Le Prince Hassan de Jordanie

Discours à l’occasion de l’installation de S.A.R. le Prince El-Hassan Bin Talal de Jordanie à l’Académie des sciences morales et politiques le 16 juin 2008

En accueillant Votre Altesse Royale en son sein, notre compagnie a voulu rendre hommage à un homme d’État ; à un penseur de la politique, chercheur inlassable de solutions constructives et respectueuses des droits fondamentaux de l’homme ; à un humaniste, convaincu de la complémentarité des civilisations ; à une figure majeure d’un islam modéré et moderne.
Vous êtes encore jeune mais lorsque vous vous penchez sur votre passé, vous devez avoir l’impression de porter l’Histoire sur vos épaules. Vous avez été témoin et acteur des immenses bouleversements au Moyen-Orient, dont l’origine remonte à la Première Guerre mondiale.
Pour comprendre votre vie et votre œuvre, il faut d’abord s’arrêter sur deux grandes figures : Chérif Hussein, chef des Beni Hachem et descendant du Prophète, émir de La Mecque et gardien des Lieux saints, et son fils Abdallah, le fondateur de la dynastie jordanienne. Vous êtes l’arrière petit-fils du premier et le petit-fils du second. Comme tous les bâtisseurs potentiels, Chérif Hussein avait un rêve : la constitution, sur les décombres de l’empire ottoman, d’un royaume sinon d’un califat incluant le Hedjaz, l’Irak, la Grande Syrie, la Jordanie et la Palestine. La réalité – ou le mythe – de la « Grande Révolte arabe » contre les Turcs en fut la traduction opérationnelle. Sur un mode romanesque et inévitablement biaisé, cet épisode reste ancré dans l’imaginaire occidental, à travers le filtre du colonel T.E. Lawrence, l’auteur des Sept piliers de la sagesse. Le célèbre film de David Lean, Lawrence d’Arabie, a marqué l’histoire du cinéma et n’a jamais cessé de fasciner les générations successives de spectateurs.
Le rêve de Chérif Hussein s’est vite fracassé. Les Britanniques et les Français avaient un autre projet et les accords Sykes-Picot de 1916, qui décidèrent du partage des zones d’influence pour l’après-guerre, ne tinrent aucun compte des aspirations nationalistes arabes. Selon ces accords, la France allait recevoir mandat sur la Syrie et le Liban, et les Britanniques sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. En dédommagement Abdallah, alors âgé de 40 ans, reçut la Transjordanie en 1921. La même année, son frère Fayçal s’était vu octroyer l’Irak après que la France, en juillet 1920, l’eut chassé de Syrie où il s’était fait proclamer roi. La part d’Abdallah était modeste : une terre pauvre, aux contours mal définis, et peuplée de 220 000 habitants dont la moitié de bédouins. Il fallut vingt-quatre ans avant que l’émirat n’accédât à l’indépendance sous la première appellation de Royaume hachémite de Transjordanie. Le mérite de votre grand-père fut de jeter les bases et les fondations institutionnelles d’un État, à partir d’une entité largement artificielle et aux délimitations imprécises, avec patience, intelligence et pragmatisme.
Les Européens, particulièrement les Britanniques, ne furent pas les seuls responsables de l’évanouissement du rêve hachémite au lendemain de la Grande Guerre. En Arabie, en effet, une autre partie se déroula en parallèle, dont le héros fut l’émir du Nadjd, Abdel Aziz Ibn Séoud (1887-1953), un grand homme politique autant que militaire mû par la volonté d’unifier la péninsule sous sa bannière. Il emporta une victoire décisive contre Chérif Hussein en 1924. La conquête du Hedjaz conduisit à la création du Royaume d’Arabie Saoudite, tel que nous le connaissons actuellement. Votre arrière-grand-père dut quitter Djeddah sur un bateau mis à sa disposition par les Anglais, à destination de Chypre. Il est mort en 1931 à Amman, à l’âge de 75 ans.
Lorsque Votre Altesse Royale vient au monde, le 20 mars 1947 à Amman, le Royaume est bien constitué. Mais les nuages s’amoncellent du côté du Jourdain. Les affrontements violents se multiplient entre les Britanniques et les sionistes auxquels la déclaration Balfour (2 novembre 1917) avait offert un « foyer national ». La Grande-Bretagne, impuissante, saisit l’ONU qui propose un plan de partition de la Palestine (29 novembre 1947). Ce plan est rejeté par la quasi-totalité des Arabes. Le 14 mai 1948, Israël déclare son indépendance. La guerre éclate. Le roi Abdallah est le seul à disposer d’une véritable armée, la Légion arabe. Il prend le contrôle de la vieille ville de Jérusalem et de la Cisjordanie. Le 24 avril 1950, son parlement approuve la réunification des deux rives du Jourdain au sein du Royaume hachémite de Jordanie . On peut dire qu’Israël et la Jordanie sont les deux vainqueurs de la guerre de 1948, ce qui peut sembler paradoxal si l’on se rappelle qu’Abdallah était le seul leader arabe à avoir accepté le plan de partage de l’ONU. Mais il est vrai qu’en entrant en Cisjordanie et dans la vieille ville de Jérusalem, il n’a fait que prendre pied sur des territoires qui, selon le plan, devaient constituer un État arabe. Dans les circonstances du moment, ces territoires se trouvaient face à une sorte de vide juridique.
Ces événements permettent de comprendre l’environnement politique au sein duquel devaient se dérouler votre pensée et votre action. La Jordanie est en quelque sorte la résultante d’apparentes contradictions, mais une résultante tellement positive en fin de compte que l’on trouve en germe dans ce petit royaume l’espérance d’une renaissance pour le Moyen-Orient tout entier. Et c’est cette espérance que Votre Altesse Royale incarne.
La première contradiction apparente est l’idée même d’unité arabe. Votre arrière-grand-père et ses fils rêvaient d’un immense royaume hachémite. Plus prudemment, Abdel Aziz Ibn Saoud s’est contenté d’unifier la péninsule arabique, et encore, pas tout à fait. Votre grand-père Abdallah n’a jamais totalement abandonné la référence à l’unification hachémite, quitte à se restreindre dans un premier temps en pensée au sous-ensemble formé par les Jordaniens et les Palestiniens, après la guerre de 1948. Même cette vision limitée devait se heurter durement au mur de la réalité, en raison des aspirations identitaires des Palestiniens eux-mêmes et des oscillations de la géopolitique israélienne, souvent tentée par le dépeçage de la Jordanie ou l’installation sur son territoire d’un État purement palestinien, et donc par le renversement de la monarchie. Au départ, les Britanniques n’avaient d’ailleurs aucune vision géopolitique claire de l’avenir de la Transjordanie. Sir Alec Kirkbride, le premier ambassadeur de Londres à Amman, n’allait-il pas jusqu’à dire que la Transjordanie constituerait « une réserve de terres pour servir au recasement des Arabes lorsque le Foyer national juif de Palestine serait réalisé ? »
En définitive, on comprend que le principal objectif de la diplomatie de votre famille, comme l’écrit l’historien d’origine israélienne Avi Shlaim dans une remarquable biographie du roi Hussein , a toujours été de consolider l’identité nationale, étroitement liée à la monarchie hachémite. En tout domaine, l’universel ne s’exprime qu’à travers le particulier. Je veux dire par là qu’aussi longtemps que la monarchie hachémite jouera un rôle modérateur dans la région, son maintien sera de l’intérêt général. Tel a été essentiellement le cas depuis la création du Royaume, malgré la tragédie de « Septembre noir » en 1970 où, précisément, la survie de la monarchie fut en cause, obligeant le roi Hussein à exercer la raison d’État, dans les conditions les plus dramatiques.
L’un des mérites de Votre Altesse Royale, sur le plan intellectuel, est d’avoir compris qu’aucune famille, aucune unité politique, ne peut prétendre réaliser durablement à elle seule l’unité arabe. Gamal Abdel Nasser n’a pas mieux réussi que les monarques, et Oussama Ben Laden ou ses émules échoueront sans aucun doute possible. En Europe, toutes les tentatives impériales ont manqué leurs buts. Nous sommes aujourd’hui à la recherche d’une autre forme d’unification, fondée sur le principe d’un partage de souverainetés librement consenti. Vous avez parfaitement compris cela, et l’une des lignes de force de votre œuvre écrite est la recherche de méthodes inspirées de l’expérience européenne et transposables au Moyen-Orient. Si l’on vous suit bien, la mission historique de la monarchie hachémite a changé de nature. Elle n’est plus d’étendre sa souveraineté, mais de montrer la voie pour de nouvelles formes d’organisation.
La deuxième contradiction apparente concerne les rapports avec les pays occidentaux. Il est vrai que l’émir Abdallah fut installé par les Anglais. Et sans les Anglais, il est certain qu’il n’aurait pas tenu longtemps face à la poussée d’Abdel Aziz Ibn Saoud. Mais par la suite, ce sont bien votre grand-père puis votre frère qui ont permis à l’identité de la Jordanie de s’affirmer, face à l’instabilité stratégique ou à la duplicité des uns ou des autres. Pour survivre, la Jordanie doit rester constamment sur ses gardes. Les relations entre nos deux pays sont d’ailleurs largement fondées sur cette évidence, la France s’efforçant, aujourd’hui encore, de conserver sa liberté de jugement. D’un point de vue plus philosophique, y a-t-il contradiction entre la recherche d’une unité arabe repensée et d’une politique étrangère soucieuse d’une bonne entente avec les pays occidentaux ? La réponse est assurément négative, pour qui ne se laisse pas envahir par l’idéologie et le fanatisme. La problématique rappelle celle des rapports euro-atlantiques, ce que Votre Altesse Royale sait mieux que quiconque.
Troisième contradiction apparente, et non la moindre : les rapports avec l’État hébreu. Il est remarquable que le roi Abdallah Ier ait toujours maintenu une attitude pragmatique vis-à-vis du Foyer national juif. J’ai rappelé qu’il avait accepté le plan de partage de 1947. Par la suite, le roi Hussein a toujours gardé le contact avec les Israéliens, secrètement ou publiquement. Il a superbement illustré le principe du cardinal de Richelieu, exposé dans son testament politique : « Les Estats reçoivent tant d’avantages des négociations continuelles, lorsqu’elles sont conduites avec prudence, qu’il n’est pas possible de le croire si on ne le sçait par expérience. J’avoue que je n’ay connu cette vérité que cinq ou six ans après que j’ay esté employé dans le maniement des affaires, mais j’en ay maintenant tant de certitude que j’ose dire hardiment que négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux, encore même qu’on n’en reçoive pas un fruit présent et que celuy qu’on en peut attendre à l’avenir ne soit pas apparent, est chose tout à fait nécessaire pour le bien des Estats. »
Votre Altesse Royale, qui a elle-même été fort tôt « employée dans le maniement des affaires » pour parler comme Richelieu, s’est trouvée au centre de la « négociation continuelle ». De même, je suis convaincu que la survie à long terme de l’État d’Israël dépendra en grande partie de sa capacité à développer des vertus analogues avec l’ensemble de ses voisins. A contrario, Avi Shlaim, déjà cité, estime que bien des occasions de paix ont été manquées. Mais ceci est une autre histoire. Je voudrais ajouter, en ce qui concerne votre propre expérience, que votre vaste culture, en particulier votre connaissance de l’hébreu – vous avez appris cette langue pendant vos études en Grande-Bretagne – a contribué au respect dont vous êtes entouré en Israël même. Sur le fond, comme les autres membres éminents de votre famille, vous avez toujours eu la sagesse de poser au départ de vos raisonnements que l’État hébreu était là pour durer. Inspiré par l’exemple de la construction européenne, vous rêvez activement d’un Moyen-Orient où Israéliens et Arabes coopéreraient au bénéfice de tous. En cela votre projet est proche de celui d’un Shimon Pérès, même si vos deux personnalités sont très différentes.
La grandeur de votre famille, à laquelle vous contribuez tant, est d’avoir montré la possibilité d’un chemin de réconciliation. Ce mot de « réconciliation », qui fait aussi partie du vocabulaire de base de la construction européenne, est l’un de ceux que vous aimez.
Parvenir à autant d’équilibre et de modération n’est pas à la portée de tout le monde, surtout dans un contexte politique tellement mouvementé. Depuis la création du Royaume hachémite de Jordanie, que de traumatismes et d’épreuves surmontées !
Votre Altesse Royale a quatre ans lorsque, le 20 juillet 1951, le roi Abdallah est assassiné par un Palestinien , sur les marches de la mosquée Al-Aqsa, sous les yeux de votre frère, le prince Hussein, lui-même âgé de 16 ans. On dit que la balle qui a atteint le Roi a ricoché sur la médaille qu’Hussein portait sur son uniforme, à la demande de son grand-père. Votre père, le roi Talal Bin Abdallah, de santé fragile, ne régnera qu’un an. Hussein lui succède le 12 août 1952. Il a 17 ans. Un Conseil de régence est formé jusqu’à sa majorité, l’année suivante.
Une ère nouvelle s’ouvre. L’avènement de Gamal Abdel Nasser (1954), qui prétend imposer son leadership au Moyen-Orient, entraîne de nouvelles divisions. Le royaume jordanien se trouve au cœur d’une lutte entre régimes arabes « révolutionnaires » (Égypte, Syrie) et « conservateurs » (Irak, Arabie Saoudite). Il devient un enjeu de la guerre froide. La tentation de rejoindre le pacte de Bagdad, dirigé contre l’Union soviétique, suscite des émeutes. En Jordanie comme dans tout le monde arabe, le messianisme du jeune président égyptien fait des émules.
En 1956 éclate la crise du canal de Suez. La Jordanie ne participe pas à la guerre mais la situation intérieure est tendue. À cette époque, rapporte Moshe Dayan dans ses mémoires, le Premier ministre israélien Ben Gourion envisage un partage de la Jordanie entre l’Irak – à charge pour ce pays d’accueillir les réfugiés – et Israël. Le Roi doit faire des concessions à son opinion publique, comme le limogeage de Sir John Bagot Glubb, dit Glubb Pacha, commandant de la Légion arabe. Après Suez, les États-Unis prendront la relève dans la région en application de la doctrine Eisenhower, visant à s’opposer à toute extension de l’influence soviétique .
Un autre traumatisme survient le 14 juillet 1958 : à Bagdad, votre cousin germain Fayçal II est écarté du trône par le coup d’État du général Kassem. Le Roi et sa famille sont sauvagement assassinés. Vous avez 11 ans. Ce drame bouleverse profondément le roi Hussein, qui en a 23. Sa violence ne peut vous avoir épargné. La révolution irakienne laisse la Jordanie isolée et vulnérable. Elle met en effet un terme à la brève union arabe scellée avec l’autre monarchie hachémite, en réaction à la République arabe unie formée entre l’Égypte de Nasser et la Syrie, le 1er février 1958. Le rêve grandiose d’unification dont le petit-fils d’Abdallah était le dépositaire est bel et bien fracassé. Cinq ans après, à un mois d’intervalle (le 8 février et le 8 mars 1963), deux coups d’État baasistes ont lieu en Irak puis en Syrie.
Vous atteignez l’âge de 18 ans en 1965. Le roi Hussein vous nomme prince héritier. Vous le resterez jusqu’en 1999, quelques jours avant sa mort. Pendant 34 ans, vous serez associé étroitement aux affaires. J’ai déjà fait allusion aux pourparlers, souvent secrets, avec les Israéliens. Mais, à la demande du Roi, vous vous investissez aussi de plus en plus dans les affaires intérieures. Ainsi, la réforme du système éducatif ou encore les politiques de développement économique vous doivent-elles beaucoup. Vous êtes un grand travailleur, exigeant pour les autres et bien entendu d’abord pour vous-même. Sans doute suscitez-vous beaucoup d’invidia. Votre peu de dispositions pour les jeux de la séduction ou pour la navigation en eau trouble ne vous facilite pas la tâche. La gestion des intrigues n’a jamais été votre fort. Mais votre lien avec le Roi reste indéfectible. On peut dire que vous adoriez et admiriez votre grand frère. De son côté Hussein se sentait très proche de vous. Il vous a toujours fait confiance, et l’étendue des responsabilités qu’il vous a confiées, surtout à partir de 1985, n’a fait que s’accroître. Pendant les quelques mois précédant sa mort vous avez exercé la fonction de régent. Votre loyauté a été exemplaire, conforme à votre nature. Dans ses tout derniers jours, le Roi a décidé de reprendre la charge de prince héritier et de la transmettre à son fils Abdallah. Ceux qui ont compris que votre carapace cache un cœur en or imaginent votre douleur, une peine d’amour. Dans cette épreuve personnelle, vous avez réagi tel qu’en vous-même. Pas un instant vous n’avez songé à contester la décision du Roi ni à quitter votre pays. Vous continuez de le servir avec le rayonnement dû à votre expérience mais aussi à votre activité intellectuelle incessante. Vous êtes en quelque sorte l’ambassadeur at large de la Jordanie, et l’une des figures les plus respectées de tout le monde arabe. Et soucieux comme vous l’avez toujours été du bien de votre pays, vous ne pouvez que vous féliciter de voir le Royaume entre de bonnes mains. Cela aussi fait partie de votre noblesse et de votre grandeur.
Avant de revenir avec un peu plus de détails sur votre œuvre personnelle, intellectuelle et institutionnelle, il me paraît opportun de parcourir au galop ces trente-quatre années, tellement riches en événements tragiques, dont vous avez, aux côtés du roi Hussein, supporté le poids.
Vous avez 20 ans. Le 5 juin 1967 éclate la guerre israélo-égyptienne appelée ultérieurement « guerre des Six jours », après l’annonce par l’Égypte de la fermeture du détroit de Tiran. La Jordanie est entraînée dans le conflit, par solidarité. Elle perd ce qu’avait acquis Abdallah : Jérusalem, la Cisjordanie. Les réfugiés passent de 500 000 à 750 000. Le roi Hussein multiplie les efforts diplomatiques. Il reprend ses consultations avec Israël, qui, semble-t-il, nourrit alors l’idée d’un traité de paix séparé avec Amman. Il impressionne ses interlocuteurs comme Abba Eban. Mais sa marge de manœuvre est faible. Cependant, avec l’élection en 1969 de Yasser Arafat à sa tête, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) prend de plus en plus d’assurance. Arafat peine à contrôler les mouvements extrémistes. Les objectifs des militants palestiniens, les fedayin, et du pouvoir jordanien, sont incompatibles. Certains mouvements demandent le renversement de la monarchie. Le Roi échappe à deux tentatives d’attentat. Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et d’autres font assaut de rhétorique révolutionnaire. La confrontation paraît inévitable. L’acceptation par la Jordanie d’un plan de règlement américain (deuxième plan Rogers), puis le ralliement de l’Égypte, exacerbent les tensions. Les militants palestiniens dénoncent une trahison de leur cause. Aux États-Unis, le Département d’État prévoit la fin imminente de la monarchie et la prise du pouvoir par les fedayin. Il prépare l’évacuation de la famille royale.
À la mi-septembre 1970, la guerre civile éclate. Vous avez 23 ans. Vous joignez votre voix à celle de l’armée – où l’accroissement des éléments radicaux fait craindre une mutinerie – pour demander au Roi d’affirmer son autorité, ce qu’il fait en ordonnant la répression, avec la neutralité bienveillante d’Israël. Cette action sauve le Royaume. Mais elle va déplacer le problème palestinien vers le Liban. À l’intérieur, la guerre civile aura altéré le lien entre le Roi et ses sujets palestiniens. Elle aura altéré aussi la détermination du Roi à rétablir sa souveraineté sur la Cisjordanie. Amman se retrouve au ban du monde arabe et isolée. La Syrie, l’Algérie, la Libye rompent les relations diplomatiques. Alors que Hussein avait finalement réussi à forger des relations étroites avec Nasser, son successeur, Anouar El Sadate, se montre d’emblée hostile. Non sans raisons, chacun soupçonnait l’autre de chercher à négocier une paix séparée avec l’État hébreu, ce qui paraît naturel quand on connaît la suite.
Au lendemain de « Septembre noir », Israël est en position de force et se satisfait du statu quo. Dans le plus grand secret, la Syrie et l’Égypte se préparent à l’attaquer avec l’espoir de créer une situation plus favorable. Ce sera la guerre d’octobre 1973, que les uns appellent du Ramadan et les autres du Kippour. Au cours de cette nouvelle guerre imposée, la Jordanie prend soin de ne pas devoir affronter l’armée israélienne sur la frontière israélo-jordanienne. De son côté, l’armée israélienne veille à épargner physiquement le Roi lorsqu’il s’expose sur un théâtre d’opérations.
L’issue de la guerre d’octobre laisse présager un accord israélo-égyptien, avec la bénédiction des États-Unis. La résolution adoptée à l’issue du conflit par le Conseil de sécurité en appelle à des négociations directes. L’objectif des États-Unis est l’accord de désengagement entre Israël et l’Égypte qui sera effectivement signé le 18 janvier 1974. La Jordanie est marginalisée. Lors du sommet arabe de Rabat, le 26 octobre 1974, elle est dépossédée de sa responsabilité historique à l’égard des Palestiniens. L’OLP est alors désignée à l’unanimité comme seul représentant du peuple palestinien.
Dans un contexte extrêmement difficile, vous vous investissez corps et âme dans le développement de votre pays. Vous poursuivez également la coopération fonctionnelle engagée avec l’État hébreu, notamment dans le domaine hydro-électrique. Ygal Allon, votre interlocuteur, se dit impressionné par votre degré d’expertise technique.
Le 19 novembre 1977, Anouar el Sadate se rend à Jérusalem, un moment bouleversant comme s’en souviennent tous ceux qui l’ont vécu. Le 5 septembre de l’année suivante, les accords de Camp David se déroulent sans la Jordanie. Le Roi n’en apprendra le contenu qu’après coup. Il ne peut que rejoindre les « pays du rejet » et noue des liens étroits avec le dictateur irakien, Saddam Hussein.
Bien des événements vont encore secouer la région avant que les circonstances ne deviennent enfin favorables à la signature d’un traité de paix entre Israël et le Royaume hachémite. Je les résume à grands traits. La chute du Shah d’Iran, le 1er février 1979, fait planer une menace sur toutes les monarchies du Golfe et favorise de ce fait une solidarité entre Riyad et Amman. Pendant la longue guerre qui oppose ensuite l’Irak à l’Iran, la Jordanie apporte son soutien à Saddam Hussein. En 1978, puis à nouveau en 1982, Israël envahit le Liban. Sharon envisage alors sérieusement de donner la Transjordanie aux Palestiniens. Face à tant de dangers, le Roi reste toujours fidèle au principe de Richelieu, et n’interrompt jamais, avec les uns et les autres, sa quête de règlement, saisissant toutes les occasions, comme le plan Reagan de septembre 1982.
Un peu plus tard, un développement dramatique – l’éruption de la première intifada le 9 décembre 1987 dans les territoires occupés – va avoir des conséquences décisives sur la politique jordanienne. L’intifada manifeste un soutien sans faille à l’OLP et prend une tournure anti-jordanienne. Le 31 juillet 1988, le Roi annonça la rupture des liens avec la Cisjordanie. On peut imaginer combien cette décision – certes en germe depuis « Septembre noir » – qui rompt avec la mission reçue en héritage, est déchirante. La deuxième conséquence de l’intifada est l’émergence du Hamas. Au lendemain de la guerre entre l’Irak et l’Iran, pendant laquelle la Jordanie a bénéficié de l’aide saoudienne, la situation économique du Royaume est désastreuse. En 1989, la suppression des subventions alimentaires entraîne des « émeutes du pain » à Maan. Peu après lorsque, le 2 août 1990, l’Irak envahit le Koweït, le Roi, qui a déployé tant d’efforts pour trouver une solution évitant la guerre, n’a d’autre choix que de soutenir Saddam.
La Jordanie émerge de la première guerre du Golfe plus unie que jamais sur le plan interne mais, une fois encore exsangue sur le plan économique. À nouveau, vous employez votre compétence et votre énergie à redresser la situation.
En 1991, la guerre contre Saddam Hussein et l’effondrement de l’URSS bouleversent la donne au Moyen-Orient. Le « nouvel ordre » de George H.W. Bush a besoin d’avancées concrètes. Le secrétaire d’État James Baker propose une conférence internationale sous les auspices de l’ONU sur la base de la résolution 242. Les Américains ont besoin de la Jordanie. Le roi Hussein sort enfin de son isolement. Il offre à l’OLP une couverture légale pour aller à Madrid, car Washington s’oppose à la présence ouverte de l’organisation palestinienne. Votre Altesse Royale joue un rôle central du côté jordanien, dans la préparation et les suites de la conférence de Madrid, qui s’ouvre le 30 octobre 1991. Deux canaux de négociations parallèles sont établis, l’un bilatéral entre l’État hébreu et chacun des pays arabes concernés, l’autre multilatéral sur les questions d’intérêt commun à toute la région. Le Roi et vous-même avez recours aux négociations secrètes dont vous êtes familier. Pendant cette période, une sorte d’amitié, fondée sur le respect mutuel, se forge entre le roi Hussein et le Premier ministre Itzhak Rabin, qui permettra entre autres de surmonter le malaise provoqué par les accords d’Oslo, en 1993, conclus à l’écart de la Jordanie suite à une initiative norvégienne destinée à faire progresser la diplomatie sur le plan israélo-palestinien. Les efforts d’Israël et de la Jordanie aboutissent enfin avec le traité de paix du 26 octobre 1994, point culminant de trois décennies de dialogue secret et, pour le roi Hussein, selon son propre dire, l’apogée de son règne. Israël s’y engage à respecter le rôle spécial du Royaume hachémite à l’égard des Lieux saints et à en faire une priorité dans les négociations sur le statut final de la ville de Jérusalem.
Le traité de 1994 rétablit la Jordanie dans son statut d’acteur régional majeur. L’aide américaine, qui avait déserté le Royaume, afflue à nouveau. En ce temps-là, on peut vraiment croire possible un règlement d’ensemble au Moyen-Orient. Mais l’Histoire dément les prévisions et elle est tragique, particulièrement dans cette partie du monde. L’assassinat d’Itzhak Rabin, le 4 novembre 1995, fait dérailler le train de la paix. Décidément condamnée à se trouver toujours au centre de la tourmente, la Jordanie n’hésite guère à choisir son camp après le 11 septembre 2001 et à participer activement à ce que le président George W. Bush appelle la « guerre contre le terrorisme ». Mais un peu plus tard, elle réprouve l’intervention contre l’Irak de 2003, qui achève de déséquilibrer le rapport de force en faveur de l’Iran et favorise l’émergence d’un « croissant chiite » s’étendant de Téhéran à Beyrouth, selon les termes du roi Abdallah II. Dans le sillage du roi Hussein, ce dernier n’en poursuit pas moins sa quête inlassable d’un règlement négocié du problème palestinien. Depuis maintenant des décennies, l’exemple de votre pays nous aide à ne jamais désespérer.
Ceci nous ramène à l’œuvre de Votre Altesse Royale, tout entière sous le signe de l’intelligence au service de l’espérance. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages. Vous avez consacré une grande partie de votre réflexion à la question palestinienne et à celle de Jérusalem. Vos travaux expriment la place que ces questions occupent dans votre cœur et dans votre esprit, mais vous vous gardez de céder à l’émotion. Vous voulez faire œuvre utile en les abordant de façon dépassionnée et remarquablement rigoureuse, avec un solide ancrage dans le droit international.
En 1979, vous publiez A Study on Jerusalem. L’intérêt et le mérite de ce petit ouvrage sont que, tout en rendant justice aux aspects historiques et religieux de la question, vous vous attardez longuement sur ses aspects légaux. Vous vous efforcez, en recourant à toute la gamme des outils juridiques – jusqu’à présent fort peu utilisés – de faire émerger une solution juste dans les deux sens du terme (justesse, justice). Cette étude est toujours d’actualité. Revenant sur le sujet, à la veille du sommet d’Annapolis (novembre 2007), vous insistez sur la nécessité de préserver le gouvernement municipal comme un tout, celui-ci devant toutefois assurer un traitement égal à toutes les religions et une représentation égale à toutes les communautés religieuses. Un statut spécial pour la ville est sans doute nécessaire. Vous rappelez que le traité israélo-palestinien confère explicitement une responsabilité à la Jordanie dans le règlement de la question de la Ville sainte.
En 1981, vous rédigez une étude sur la question palestinienne, Palestinian Self-Determination – A Study on the West Bank and Gaza Strip. Vous faites pareil investissement dites-vous alors, parce que ce conflit unique dans son genre a déjà provoqué quatre guerres et qu’il menace la paix dans le monde. Ainsi en est-il aujourd’hui comme hier. Comme la précédente, cette étude rappelle les causes historiques de la question, et en dissèque avec précision les bases juridiques.
En 1984, vous écrivez encore un livre, en arabe, sur la recherche de la paix. Puis vous consacrez deux ouvrages aux religions. En 1994, vous publiez Christianity in the Arab World, où vous retracez avec érudition les origines de la chrétienté, ses évolutions historiques, organisationnelles et doctrinales. On comprend mieux pourquoi vous avez abordé ce thème si l’on sait l’importance particulière du fait religieux en Jordanie, où la plupart des confessions chrétiennes d’Orient (chaldéenne, syrienne, copte et arménienne) sont implantées depuis fort longtemps.
Les événements du 11 septembre ont suscité de nombreux amalgames portant préjudice à l’islam. En 2003 paraît To be a Muslim – Islam, Peace and Democracy. Vous souhaitez battre en brèche les conceptions erronées véhiculées sur votre religion. Vous en rappelez donc, avec une grande clarté, les principes et le sens. Comme pour tout ce que vous entreprenez, vous voulez faire tomber les barrières, susciter des débats constructifs, et repousser les limites de l’ignorance dont se nourrit l’intolérance.
En 2003 également, vous publiez en arabe un ouvrage sur Fayçal I – le grand-père du Roi qui fut assassiné en 1958 – et la question irakienne.
Votre Altesse Royale ne se contente pas d’écrire. Vous croyez au rôle des institutions comme des lieux d’exigence, des phares, comme des lieux d’échanges et de débat, ancrés dans la durée et où parfois peuvent naître des initiatives concertées. Vous êtes donc un inlassable fondateur d’institutions. En Jordanie, vous créez la Royal Scientific Society en 1970, puis l’Arab Thought Forum en 1981. C’est dans ce cadre qu’à la tête d’une délégation comprenant des personnalités françaises, allemandes, britanniques et italiennes, j’eus la joie et l’honneur de faire votre connaissance à Amman en 1982 et d’être présenté au roi Hussein dont j’ai pu ainsi, comme tous ceux qui l’ont approché fut-ce brièvement, ressentir le charisme. En 1987, vous fondez le Higher Council for Science and Technology et en 1994, le Royal Institute for Inter-Faith Studies. Cette dernière institution a pour objectif de promouvoir le dialogue entre musulmans et Arabes chrétiens, comme leurs relations mutuelles, en tant qu’Arabes, avec le monde occidental. Votre livre sur la chrétienté dans le monde arabe en est la première publication.
Auteur, créateur d’institutions, vous êtres aussi un remarquable débateur. Vous intervenez fréquemment et abondamment dans des conférences et colloques, où à travers certains articles et interviews. Vos préoccupations portent d’abord sur votre région et son avenir. Le Moyen-Orient souffre d’un déficit de structures institutionnelles. Vous soulignez la nécessité d’un environnement légal qui permette aux plus démunis d’avoir voix au chapitre. Vous plaidez pour une sorte d’« accord de Dayton » local, où la communauté internationale jouerait un rôle de catalyseur pour développer la coopération régionale. Dans cet esprit, vous êtes également engagé dans un projet inspiré de la Charte d’Helsinki pour la région « Asie de l’Ouest – Afrique du Nord ». S’inspirer des expériences d’ailleurs pour les adapter au contexte local est à juste titre l’une de vos approches favorites.
Vous vous interrogez sur le rôle de l’Europe au Moyen-Orient au XXIe siècle. Votre réponse est claire : l’Europe doit réconcilier l’« Occident » et le monde islamique. Elle doit exprimer une vision « qui dépasse les frontières ethniques et politiques ». Cette vision doit englober aussi bien des questions pratiques, comme l’énergie, que les valeurs, comme les droits de l’homme.
Toujours dans le même esprit, la conférence d’Annapolis, en novembre 2007, vous a inspiré un message qui dépasse de beaucoup la question israélo-palestinienne. Vous esquissez la trame d’un nouvel ordre régional doté de fondations solides, autour de deux États, Israël et la Palestine. Vous soulignez l’importance de la notion, là encore très européenne, de réconciliation ; vous demandez à Israël de reconnaître ses responsabilités et de compenser les victimes. Les traités israélo-égyptien et israélo-jordanien ont échoué dans la normalisation des relations entre les peuples. Pour y parvenir, il faut respecter les accords sur le terrain, établir des mesures de confiance, en arriver progressivement à un esprit de véritable coopération positive.
Vous mettez en garde contre une « paix au rabais ». La citoyenneté dont ont vocation à bénéficier les Palestiniens ne doit rien laisser à désirer. La colonisation ne doit plus être tolérée. Les questions transfrontalières (eau, transport, électricité) doivent être réglées. Là encore vous proposez des formules inspirées de l’histoire de l’Union européenne en commençant avec le modèle de la CECA.
Votre démarche est pragmatique. Elle tend, par une multiplicité d’initiatives convergentes, à construire une approche régionale de l’interdépendance. La paix, dites-vous, ne tient pas en un accord, mais en une série d’accords et de mécanismes institutionnels. Vos réflexions entrent dans les détails. C’est souvent faute d’une attention suffisante aux détails que les combats se perdent. L’un des traits les plus remarquables de votre personnalité est la capacité de combiner l’intelligence des choses de l’esprit les plus élevées et l’attention active aux plus petits détails de vos constructions.
Votre Altesse Royale continue son combat pour la juste solution du problème palestinien et pour l’avènement d’un ordre démocratique au Moyen-Orient. Elle le fait dans un esprit d’ouverture et de tolérance exemplaire. Avec la même ferveur, elle se dépense sans compter dans des combats encore plus vastes, là où se joue l’avenir de notre planète comme l’environnement.
J’ai parlé de tolérance. Cette vertu, Votre Altesse Royale la possède au plus haut point. Il ne s’agit pas d’une tolérance naïve mais éminemment constructive, éclairée par une longue réflexion enracinée dans une science et une expérience peu communes. Si l’on peut et l’on doit encore espérer le salut dans un Moyen-Orient éternellement dramatique, c’est grâce à des personnalités telles que vous. Il faut que votre exemple soit suivi. Puisse votre entrée dans notre compagnie contribuer à renforcer les rangs de vos disciples et amis, car le destin ne reste pas éternellement sourd à l’appel des hommes de bonne volonté.

La pensée et l'action