Gagner une guerre, c’est ne pas la perdre

Interview publiée dans le Journal du Dimanche samedi 3 décembre 2022

Sommes-nous entrés dans une phase propice à des négociations pour mettre fin à la guerre en Ukraine ?

Non, car l’Ukraine, pour le moment, se sent soutenue presque inconditionnellement par les Occidentaux et se maintient donc dans une logique qui consisterait à gagner la guerre en refoulant les forces de la Russie derrière les frontières que cette dernière a violées en 2014. De l’autre côté, les Russes considèrent que le point de départ d’une possible négociation devrait se baser sur des concessions territoriales de la part de l’Ukraine, avec au minimum la Crimée, tout ou partie du Donbass et de quoi faire la jonction terrestre avec la Crimée. Et évidemment la neutralité de l’Ukraine, laquelle non seulement serait réduite par rapport à ses frontières de 1991 mais encore ne pourrait pas rejoindre l’OTAN. Autrement dit, les deux parties considèrent qu’elles peuvent encore gagner à leurs conditions et il est donc impossible dans ce contexte de démarrer une négociation.

Pourquoi dites-vous que la réponse à la question de la fin de la guerre se trouve à Washington ?

Les Etats-Unis sont pris entre deux considérations contradictoires. D’un côté, ils soutiennent massivement l’Ukraine, même s’ils ne fournissent pas d’armes capables d’atteindre le territoire russe, et pourraient être tentés, vu les succès de la résistance ukrainienne, de continuer dans cette voie pour affaiblir davantage la Russie. En moins de neuf mois, ils auront en effet réussi à rogner les ongles de l’ours russe et à maintenir l’Europe dans leur giron en accroissant la dépendance européenne aux sources d’énergie américaines. Le tout, en élargissant de surcroit l’OTAN, avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Or, si la guerre s’arrêtait tout de suite, l’Europe pourrait songer à se réapprovisionner en Russie pour son pétrole et son gaz mais il existe aujourd’hui aux Etats-Unis des acteurs qui souhaitent que la séparation entre l’Europe et la Russie devienne irréversible. D’un autre côté, les Etats-Unis s’inquiètent du risque d’escalade. J’en veux pour preuve la rapidité avec laquelle Washington, mais aussi les Polonais et les Baltes ont réagi après l’incident du missile tombé en Pologne. Les Etats-Unis ne veulent pas de dérapage. Dans les deux cas, continuer ou arrêter la guerre dépendra en grande partie de l’attitude des Etats-Unis.

Et les Européens ?

Ils souscrivent à cette politique américaine vis-à-vis de la Russie. Les pays de l’UE soutiennent la cause ukrainienne malgré l’inflation et les risques de coupure énergétique de l’hiver qui s’annonce et leurs opinions publiques ne semblent pour l’instant pas impressionnées par ces perspectives. Comme s’ils ne faisaient pas le lien entre la dégradation économique qu’ils subissent et la guerre en Ukraine.

Négocier avec Vladimir Poutine, n’est-ce pas récompenser l’agression de la Russie, surtout si à l’issue la Russie garde la Crimée qu’elle a annexée ?

Le droit international dénonce la modification des frontières par la force mais pas par la négociation. C’est ce qui a permis aux frontières en Europe de changer depuis 1945 et même après la chute du Mur de Berlin. Ce ne sont pas les questions de morale qui s’imposeront pour décider du déclenchement d’une négociation mais l’évolution des rapports de force. C’est la raison d’être de la diplomatie que de mettre fin aux guerres par la négociation. Il n’y a donc pas lieu de juger si la Crimée serait un cadeau offert à Poutine ou une prime à l’agression. Clausewitz disait que gagner une guerre c’est ne pas la perdre. Lorsque le chef d’état-major américain dit que la Crimée n’est pas récupérable militairement par les Ukrainiens, il exprime un jugement de technicien de la guerre. Au bout du compte, c’est le rapport de forces, y compris sociales, qui décidera de son sort.

Est-ce qu’il est souhaitable pour la sécurité de l’Europe que les frontières de l’Ukraine soient à ce point modifiées, si l’on inclut également le Donbass et Kherson ?

Je défends depuis longtemps l’idée que l’Europe aurait dû, bien avant cette guerre, prendre le leadership pour bâtir avec la Russie post-soviétique une architecture de sécurité commune. La question de l’Ukraine aurait mérité dans ce cadre d’être mieux traitée. Quel que soit le résultat d’une possible négociation, nous aurons toujours un voisin russe et nous aurons besoin d’un nouveau système de sécurité européenne. Je souhaite simplement que ce ne soit pas les Américains seuls qui le pilotent. L’UE va ressortir très affaiblie de cette guerre et d’autant plus qu’elle n’aura pas modifié son mode de fonctionnement. Or la fuite en avant de l’élargissement, avec l’Ukraine et la Moldavie mais aussi avec les Balkans, ne résoudra pas la question de l’approfondissement de l’intégration, ce qui passe par une modification de sa gouvernance pour être plus rapide et efficace qu’aujourd’hui.

Faudra-t-il de nouvelles lignes rouges pour que la Russie ne recommence pas à agresser ses voisins ?

La meilleure façon pour qu’un Etat ne viole pas ses engagements, c’est que lui et ses voisins respectent un équilibre des intérêts. L’Union soviétique s’est effondrée d’un coup mais ce qui se passe depuis était largement prévisible car les Russes ont signé n’importe quoi dans la foulée, comme des vaincus, et ils l’ont bien regretté ensuite. C’était le dernier empire du XXème siècle à ne pas s’être écroulé mais cette chute a laissé des bombes à retardements qui continuent d’exploser comme on le voit en Ukraine aujourd’hui. Je me méfie beaucoup des lignes rouges quand je pense à toutes celles qui ont été franchies sans conséquences pour ceux qui ne les ont pas respectées.

Diriez-vous en résumé, comme Emmanuel Macron, que les Occidentaux n’ont pas intérêt, lorsqu’il sera temps de négocier, à humilier la Russie ?

L’Union européenne a surtout intérêt à ce que ses flancs à l’Est et au Sud échappent au chaos. Il faut donc avoir des voisins avec lesquels on puisse fonder un équilibre des intérêts, ce qui suppose de reconnaitre les intérêts essentiels des autres même si cela ne nous plait pas. C’est en cela que je suis kissingérien. Il faudra donc, tôt ou tard, revoir notre architecture de sécurité européenne sur nos deux flancs. Dans la grande rivalité qui opposera demain les Etats-Unis à la Chine, l’Europe doit pouvoir rester autonome et ne pas être contrainte à choisir son camp, à l’image de ce qu’affichent de plus en plus de pays en Asie. Je crains malheureusement que nous ne soyons forcés, plus que nous le voudrions, à suivre les Etats-Unis.

journal du dimanche

Propos recueillis par François Clemenceau, Journal du Dimanche (réservé aux abonnés)