encore indépendante, et en ce sens gaulliste…
Quant à la Chine, on l’appela « Empire du Milieu » précisément en raison de l’histoire de sa construction territoriale, qui inclut aujourd’hui de vastes espaces hétérogènes comme le Xinjiang ou le Tibet. Sans oublier, de nos jours, les revendications sur Taïwan. Sans oublier, non plus, l’importance en général des Chinois d’Outre-mer, sans lesquels la renaissance économique du pays à partir de l’élimination de la Bande des quatre après 1976 n’aurait sans doute pas été possible. Certains pensent que, si le développement économique de la RPC se poursuit assez longtemps sans accroc majeur, le « confetti chinois » qu’est Singapour se retrouvera un jour dans l’escarcelle de Pékin. On n’en est pas là.
Ce qui est nouveau en termes d’une grande stratégie quasiment dévoilée, c’est que, tout en continuant à se penser au milieu, la Chine a entrepris de développer ses tentacules dans le monde entier, à travers par exemple la Belt & Road Initiative (BRI), une intensification des efforts vers l’Europe centrale et orientale (17 pays européens dont 12 membres de l’UE ) –, sans négliger Monaco qui vient d’adhérer à la 5G de Huawei, ou encore vers l’Afrique, sans oublier non plus l’ambition arctique pour laquelle elle se heurtera aux États-Unis, à la Russie et, qui sait, à l’UE… Ce nouvel aspect de la grande stratégie du régime communiste s’inscrit dans l’idée que la Chine n’a pas encore tiré tout le parti possible de la mondialisation libérale, dont elle a magistralement bénéficié grâce à son entrée, sans doute trop généreusement octroyée, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Aujourd’hui encore, elle ne saurait pas substituer rapidement la demande intérieure aux exportations, et le pays est encore loin de l’indépendance technologique, comme l’a révélé l’affaire des semi-conducteurs de Huawei.
Le système international reste hétérogène, global, multipolaire et complexe
Je reviendrai plus loin sur ces questions, en discutant certains aspects de la diplomatie transactionnelle de Donald Trump. Pour le moment, je m’en tiendrai à quelques remarques complémentaires sur le système international dans son ensemble. Tout d’abord, même si la politique extérieure du 45e président des États-Unis a augmenté le niveau d’anxiété et d’incertitude des dirigeants économiques et politiques partout sur la planète, il est encore trop tôt pour parler sérieusement de dé-globalisation. Ainsi les chaînes de production de nombre de grandes entreprises internationales souffrent-elles, mais leur remise en cause radicale n’est pas à l’ordre du jour. Ce ne serait tout simplement pas faisable, ou plutôt dé-faisable, dans le temps court. À ce stade, personne n’y a encore intérêt.
Pour autant, à plus long terme, on aurait tort de décréter la dé-globalisation impossible. Ne voit-on pas certains États, comme justement la Chine, exercer un contrôle de plus en plus orwellien sur leurs citoyens ? Cela est rendu possible par les progrès de la technologie. Ne voit-on pas également Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, longtemps libertaire comme tous les pionniers des réseaux sociaux, prendre aujourd’hui des positions favorables à la réglementation du Net – à laquelle en effet il faudra bien aboutir, mais le chemin sera long ? À long terme, la reconstitution des blocs est concevable . Mais actuellement, la mort de la mondialisation ou globalisation n’est pas à l’ordre du jour et la compétition sino-américaine n’est pas sur le point de se réduire à une réplique d’un monde purement bipolaire, qui n’a d’ailleurs jamais vraiment existé même aux temps les plus durs de la guerre froide ; ou à une sorte de condominium, comme disait Michel Jobert – le ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou – en exprimant sa crainte que la détente américano-soviétique se fasse sur le dos de l’Europe. On était alors au début des années 1970.
Dans le contexte actuel, près d’un demi-siècle après, la confrontation sino-américaine, facteur structurant du système international des prochaines décennies comme je l’ai dit, n’empêche pas ce système de rester hétérogène, global, multipolaire et complexe . Dans ce qui suit, j’insisterai surtout sur la multipolarité.
Inde, Japon, Vietnam, Russie et Arabie Saoudite
Quelques exemples illustreront ce point. Tout d’abord l’Inde, dont la conversion au libéralisme remonte au début des années 1990. La victoire écrasante de Narendra Modi aux élections de 23 mai 2019 contre le parti du Congrès national indien de Rahul Gandhi, est singulière. Sur le plan politique, ces élections ont été marquées par les coups les plus bas, le recours sans retenue aux fake news, l’exacerbation du nationalisme hindou et des sentiments antimusulmans, la haine du voisin pakistanais, et j’en passe. Ceux qui croyaient encore au mythe de la non-violence comme état naturel dans « la plus grande démocratie du monde » en sont une fois de plus pour leurs frais. Cela dit, on peut s’attendre à ce que Modi persiste dans les réformes nécessaires à la poursuite du développement économique, dont il est d’ailleurs possible que la réalité soit plus modeste qu’on ne l’a dit (la même remarque est souvent faite à propos de la Chine). L’un des plus grands défis pour Modi est l’amélioration du sort des plus pauvres. De ce point de vue non plus l’Inde n’est pas unique.
Le grand dessein de Narendra Modi est de porter son pays au deuxième rang économique mondial vers le milieu du siècle. Pour autant, aucune grande stratégie claire n’accompagne cette ambition qui, actuellement, sur le plan géopolitique, se contente d’affirmer l’Inde comme puissance régionale et de compléter son traditionnel jeu de bascule entre la Russie d’un côté, le Pakistan et la Chine de l’autre, tout en lorgnant davantage vers les États-Unis. D’un point de vue historique, la rivalité entre l’Inde et la Chine est l’un des grands marqueurs de la géopolitique mondiale. L’Inde est ainsi un excellent exemple de « pôle » dans un système international toujours multipolaire.
Deuxième exemple : l’île du Soleil levant. Avec l’abdication de l’empereur Akihito s’est achevée l’ère Heisei dont le début, en 1990, avait coïncidé avec l’arrêt brutal de la croissance japonaise. On était alors à la veille du tournant libéral de l’Inde et du décollage économique du sous-continent. La nouvelle ère – dont le nom Reiwa, qui signifie « ère de la belle harmonie », a fait polémique dans le contexte d’un monde plutôt discordant – s’ouvre dans une ambiance économique, démographique et géopolitique lourde de nuages. Ainsi s’explique, au moins en partie, la longévité politique exceptionnelle de Shinzo Abe. Celui-ci incarne le renouveau nationaliste d’un pays sans doute vieillissant et durement concurrencé, mais qui n’en reste pas moins la troisième puissance économique mondiale et dont les capacités militaires, déjà considérables, se renforcent.
Sur ce plan, et contrairement par exemple à l’Allemagne, le Japon se montre de plus en plus libéré du poids du sentiment de culpabilité. En tête de ses intérêts vitaux figurent la Chine et la Corée. On a écrit que Tokyo et Pékin, ces éternels voisins, s’étaient réconciliés lors du sommet du G20 à Osaka sur le dos de Washington. Un tel jugement est naïf. Les deux États sont des rivaux de toujours, et le principe de la balance of power suffit à expliquer que le Japon continue d’avoir besoin de l’alliance américaine. La Chine, qui excelle dans l’art du réalisme, le comprend fort bien. Mais les Japonais, comme les autres alliés des États-Unis, ont appris progressivement qu’ils ne pouvaient pas s’en remettre entièrement à Washington. Cela aussi, les Chinois le savent. Et tous deux savent aussi qu’aucune solution durable pour la péninsule coréenne ne pourra émerger sans le concours des principaux acteurs régionaux concernés, parmi lesquels la Russie. On est bien loin ici de l’idée d’un monde bipolaire.
Toujours en Asie, le cas du Vietnam est lui aussi fort intéressant. Voilà un État dont les relations avec l’Empire du Milieu ont toujours été difficiles, pour des raisons que les bases de la géopolitique (idéologie relative aux territoires) suffisent à expliquer. À l’époque de la décolonisation, l’épisode de la guerre du Vietnam a pu faire illusion dans l’esprit des Occidentaux, obnubilés par la perspective de l’extension implacable du communisme. À cette époque, on pouvait croire que les facteurs classiques de la géopolitique, principalement marqués par la géographie et par l’histoire, seraient durablement étouffés par la déferlante de l’idéologie communiste. Il a d’ailleurs fallu du temps aux analystes occidentaux pour prendre toute la mesure du schisme sino-soviétique. Toujours est-il qu’au Vietnam comme ailleurs on en est revenu à des réalités plus traditionnelles.
Hanoï s’est rapproché de Washington, mais n’entend pas se laisser enfermer dans les mailles d’un filet tendu par le G2. D’où l’importance du traité de libre-échange conclu le 30 juin 2019 entre le Vietnam et l’UE, qui élargit la marge respiratoire de l’ancienne colonie française. Certes, un traité de commerce n’est pas une alliance militaire, mais dans la phase actuelle où le multilatéralisme commercial est en recul, les accords de ce type revêtent une signification géopolitique qu’ils n’ont pas toujours. Plus généralement, on entrevoit un point sur lequel je reviendrai par la suite : dans un système international de plus en plus structuré par la compétition entre les États-Unis et la Chine, l’UE constitue potentiellement un bassin d’attraction pour tous les États soucieux d’échapper à l’emprise excessive de l’un comme de l’autre. Je dis potentiellement, car l’Union n’a toujours pas digéré sa mutation, non préparée, consécutive à la chute de l’URSS.
J’ajouterai deux autres remarques pour justifier la pertinence toujours actuelle du concept de multipolarité. La première concerne la Russie, dont l’économie souffre des sanctions infligées par les Occidentaux pour la punir de sa posture vis-à-vis de l’Ukraine. Le fléchissement de la popularité de Vladimir Poutine – ou tout simplement sa lassitude – suscite quelques interrogations sur les élections présidentielles de 2024. Il se dit beaucoup à Moscou que Poutine pourrait se préparer une sortie comparable à celle de Noursoultan Nazarbaïev au Kazakhstan, et l’on spécule déjà sur des noms de personnalités post-soviétiques susceptibles de lui succéder au Kremlin.
Pour le moment, deux points me paraissent solides. D’une part, la Russie a largement réussi à retrouver une place éminente dans le concert des nations. Elle a obtenu sa réintégration au Conseil de l’Europe, au grand dam de Volodymyr Zelensky, l’acteur comique élu à la présidence de l’Ukraine le 21 avril 2019, dont on attend avec curiosité qu’il fasse ses preuves. D’autre part, le rapprochement entre Moscou et Pékin, en conséquence de la nouvelle mini-guerre froide avec les Occidentaux, a jusqu’ici beaucoup servi les intérêts de la puissance montante, ce qui n’est pas viable à long terme. Sur ce long terme, les intérêts russes et chinois sont antinomiques, ne serait-ce que pour des raisons géographiques : une Sibérie regorgeant de richesses naturelles et vide de population face à la muraille humaine chinoise. Et, sur le plan le plus large, le cœur de la Russie n’a jamais cessé de battre plutôt du côté de l’Europe.
Une question délicate ne manquera pas de se poser de plus en plus explicitement : qui dit rapprochement futur avec « l’Europe » signifie-t-il rapprochement avec les « Occidentaux » ? Cette question a toujours été esquivée, ce qui allait de soi à l’époque soviétique. Mais le monde continue de se transformer, et la perspective du Brexit ouvre des horizons nouveaux. La Grande-Bretagne – dont la politique étrangère traditionnelle était de favoriser, ou d’entretenir, la division sur le continent – et pas seulement pour protéger la route des Indes – s’est-elle convertie depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à résister à la tentation de créer une nouvelle relation spéciale avec les États-Unis, à un moment où un président Trump ne mâche pas ses mots quand il s’agit de dénigrer l’UE ? Réfléchir à l’avenir, c’est analyser les dits mais aussi affronter les non-dits. Et il y a beaucoup de non-dits entre nous, à l’intérieur de l’UE, avec ou d’ailleurs sans la Grande-Bretagne.
Comme dernier exemple, je prendrai l’Arabie Saoudite. Après une longue révolution au sein de la famille royale – laquelle n’est peut-être pas totalement achevée –, elle apparaît aujourd’hui comme l’une des grandes puissances du Golfe persique, à côté de l’Égypte, d’Israël, de l’Iran et de la Turquie. L’homme fort du royaume, le prince Mohammed Ben Salman (MBS) a suivi son mentor Mohammed Ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dabi. Il affiche le choix de la modernité, qu’il s’agisse de combattre les Frères musulmans ou de s’engager dans un ambitieux plan de développement pour l’horizon 2030.
MBS, ayant fraternisé avec Jared Kushner, le gendre de Donald Trump, s’est engagé dans une sorte d’alliance avec les États-Unis, l’État hébreu, et dans une certaine mesure l’Égypte. Le but principal de cette alliance est, à ses yeux, de casser définitivement (s’il est permis de parler ainsi en histoire) les tendances hégémoniques de l’Iran. Pour Trump, l’enjeu principal, lié à la politique intérieure américaine, est israélien : il s’agit premièrement de protéger Tel-Aviv (ou plutôt, pour lui : Jérusalem) des menaces de Téhéran, et deuxièmement de « résoudre » le problème palestinien selon les termes de ses amis du Likoud. Les objectifs de Washington et de Riyad se recouvrent, mais ne coïncident pas. Le roi Salman, qui n’a pas encore complètement quitté la scène, a joint ses efforts à ceux du président américain pour tirer son fils d’un mauvais pas après les remous suscités par l’horrible affaire Khashoggi. Mais il l’aurait aussi sermonné au sujet du plan Kushner, refusant que le royaume abandonne complètement la cause des Palestiniens, pour désespérée qu’apparaisse, de plus en plus, cette dernière.
Je veux en venir à ceci. Un coup de théâtre est toujours possible, mais il est assez vraisemblable que le moment approche où MBS se sera approprié la totalité des pouvoirs, que son père soit vivant ou mort. Pour autant, doit-on penser que le prince ou roi Mohammed sera un fidèle sujet du président Donald ou de ses successeurs ? Je ne le crois pas un instant. Après avoir consolidé un pouvoir autoritaire, sinon absolu, le maître de l’Arabie aura le temps devant lui. Déjà Riyad flirte avec la Russie dans l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), mais aussi avec la Chine dont les ambitions dans le Golfe sont palpables. Bref, qu’on aime ou pas les méthodes de son souverain de fait, l’Arabie est devenue l’une des clés du système multipolaire, car les effets de sa puissance se font sentir sur la planète tout entière, qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme ou de l’économie de l’énergie.
J’ai voulu montrer à travers ces exemples qu’en dépit de la perspective d’un affrontement durable entre les deux « empires », américain et chinois, le système international n’était pas près de se réduire à un avatar du système de la guerre froide lequel, répétons-le, n’a d’ailleurs jamais été strictement bipolaire. Le plus important est la tendance qui semble se renforcer vers un retour à la géopolitique traditionnelle, c’est-à-dire antérieure à la Seconde Guerre mondiale. Ceci, en raison de la liquéfaction, voire même de la vaporisation, de l’idéologie communiste, mais aussi à cause de l’affaiblissement progressif des institutions de la gouvernance politique et économique mondiale, à une époque où l’accélération incessante du progrès technologique imposerait, au contraire, leur renforcement – l’exemple le plus frappant étant la 5G, dont on a beaucoup parlé ces derniers mois. C’est pourquoi, malgré son caractère encore peu probable, je n’hésite pas à inclure parmi les scénarios des prochaines décennies celui du retour à un monde divisé en blocs.
La diplomatie
Reste un point majeur. On confond souvent relations internationales et diplomatie (cela est vrai même chez certains historiens), alors qu’on devrait réserver le second terme à cette partie des relations internationales qui traite des principes et de la conduite des négociations. Celles-ci s’exercent toujours dans un cadre coutumier ou juridique. Le cadre coutumier, en partie symbolique comme le protocole, est aussi important que peuvent l’être dans la vie ordinaire le respect des « bonnes manières » – tenue vestimentaire, attitude à table, formules de politesse etc. Certes, les codes évoluent, comme tout. Et un acte de transgression peut avoir ses raisons. Il n’en reste pas moins que ces codes sont importants. Il ne s’agit pas de simple psychologie. François Mitterrand, qui n’avait pas la politesse des rois, trouvait normal de faire longuement attendre ses homologues et cette incivilité n’a pas provoqué de guerre – du reste, il a mal réagi le jour où il a dû faire antichambre auprès du roi Hassan II…
Trump a introduit le recours systématique à l’insulte publique et au tweet comme langage et support de sa diplomatie. Chacun peut comprendre que cela puisse affecter négativement les relations. Plus grave : comment croire que ces nouvelles manières introduites par le chef de l’État le plus important du monde puissent ne pas susciter des effets d’imitation, comme en Italie le vociférant Matteo Salvini avec ses accents mussoliniens ?
En diplomatie, la forme et le fond sont inséparables. L’un des grands acquis de l’après Seconde Guerre mondiale semblait être le développement de la diplomatie multilatérale, dont l’importance croissante s’expliquait par l’augmentation de l’interdépendance, et donc la multiplication des effets externes de toute nature des actions de chaque État les uns sur les autres. Une interdépendance qui, avec la mondialisation, a non seulement changé de degré, mais encore de nature. Sauf quelques égarés, plus personne ne conteste aujourd’hui le changement climatique, dont les effets sont de mieux en mieux compris. Pourtant, malgré des succès de vitrine comme celui de la COP21 portée par la France, et en dépit d’un savoir-faire développé au cours des décennies, l’effectivité du droit international dans des domaines aussi complexes que celui du climat est faible. Ce qui l’est moins, c’est l’action des organisations non gouvernementales (ONG), et les mouvements d’ampleur comme celui autour de la jeune Suédoise Greta Thunberg qui frappent les opinions. Les entreprises n’attendent pas les États pour « verdir » leurs stratégies, au nom de leurs intérêts privés bien compris. L’impact d’une opinion publique qui tend, sous certains aspects, à se mondialiser, se fait sentir ici ou là, et encore tout récemment à New York, dont le maire vient d’annoncer des mesures pour réduire drastiquement la consommation d’énergie dans les gratte-ciel.
Si l’existence d’une opinion publique mondiale se confirme et se renforce dans les prochaines décennies, l’actuel droit international mou pourra servir de matrice à l’élaboration d’un droit plus dur, et contraignant. Mais tout cela s’étendra dans la durée, et entre-temps le réchauffement climatique deviendra une réalité de plus en plus sensible, à laquelle il faudra tant bien que mal s’adapter. Sans oublier les méfaits de bien d’autres phénomènes d’interdépendance, souvent plus prosaïques, comme l’accumulation des déchets ou la pollution des océans.
Quel que soit le bilan du président Donald Trump au jour de son départ de la Maison-Blanche, on peut d’ores et déjà affirmer qu’en jetant par-dessus bord les principes éprouvés de la diplomatie et les acquis du multilatéralisme, il s’est rendu coupable d’une faute majeure, dont l’humanité aura du mal à se remettre. À moins qu’après lui les États-Unis ne ressentent le devoir de mettre les bouchées doubles à titre de réparation. L’espoir est toujours permis.
L’an III de l’ère Trump
Bloquer ou transformer
Dans un de ses livres, le professeur américain Joseph Nye – qui occupa d’importantes fonctions dans l’administration de Jimmy Carter – explique que, du point de vue de la politique extérieure, les présidents des États-Unis se répartissent en deux catégories : ceux pour qui la diplomatie est une suite de transactions ; et ceux qui cherchent à transformer tout ou partie du système international . Les présidents de la première catégorie agissent comme des commerçants, dont ils partagent les traits psychologiques. Leur cadre préféré est le bilatéral, plus ou moins mis en scène comme chez les marchands de tapis. Leur mode opératoire est le troc : je te donne ceci et tu me donnes cela en échange. Chacun des deux utilise tous les moyens à sa disposition – éventuellement l’intimidation par le chantage ou la menace – pour obtenir plus en payant moins. À la limite, en ne payant rien du tout. Sur un ton pacifique, le roi du Maroc Hassan II, lors d’un entretien qu’il m’avait accordé en 1986, m’avait ainsi présenté sa conception en matière de diplomatie. Les présidents de la seconde catégorie veulent « changer le monde ». Ce fut le cas du président Wilson au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il raisonnait en juriste qu’il était.
La distinction de Nye peut sembler trop tranchée. Un commerçant peut chercher à transformer le cadre dans lequel s’effectuent ses transactions – une démarche familière aux banquiers par exemple. Inversement, même l’élaboration d’un simple communiqué au G20 suppose quelques transactions. Et que dire des traités qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale ! Au cours du G20 d’Osaka fin juin 2019, Shinzo Abe a lâché un peu sur le climat pour obtenir davantage de Trump sur le commerce. En fait, les présidents qui veulent changer le monde ressemblent moins à des juristes qu’à des entrepreneurs. Le commerçant veut un profit immédiat ; l’entrepreneur cherche d’abord à construire une œuvre singulière qui ait des chances de s’inscrire dans la durée. Rares sont les entrepreneurs qui sont de bons commerçants et réciproquement. Qu’on pense, aujourd’hui, aux difficultés du génial Elon Musk.
Revenons à la présidence des États-Unis et à Donald Trump. Nul ne peut douter que ce dernier soit de la catégorie des commerçants, des marchands de biens. Dans ses actions de politique étrangère, on dirait que son but est toujours de gagner immédiatement de quoi augmenter sa réserve électorale. D’ailleurs, les mid-term elections ont préservé ses chances de réélection fin 2020, qui paraissent actuellement fort sérieuses. Son approche transactionnelle de la politique étrangère y est certainement pour beaucoup. En tout cas actuellement. On cherchera vainement dans ses discours et interventions quelque esquisse de processus, ou d’architecture, visant à améliorer la gouvernance mondiale dans la durée, sujet dont il ne semble pas même reconnaître la pertinence. Ce qu’il veut, c’est faire les meilleurs deals, commerciaux dans les cas les plus simples, avec ses partenaires – amis ou ennemis –, et les faire valoir auprès de son électorat. En matière proprement politique, il se limite à quelques objectifs simples à formuler, et également porteurs devant les urnes, comme empêcher l’immigration via le Mexique ou interdire les armes nucléaires et leurs vecteurs à la Corée du Nord ou à l’Iran.
Trump est aussi un opportuniste. Ainsi aurait-il bien voulu qu’au Venezuela Juan Guaidó gagne contre Nicolás Maduro. Mais quand la chose lui est apparue plus compliquée qu’il le croyait, il a renoncé, et Maduro est toujours là. Il est aussi arrivé à la Maison-Blanche avec quelques idées générales claires : par exemple ne pas intervenir militairement à tort et à travers à l’instar de ses prédécesseurs marqués par le néo-conservatisme. C’est pourquoi il n’est pas allé déloger le dictateur de Caracas. Ainsi, à ce jour, n’est-il intervenu militairement ni en Iran, ni bien sûr en Corée, malgré les démangeaisons de son Conseiller national pour la sécurité, le très va-t-en-guerre John Bolton. En le recrutant, Trump n’avait pas nécessairement l’intention de le suivre. En cela, il est un vrai chef.
Il se dégage de l’action de Donald Trump un curieux mélange de détermination et d’indétermination, qui pourrait conduire à des accidents, comme en Iran. Trump n’est pas fait pour la complexité. Un autre aspect de son caractère en politique est son absence totale d’intérêt pour la question des valeurs, si sensible aux yeux des Européens qui voudraient croire que les Américains leur ressemblent. D’ailleurs, l’idéalisme politique européen a vite atteint ses limites. L’hypocrisie est le trait le mieux partagé de part et d’autre de l’Atlantique. Mais chacun est hypocrite à sa manière.
Les succès de Trump : deux exemples
Dans la mesure où l’attention de Donald Trump reste fixée sur l’échéance de l’élection présidentielle de 2020, il n’est pas surprenant que sa diplomatie transactionnelle ait déjà porté de beaux fruits, et d’abord dans l’ordre commercial. Face au chantage et à la menace, face au rouleau compresseur de la Maison-Blanche, que pouvait faire le sémillant Premier ministre canadien Justin Trudeau, ou le tout nouveau président mexicain Andrés Manuel López Obrador ? Mais la raison du plus fort n’est qu’accessoirement une question de personnes. La domination de l’Amérique du Nord par les États-Unis est une réalité géographique et historique. Trump a donc aisément gagné son pari de refonte de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), rebaptisé Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM). J’ai toutefois envie d’ajouter : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire… La gloire se rattache à l’idée qu’on se fait du long terme. Or, le long terme n’est pas un concept trumpiste.
Plus frappante encore est la seconde victoire du 45e président américain contre le Mexique, obtenue elle aussi en recourant à l’arme de la dissuasion économique. Il ne sera pas nécessaire de construire entièrement le fameux mur : désormais les Mexicains vont se charger directement, et à leurs propres frais, d’empêcher les candidats latino-américains à l’émigration d’atteindre la frontière mexico-américaine. Pour cela, rien de plus efficace que de les bloquer à l’entrée au Mexique.
Trump n’aurait pas ainsi tordu le cou de son grand voisin du Sud s’il n’avait pas pensé ce faisant augmenter ses chances de réélection. La culture américaine en matière d’immigration se distingue de l’européenne. Les Américains se font une idée précise de l’immigration utile du point de vue de leur intérêt national. Les Européens dissimulent leur embarras idéologique derrière une rhétorique ambiguë, chargée d’hypocrisie, comme celle du Pacte de Marrakech. En dépit ou à cause de son imprécision – les deux sans doute –, ce pacte a d’ailleurs suscité quelques remous, et même la chute du gouvernement belge de Charles Michel. Le mur de Trump n’a pas eu à céder devant celui, purement virtuel et encore, des défenseurs des droits humains. De leurs côtés, les gouvernements européens ne restent pas inertes face au flux des réfugiés et à l’immigration, en payant la Turquie ou en agissant directement en Libye ou dans les pays du Sahel. Mais ils tentent de rester les plus discrets possible pour ne pas alimenter une querelle devenue un symbole de la distinction entre démocraties « libérales » et « illibérales ».
Les autres frontières de la guerre commerciale : l’Union européenne et la Chine
Trump est cependant loin d’en avoir fini avec ses guerres commerciales. Ce bulldozer sait aussi faire des pauses. Ainsi a-t-il repoussé à la fin de l’année 2019 les surtaxes annoncées à l’encontre de l’UE. Ici, la partie s’annonce plus difficile en raison des règles communautaires, mais l’UE est politiquement fragile et les États-Unis maîtrisent l’art de diviser ses membres. La France est, elle, plutôt encline à la fermeté, alors que l’Allemagne redoute par-dessus tout la pénalisation de son marché automobile, dont la prospérité est essentielle à sa santé économique, et le gouvernement d’Angela Merkel est entré dans une phase d’agonie peu propice à la prise de décisions difficiles. À quoi s’ajoute le fait, autrement plus grave, qu’au-delà du commerce les États-Unis s’en prennent désormais à la construction européenne elle-même. En matière de transformation, Trump est meilleur dans la destruction que dans la construction. Difficile donc de s’en tenir au seul différend commercial, comme s’il constituait un champ bien circonscrit.
J’en viens maintenant à la question principale de la confrontation sino-américaine. Plusieurs fois espéré ces derniers mois, aucun accord n’est encore intervenu, et les trêves ont été de courte durée. En fait, l’affaire Huawei a montré que l’enjeu réel allait bien au-delà d’une simple transaction commerciale. Il ne s’agit plus seulement de rééquilibrer des balances de paiements, mais de prendre toute la mesure des conséquences du nouveau saut qualitatif qui s’annonce dans l’interdépendance entre les nations avec des révolutions comme celle de la 5G.
La guerre économique n’est plus une figure de style, à cause des armes dont les États-Unis font désormais usage sans vergogne, mais aussi en raison de la domination technologique que les Américains veulent à tout prix renforcer. À tout prix, c’est-à-dire en n’écartant aucun moyen pour arriver à leurs fins. La Chine est le seul pays au monde à afficher ouvertement, et de façon crédible, l’objectif d’atteindre ou de dépasser les États-Unis technologiquement mais aussi, à terme, militairement. Les deux objectifs vont de pair comme on l’a déjà souligné au début de ces Perspectives. L’affaire Huawei a révélé que les Chinois sont encore loin du but, en l’occurrence dans le domaine des semi-conducteurs. De leur côté, les Américains ont besoin des terres rares chinoises. Et sans doute ces exemples ne constituent-ils que la partie visible de l’iceberg de l’interdépendance. À court terme – l’échelle de temps qui intéresse Trump –, aucun des deux protagonistes n’a intérêt à pousser trop loin le bouchon. L’effet boomerang sur l’économie américaine d’un dérapage majeur des négociations compromettrait les chances de réélection du milliardaire. Xi Jinping a besoin de détente. Et peut-on imaginer les conséquences de la faillite d’un empire comme Huawei ? Le plus vraisemblable est donc qu’un accord interviendra dans les prochains mois, dont Trump pourrait tirer immédiatement parti et qui donnerait un véritable répit à Pékin. Mais rien ne pourra trancher catégoriquement le vrai problème, qui est celui de la rivalité entre la puissance dominante et la puissance ascendante.
À quoi il faut ajouter que Trump est arrivé au pouvoir à un moment crucial pour le développement de la Chine. Le Parti communiste avait anticipé depuis longtemps que ce développement était entré dans une phase plus difficile, avec la nécessité de mener des réformes de plus en plus dures socialement. La croissance économique réelle du pays est sans doute inférieure à celle qu’affichent les statistiques officielles. La fragilité du système monétaire et financier est préoccupante. D’où, pour succéder à Hu Jintao, le choix de l’implacable Xi Jinping puis, au terme de son premier mandat, la modification constitutionnelle lui permettant de rempiler au-delà du second sans avoir à subir l’affaiblissement lié à toute transition. D’où, aussi, le durcissement impitoyable du Parti et l’encadrement quasi orwellien de la population, tout en s’efforçant de ne pas nuire à l’économie. D’où, encore, parallèlement, la lutte contre les excès de pouvoir – au sens large – susceptibles de porter atteinte à la légitimité dudit Parti aux yeux de la population. L’élite au pouvoir sait mieux que tous les observateurs extérieurs que nul régime politique ne peut survivre indéfiniment quand il a perdu sa légitimité. On en voit tous les jours des exemples. Ainsi en Algérie avec la chute de la maison Bouteflika. Ainsi, peut-être, dans la Turquie d’Erdogan, qui a perdu Ankara et Istanbul. Dans le même temps, et conformément à un jeu de bascule tout à fait classique, le gouvernement de Pékin se montre de plus en plus nationaliste.
Sa volonté d’annexer Taïwan tôt ou tard est affichée quasi explicitement. En menaçant Taipei, ou en lui proposant un statut proche de celui de Hong Kong, le pouvoir ne s’attend pas à une soumission immédiate. Il s’agit d’une gesticulation destinée à rappeler urbi et orbi que la RPC considère le rattachement de l’île comme un objectif vital, sur lequel aucun compromis n’est concevable. Quant à Hong Kong, 22 ans après la rétrocession, on est encore loin d’un retour intégral à la mère-patrie, même s’il est déjà une réalité pour les élites dirigeantes de l’île. Mais ici encore, la partie n’est pas définitivement gagnée pour Pékin. En politique comme dans la vie, il suffit parfois d’une maladresse pour mettre le feu aux poudres. En l’occurrence, une loi pour que des personnes accusées de crimes à Hong Kong puissent être extradées sur le continent. Les autorités de Pékin n’avaient pas envisagé l’ampleur de la réaction populaire contre ce projet aberrant. L’échéance de 2047 (cinquante ans après la rétrocession… et deux ans avant le centième anniversaire de la victoire de Mao) peut paraître lointaine. À l’échelle de l’histoire, c’est demain. Mais entre aujourd’hui et demain, bien des incidents ou accidents sont possibles. Encore une fois, les élites du Parti communiste le savent, comme ils sont conscients de traverser une période périlleuse. Leur grande stratégie, qui est d’égaler voire de surpasser les États-Unis à l’horizon 2049, n’en est pas moins déterminée.
Au-delà de la guerre commerciale, l’année 2018-2019 a permis à tout un chacun de saisir un enjeu de l’interdépendance qui nous concerne tous. Prenez l’exemple de la 5G et imaginez qu’ayant gagné la bataille contre la Chine les Américains en deviennent les maîtres planétaires. Imaginez alors qu’un clone de Donald Trump occupe alors la Maison-Blanche, et dispose de la 5G pour sanctionner partout sur la planète les unités actives qui ne se soumettraient pas à ses injonctions. Je laisse au lecteur la liberté de compléter ce conte, ou d’en bâtir un autre en supposant cette fois que deux États, et non plus un seul, disposent du Graal numérique… Mon but ici n’est pas de spéculer sérieusement sur ces questions, mais seulement de souligner deux points désormais incontournables dans toute réflexion sur l’avenir du système international.
Premièrement, en déclarant tous azimuts la guerre commerciale, Donald Trump a, volontairement ou pas, fait sauter deux verrous : celui qui régulait les échanges dans le cadre de l’OMC ; et celui qui faisait du recours au protectionnisme au nom de la sécurité nationale l’exception à la règle. Tous les échanges sont désormais politiques, au moins potentiellement. Deuxièmement, Trump profite de la position dominante des États-Unis pour banaliser le recours aux sanctions économiques comme arme à l’encontre de ses adversaires ou de ses alliés – la distinction étant d’ailleurs secondaire pour le dealer qu’il se vante d’être. Vus comme un tout, ces deux points laissent prévoir non la fin de la mondialisation ou la reconstitution prochaine de blocs – j’ai évoqué ce sujet précédemment –, mais une transformation radicale de la conception de la place de l’économie dans les réseaux d’une interdépendance elle-même sensiblement différente de ce que le monde a connu jusqu’ici. En d’autres termes, la géopolitique des prochaines années sera inséparable de la nouvelle géoéconomie définie plus haut dans ces Perspectives. C’est à un réexamen des éléments de la puissance et des idéologies relatives aux territoires que nous invitent Donald Trump et Xi Jinping.
La Russie et la Corée du Nord
Plus les sujets ont de dimensions, moins la méthode transactionnelle sous sa forme élémentaire a des chances de réussir. Un exemple frappant est la relation entre les États-Unis et la Russie, qui a sombré encore un peu plus au cours des derniers mois, faute pour les deux présidents d’avoir pu ou su se placer au niveau des visions d’ensemble (à l’époque de la guerre froide, on utilisait le mot allemand Gesamtkonzept) ; en raison aussi des turbulences autour des accusations d’immixtion des services russes dans les affaires intérieures américaines. Même genre de constatation au niveau russo-européen.
En conséquence, les acquis comme le savoir-faire de la « maîtrise des armements » ou arms control sont en voie d’anéantissement, et les désaccords entre les principaux protagonistes de la guerre froide sur des questions comme les forces nucléaires intermédiaires, les systèmes défensifs anti-missiles, ou les déploiements de forces conventionnelles, risquent de déboucher mécaniquement sur une nouvelle relance de la course aux armements. Voilà un échec pitoyable dont le président Trump n’est certes pas le seul responsable.
C’est à lui et à lui seul, en revanche, que l’on doit l’engagement américain avec Kim Jong-un, ou encore la dénonciation de l’accord nucléaire (Joint Comprehensive Plan of Action – JCPOA) avec l’Iran, dont nous allons maintenant dire quelques mots. Il fallait un immense ego, et le zèle d’un néophyte, pour s’imaginer qu’un problème aussi difficile que celui posé par la Corée du Nord pouvait être résolu par quelques rencontres entre le président américain et le dictateur nord-coréen. Pour l’essentiel, je n’ai rien à changer sur ce sujet à mes Perspectives de l’an dernier, sauf sur un point. Grâce peut-être à sa forme d’inconscience, Donald Trump a changé les termes d’un problème qui, tel qu’il était posé, paraissait durablement insoluble. J’ai souvent observé qu’en politique comme en mathématiques, quand un problème est insoluble, il faut changer le problème. Les rencontres de Singapour et de Hanoï n’ont produit aucun résultat apparent, mais elles ont changé le climat et permis à Kim Jong-un de rejoindre le concert des nations. Pour autant, il n’a rien changé à ses pratiques les plus cruelles, comme on l’a vu à la manière dont il a traité ses conseillers après Hanoï. On peut effectivement reprocher à Trump d’avoir décerné un brevet d’honorabilité à un tyran de la pire espèce, de surcroît sans rien obtenir en échange.
Pour qui se rattache à l’école réaliste des relations internationales, la position de Trump peut se justifier si elle a rendu possible une phase de négociation plus classique, prévoyant une normalisation étape par étape de la péninsule coréenne. Or cette hypothèse n’est pas exclue, grâce cette fois à des sanctions dont Kim, maintenant qu’il est reconnu, peut espérer se libérer progressivement moyennant des concessions sur son arsenal nucléaire. Il était inenvisageable d’entreprendre pareille négociation avant l’initiative de Trump.
Après l’échec de Hanoï, puis le nouveau geste hautement symbolique de la rencontre à Panmunjeom, toute l’interrogation porte sur les concessions concevables. Si Trump continue d’exiger de Kim l’abandon intégral de sa capacité de dissuasion pour obtenir la seule levée des sanctions, le succès est hautement improbable. S’il peut se contenter d’un gel, tout devient ouvert au terme d’un cheminement diplomatique qui devra alors entrer dans la norme. Avec une bonne mise en scène, la seconde voie pourrait aider à la réélection de Trump. Et tant pis, alors, pour les fulminations de John Bolton.
La bombe iranienne
Il me reste à parler de l’Iran. Je ne reviens pas sur les calculs qui ont conduit Donald Trump à dénoncer unilatéralement le JCPOA en mai 2018. Sans doute aussi doit-on garder en tête un esprit de vengeance : les Américains n’ont jamais oublié la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979, et leur humiliation à l’époque. Quoi qu’il en soit, là aussi, le président américain a manifesté une foi aveugle en sa méthode, et sans doute s’est-il cru capable d’embobiner l’ayatollah Khamenei en allant le rencontrer quelque part, avec cette erreur de jugement supplémentaire que l’Iran n’est pas dirigé par un dictateur.
Je continue à penser qu’il s’est lourdement trompé. D’abord, en faisant doublement violence à ses propres alliés : en ignorant leur point de vue et en les soumettant eux-mêmes au régime des sanctions. Ces sanctions ont été étendues et s’appliquent aujourd’hui à des pays comme la Chine qui en avaient été initialement dispensés. Pareille violence aura inévitablement des conséquences à long terme sur le système international des paiements, mais aussi sur l’appréciation de la valeur de la signature américaine dans les traités.
En ce qui concerne l’Iran lui-même, nul ne peut sous-estimer les conséquences des sanctions, dévastatrices pour la population comme naguère en Irak à l’époque de Saddam Hussein. Tout confirme cependant que le régime n’est pas au bord du gouffre. Les Gardiens de la Révolution tiennent le haut du pavé et leur chef, le général Qasem Soleimani, déclare attendre les Américains de pied ferme. Il n’est pas un enfant de chœur. Et nul ne sait exactement qui prend quelles décisions dans un système constitutionnel fort subtil, conçu au lendemain de la chute du shah pour éviter le risque d’un retour au pouvoir personnel…
Trump espérait une capitulation sans conditions. Il ne l’obtiendra pas. Bolton et ses amis poussent à l’action militaire. Leur chef veut l’éviter, comme on l’a vu au lendemain de l’affaire du drone américain abattu par un missile iranien. Mêmes hésitations après celle, plus confuse, des tankers. En bonne logique, après des mois de « patience », le régime de Téhéran somme les Européens de respecter leurs engagements, ce qu’ils sont incapables de faire puisqu’ils sont ligotés par les États-Unis. Du coup, l’Iran se considère délié de ses propres engagements et recommence à enrichir son uranium, dans un premier temps seulement très peu au-dessus du plafond prévu par le traité. Ensuite, qui sait ?
En Iran, les partisans de la bombe ont du grain à moudre. L’exemple de Kim Jong-un les encourage. Trump donne l’impression de ne plus trop savoir quoi faire. En fait, ni les États-Unis ni l’Iran ne veulent la guerre, ni même Israël, car chacun pense aux aléas du nouveau cataclysme qui pourrait s’abattre sur leur région martyre. Après la révolution khomeyniste, l’Iran a souffert la décennie d’une guerre effroyable. On aurait pourtant tort de penser que les Iraniens seraient incapables de repartir au combat et d’infliger des dommages considérables en Irak ou au Yémen par exemple. Peut-être même aux Émirats arabes unis (EAU). On aurait tout aussi tort d’oublier leur coopération avec les Occidentaux contre les talibans après le 11 Septembre. Le risque majeur est à présent le déclenchement accidentel d’un conflit que nul n’aurait voulu. De toutes les aventures dans lesquelles le 45e président des États-Unis s’est lancé, la dénonciation du JCPOA est sans doute la plus gravement irréfléchie. Ce n’est pas par la diplomatie du tweet, mais bel et bien par un retour à la diplomatie classique qu’il pourra peut-être s’en sortir.
L’Union européenne, secouée mais pas tout à fait réveillée
Le Brexit pose la question de l’identité européenne. L’année 2018-2019 couverte par ce RAMSES a été dominée, en ce qui concerne l’UE, par les tribulations du Brexit et les demi-surprises des élections européennes. Au fil des mois, le débat britannique a mis en évidence l’ampleur des divisions britanniques, dont les déboires de la malheureuse Theresa May n’auront été qu’un pâle reflet. La Commission de Bruxelles aura été jusqu’aux limites de ses possibilités pour négocier une rupture à l’amiable, grâce à l’acharnement du valeureux Michel Barnier. Mais dans notre monde tempétueux, les vents sont plus favorables pour les Donald Trump, Matteo Salvini ou Boris Johnson. Il a fallu du temps au gens normaux pour réaliser que l’échéance du 29 mars 2019 ne serait pas respectée, et se faire à l’idée – choquante pour le bon sens – qu’en conséquence les Britanniques seraient représentés au nouveau Parlement européen. Mais les vicissitudes de la politique reflètent celles de la vie, l’impensable ne cesse d’advenir, et l’incertitude sur l’issue du Brexit demeure entière au moment où j’écris ces lignes.
S’il se confirme que Boris Johnson est sur le point de réaliser son ambition en devenant Premier ministre d’une Majesté qui en aura vu de toutes les couleurs, le bouillant personnage est capable de nous réserver encore bien des surprises. Qu’il s’installe ou non au 10 Downing Street, le prochain gouvernement sera le vrai successeur de celui de David Cameron, par lequel le tremblement de terre est arrivé. C’est lui qui devra résoudre la quadrature du cercle, et pour cela il lui faudra changer le problème, et soit aller vers un Brexit « dur », soit obtenir de nouvelles concessions sans, ou plus vraisemblablement avec, la complicité de ceux des membres continentaux de l’Union qui ont toujours été favorables à l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE. À la clé, il y a aussi la survie du Royaume-Uni. Nicola Sturgeon, la Première ministre écossaise, n’a pas renoncé à remettre sur le tapis l’hypothèse d’un référendum sur l’indépendance de son pays.
En fait, la partie qui se joue va bien au-delà de la recherche d’accords économiques ou financiers. Sa nature est fondamentalement politique, et touche au cœur de l’identité européenne elle-même. Pour le général de Gaulle, qui avait le sens de l’Histoire c’est-à-dire celui de ses invariants, l’entrée de la Grande-Bretagne dans ce qu’on appelait alors la Communauté devait avoir l’effet du cheval de Troie. Ses opposants en la matière, français ou non, ne raisonnaient que par rapport à l’Alliance atlantique, avec ses deux « piliers » inséparables, le nord-américain (États-Unis et accessoirement le Canada) et l’européen (la Communauté). Georges Pompidou, plus féru de littérature et d’économie que d’histoire, crut bien faire en levant le véto du fondateur de la Ve République, et peut-être a-t-il pensé qu’avec le temps les Britanniques avaient changé. Changé, c’est-à-dire adhéré au projet d’une construction européenne à la française, donc vue comme une unité politique d’un genre nouveau, sans doute indéfinissable ex-ante mais en tout cas ayant vocation à devenir « indépendante », c’est-à-dire indépendante des États-Unis.
À vrai dire, depuis le début de la construction européenne, et a fortiori au cours de ses élargissements successifs, les États membres n’ont jamais affronté la question de l’identité communautaire, pressentant que toute tentative pour la préciser se briserait sur l’océan des non-dits. Seul Jacques Delors a connu une certaine fortune avec sa « fédération d’États nations », une dénomination heureuse mais qui doit son succès à sa fausse précision. L’extension de l’Union à marches forcées n’a fait qu’augmenter la confusion.
La nécessité de lever le tabou avec les États-Unis
Pour les unités politiques, la question de l’identité est à la fois aussi difficile et importante que celle du moi dans la psychologie humaine. Difficile, comme le sait quiconque a tant soit peu réfléchi à la nature du dialogue que nous entretenons tous entre notre je et notre moi. Un dialogue qui passe nécessairement par des récits sur soi-même, comme pour les unités politiques. Le lecteur pourra reconnaître au passage un aspect particulièrement intéressant de la pensée de Paul Ricœur.
Pourquoi la question de l’identité est-elle si importante, et même essentielle, pour une unité politique ? Parce que, si l’on n’est pas capable de l’éclairer, comment pourrait-on prétendre aborder celle de la sécurité ou de la défense de ladite unité, et d’ailleurs pourrait-on même parler d’unité pour une construction sociale qui n’existerait que par des liens juridiques ou des transferts financiers, qu’en tant que concept au mieux partagé au sein d’une petite minorité des humains supposée en faire partie ?
Revenons donc à l’UE, si fragmentée aujourd’hui entre l’Ouest et l’Est, le Nord et le Sud, mais aussi peut-être entre chacun de ces points cardinaux et lui-même. La relation franco-allemande est lourdement éprouvée. N’entendons-nous pas Matteo Salvini, actuel homme fort d’un des pays fondateurs de l’UE et de l’euro, évoquer maintenant la sortie de la monnaie unique ? Où peut-on lire, ou entendre, sur l’Europe, un récit ou même un discours cohérent et surtout représentatif d’une quelconque unité ? En même temps, on sent bien qu’aucun État membre ne semble actuellement tenté de suivre l’exemple de la Grande-Bretagne, tous semblant attendre de connaître le destin de la grande île voisine. Pourtant, jamais on n’a autant parlé de sécurité européenne, d’autonomie stratégique, ou encore de politique étrangère commune. Il y a là manifestement un paradoxe qu’il faut tenter d’expliquer.
Cela nous ramène au président Trump, et plus profondément à la fin de la guerre froide. En règle générale – on l’a rappelé –, les alliances ne résistent pas à la disparition des causes de leur constitution. Si l’Alliance atlantique a déjà tenu trois décennies depuis la chute du Mur de Berlin, c’est pour quatre raisons principales me semble-t-il : la tendance de tout être (en l’occurrence l’Organisation du traité de l’Atlantique nord – OTAN –, par opposition à l’Alliance elle-même) à persévérer dans son être – c’est le fameux conatus de Spinoza ; l’intérêt pratique du commandement militaire intégré de l’OTAN ; la peur de la Russie éprouvée par d’anciens membres du Pacte de Varsovie devenus membres de l’Alliance atlantique ; enfin, le sentiment qu’au-delà d’une alliance, les membres de l’OTAN constituent une véritable communauté.
Les deux premières raisons concernent surtout les initiés, et ne touchent pas les gens. La première est universelle. Quant à la seconde, il suffit de rappeler que les Français se sont à peine rendu compte que, depuis de Gaulle, leur pays ne faisait plus partie du commandement militaire intégré jusqu’à la décision, largement passée inaperçue, de Nicolas Sarkozy de le rejoindre.
Le troisième point est essentiel, mais il soulève deux questions épineuses. D’abord : qui définit les menaces et sur quelles bases ? L’évaluation des menaces est inséparable d’un oligopole décisionnel, d’un appareil de renseignement, d’un cadre diplomatique (négociations entre alliés, et entre alliés et adversaires, etc.), hors duquel on est comme suspendu dans le vide. D’où une seconde question. L’histoire de l’Alliance atlantique, et en réalité aussi celle de la Communauté devenue Union européenne, ont été dominées par le phénomène du leadership américain. Seule la France, au temps du général de Gaulle, a sérieusement tenté – dans les limites très étroites imposées par la réalité – de conserver un minimum d’indépendance. Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots. Il n’y a pas de leader sans follower, mais les followers peuvent l’être de plus ou moins bon gré. La France était un suiveur récalcitrant des États-Unis, comme Nicolae Ceausescu de l’Union soviétique. Il n’empêche que, globalement, à l’époque de la guerre froide, les membres de l’Alliance atlantique étaient des followers zélés ; et ceux du Pacte de Varsovie, des followers par obligation.
Quand on regarde les choses du point de vue des empires, dans l’acception très générale du terme que nous avons retenue au début de ces Perspectives, on voit les choses un peu différemment. Dans un système décisionnel impérial perçu comme légitime, le leadership devient une réalité endogène complètement intégrée, et les suiveurs croient sincèrement à leur libre arbitre. Ils suivent en croyant qu’ils décident. Ces considérations demanderaient bien sûr à être nuancées, mais l’essentiel ici, s’agissant de ce qu’est devenue l’Alliance atlantique, est de comprendre que la façon dont elle envisage la menace russe, par exemple, n’est pas le simple reflet des peurs polonaises, estonienne ou autres, mais le produit d’une machine décisionnelle dominée par les États-Unis qui voient les choses à leur échelle et à leur façon. C’est ainsi, par exemple, qu’ils ont divisé leurs alliés européens dans la guerre de 2003 contre Saddam. Quand ils savent ce qu’ils veulent, c’est toujours leur point de vue qui s’impose.
Pour résumer tout ce qui précède d’une façon abrupte, je dirai que, plus de 60 ans après le traité de Rome, l’identité européenne n’est rien d’autre que celle d’un théâtre d’opérations de la République impériale (je reprends encore le mot de Raymond Aron), consolidé à l’intérieur par une entente franco-allemande qui, malgré toutes les difficultés, a résisté au temps, ou par des réussites institutionnelles que les Européens doivent à leur propre génie – comme, à mon sens, la création de l’eurozone.
De là à parler d’autonomie stratégique ou de politique étrangère commune, il y a un abîme. Les Européens ne sont pas aujourd’hui capables de définir une grande politique étrangère commune indépendante, même à propos de leurs flancs est (Ukraine, Russie…) ou sud (Moyen-Orient…), où ils ne jouent que les seconds rôles, parfois au détriment leurs intérêts. Dès que les intérêts majeurs des États-Unis sont en cause, les Européens courbent l’échine. Cela ne veut pas dire que telle ou telle puissance européenne ne conserve pas une certaine marge d’autonomie, s’agissant par exemple de l’Afrique du Nord ou du Sahel, face à des événements même considérables comme la transition encore indécise en Algérie. On ne doit pas non plus oublier le Conseil de sécurité de l’ONU, dont la France et la Grande-Bretagne sont membres permanents. Mais les occasions d’affrontement avec les États-Unis à ce niveau sont rares, avec peu d’effets autres que symboliques.
La solution du paradoxe d’où nous sommes partis s’impose d’elle-même. Si les Européens commencent à parler – timidement – d’autonomie stratégique ou autres concepts voisins, c’est que, secoués par Trump, ils s’aperçoivent enfin que les Américains ne couchent plus dans leur lit. Les participants à la Conférence de Munich sur la sécurité en février 2019 ont été médusés par l’ampleur des divergences entre les deux rives de l’Atlantique. Officiellement, les États-Unis soutiennent toujours l’Alliance, mais à condition que les Européens paient et suivent. Le fait est qu’ils paient trop peu, à commencer par l’Allemagne.
Le sens de la construction européenne
Certains Européens veulent croire que le moment venu, le successeur de Trump permettra aux choses de reprendre leur cours naturel. Au-delà du Brexit et de ses lourdes implications pour la question de l’identité européenne, les membres de l’Union sont condamnés à s’interroger à nouveaux frais sur le sens d’une construction qui continue sur sa lancée, mais cahin-caha. Une dynamique de somnambule. Que le pire ne soit pas certain, les résultats des élections européennes du 26 mai 2019 l’ont encore montré.
Elles ont suscité un réel intérêt. En dépit de leur succès relatif, les partis « populistes » restent marginaux. Le succès des Verts est plutôt prometteur. Au terme d’un marathon qu’on craignait sans issue, les nominations pour les principaux postes ont favorablement surpris les personnes informées, même si certains choix se sont portés sur des personnalités en difficulté chez elles, comme Charles Michel en Belgique ou Ursula von der Leyen en Allemagne. Mais tous sont d’excellente qualité. En particulier, la nomination de Christine Lagarde à la tête de la Banque centrale européenne (BCE) revêt une forte signification. Rares sont les grandes fonctions internationales pour lesquelles compétence technique, jugement politique et capacité de communication sont aussi importants.
***
Pour conclure, j’en reviens au début de ce texte. Pour penser leur avenir, les Européens doivent se positionner résolument dans la perspective de la compétition sino-américaine. Que les Américains s’intéressent moins au Vieux Continent, et qu’ils « pivotent » vers l’Asie, est une conséquence naturelle de l’évolution du monde, annoncée de longue date, à laquelle ils doivent faire face en adultes, et non comme des vieillards apeurés. L’année écoulée a favorisé quelques prises de conscience salutaires, comme la nécessité affichée par Bruno Le Maire et Peter Altmaier de bâtir une politique industrielle européenne, ou d’adapter les principes de la politique communautaire de la concurrence. Même si la défense européenne est encore un objectif hors d’atteinte, des petits pas sont possibles, comme aussi des approches enrichies et mieux coordonnées vis-à-vis de l’Afrique. En politique étrangère, on peut certainement aussi avancer ensemble sur des sujets comme les réfugiés ou l’immigration, en s’efforçant de les dé-idéologiser. Je crois que toute approche collective trop directement centrée sur la relation avec les États-Unis serait vouée à l’échec.
En revanche, je continue à penser qu’une réflexion commune, structurée, sur l’avenir de notre projet européen permettrait d’avancer dans cette quête d’identité nécessaire à toute ambition. Pareille réflexion devrait aussi porter sur les non-dits, en particulier sur la place de la Grande-Bretagne ou les relations avec la Russie. À mon sens, les deux sujets sont liés. Je crois qu’une Europe démocratique forte économiquement, technologiquement mais aussi stratégiquement, une Europe qui serait capable de contribuer par elle-même et selon ses propres critères à la sécurité de son environnement proche, capable aussi de peser son juste poids dans les grandes affaires du monde, une telle Europe est attendue partout où, sur la planète, on craint que les peurs millénaristes, très fortes ici ou là, ne se transforment en apocalypse. Je termine avec les mêmes accents que l’an dernier : les Européens commencent à peine à se réveiller. Ils doivent oser reprendre le train de l’Histoire.
14 juillet 2019