Discours d’ouverture de la 15° édition de la World Policy Conference

9 décembre 2022 à Abu-Dhabi

Depuis la 14e édition de la World Policy Conference à Abou-Dhabi le 1er octobre 2021, l’instabilité du système international a encore augmenté. Certes, la situation s’est améliorée sur le front sanitaire, quoique l’incertitude demeure sur l’apparition de nouveaux variants plus ou moins dangereux et contagieux du COVID-19. Mais les effets innombrables des crises sociales et économiques qu’il a provoquées se font toujours sentir, notamment sur les chaînes d’approvisionnement. Ces effets sont démultipliés par les conséquences directes et indirectes de nouveaux facteurs disruptifs, principalement la guerre commencée le 24 février 2022 avec l’agression de la Russie en Ukraine, mais aussi de manière actuellement plus feutrée, avec les tensions croissantes autour de Taïwan. Incidemment, je préfère parler de la guerre d’Ukraine plutôt que de la guerre en Ukraine, pour la même raison qu’il y a sept décennies on parlait de la guerre de Corée et non pas de la guerre en Corée. La guerre d’Ukraine a et aura des conséquences innombrables, à l’échelle planétaire, qui se feront sentir à court, moyen et long terme.

La conjugaison des chocs – surtout la guerre d’Ukraine, avec la désorganisation plus ou moins profonde qu’elle a déjà provoquée dans les secteurs comme l’alimentation et sans doute plus durablement l’énergie – a accéléré une inflation que pour ma part je prenais déjà très au sérieux l’an dernier. Pour combattre l’inflation à court terme, on n’a rien inventé d’autre depuis un demi-siècle que l’accroissement des taux d’intérêt et par conséquent le passage par l’épreuve de la récession. Certes, il y a aussi la vieille méthode du contrôle des prix, éventuellement maquillée sous forme d’un « bouclier », consistant à faire payer par l’Etat une partie des factures (essentiellement d’énergie) avec en contrepartie un accroissement des déficits publics. Mais cette méthode ne résout pas le problème de l’ajustement de l’offre et de la demande. A plus long terme, l’inflation peut être conjurée par l’investissement, avec toutefois le risque, comme actuellement avec le plan du président Biden, de favoriser le protectionnisme et de fausser les lois de la concurrence.

Nous nous trouvons maintenant dans une situation plus grave que celle consécutive aux chocs pétroliers des années 1970, dont on se souvient aussi des conséquences sécuritaires au Moyen-Orient. Dans les années 1980, les Américains se préparaient à des guerres contre les pays producteurs de pétrole. Aujourd’hui, les choses sont différentes sur ce plan, ne serait-ce qu’en raison de l’autonomie énergétique à laquelle les Etats-Unis sont parvenus depuis lors et du relatif retrait de la première puissance mondiale suite à ses nombreuses interventions, globalement malheureuses, depuis le début du XXIe siècle. Le manque de clarté de la politique américaine au Moyen-Orient est en fait actuellement l’une des sources d’incertitude spécifiques à la région, notamment à propos de l’Iran. Cependant, la situation devra se clarifier si la guerre d’Ukraine se prolonge, rendant irréversible le découplage énergétique de l’Europe et de la Russie, avec pour conséquence de long terme l’accroissement de la dépendance sécuritaire de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis et du Moyen-Orient. Il est d’ailleurs possible que ce soit le souhait de la première puissance du monde face à la montée de la Chine.

L’année 2022 restera aussi marquée dans le monde par l’accroissement sensible des phénomènes météorologiques extrêmes, à l’image des inondations catastrophiques au Pakistan. Désormais, nul ne peut plus nier l’ampleur du changement climatique en cours avec ses conséquences ultérieures inévitables dans tous les domaines, par exemple dans l’ordre sanitaire et du fait de l’accroissement potentiellement massif des migrations. De ce point de vue aussi, la guerre d’Ukraine a des effets négatifs, ne serait-ce qu’en entravant la mise en œuvre des mesures nécessaires pour freiner le réchauffement de la planète. On en vient ainsi à des thèmes globaux comme la santé publique et le climat.

La question essentielle est la suivante, dont la formulation est très simple : en dépit du durcissement de plus en plus irréversible de la rivalité sino-américaine, les deux superpuissances du XXIe siècle parviendront-elles à coopérer pour une meilleure gouvernance des biens communs de l’humanité, gouvernance cruciale pour l’avenir de la Terre ? L’importance de cette question ne peut plus échapper à personne. La réponse n’est hélas pas évidente. Chacun constate que l’hypothèse d’une confrontation majeure entre les deux superpuissances autour de Taïwan gagne en plausibilité à l’intérieur de la sphère des analystes et commentateurs les plus respectés dans le domaine des relations internationales.

Ceci me ramène à la guerre d’Ukraine. Après le 24 février, celle-ci a été rapidement perçue – non pas universellement – mais par les opinions publiques occidentales , c’est-à-dire en gros les pays de l’Otan et de l’Union européenne, comme une guerre du bien contre le mal, ou même de « la démocratie » contre « les dictatures ». Un peu plus de dix mois après, cette perception n’a guère changé. En témoigne la diplomatie du président Biden, qui, le 29 novembre, a annoncé la deuxième édition du « sommet sur la démocratie ». De son côté, le président Poutine dénonce l’impérialisme et la décadence à ses yeux du monde occidental. Il n’est pas le seul. En fait, même si la quasi-totalité des membres de l’ONU ont reconnu l’agression contre l’Ukraine, la plupart d’entre eux rejette l’opposition binaire jugée simpliste entre démocraties et dictatures et porte un jugement plus nuancé sur les responsabilités d’un affrontement Est-Ouest à retardement, véritable bataille finale de la guerre froide inachevée avec la chute de l’Union soviétique à la fin de 1991. Les enjeux directs de cette bataille leur sont étrangers mais ses conséquences les affectent directement, souvent gravement.

La majorité des Etats ne veut pas se trouver forcée de choisir un camp, pas plus que dans le cadre de la rivalité sino-américaine, omniprésente en toile de fond. Les plus puissants d’entre eux, comme l’Inde, revendiquent fièrement l’ancienneté de leurs civilisations et la souveraineté de leurs choix. Du point de vue de la légitimité du droit international, certains s’étonnent ou même dénoncent le « deux poids deux mesures », par exemple dans le traitement juridique de la guerre américaine de 2003 contre l’Irak et dans celui de la guerre de la Russie contre l’Ukraine aujourd’hui. Cet exemple n’est pas le seul. La question du caractère plus ou moins démocratique de l’évolution du droit international lui-même mérite d’être examinée à l’abri des passions et certains grands juristes commencent à le faire. Ce sujet est capital pour l’avenir à moyen et long terme du système international, et la WPC pourrait s’en saisir pour ses éditions futures, comme elle s’efforce de le faire pour tout ce qui peut affecter significativement l’évolution des relations internationales.

A court-moyen terme, l’intérêt général de la société sinon de la « communauté » internationale, en prenant donc en compte les intérêts légitimes des puissances moyennes et petites, commande que la Russie et l’Ukraine s’engagent dans la recherche d’une paix négociée, dans le cadre du droit international tel qu’il est, c’est-à-dire un droit positif et non pas naturel, en tout cas nullement dérivé de je ne sais qu’elle « Constitution » mondiale légitime. Mais il existe des forces qui attisent le conflit, quitte à accroître le risque d’une escalade et à favoriser des bouleversements de long terme sur tous les plans, largement imprévisibles.

Voilà, rapidement décrit, le contexte dans lequel cette 15e édition de la WPC s’inscrit. Notre ambition n’a pas changé. Elle reste d’œuvrer en faveur d’une gouvernance propre à préserver les chances d’un monde « raisonnablement ouvert », à l’écart des deux extrêmes que sont d’une part le retour à une division en blocs radicalement séparés par l’idéologie ; d’autre part « le monde plat » dérivé de la « fin de l’Histoire » à la Fukuyama et rêvé aux lendemains de la guerre froide par les idéologues de la mondialisation libérale, dont la mise en pratique pendant une vingtaine d’années – disons de la dissolution de l’URSS au « printemps arabe » – a bouleversé le monde, pour le meilleur et pour le pire.

C’est contre cette fausse alternative que s’inscrivent les puissances moyennes dont les points de vue intéressent au premier chef les amis de la World Policy Conference. Malgré la guerre d’Ukraine, je suis persuadé que les Etats-membres de l’Union européenne eux-mêmes ne souhaitent pas se laisser enfermer dans des choix qui risqueraient à plus ou moins long terme de les ramener aux moments les plus sombres de l’histoire du XXe siècle. La mission actuelle de l’Union européenne est de se consolider en tant que zone de paix, de prospérité et de justice sociale, pour mieux exercer une influence positive dans l’ensemble du monde. Elle a vocation à s’élargir, mais pas au prix d’un affaiblissement en conséquence de la multiplication d’inefficacités fonctionnelles qui la fragilisent et même menacent son existence. Pour des raisons comparables, il est vital qu’elle réduise sa dépendance extérieure en matière de sécurité et parvienne à se montrer capable dans les prochaines années, de prendre le leadership pour la reconstruction d’un système européen de sécurité digne de ce nom, et donc réaliste. Parallèlement, elle doit développer une politique de voisinage beaucoup plus ambitieuse et cohérente, notamment avec l’Afrique et le Moyen-Orient.

Cette 15e édition de la WPC abordera diverses facettes de la problématique que je viens d’esquisser, et je souhaite que nos travaux manifestent un bon dosage de réalisme à court terme mais aussi d’idéalisme à long terme sans lequel rien de généreux ne peut aboutir.

Je remercie chaleureusement les Emirats Arabes Unis qui nous reçoivent magnifiquement de nous manifester ainsi leur soutien.

Discours à 2:22:00

Photo ©Worldpolicyconference