L’euro est la colonne vertébrale de l’Union européenne
Interview dans le supplément de décembre 2019 de la Revue Banque « Brexit, infrastructures, marché capitaux… Quelle stratégie pour l’Europe financière ? »
La consolidation de la zone euro est essentielle pour renforcer l’Union européenne. Elle passe par l’achèvement de l’union monétaire, mais aussi par la coordination des politiques budgétaires et fiscales.
Un objectif que Thierry de Montbrial juge réalisable, mais à long terme.
Quels sont les mouvements géopolitiques qui pèsent sur la construction de l’Union européenne en général, et l’UE financière en particulier ?
Pour donner le cadrage de départ de la construction de l’Union européenne, il faut revenir à un évènement déterminant qui est la chute du système soviétique entre 1989 et 1991. La chute de l’URSS et de l’empire communiste a eu pour effet immédiat de créer un vide à l’intérieur de l’Europe : qu’allaient devenir tous ces pays libérés du communisme ? A moyen terme, cet évènement a rouvert dans le monde entier un jeu géopolitique plus classique alors qu’il était jusque-là dominé par le fait nucléaire, la neutralisation relative par les armes nucléaires. La conséquence de cette chute imprévisible, en tout cas quant à sa date et ses modalités, est qu’il a fallu prendre des décisions très rapidement et après un débat peu approfondi. La communauté européenne, qui ne s’appelait pas encore l’Union européenne, a décidé de s’élargir massivement à l’Europe de l’Est. Même si rétrospectivement, on peut se dire que sans cette décision, la situation en Europe de l’Est serait pire aujourd’hui qu’elle n’est, le résultat a alors été de déstabiliser complètement la construction européenne, avec le risque d’entrainer la décomposition de ce qu’on appelait précédemment la communauté. Ce risque n’a pas disparu.
Le deuxième point déterminant a été la signature du traité de Maastricht en 1992 pour réduire ce risque d’éclatement. Le traité a changé le nom de communauté en Union européenne, mais surtout il a prévu la mise en place de l’Euro, de la monnaie unique européenne. Il faut se rappeler que cette décision est intervenue après tous les avatars du système monétaire européen et des années de débat sur la question de savoir s’il fallait une monnaie unique ou une monnaie commune. Cette décision a été extraordinairement audacieuse, en particulier par rapport à tous les critères économiques établis. Beaucoup d’observateurs, aux Etats Unis mais aussi en Europe, y compris parmi les meilleurs économistes comme Martin Feldstein, pensaient que c’était impossible. Mais non seulement l’euro a été mis en place avec un succès tout à fait remarquable – au moins dans un premier temps – mais il est devenu la colonne vertébrale de cette Union européenne, même si tous les pays membres de l’UE ne font pas partie de la zone euro. Ce point est absolument central car c’est bien l’euro qui a permis de donner un nouvel élan à l’ensemble européen qui sinon était menacé d’un effondrement rapide.
Le troisième point à prendre en compte est ce qui s’est passé depuis l’an 2000. Un certain nombre de pays n’ont pas respecté les règles du jeu, à commencer par l’Allemagne et la France. Mais l’Allemagne s’est ressaisie avec Schroeder, alors que la France a continué sur sa dérive, le président de l’époque, Jacques Chirac, n’ayant pas eu le courage de faire comme le chancelier allemand. L’Europe est alors entrée dans une nouvelle ère, qui a failli donner raison aux observateurs les plus pessimistes, et le fait qu’après la crise des subprime l’eurozone ait résisté tient du miracle, miracle très aidé tout de même par la coopération des banques centrales et de la BCE. Mais les spécialistes ont vite compris que pour assurer à plus long terme la survie et la consolidation de la zone euro dans l’UE, il fallait aller beaucoup plus loin et c’est là qu’intervient la notion d’union monétaire. Celle-ci suppose, bien au-delà de la création de la Banque centrale européenne, une mise en commun à l’échelle européenne de tout le système du crédit, y compris les mécanismes de surveillance et de solidarité. Ce sont des sujets très techniques qui supposent des coopérations extrêmement approfondies. Beaucoup d’excellent travail a déjà été réalisé dans ce sens, mais il reste encore beaucoup à faire pour que cette union monétaire soit achevée.
Ceci conduit à mon 4ème point : la question de l’avenir. Le parachèvement de l’union monétaire ne pourra pas se faire sans un renforcement de la coordination des politiques budgétaires et fiscales en Europe. Si les politiques budgétaires divergent trop, comme nous le voyons depuis 10 ans, nous resterons condamnés à subir des crises. Or l’union monétaire n’est pas faite pour compenser de mauvaises politiques économiques et ne peut pas remplacer la discipline budgétaire. Les critères fixés par le traité de Maastricht sont raisonnables, et nous devons avancer dans la coordination des politiques budgétaires. Mais celles-ci entrainent aussi une certaine coordination des politiques structurelles. Car il est possible d’améliorer temporairement la situation budgétaire par des expédients à court terme, mais il faut mener des réformes structurelles pour avoir une amélioration des politiques budgétaires sur le long terme. Quant aux aspects fiscaux, s’il n’y a pas un minimum de cohérence dans ce domaine entre les différents Etats membres, cela conduit à des déséquilibres comme le montre le cas de l’Irlande. En outre, il est clair qu’une des dimensions autour du débat sur le Brexit est la question de savoir si la Grande Bretagne à l’issue de cette pantalonnade se mettra à pratiquer du dumping fiscal.
« L’union monétaire en s’approfondissant renforce la capacité du système monétaire de la zone euro à résister à des chocs, mais cette résistance a pour limite une incohérence prolongée dans les politiques budgétaires et fiscales »
Et finalement j’en arrive à mon 5ème point : je crois profondément que l’euro est aujourd’hui au sens propre la colonne vertébrale de l’Union européenne. Pour assurer la pérennité et l’approfondissement de l’UE, il est essentiel que l’euro survive. Et pour que la zone euro survive, il faut aller au-delà de la seule union monétaire. Son achèvement est une condition absolument nécessaire, mais pas suffisante.
Il n’en reste pas moins que ce qui manque aussi à l’UE, c’est un récit porteur parce qu’aujourd’hui les discours des pères fondateurs, comme Jean Monnet ou Robert Schuman, n’évoquent rien pour les jeunes générations. Ce récit doit être construit autour de ce qui va être la problématique des trente prochaines années, c’est-à-dire la compétition entre les Etats Unis et la Chine. Cette durée n’est pas choisie au hasard : l’année 2049, qui marquera le centième anniversaire de la révolution de Mao Tse Toung, est l’échéance que s’est fixée la Chine pour être la première puissance du monde.
« L’UE peut constituer si elle s’organise bien, une troisième force qui aurait le grand avantage de ne pas être une force impériale comme la Chine et les Etats Unis ».
C’est l’idée centrale autour de laquelle la construction européenne pourra poursuivre son chemin et qui porte aussi un autre aspect de la question monétaire, discuté lors de la 12ème édition de la World Policy Conference organisée par l’IFRI à Marrakech en octobre dernier. Il s’agit de créer progressivement les conditions pour que l’euro devienne une véritable monnaie de réserve mondiale. Cela permettrait aussi de s’affranchir de l’extrême dépendance juridique par rapport au dollar puisque l’une des leçons de l’Amérique de Trump est l’utilisation systématique des sanctions qui obligent les pays tiers à s’agenouiller devant les politiques américaines alors même qu’ils les désapprouvent, comme l’a montré le cas de l’Iran et du JCPOA. L’une des conséquences les plus visibles liées aux changements géopolitiques postérieurs à la chute du communisme depuis 30 ans, est que les Etats Unis ont aujourd’hui une conception beaucoup plus étroite de leur intérêt national. Ils utilisent les leviers de l’action économique, notamment les sanctions, comme des armes et par conséquent leur monnaie, le dollar, devient lui-même de plus en plus un instrument dans ce but. Il est très difficile de réagir contre cela à court terme, mais à long terme, l’euro a certainement une carte à jouer pour se donner les conditions de devenir une véritable monnaie internationale.
Renforcer les politiques budgétaires et fiscale est-ce un scénario qui vous semble réalisable ?
L’histoire européenne a montré que des choses réputées impossibles se sont produites ; l’euro en est l’exemple même. La réalisation de l’euro et sa survie constituent un accomplissement absolument extraordinaire. Beaucoup ont pensé ces dernières années au vu de la situation en Grèce, puis en Italie, au Portugal, ou en Espagne, que l’UE allait exploser, mais même si cela a couté cher, elle a tenu bon. Il est vrai qu’aujourd’hui il est difficile d’imaginer cette coordination des politiques budgétaires et des réformes structurelles, mais à terme, cela finira par se faire parce que l’alternative est désastreuse pour tout le monde et c’est finalement ce qui a tenu jusqu’ici la construction européenne : à chaque crise majeure, nous sommes allés au bord du gouffre mais personne n’y est tombé. Ainsi dès le lendemain du référendum sur le Brexit, les Pays Bas qui s’apprêtaient également à lancer une consultation se sont brusquement calmés. Le chemin sera bien sûr extrêmement difficile, mais à horizon de 30 ans, nous pouvons y parvenir.
Les enjeux fiscaux me semblent plus faciles, parce que si la Grande Bretagne a par exemple la possibilité juridique de nous tailler des croupières en faisant du dumping fiscal, les Européens continentaux seront obligés de réagir. Cela constituera une pression supplémentaire sur leurs politiques fiscales.
Je veux croire que la force de la nécessité de la construction européenne exercera sa logique. Mais elle n’est pas une affaire de deux ou trois générations, mais d’un ou deux siècles. Cela va prendre du temps mais je crois qu’elle garde une chance sérieuse de se réaliser.
Le Brexit n’est-il pas un obstacle supplémentaire à cet objectif ?
Qu’il y ait un aspect de concurrence entre places financières continentales pour récupérer certains actifs, n’est pas forcément malsain. Il existe entre Paris et Francfort une concurrence naturelle au niveau institutionnel ou des centres de pouvoirs. Toutefois il faut que cette concurrence entre les Etats européens se déroule dans un cadre réglementaire précis et respecté. Mais quelles que soient les places financières concernées, cela aboutit au renforcement de l’Union européenne post Brexit, ce qui est une bonne chose en soi.
Ensuite, si, comme je l’ai souligné, l’euro est vraiment la colonne vertébrale de l’Union européenne, le départ des Britanniques crée une situation probablement plus maîtrisable que s’ils avaient été intégrés dans la zone euro.
Interview par Elisabeth Coulomb parue dans la Revue Banque, décembre 2019
Retrouvez le supplément de la Revue Banque « Brexit, infrastructures, marchés de capitaux… quelle stratégie pour l’Europe financière ? » sur le site internet de la Revue Banque (supplément au numéro 838).
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