Discours d’ouverture de la 12° édition de la World Policy Conference
Marrakech, le 12 octobre 2019
Il y a un an, à Rabat, lors de la 11e édition de la WPC, l’opinion dominante parmi les experts était que l’économie mondiale se portait bien, et que ses perspectives étaient favorables, sous la seule réserve de chocs politiques susceptibles de l’affecter. Or, ceux-ci n’ont pas manqué, au delà même de la guerre commerciale. Au Moyen-Orient, l’Iran n’a pas cédé aux sanctions imposées par les États-Unis. Et l’Arabie Saoudite, par ailleurs empêtrée au Yémen, vient de manifester sa grande vulnérabilité face à ses adversaires en dépit des centaines de milliards de dollars investis dans sa défense. D’un côté le leadership iranien manifeste sa résistance malgré sa complexité, ou pourrait-on dire par euphémisme sa diversité ; de l’autre, le prince héritier du royaume saoudien n’a toujours pas établi sa crédibilité, que ce soit dans l’ordre politique ou par rapport à ses projets économiques. Les alliances de circonstance paraissent bien fragiles, et si aucun incident n’a dégénéré jusqu’à ce jour, sans doute le doit-on à la volonté désormais clairement affichée par Donald Trump de ne pas se laisser entraîner dans une nouvelle guerre. Là comme ailleurs, l’Amérique préfère recourir à l’arme économique, en espérant qu’elle finira par produire les résultats escomptés. A cette fin, elle ne craint pas de brutaliser ses alliés et autres partenaires en leur imposant sa propre politique extérieure et ses propres lois. Aussi la confiance dans les États-Unis s’effrite-t-elle un peu partout, ce qui génère beaucoup d’incertitude.
On parle de géoéconomie pour qualifier une situation où des États, à commencer par le premier d’entre eux, utilisent de plus en plus méthodiquement les leviers non militaires de la puissance économique pour atteindre leurs objectifs politiques. Pareille approche, naguère encore peu convaincante comme le rappelle l’histoire des sanctions économiques internationales, a beaucoup gagné en efficacité du fait de la révolution des technologies de l’information et de la communication. Sans pour autant être décisive, loin de là. C’est également par la géoéconomie que, sans mettre en question ses ambitions militaires, la Chine étend son influence partout sur la planète. Avec de réels succès. Mais à la différence des États-Unis, elle agit ainsi au nom du développement ou de la réduction de la pauvreté, et en se déclarant en faveur du multilatéralisme.
Mais revenons au Moyen-Orient. Il n’y a pas que la rivalité irano-saoudienne à avoir éclipsé au moins pour un temps le conflit israélo-palestinien, rivalité dans laquelle les États-Unis ont pris vigoureusement le parti de l’Arabie. L’« État islamique » a perdu ses territoires. Mais il survit, caché et redoutable. Trump, qui en cela poursuit la politique de distanciation de son prédécesseur, lui permet de survivre. De fait, le danger du terrorisme islamiste n’a diminué nulle part. Il semble même se renforcer comme au Sahel. Bref, les instabilités moyen-orientales au sens large demeurent au centre de la géopolitique mondiale.
Rien n’est réglé non plus du côté de l’Asie de l’Est, même si les trois rencontres entre Donald Trump et Kim Jong-un ont peut-être redonné une petite chance à la diplomatie traditionnelle, par ailleurs mise à mal par l’hôte de la Maison Blanche. Mais, comme il apparaît clairement ces jours-ci, on ne voit pas le dictateur nord-coréenne renoncer à l’arme nucléaire dans l’avenir prévisible. Et l’on voit mal Donald Trump renoncer à cet objectif, et à se satisfaire d’une sorte de JCPOA. Ici encore, l’hôte de la Maison Blanche continue de miser sur les sanctions.
En Asie de l’Est, l’événement le plus marquant des derniers mois est la révolte d’une partie de la population de Hong Kong contre l’emprise du gouvernement de Pékin, qu’il y a quelques mois encore on pouvait croire bien assurée 22 ans après la rétrocession et 28 ans avant le retour définitif du territoire à la mère patrie. Cette révolte jette une ombre sur la République populaire de Chine au moment même où elle célèbre en grande pompe son 70e anniversaire, à un moment aussi où sa croissance économique ralentit à cause de la guerre commerciale mais aussi pour des raisons internes. Les Chinois ont beau jeu d’accuser les Anglo-Américains d’être à la manœuvre, et peut-être n’ont-ils pas complètement tort. De même le Kremlin n’a-t-il jamais eu complètement tort s’agissant du rôle des États-Unis en Ukraine depuis les années 1990. Mais la théorie du complot n’explique jamais tout. Je ne sais pas si le mouvement français des gilets jaunes a contribué aux rassemblements hebdomadaires qui, depuis des mois, transforment le paysage politique en Algérie. J’ignore encore plus si tout cela a pu avoir une influence directe sur les manifestants de Hong Kong. Ce que je sais en revanche, c’est qu’à l’heure d’Internet il faut des conditions très particulières pour mettre un peuple au pas. Or ces conditions ne sont réunies ni en Algérie, ni à Hong Kong. Dans le premier cas, bien malin serait celui qui pourrait prédire la sortie de crise. Dans le second, on connaît l’acteur principal et sa détermination à ce que les choses rentrent dans l’ordre, d’autant plus que, derrière Hong Kong, il y a Taïwan – un enjeu vital du point de vue chinois. Le problème du gouvernement de Pékin, c’est le coût au sens large du rétablissement de l’ordre, et par conséquent de la méthode.
Depuis déjà plusieurs années, on peut noter un durcissement nationaliste dans le monde, auquel l’Europe elle-même n’échappe pas avec le phénomène des « démocraties illibérales ». Que le pire soit rarement l’hypothèse la plus probable, la résistance de l’Union européenne au feuilleton du Brexit et le résultat des élections européennes du mois de mai l’ont démontré une fois de plus. Il n’en faut pas moins toujours envisager lucidement toutes les hypothèses, et à ce sujet je voudrais dire quelques mots sur l’Inde. Après une campagne d’une rare violence, le BJP de Narendra Modi a remporté une large victoire malgré un ralentissement économique préoccupant. Et d’ailleurs, notons-le au passage, des doutes sont apparus ici ou là sur la réalité du taux de croissance affiché, comme aussi en Chine. Mais les observateurs n’ont pas suffisamment relevé que, derrière cette victoire, se manifeste un projet sophistiqué de transformation d’un pays en passe de devenir le premier du monde en termes démographiques, en une immense « démocratie ethnique ». Cette expression venue de la science politique a été forgée initialement pour désigner Israël, qui se veut un État juif et démocratique. Le projet de Narendra Modi, déjà testé par son action antérieure dans son État du Gujarat et largement rôdé à l’échelle nationale pendant son premier mandat, est de faire de l’Inde un État hindouiste et démocratique. Concrètement, les 20 % de la population non hindouiste, incluant les 170 millions de musulmans et la petite minorité chrétienne, deviennent ouvertement des citoyens de seconde zone. Dès sa réélection, Narendra Modi a transformé unilatéralement le statut du Cachemire, provoquant ainsi une crise qui, à son tour, amplifiera la vague nationaliste indienne, dont on peut entrevoir certaines conséquences, comme la remontée du terrorisme en Inde. Celle-ci s’exprime aussi en termes de volonté de puissance, quoique sous une forme différente de la Chine. On notera encore le projet d’introduire dans « la plus grande démocratie du monde » un système de reconnaissance faciale, comme en Chine. Tout cela doit retenir durablement notre attention.
Et puisque j’ai parlé de l’Inde, comment ne pas évoquer ici un modèle géopolitique qui a désormais pignon sur rue : le modèle « indo-pacifique », qui recouvre largement ce qu’on appelait autrefois le monde indien. Le domaine de la géopolitique, on le sait, est l’idéologie relative aux territoires. L’idéologie, ici, comprend une dimension stratégique (une contribution au containment de la Chine) et une dimension économique (le développement d’un bassin d’excellence pour la quatrième révolution industrielle). La WPC ne pourra pas rester insensible à ce sujet.
Dans cette allocution d’ouverture à la 12e édition de la WPC, j’ai laissé de côté bien des sujets qui seront débattus dans les trois prochains jours, de nature régionale comme en Amérique latine (je pense particulièrement au Brésil de Bolsonaro ou au Venezuela de Maduro) ou encore la question lancinante du climat et de l’environnement. Je conclurai en insistant une fois de plus sur la nécessité pour les puissances moyennes de bien comprendre la réalité internationale afin de mieux prendre en main leur destin. Une fois de plus également, j’insiste sur l’enjeu de l’Union européenne, qui dépasse celui de ses membres, car seule une Europe solide pourra peser face aux deux puissances impériales en compétition pour les prochaines décennies, ou aux autres mastodontes comme l’Inde ou le Japon.
La sécurité de l’Europe est intimement liée à celle de ses flancs, et je suis de ceux qui se félicitent à cet égard de la perspective d’un rapprochement possible avec la Russie. Sans doute faudra-t-il encore de longues années avant que l’union européenne soit en mesure de pratiquer une politique étrangère véritablement commune. Mais point n’est besoin d’attendre aussi longtemps pour travailler ensemble à renforcer le développement et la sécurité de nos voisins du Sud, comme les pays du Maghreb et du Sahel, dont le destin est imbriqué avec le nôtre. Si nous nous réunissons pour la cinquième fois au Maroc, c’est parce que nous sommes convaincus de cette réalité, et que nous voyons dans la co-construction de la sécurité Nord-Sud une contribution positive pour le système international dans son ensemble. Dans un monde aussi nouveau que celui qui s’ouvre avec la 5G, la WPC ne doit sous-estimer ni son originalité, ni son positionnement. Nous devons travailler ensemble pour renforcer l’un et l’autre.