Discours d’ouverture de la 14° édition de la World Policy Conference

La 1° octobre 2021 à Abou Dhabi

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Je suis particulièrement heureux de la tenue de cette quatorzième édition de la World Policy Conference, à Abu Dhabi, près de deux ans après la douzième, à Marrakech. L’absence d’une treizième édition dans la chronologie de la WPC – comme celle d’un treizième étage dans les immeubles aux Etats-Unis ou d’une treizième rangée dans les avions de certaines compagnies aériennes – restera un signe de l’année 2020, si particulière dans l’histoire du monde contemporain.

Après le choc du 11 septembre 2001, la crise financière des subprimes et ses suites à partir de 2007-2008 ; le très mal nommé « printemps arabe » du début de la précédente décennie ; la pandémie de Covid 19 ; et bien sûr le changement climatique dont les effets se font maintenant sentir dans la vie quotidienne des peuples un peu partout dans le monde – sont quelques-unes des manifestations de ce début de siècle qui nous rappellent la fragilité de la condition humaine, dans ses dimensions collectives comme individuelles.

Sur le plan proprement géopolitique, le dégel du système international depuis la chute de l’Union soviétique, conjugué avec la montée foudroyante de la Chine – dont les ambitions sont de plus en plus explicites – rappellent à ceux qui avaient voulu croire à la mondialisation heureuse que le monde plat de ses idéologues n’était qu’une illusion. Le monde d’aujourd’hui ressemble à certains égards à celui du début du XXe siècle qui, en l’absence de toute gouvernance mondiale – pour utiliser le vocabulaire d’aujourd’hui – a débouché sur la Première Guerre mondiale.

Tandis que la pandémie (dont l’issue reste d’ailleurs très incertaine) accélère des transformations technologiques ou sociétales qui étaient déjà largement en cours, le durcissement soudain de la rivalité sino-américaine amplifie la mutation de la face du monde et les incertitudes qui en résultent. Beaucoup d’observateurs même éclairés n’ont pas vu ou voulu voir que l’élection du président Joe Biden ne changerait pas le cours de la politique étrangère des Etats-Unis, désormais entièrement focalisée sur l’empire du Milieu. Sans doute le style du nouvel occupant de la Maison Blanche est-il plus classique que celui de son prédécesseur, mais son action n’est en réalité pas moins unilatérale et brutale que celle de Donald Trump. Les espérances en un retour au multilatéralisme, ou aux pratiques de la concertation entre alliés dans une instance comme l’OTAN, ont été déçues. Les conditions du retrait des forces américaines d’Afghanistan, ou encore celles de l’annonce de la nouvelle alliance entre l’Australie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis (AUKUS), en sont deux exemples récents. On doit s’attendre à ce qu’ils ne restent pas isolés.

Si des Etats comme le Japon ou la Corée peuvent raisonnablement se croire à l’abri de volte-faces de Washington, c’est parce que les intérêts américains y sont d’ordre majeur. Beaucoup d’autres pays ressentent la nécessité de se préparer à de profondes reconfigurations voire à des conflits régionaux auxquels les Etats-Unis ne s’intéresseraient plus que sur le mode mineur. La géopolitique, comme la nature, a horreur du vide. On l’a encore vu récemment au Moyen-Orient sous la présidence de Donald Trump, quand les ambitions de la Russie ou de la Turquie se sont manifestées avec une certaine vigueur. Des affrontements de plus ou moins grande ampleur sont à prévoir partout où les intérêts fondamentaux des Etats-Unis ou de la Chine ne sont pas directement en jeu. Et là où ils le sont, comme à Taïwan, des chocs frontaux sont inévitables dans les prochaines années, à moins que les deux superpuissances du nouveau monde n’établissent un dialogue comparable à celui qui s’était instauré entre les Etats-Unis et l’Union soviétique après la crise des missiles de Cuba, en 1962. Mais peut-être pour en arriver là faudra-t-il justement une crise comparable à cette dernière.

Une autre source de préoccupation est la tendance croissante de la politisation de l’économie et de la finance, notamment à travers la pratique des sanctions. Cette pratique est jusqu’ici une arme essentiellement américaine, mais on peut s’attendre à ce que la Chine s’y engage elle aussi méthodiquement. Plus généralement, chacune des deux superpuissances rivales entend développer son propre système mondialisé, ce dont résulteraient deux sphères en concurrence dans le cyberespace, et de nouvelles formes de partage de la planète en zones d’influence.

Or la plupart des Etats de notre planète ne veulent pas se trouver contraints de choisir un camp dans lequel ils se trouveraient vassalisés. Tel est en particulier le cas de l’Union européenne, dans son ensemble et dans la plupart de ses composantes. Certes, les Européens portent un intérêt majeur à la préservation de la liberté de navigation dans l’espace aujourd’hui qualifié d’Indo-Pacifique, et ils y contribuent sans réserves. Ils attachent la plus grande importance à l’approfondissement de leurs relations de toute nature avec l’Inde mais aussi avec le Japon ou encore la Corée du Sud. Certes aussi les Etats membres de l’Union européenne se sentent, ne serait-ce que culturellement et donc politiquement, beaucoup plus proches des Etats-Unis que de la Chine. Les Européens ne sauraient se montrer « équidistants », et ils le disent. Pour autant, leurs intérêts vis-à-vis de l’Asie en général et de la Chine en particulier ne coïncident pas exactement avec ceux des Américains. Loin de là. Ils ne sauraient donc se résigner à se voir imposer une transformation – présentée comme préventive – de l’Alliance atlantique en une organisation de facto américaine dirigée contre la Chine, alors que les principales menaces qui pèsent immédiatement sur eux sont bien davantage liés à l’instabilité de leur voisinage.

En bonne logique économique, politique et géostratégique, les Européens devraient s’organiser pour structurer leurs liens dans leur voisinage du Sud, au Moyen-Orient et en Afrique, naturellement aussi en Europe de l’Est, y compris à mon sens – j’insiste sur ce point – avec la Russie. C’est dans les relations de voisinage que nous devrions principalement tous concentrer nos efforts pour renforcer les chances d’un co-développement économique et social harmonieux, en nous donnant les moyens aussi autonomes que possible pour construire la sécurité collective de cette vaste région, dont les populations sont destinées par l’histoire et la géographie à vivre ensemble.

Il ne saurait s’agir de travailler dans ce sens en s’opposant aux Etats-Unis. Mais nous ne voulons pas pour autant nous affronter avec la Chine au-delà de ce qu’exige la préservation de nos intérêts essentiels, tels que nous nous les représentons par exemple quand nous parlons de souveraineté technologique.

Ayant dit cela, il faut ajouter qu’une condition préalable pour le maintien de la paix globale dans les prochaines décennies est une entente entre les Etats-Unis et la Chine portant non pas sur une sorte de partage du monde, mais au contraire sur ce qu’on peut appeler les biens communs de l’humanité. A commencer par ceux qui se rattachent au climat et à la santé, comme nous sommes en train de le découvrir ou de le redécouvrir. Si cette condition n’est pas remplie, les autres Etats seront incapables de surmonter par eux-mêmes les immenses difficultés auxquelles on peut s’attendre notamment dans ces deux domaines au cours des prochaines décennies. Et avec un peu d’optimisme, on peut espérer qu’une coopération solide entre les deux superpuissances sur les biens communs de l’humanité pourraient s’étendre à d’autres sujets.

Ces quelques réflexions ne se veulent pas pessimistes, mais lucides. Je crois plus que jamais à la vocation de la WPC telle que nous l’avons formulée dès son origine en 2008 : les puissances moyennes doivent travailler ensemble pour exprimer leurs vues sur les conditions propres à assurer la pérennité d’un monde raisonnablement ouvert. C’est-à-dire : une mondialisation sans hégémonies, à l’écart de toute forme d’extrémisme. Il me semble que cette idée est partagée par les Emirats Arabes Unis qui nous reçoivent aujourd’hui au moment même où s’ouvre l’exposition universelle de Dubaï, dont le symbole est justement une mondialisation équilibrée grâce à l’exploitation intelligente et raisonnée des ressources de la technologie.

Le Moyen-Orient dans son ensemble est une région actuellement en souffrance, mais qui dispose potentiellement de tous les atouts pour redevenir une aire de prospérité et de lumière. Chacun a par ailleurs pris conscience des immenses ressources de l’Afrique. Quant à l’Europe, à condition qu’elle parvienne à surmonter les difficultés inhérentes à la poursuite de son intégration, elle a pour vocation de devenir encore plus ce qu’elle est devenue après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire un pôle de prospérité, de liberté et de paix, ayant définitivement renoncé à toute forme d’impérialisme.

Qui ne voit que dans un monde où les distances ont changé d’échelle, l’Europe au sens large, le Moyen-Orient et l’Afrique forment une communauté de destins ?

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