Le monde d‘hier et de demain

Discours d’ouverture de la conférénce  » L’avenir de l’Europe face à la compétition sino-américaine » à l’occasion du 40° anniversaire de l’Ifri le 10 avril 2019 dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne

Discours d’ouverture de la conférence

  • Le 17 octobre 1989, l’Ifri célébrait son 10e anniversaire dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, où nous sommes réunis trente ans après. L’année 1989 est la plus importante du second XXe siècle, plus importante même pour le changement du monde que le 11 septembre 2001, qui en fut une conséquence indirecte.
    • En avril 1989, la répression des manifestations de la place Tian An Men à Pékin avait mis un terme aux années folles consécutives à la chute de la bande des quatre et à l’illusion entretenue par les idéologues occidentaux qui croyaient à la génération spontanée de ce qui ne s’appelait pas encore la démocratie libérale.
    • Pour autant, la répression de Tian An Men n’a pas interrompu la montée de la Chine et, en France, on se rappella la formule prêtée par Alain Peyrefitte à Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». J’indique au passage que, selon Jean Tulard, aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais trouvé trace d’une telle sentence, qui n’en était pas moins juste.
    • S’il me fallait cependant retenir qu’un seul jour en 1989, il serait facile de s’accorder sur le 9 novembre, celui de l’ouverture du mur de Berlin, début symbolique d’une séquence dont l’achèvement viendra en décembre 1991 avec la chute de l’URSS.
  • Synthétiquement, la fin du système communiste soviétique fut l’expression de deux tendances lourdes :
    • La chute du dernier empire du XXe siècle, après celle des empires ottoman et austro-hongrois au lendemain de la Première Guerre mondiale, et celle beaucoup plus lente – des empires coloniaux européens après la Seconde.
      A la différence des autres, la chute de l’empire russe fut soudaine, et dans un premier temps étonnamment paisible.
      Mais il fallait être dépourvu de conscience historique pour imaginer qu’un tel effondrement n’aurait pas de conséquences multiples, différées pendant des décennies.
    • La seconde tendance lourde est l’accélération de la révolution des technologies de l’information, cause la plus fondamentale de la disparition de l’URSS mais aussi du déploiement de la mondialisation.
  • Pour les Occidentaux, la question s’est alors posée de l’avenir des institutions euro-atlantiques. Dans cette expression, les tenants de l’idéologie atlantiste prennent comme un tout deux constructions complémentaires :
    • D’une part, le Traité de l’Atlantique Nord, qui avait tout juste 40 ans au moment des faits, et son organisation, c’est-à-dire l’OTAN.
    • D’autre part, la communauté économique européenne, alors âgée de 33 ans.
      Les deux étaient complémentaires, mais distinctes, en raison de l’échec de la Communauté Européenne de Défense en 1954, et beaucoup plus profondément en raison du rapport de forces avec les Etats-Unis. Maintenir clairement la distinction entre les deux fut l’un des piliers de la politique du général de Gaulle.
  • La réponse au choc de 1989 n’était nullement évidente, car :
    • D’une part, on n’a jamais vu une alliance survivre longtemps à la disparition des causes qui en étaient à l’origine, en l’occurrence l’URSS et son objectif d’imposer le communisme au reste du monde.
      Tous les analystes avaient d’ailleurs souligné que la longévité de l’Alliance atlantique, tout au long de la guerre froide, était remarquable, étant donné la volatilité de l’opinion publique américaine qui, l’expérience n’a cessé de le montrer, se lasse facilement des engagements extérieurs.
    • D’autre part, la progression de la CEE s’était faite selon le principe de la succession de phases d’approfondissement et d’élargissement. Or, en 1990, on faisait face à la perspective d’un élargissement massif et simultané à des pays fort hétérogènes en raison de l’histoire du demi-siècle précédent.
  • Dans quel contexte les choix ont-ils été effectués ?
    • D’abord le brouillage lié à l’invasion du Koweit par Saddam Hussein (2 août 1990) et l’opération Desert Storm déclenchée en janvier 1991. Cette affaire marque le point de
    • Ensuite, la montée de l’idéologie de la « fin de l’histoire » ou de la « mondialisation heureuse », avec ce que j’appelle l’équation de Fukuyama :
      démocratie « libérale » + économie de marché => paix + prospérité
      C’est au nom de cette idéologie qu’en réponse au 11 septembre 2001 George W. Bush, en violation du droit international, lancera l’opération du « Greater Middle East » et renversera Saddam Hussein en mars 2003.
      Plus généralement, s’est installée l’idéologie du renversement des régimes autoritaires jugés contraires aux intérêts américains. Ceci au nom d’un succès supposé assuré d’une solution démocratique de remplacement. Comment – certes précautionneusement – ne pas faire un parallèle entre le néo-conservatisme américain et la défunte idéologie soviétique ?
    • Il est étonnant que cette idéologie ait fini par percoler dans la diplomatie française alors même que la France n’en a jamais assimilé les aspects économiques.
      En tous cas, il ne reste plus grand-chose aujourd’hui de la tradition gaulliste ou, comme disent certains, gaullo-mitterrandienne.
    • C’est en vertu de la même idéologie néo-conservatrice qu’on traita la Russie, exsangue dans les années 1990, au mépris de ce que je n’hésite pas à appeler « les leçons de l’histoire ».
  • Les choix effectués furent essentiellement ceux des Etats-Unis, et se résument ainsi :
    • Premièrement, extension à marches forcées vers l’Est des « institutions euro-atlantiques » i.e. Communauté, devenue Union européenne en 1992 avec le Traité de Maastricht et OTAN. Au sommet de l’OTAN de Bucarest, en 2008, on affichait encore la vocation de l’organisation à s’étendre à l’Ukraine et à la Géorgie. A l’époque, les Etats-Unis faisaient pression pour accélérer l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Depuis, les choses ont bien changé à cet égard.
      Parallèlement, la Russie ayant recouvré quelque force, se cabrait de plus en plus devant ce qu’elle ressentait désormais comme une menace, et redevenait l’ennemi dont l’OTAN avait besoin pour survivre.
    • Deuxièmement, faute de respecter le principe de l’équilibre entre des phases d’élargissement puis d’approfondissement, l’UE devenait de plus en plus hétérogène et donc fragile.
  • Pendant ce temps, la Chine a profité des conditions qui lui étaient favorables pour :
    • Premièrement, se faire admettre à bon compte dans l’OMC, comme si l’économie chinoise était devenue une vraie économie de marché avec des entreprises pour la plupart indépendantes de l’Etat.
    • Deuxièmement, se lancer dans une grande stratégie de pénétration sur les cinq continents, et finalement avec le projet « One Belt, One road ».
    • Troisièmement, développer rapidement tous les attributs technologiques et militaires de la puissance.
  • Où en sommes-nous aujourd’hui ? La meilleure façon à mes yeux de décrire la situation est de la présenter comme la coexistence de deux poussées impériales.
    • D’abord, celle – tendance plutôt bienveillante – des Etats-Unis. Au siècle dernier, Raymond Aron parlait déjà des Etats-Unis comme d’une République impériale. Les Etats-Unis se servent à la fois des institutions euro-atlantiques et de leur influence individuelle sur les pays membres pour agiter l’épouvantail russe. Donald Trump lui-même n’y résiste pas. A ses yeux, l’OTAN est devenu une sorte de fourre-tout pour étendre le leadership américain.
    • Seconde poussée impériale : celle de la Chine qui, en tous cas pour le moment, peut utiliser ses capacités financières en vue d’attirer les pays éloignés de la tradition démocratique (y compris la Russie) ou qui sont tentés par la « démocratie illibérale », souvent plus efficace que la démocratie libérale.
    • L’Union européenne est l’un des principaux théâtres d’opération pour la concurrence entre les deux empires, dont les maillons faibles sont aujourd’hui aussi divers que la Pologne ou l’Italie.
  • Sur un plan général, dans l’avenir prévisible, la compétition entre les Etats-Unis et la Chine a peu de chances de déboucher directement sur un affrontement militaire majeur pour autant que la gouvernance économique mondiale ne dérape pas, comme on peut cependant le craindre de plus en plus depuis la crise financière de 2007-2008.
    • Sur ce plan, Donald Trump joue avec le feu à travers la politisation agressive de l’économie et le recours systématique aux sanctions, afin de mettre à genoux ses alliés comme ses adversaires.
  •  Tout ceci explique le choix, pour la conférence du 40e anniversaire de l’Ifri, du thème : « L’Avenir de l’Europe face à la compétition sino-américaine ».
    Je me limiterai ici à quelques brèves remarques touchant exclusivement à la sécurité, au-delà des questions aussi importantes que l’immigration, les réfugiés ou la viabilité de l’euro.
  • La difficulté la plus fondamentale est que l’Union européenne est loin de constituer une unité politique. L’idéologie de ses pères fondateurs avait produit au moins un vernis identitaire qui a duré jusqu’à la chute du mur de Berlin. Cette idéologie n’a pas résisté à la suite de cet événement. Or, sans identité, aucune politique étrangère et de sécurité commune n’est possible. Cela est déjà vrai pour un Etat constitué.
  • Deuxième remarque : le Brexit fait ressortir que la « Special Relationship » entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis est une réalité historique durable, pas forcément compatible avec le concept français traditionnel de « défense européenne ».
    Il faut noter aussi que des pays d’Europe du Nord, comme la Suède, sont de ce point de vue beaucoup plus proches de la vision atlantiste que la France ou même l’Allemagne.
  • Troisième remarque : quelques signes montrent par ailleurs que l’Allemagne est tentée par un rapprochement certes extrêmement prudent avec la Russie, et l’on peut espérer que la France elle-même redécouvrira un jour les vertus du gaullisme.
  • Quatrièmement, les pays membres de l’Union européenne ne sont pas davantage au clair sur leur relation avec la Chine, même s’ils ont fini par prendre conscience des dangers d’une ouverture insuffisamment réfléchie aux investissements directs de l’empire du Milieu.
    Ils ne le sont pas non plus sur leurs intérêts communs en Afrique ou au Moyen-Orient, c’est-à-dire sur leur flanc sud.
  •  A court terme, la survie de l’Union européenne comme une unité politique potentielle autonome et dépourvue, elle, de toute ambition impériale, suppose des replâtrages que chacun connait. Pour aller plus loin, je suis convaincu de la nécessité d’une mise à plat non seulement des pensées mais des arrière-pensées de ses membres sur les grands sujets de la géopolitique et de la géo-économie. Seul un travail de ce genre pourrait permettre d’identifier des ébauches de solution qui ne soient pas seulement des cautères sur une jambe de bois. Une telle opération n’a jamais été menée, et ce pourrait être un bel objectif pour ceux des principaux think tanks de l’Union européenne qui se consacrent aux relations internationales.
  • Je conclurai par quelques mots sur l’Ifri. Nous sommes légitimement fiers d’avoir été placé deux années consécutives au deuxième rang des think tanks les plus influents du monde, dans le seul classement international qui existe dans ce domaine. Quatre décennies d’expérience nous autorisent à inscrire nos ambitions dans la durée, comme nos grands aînés britannique (Chatham House) ou américain (Council on Foreign Relations) qui fêtent prochainement leur centenaire. Mais les think tanks comme toutes les institutions, sont des sortes roseaux qui peuvent fixer provisoirement des terrains mouvants, mais ne sauraient parvenir à eux seuls à empêcher les effondrements.

A la fin de 1989, j’étais convaincu que le monde entrait dans une phase dangereuse, avec certes des perspectives exaltantes mais aussi un risque de chaos. Dans les sociétés humaines comme dans le monde physique, le chaos est un passage vers un ordre nouveau, imprévisible ex-ante.

Et la phase de transition peut être fort douloureuse. Un think tank comme le nôtre, doté d’une belle équipe de chercheurs à temps plein, a pour mission d’éclairer les décideurs et le public dans ses domaines de compétence. Nous ne sommes pas un groupe de pression, ouvert ou caché. Nous sommes attachés à l’intérêt général. Nous rejetons les idéologies autant qu’il est possible. Nous regardons la réalité en face. Nous ne cherchons pas à jouer aux oracles. Nos travaux sont de l’ordre du savoir et de la raison, non de la divination.

Qu’il me soit tout de même permis de tirer la sonnette d’alarme : l’Union européenne me paraît menacée de dépérissement, et si elle ne parvenait pas à inverser la pente, c’est le monde tout entier qui en subirait les conséquences désastreuses.