Événements et temps quasi leibnitzien
Texte rédigé en 2003 pour un séminaire de philosophie des sciences sous la direction de Bernard d’Espagnat, à l’Institut de France. In Implications philosophiques de la science contemporaine, tome 3 : Complexité, vie, conscience, Paris, PUF, 2003.
Essence et mesure de l’espace et du temps
La mesure de l’espace (distances) et du temps, la compréhension de leur nature font partie des préoccupations pratiques et philosophiques les plus fondamentales de l’humanité. Pratiques, car le développement des activités collectives (économiques en particulier) va de pair avec la capacité, d’une part, de mesurer les phénomènes – les étendues et les durées, mais aussi par exemple les grandeurs économiques, comme le fait la comptabilité – et, d’autre part, d’adapter les comportements (faits culturels) en conséquence. Alfred Crosby explique ainsi l’ascension de l’Europe à partir de la fin du Moyen Âge : « Westerners’ advantage, I believe, lay at first not in their science and technology, but in their utilization of habits of thought that would in time enable them to advance swiftly in science and technology, and, in the meantime, gave them decisively important admnistrative, commercial, navigational, industrial, and military skills. The initial European advantage lay in what French historians have called mentalité. During the Middle Ages and Renaissance a new model of reality emerged in Europe. A quantitative model was just begining to displace the ancient qualitative model. Copernicus and Galileo, the artisans who taught themselves to make one good cannon after an other, the cartographers who mapped the coasts of newly contacted lands, the bureaucrats and entrepreneurs who managed the new empires and East and West India compagnies, the bankers who marshaled and controlled the streams of new wealth — these people were thinking of reality in quantitative terms with greater consistency than any other members of their species. We look upon them as initiators of revolutionary change, which they certainly were, but they were also heirs of changes in mentalité that been fermenting for centuries . » A contrario, de nos jours encore, les mentalités insuffisamment quantitatives sont une cause majeure du sous-développement.
La mesure de l’espace et du temps fait aussi partie des préoccupations philosophiques fondamentales de l’humanité. Car l’homme, séparé par une barrière infranchissable de l’essence des choses, ne cesse toutefois de s’interroger sur l’Univers et sur sa propre place en son sein . Préoccupations pratiques et philosophiques sont étroitement liées dans l’histoire, notamment depuis la Renaissance à travers les sciences . Je me limiterai à un seul exemple bien connu : les travaux de Gauss sur la courbure des surfaces et la possibilité de la mesurer « sans en sortir » ont leur origine dans les besoins de la géographie, et sont à la base de la magnifique construction de la géométrie riemannienne, l’outil mathématique fondamental de la relativité générale, c’est-à-dire de la théorie actuellement la mieux adaptée à la compréhension globale du cosmos.
L’intérêt pour les problèmes relatifs à l’espace et au temps s’accommode ainsi d’une multiplicité de points de vue. Celui qui prévaut dans ce texte résulte initialement d’un rapprochement formel avec la façon dont les théoriciens de l’économie appréhendent les problèmes de choix, à partir de la notion de préordre de préférence sur un espace convenablement défini .
Pour commencer, on cédera à l’usage en citant le texte célèbre de saint Augustin (chapitre XIV du livre XI des Confessions, repris ici dans l’édition de la Pléiade) :
« Qu’est-ce donc que le temps ? Qui en saurait donner facilement une brève explication ? Qui pourrait le saisir, ne serait-ce qu’en pensée, pour en dire un mot ? Et pourtant quelle évocation plus familière et plus classique dans la conversation que celle du temps ? Nous le comprenons bien quand nous en parlons ; nous le comprenons aussi, en entendant autrui en parler. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus.
Toutefois, j’affirme avec force ceci : si rien ne se passait, il n’y aurait pas de passé ; si rien n’advenait, il n’y aurait pas de futur ; si rien n’était, il n’y aurait pas de présent. Mais ces deux temps – le passé et le futur –, comment peut-on dire qu’ils “sont”, puisque le passé n’est plus, et que le futur n’est pas encore ? Quant au présent, s’il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d’être “temps” pour être “éternité”. Si donc le présent, pour être “temps”, doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu’il “est” puisque son unique raison d’être, c’est de ne plus être – si bien que, en fait, nous ne pouvons parler de l’être du temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être. »
Il est également d’usage de conclure toute étude sur le temps comme le font les auteurs d’un excellent petit livre de vulgarisation sur le sujet : « Time is as much a mystery for us as it was for St. Augustine. But science and philosophy have sharpened the questions. Thanks to statistical mechanics, we can now formulate the problem of the direction of time. Thanks to général relativity, the science of space-time, we can now rigorously investigate questions about time travel, branching time, and so on. And thanks to philosophy, we understand the logical geography better : for instance, we know that time might be absolute, relational, conventional, tensed our tenseless, or unreal . »
Temps absolu ou temps relationnel ?
Concentrons-nous d’abord sur les fondements premiers de la notion de temps, telle qu’elle apparaît aussi bien chez Newton que dans la Relativité restreinte. Chez Newton : « L’espace absolu, sans relations aux choses extérieures [c’est nous qui soulignons], demeure toujours similaire et immobile. L’espace relatif est cette mesure, cette dimension mobile, des espaces absolus : que nos sens déterminent par sa position aux corps ; et qui est communément prise pour l’espace immobile [ … ] Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur [c’est nous qui soulignons], coule uniformément et s’appelle durée [ … ] Un mouvement absolu est le déplacement d’un corps d’un lieu absolu à un autre lieu absolu ; et le mouvement relatif [concerne] le déplacement d’un lieu relatif à un autre . » Progressivement, les mathématiques sont apparues comme le langage le mieux adapté pour repousser les limites de la pensée concernant l’espace, le temps et la matière, autrement dit la physique. Le problème de l’adéquation entre les mathématiques et la physique est, lui, un problème métaphysique. En termes contemporains, l’espace newtonien est un espace affine de dimension trois sur le corps des réels, muni de la distance euclidienne. Le temps newtonien est un espace affine de dimension un, également muni de la distance euclidienne, laquelle se réduit alors à |t2 − t1| pour tout t1 et t2. L’un et l’autre ne peuvent donc être correctement pensés qu’en termes mathématiques, sur la base de structures dont la plus fondamentale est le corps des nombres réels. Or cette structure, pour élémentaire qu’elle nous paraisse aujourd’hui, n’a été complètement élucidée qu’au XXe siècle.
Le temps de la relativité restreinte est beaucoup moins éloigné qu’on ne le dit habituellement du temps newtonien. Il suffit de penser un univers (u minuscule) non pas comme un, mais comme une infinité de systèmes d’inertie, un temps newtonien étant attaché à chacun d’eux. Ces espaces-temps sont identifiés en un seul par le goupe de Lorentz-Poincaré . Celui-ci découle mathématiquement de deux postulats suggérés par l’expérience : l’existence d’une vitesse maximale, la même pour tous les systèmes d’inertie, et l’impossibilité de mettre en évidence, par une expérience physique interne, le mouvement d’un système d’inertie par rapport à un autre. Le premier postulat est plus naturel que celui d’Einstein sur l’invariance de la vitesse de la lumière . Le second s’exprime par l’invariance des lois de la physique par le groupe de Lorentz-Poincaré.
Cela dit, il faut revenir à cette question : Comment, dans un système d’inertie quelconque (en pratique ici, celui correspondant le mieux à la planète Terre), en arrive-t-on à la notion du temps « vrai et mathématique », qui « coule uniformément et s’appelle durée » ? Pour la clarifier, il faut abandonner, dans la fameuse assertion de Newton, la locution relative à l’absence de relations avec l’extérieur (de même pour l’espace). Ainsi arrive-t-on à la notion leibnitzienne du temps. Un certain degré d’anthropocentrisme est au départ nécessaire, car notre point d’entrée dans le concept d’espace-temps est sensitif. Toutefois, il faut savoir abandonner toute référence sensitive quand elle n’est plus à propos. Tout ce que nous pouvons connaître scientifiquement part de nos sens et y revient, mais la chaîne logico-mathématique qui relie les extrémités a son propre pouvoir. À nos yeux, il ne faut pas abuser, dans les raisonnements, du recours à des « observateurs » humains imaginaires. On court ainsi le risque de soumettre nos représentations au carcan réducteur de nos perceptions psychologiques (cf. ci-après les remarques sur l’extrapolation), alors qu’il faut partir d’elles mais savoir s’en affranchir, essentiellement grâce au puissant multiplicateur de la force intellectuelle que constituent les mathématiques, dont la cohérence interne se suffit à elle-même. Une autre source de confusion peut être un choix malheureux de vocable, comme le mot événement pour désigner un point d’espace-temps repéré par ses coordonnées dans un système d’inertie, alors qu’il devrait être réservé à toute représentation d’un phénomène localisé dans l’espace-temps.
Avant d’entrer dans des considérations plus précises, on soulignera encore ce fait d’expérience essentiel que, du point de vue de notre sensibilité, l’espace, le temps, mais aussi la matière, l’énergie et l’information sont radicalement indissociables. Par exemple, en géométrie élémentaire, les dessins qui donnent l’idée d’un « point sans dimension » ou d’une « ligne à une dimension » supposent l’image d’un papier et d’un crayon, et aussi celle d’une durée pour effectuer les tracés (un « instant » pour un point, un « intervalle de temps » pour une ligne). Lorsque nous essayons de penser la ligne droite, nous envisageons qu’on répète indéfiniment, sans dévier, un étalon de longueur. Cette extrapolation irréalisable en dehors de notre environnement immédiat a un aspect cinématique et même mécanique, et en effet l’image peut-être la plus naturelle de la ligne droite nous est-elle fournie par la fiction du déplacement d’un point matériel libre, c’est-à-dire soumis à aucune force, dans un « système d’inertie ». Cette image est implicite chez Newton quand il parle d’un temps « absolu » qui « coule uniformément ». Lorsque nous voulons définir les cas d’égalité de deux triangles, nous imaginons que nous transportons l’un des triangles sur l’autre, une opération qui elle aussi suppose le temps. Réciproquement, l’idée de temps est issue d’un mode de comparaison des événements, lesquels supposent un certain déploiement de matière, d’énergie et d’informations dans l’espace . Il faut donc s’éloigner de Newton. La séparation de l’espace, du temps, de la matière et de l’énergie effectuée par la physique newtonienne a permis de mettre la science en marche, et elle est indispensable pour résoudre la plupart de nos problèmes pratiques, mais sur un plan fondamental elle est moins naturelle que le recouplage proposé par la relativité restreinte et surtout générale .
Les événements
Dans ce qui suit, j’appellerai événement toute représentation objective d’un phénomène. La condition d’objectivité est essentielle pour les comparaisons interpersonnelles. Les événements, tels que nous les entendons ici, supposent donc une classe d’observateurs humains attachés au « système Terre », susceptibles de s’entendre sur leur définition. Nous excluons donc, dans le présent contexte, les expériences psychiques purement personnelles, dont l’importance ne doit pas être niée, mais qui sont d’un autre ordre. Donnons quelques exemples d’événements. Dans la vie humaine : une naissance, un décès, un mariage, un divorce, un repas, chacun de ces phénomènes étant considéré dans son individualité (mon déjeuner d’aujourd’hui et non pas un déjeuner quelconque, etc.). Dans la vie collective : la première apparition du nom d’Amérique sur la carte (1507), le tremblement de terre de Lisbonne (1755), la prise de la Bastille (1789), la chute du mur de Berlin (1989), la mort de l’URSS (1991)… Tous ces exemples s’entendent immédiatement, du moins en première approximation. Les choses se compliquent cependant quand on les examine de plus près : peut-on définir l’« instant » de la naissance ou de la mort d’un individu ? À quel moment un mariage ou un divorce doit-il être saisi ? Quelle est la substance de l’événement « mort de l’URSS » ?, etc. Ce qui importe, ici, est de voir que tout événement est une représentation commune à une classe d’observateurs, représentation étendue dans une durée a priori insaisissable avec une totale précision . Un événement a non seulement un aspect spatial, matériel et énergétique, mais aussi un aspect temporel. Cela vaut pour les événements plus élaborés comme ceux auxquels s’attache la science. Les éléments de base du repérage temporel sont relativement simples : le cycle diurne, le cycle lunaire, le cycle des saisons. Même dans ces cas cependant, des événements aussi pointus qu’un lever ou un coucher de soleil ont une certaine épaisseur temporelle. Quand on en vient à préciser les choses, l’abstraction s’introduit nécessairement. Ainsi, le jour sidéral est défini comme le temps qui s’écoule entre deux passages successifs du point γ au méridien. L’événement « passage [non pas en général, mais un passage particulier] du point au méridien » repose sur deux notions idéalisées (méridien, point γ). La cosmographie élémentaire fournit de nombreux exemples de ce genre.
La première approche mathématique du temps repose sur une forme de comparaison des événements, lesquels eux-mêmes supposent le temps ou plus exactement, la durée. Cette circularité est à mon avis inéliminable. Lorsque nous disons que le temps coule – Bergson a écrit là-dessus des textes célèbres – nous reflétons l’enchevêtrement des événements dans notre conscience, mais rien ne nous empêche de raisonner sur des événements abstraits comme le passage du point γ au méridien, et donc mentalement de décomposer les événements autant que nécessaire. Par exemple, une éclipse sera décomposée en une infinité d’événements élémentaires, bornés entre un début et une fin idéalisés. La chute du mur de Berlin pourrait être identifiée, si l’on avait une raison d’y porter intérêt, au moment où une certaine personne lui a porté le premier coup de pioche. Ce moment lui-même pourrait être décomposé et ainsi de suite. Ce serait en l’occurrence absurde, d’où l’intérêt de la notion de temps propre à laquelle il sera brièvement fait allusion plus loin. Ce qui importe ici est de voir comment on peut en arriver à l’idée d’ensembles d’événements élémentaires (élémentaire ne veut pas dire simple) considérés comme « instantanés ». Un tel ensemble, notons-le E, comprend tout ce qu’une même classe d’observateurs peut concevoir objectivement comme ayant pu se produire ou comme pouvant se produire, sans qu’il soit nécessaire de distinguer entre les deux. La plupart des éléments d’un tel ensemble échappent à nos sens mais pas à notre intellect. Ainsi pouvons-nous aisément nous représenter des événements antérieurs ou postérieurs à la vie terrestre ou au système solaire. Cet aspect d’extrapolation – pour les événements comme pour les distances (cf. supra) – est essentiel dans la construction du temps, et l’on conçoit qu’une mauvaise intuition puisse nous conduire à considérer comme « naturelles » des extrapolations qui ne le sont nullement. En fait, même dans son approche la plus immédiate, le temps revêt inévitablement un caractère mathématique, valable dans le cadre d’une modélisation. Lorsqu’on en prend conscience, l’espace-temps de la relativité, devenu un peu plus familier depuis qu’on y recourt pour des technologies de la vie courante comme le GPS , paraît déjà moins étrange.
Un ensemble E ne privilégie pas le « présent », ce qui évacue le débat sur la « réalité » du futur ou celle du passé. Étant donné deux événements a et b appartenant à E, ou bien l’un est « antérieur » à l’autre, ou bien ils sont « simultanés ». Ainsi définit-on un préordre (relation binaire réflexive et transitive) complet sur E. En réfléchissant sur la structure de ce préordre de « chronologie », on rencontre inévitablement la notion qualitative (même quand elle s’exprime par une grandeur) de temps propre associé au couple formé par l’ensemble E et par la classe d’observateurs qui lui est associée. Cette notion intéresse aussi bien les sciences de la nature (période des phénomènes à décroissance exponentielle, constantes de temps, temps de cicatrisation… ) que les sciences humaines (idée de « temps mondial »). Au début de son ouvrage La Dialectique de la durée, Bachelard observe qu’il faut étudier les phénomènes temporels « chacun sur un rythme approprié, à un point de vue particulier ». Cette idée est essentielle, mais nous ne l’approfondirons pas ici, pour nous concentrer sur le substrat commun à tous les « temps propres » .
Si l’ensemble E est suffisamment riche pour satisfaire aux axiomes qui seront énoncés plus loin, on construit le temps quasi leibnitzien qui donne son titre à cette note. Lorsque le temps s’identifie mathématiquement au corps des nombres réels, toute extension E de E structurellement compatible entraîne le même résultat. On peut donc se limiter, par exemple, à un ensemble E dont les événements sont définis en référence aux connaissances de la physique et de l’astrophysique. D’une manière générale, on doit noter que la détermination de la chronologie repose sur des connaissances d’abord sensibles puis théoriques, où peuvent intervenir des considérations élaborées quantitatives (ex. : désintégration radioactive) ou qualitatives (ex. : théorie de l’évolution). En définitive, l’enjeu de la chronologie est la cohérence de la totalité des connaissances. On y reviendra au terme de cette étude.
Dès que l’ensemble E est assez riche, il est impossible d’en décrire complètement les éléments. Mais cette difficulté ne doit pas nous arrêter, pas plus que le fait de savoir que l’ensemble des nombres réels ayant jamais été effectivement individualisés (tels que 1, 2, 3, √2, e ou π) est non seulement dénombrable, mais fini ! De ce point de vue, un ensemble d’événements E n’est ni plus ni moins « réel » que R lui-même.
La construction du temps mathématique
Nous pouvons maintenant introduire le temps quasi leibnitzien. Pour cela, nous allons distinguer le sous-ensemble E* de E × E constitué par les couples ab d’événements, tels que soit a est postérieur à b, soit a et b sont simultanés, de sorte qu’étant donné deux événements quelconques c et d, au moins l’un des couples cd ou dc appartient à E*. Si les deux appartiennent à E*, les événements c et d sont simultanés. Ceci étant posé, nous admettrons qu’on peut doter E* d’un préordre complet de « durée », noté ≥, avec la signification suivante : si ab ≥ cd, nous voulons dire que la durée qui « s’écoule » entre b et a est au moins aussi grande que la durée entre d et c. Si ab ≥ cd et cd ≥ ab, nous écrivons ab ∼ cd (relation d’équivalence) qui s’interprète en disant que les durées sont égales. Si ab ≥ cd et pas cd ≥ ab, nous écrivons ab ≻ cd (durée strictement supérieure). L’établissement du préordre de durée repose, comme la chronologie, sur la cohérence des connaissances dans leur totalité. Cela dit, nous faisons les hypothèses suivantes sur ≥ :
(H.1) Si ab, bc ∈ E*, alors ac ∈ E*
(H.2) Si ab, bc ∈ E*, alors ac ≻ ab et ac ≻ bc
(H.3) Si ab, bc, a’b′, b′c′ ∈ E*, ab ≥ a′b′ et bc ≥ b′c′, alors ac ≥ a′c′
(H.4) Si ab, cd ∈ E* et ab ≻ cd, alors il existe d′ et c′ tels que ad′, d′b, ac′, c′b ∈ E* et ad′ ∼ cd ∼ c′b
(H.5) Si a1, a2,…, ai,… est une suite telle que a2a1 ≻ a1a1 et ai + 1ai ∼ a2a1 pour tout i, s’il existe ef ∈ E* tel que ef ≻ aia1 pour tout i, alors la suite comprend un nombre fini de termes.
L’interprétation des trois premières hypothèses est immédiate et ne requiert aucun commentaire. La quatrième signifie que, si une durée est strictement plus grande qu’une autre, il est possible d’intercaler entre le début et la fin de la première des événements conduisant à partir du début ou jusqu’à la fin à des durées égales à la plus petite. La cinquième hypothèse « archimédienne », mathématiquement nécessaire, est triviale dans notre contexte. Dans ces conditions on peut démontrer qu’il existe une fonction temps, que nous noterons θ. C’est une application de E dans R telle que : (1) θ(a) − θ(b) ≥ 0 pour tout ab ∈ E* et (2) si ab, cd ∈ E*, alors ab ≥ cd si et seulement si θ(a) − θ(b) ≥ θ(c) − θ(d). Il en résulte que ab ∼ cd si et seulement si θ(a) − θ(b) = θ(c) − θ(d). Deux événements a et b sont simultanés si et seulement si θ(a) = θ(b). On démontre également qu’une telle fonction θ est unique à une transformation affine près, c’est-à-dire que toute autre fonction θ′ ayant les mêmes propriétés est de la forme θ′ = rθ + s où r est un nombre réel strictement positif et s un nombre réel quelconque. À partir de là, il suffit de choisir une origine et une unité pour définir le temps de façon unique .
Avant de poursuivre plus avant la discussion de ce résultat, dans le contexte de la construction du temps qui est le nôtre , revenons sur le point de départ, c’est-à-dire la possibilité de doter un ensemble d’événements d’un préordre de chronologie, puis l’ensemble qui s’en déduit des couples d’événements d’un second préordre exprimant la comparaison des durées. Cette démarche prend racine dans la conscience qu’ont la plupart des hommes de rythmes naturels externes (rythmes astronomiques) et internes (rythmes biologiques) – ces derniers étant partiellement autonomes et relativement plastiques de sorte que le « temps psychologique » est instable, surtout en ce qui concerne la durée . L’idée d’un ordonnancement leibnitzien pour la durée nous vient du succès de la quête d’un accord intersubjectif plus ou moins fort médiatisé par les phénomènes naturels, à commencer par ceux dont s’occupe l’astronomie. De ce point de vue, le problème du temps est très différent de celui des choix économiques, quoique formellement proche. Aussi avons-nous tendance à vouloir détacher finalement le temps de son origine psychologique, sans toutefois y parvenir complètement comme le montrent notre difficulté à le « dénewtoniser » et le recours abusif à ces « observateurs » fictifs qui polluent tant d’exposés scientifiques.
Revenons maintenant sur le théorème. Il ne nous dit rien sur la structure de l’ensemble θ(E), c’est-à-dire de l’ensemble des instants auxquels correspond au moins un événement. Notre esprit peut s’accommoder parfaitement de l’hypothèse (incompatible avec le temps newtonien, indépendant des choses) que, considéré dans le système d’inertie auquel nous nous estimons attachés, l’univers ait un début (appelons cet événement le « big bang » et notons-le α) et/ou une fin (appelons cet événement le « big crunch » et notons-le ω). Dans ce cas il n’existerait aucun événement antérieur à α et/ou postérieur à ω. Si l’on suppose à la fois l’existence de α et de ω, l’ensemble θ(E) est tout entier inclus dans l’intervalle fini [θ(α), θ(ω)]. Ceci ne soulève aucune difficulté conceptuelle.
Une autre question est de savoir si θ(E) peut comporter des « lacunes ». Pour la préciser, nous allons faire une hypothèse de « continuité » cohérente avec la notion d’événement instantané telle que nous l’avons introduite. On supposera que pour tout sous-ensemble majoré (resp. minoré) d’événements, il existe une borne supérieure (resp. inférieure) au sens du préordre de chronologie (c’est-à-dire un plus petit majorant ou un plus grand minorant). Supposons maintenant qu’il existe une partition de E en deux ensembles E1 et E2 tels que e1 = sup E1 < e2 = inf E2. Imaginons alors qu’il existe des événements a et b tels que ab ≺ e2e1. D’après l’hypothèse 4, il existerait aussi un événement intermédiaire d entre e1 et e2, d’où une contradiction. Il résulte de cela que l’intersection de θ(E) avec ]θ(e1), θ(e2)[ est vide, mais aussi qu’il ne peut pas exister de « lacune » plus grande. Si donc il existe une « lacune », les événements non simultanés sont séparés les uns des autres par un multiple entier du « quantum » Δτo = θ(e2) − θ(e1) qu’il est alors naturel de prendre comme unité de durée, les dates s’exprimant par un nombre entier. L’esprit humain, qui ne peut saisir la notion d’instant que par une extrapolation de nature mathématique, peine à concevoir qu’aucun événement ne puisse se produire entre deux événements non simultanés. Mais jusqu’à quel point cette intuition est-elle exacte aux très petites échelles ? Cela dit, dans l’état actuel de la physique, rien ne témoigne en faveur d’un temps discret. L’absence de lacune, combinée avec l’hypothèse de continuité, garantit que θ(E) est un intervalle de R. Soit en effet, a, b ∈ E avec θ(a) > θ(b) et t ∈ ]θ(b), θ(a)[.
Supposons que t ne corresponde à aucun événement, de sorte que les ensembles non vides E1t = {e ∈ E | θ(e) < t} et E2t = {e ∈ E | θ(e) > t} forment une partition de E. On aurait alors nécessairement e1 = sup E1 < inf E2 = e2 d’où une contradiction . En particulier, si α et ω n’existent pas, θ(E) = R. C’est le temps que j’appelle quasi leibnitzien et que l’esprit tend facilement à confondre avec le temps newtonien. Dans ce cas, on peut arriver directement au résultat en considérant la relation d’équivalence sur E × E définie par l’égalité de durée (au sens algébrique, c’est-à-dire en distinguant ab et ba) puis en dotant l’ensemble quotient G d’une loi de composition correspondant, en un sens évident, à l’addition des classes d’équivalence définies par des durées égales. On construit de la sorte un groupe commutatif totalement ordonné par une relation d’ordre compatible avec la loi du groupe, et continu. Nous savons qu’un tel groupe est isomorphe à R . On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve Les notions de temps et de durée étant ainsi précisées, on définira une horloge parfaite comme une suite strictement croissante d’événements ei, tels que ei + 1ei ∼ e2e1 (e1 origine) quel que soit i. Les horloges parfaites, dont les phénomènes naturels apparemment périodiques nous donnent plus qu’une idée, sont en fait irréalisables pour deux raisons. La première tient au caractère abstrait de la notion d’événement instantané ; la seconde à l’inexistence pratique des mouvements parfaitement périodiques, pour les mêmes raisons qui confèrent aux systèmes d’inertie un caractère idéal. En ce qui concerne les systèmes d’inertie, je cite R. Hakim : « À l’échelle du laboratoire, les mouvements “libres” horizontaux constituent à peu près des mouvements inertiels, si l’on néglige les frottements par exemple. Un meilleur système inertiel que celui du laboratoire est lié au mouvement de translation de la terre sur son orbite autour du soleil. Mais là encore, il s’agit d’une approximation valable uniquement pour des échelles de temps courtes : si la valeur absolue de la vitesse moyenne de la terre sur son orbite solaire est de 29 km/s, elle varie cependant un peu (de l’ordre de quelques km/s) de sorte que la terre ne constitue pas un véritable système d’inertie. À son tour, un repère lié au centre de gravité du système solaire (donc, en pratique, au soleil) peut constituer une bonne approximation d’un repère galiléen. Mais le soleil – dont la vitesse est de l’ordre de 220 km/s par rapport aux étoiles fixes – participe de la rotation générale de notre galaxie, la Voie lactée (une galaxie spirale typique), et se trouve, en outre, soumis à l’attraction gravitationnelle des autres étoiles qui la constituent : ce n’est pas véritablement un système d’inertie. De même, notre galaxie ne constitue pas, elle non plus, un système inertiel : elle est située dans un amas local, constitué d’une vingtaine d’autres galaxies à l’action desquelles elle est soumise ; aussi son mouvement ne saurait-il être (et il n’est) ni rectiligne, ni uniforme. Toutefois, cette hiérarchie de systèmes de plus en plus proches d’un système inertiel ne s’arrête pas là : l’amas local fait partie de l’amas de galaxies de la Vierge en mouvement lui-même dans le superamas de la Vierge… On pourrait donc concevoir que la considération d’objets de plus en plus lointains, dont on ne puisse observer les mouvements propres, permettrait d’obtenir une approximation de plus en plus valable d’un système inertiel, concept théorique et, partant, idéal. Ainsi, on pourrait considérer qu’un “bon” repère inertiel puisse être constitué par le système solaire et trois quasars, objets relativement ponctuels (vus de la terre) qui sont les plus lointains que l’on connaisse actuellement. » Le fond du problème, évidemment, est « qu’il n’y a, et ne saurait y avoir, de systèmes véritablement isolés » . Certes, en pratique, le principe de séparabilité fonctionne comme s’il existait effectivement des systèmes isolés, et à l’échelle humaine le monde ne paraît pas chaotique : que le monde existe est le fait à la fois le plus évident et le plus étonnant qui s’impose à l’esprit. Et pourtant, on peut affirmer qu’aucun mouvement astronomique n’est parfaitement périodique, ni aucun mouvement tout court. Remarquons incidemment que, même si le système solaire n’était soumis à aucune influence extérieure, la modification permanente des corps célestes eux-mêmes suffirait à ruiner l’espoir d’y trouver une horloge idéale. Selon le point de vue « conventionaliste » auquel est attaché le nom de Poincaré, une bonne horloge concrète est telle que les lois de la physique paraissent les plus simples. Aujourd’hui, la meilleure horloge est définie par les vibrations de l’atome de césium 133 (cf. supra). On a cependant déjà noté que, s’il existait un atome de temps, celui-ci définirait l’horloge idéale dans tout système d’inertie, toute durée s’exprimant alors par un nombre entier de quanta Δτ0. Abordons maintenant la question de l’irréversibilité et du changement. L’idée d’irréversibilité s’impose à nos sens, aussi bien par I’observation directe ou indirecte de l’évolution des êtres vivants (celle des individus pris isolément et, de façon plus élaborée, celle des espèces), que par la constatation contenue dans la célèbre formule d’Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. » Dans le langage de la présente note, cette idée se traduit par le fait que non seulement chaque événement e concevable est unique – à condition d’être situé dans la totalité de son contexte, et donc de prendre en compte les influences les plus faibles – mais cette unicité vaut aussi pour sa partie spatiale, matérielle et énergétique – notons-la symboliquement m(e). Les phénomènes qui nous semblent périodiques ne sont plus que rythmiques quand on les scrute en eux-mêmes ou dans leur environnement. Il n’y a là rien de contradictoire avec le fait que la physique repose sur l’hypothèse (dont le succès pratique n’est pas en cause) d’identifier des événements e et e′ dont les parties m(e) et m(e′) nous paraissent empiriquement indiscernables. Pour l’essentiel, les phénomènes qui font le succès de la physique échappent au chaos. Mais les lois qui constituent les briques de la physique s’appliquent à des m(e) idéalisées et leur application concrète ne peut donner que des résultats « approximatifs ». En particulier, la notion de « système isolé » (avec les concepts qui en découlent, tels que l’entropie) est une idéalisation commode (cf. supra), aussi bien pour les parties que pour le tout (l’Univers). Le second principe de la thermodynamique, selon lequel l’entropie d’un ensemble isolé augmente, exprime l’irréversibilité de façon à la fois approximative (puisqu’aucun système n’est véritablement isolé) et précise (puisqu’on introduit une mesure « locale » du désordre). C’est la loi de l’entropie qui nous fait penser que les traces de toute chose finissent par disparaître , et que la postvision n’est pas fondamentalement différente de la prévision. C’est elle qui, en particulier, nous permet d’affirmer objectivement (subjectivement, c’est une autre question) que toutes les œuvres individuelles, même les plus « grandes », sont destinées à l’effacement et que le genre humain lui-même disparaîtra. Mais point n’est besoin de l’entropie pour définir la flèche du temps. Il suffit de dire, par exemple, que pour tout t ∈ θ(E), en posant E1t = {e ∈ E | θ(e) ≤ t} et E2t = {e ∈ E | θ(e) > t}, les ensembles m(E1t) et m(E2t) forment une partition de m(E).
Introduisons maintenant la notion de trajectoire comme toute application d’un sous-ensemble quelconque (généralement un intervalle) T de θ(E) dans m(E). L’irréversibilité implique qu’une trajectoire ne se recoupe jamais. En particulier si T comprend au moins deux dates distinctes, une trajectoire ne saurait se réduire à un point de m(E). La notion d’un temps sans changement est donc dépourvue de sens. Le philosophe américain Sydney Shoemaker imagine un univers composé de trois « galaxies » A, B et C avec des habitants qui pourraient s’observer et communiquer . Il imagine que chaque « galaxie » se trouve figée (comme un « arrêt sur image » dans un film) périodiquement : A un an tous les trois ans, B un an tous les quatre ans, C un an tous les cinq ans. Pendant un an tous les soixante ans, l’univers tout entier serait figé. Shoemaker estime qu’il n’y a aucune raison de dire que le temps ne continue pas de « s’écouler » pendant « cette année-là ». Pareil scénario tombe dans les errements des raisonnements fondés sur les « observateurs » imaginaires, mais, quoi qu’il en soit sur ce point, il n’est évidemment pas compatible avec le postulat d’irréversibilité, lequel exprime la position « relationniste ». Celle-ci fait du temps un indice de changement, et s’oppose à I’« absolutisme » newtonien, c’est-à-dire à l’idée que le temps existerait indépendamment des événements et donc du changement. Peut-on s’amuser à imaginer des univers « parallèles » ou « successifs » au « nôtre » ? L’exercice est périlleux : par définition, aucune communication ne serait objectivement possible avec ces univers, sans quoi l’on pourrait définir des événements s’y rapportant, ce qui ramènerait donc lesdits univers dans le nôtre. Imaginons par exemple qu’il existe dans celui-ci un α et un ω et que θ(E) = [θ(α), θ(ω)]. Rien ne nous empêche de jouer avec l’idée que les lois de la physique s’appliquent à l’intérieur de ]θ(α), θ(ω)[ et que les extrémités α et ω sont des « points de discontinuité » que l’on serait tenté d’identifier, de sorte que l’histoire cosmique serait un « éternel recommencement ». Mais ce jeu de l’esprit, qui ramène le temps de la figure de la ligne droite à celle du cercle (ou α et ω au « point à l’infini »), n’est que l’une des manières de forcer la métaphysique à rentrer dans un cadre auquel par essence elle échappe.
Avant de conclure, revenons sur la notion d’événement. Pour aboutir à l’ensemble E, il a fallu opérer sur les événements réels une décomposition en sous-événements de plus en plus fins jusqu’à arriver à l’idée d’événements instantanés. Inversement, on peut penser les événements réels comme des sortes d’« intégrales » d’une trajectoire d’événements instantanés dont l’unité, dans notre esprit, vient d’un caractère d’invariance ou des relations de cause à effet que nous attribuons aux m(et) successifs. Par exemple, en contemplant un coucher de soleil, nous affirmons que, malgré les transformations que l’astre subit au cours de cet événement en réalité étendu dans la durée, l’objet soleil est bien défini. Pour toute chose A à laquelle nous reconnaissons un caractère d’invariance – et qui constitue donc une unité –, on peut définir plus ou moins conventionnellement un plus petit intervalle de temps Δ(A) qu’on appelle son intervalle d’existence (et non pas, en général, sa durée de vie). On écrira Δ(A) = [d(A), f(A)] où d(A) est la date du début et f(A) la date de la fin de A, et D(A) = f(A) − d(A). D(A) est la durée d’existence de A. On manipule des inégalités de type D(Humanité) < D(vie sur terre) < D(terre) < D(soleil) < D(galaxie) <…
Une version forte du « relationnisme » tel que nous l’entendons ici consiste à poser que chaque chose est unique, et qu’elle a une durée d’existence finie. Les choses dont nous parlons ici sont de toute nature, et incluent en particulier des structures telles que les « unités actives » dont j’ai proposé ailleurs de faire les constituants de base des sociétés humaines .
On terminera en introduisant la notion de système évolutif , pertinente à l’échelle des observations humaines concrètes (en un sens large et vague, l’Univers tel qu’il est conçu ici est un système évolutif). Une unité empirique A est un système évolutif si, étant donné m1 et m2 distincts appartenant à m(A) et en notant e1 et e2 les événements leur correspondant, le corpus des connaissances permet de dire sans contradictions lequel est antérieur à l’autre, disons e1 ≺ e2 par un choix convenable des indices. La datation relative d’événements passés (géologie, archéologie, criminologie, etc.) repose sur le principe suivant : étant donné deux événements a et b passés, tr(a) et tr(b) leurs traces actuelles ; on cherche à rapporter ces traces à des m1 et m2 d’un système évolutif, de sorte que a ∼ e1 et b ∼ e2 d’où l’on induit que a ≺ b. La comparaison des durées passées (rétrospective) mais aussi la datation des événements futurs (prospective) reposent sur la même idée. Comme nous l’avons déjà précisé, l’établissement des échelles de temps et de durée met en jeu l’ensemble des connaissances et leur cohérence. Ces échelles sont donc elles-mêmes révisables… dans le temps !