Prévoir le monde de demain
Avant-propos de l’ouvrage « Prévoir le monde de demain » sous la direction de Paul Dahan aux éditions CNRS-éditions, collection Biblis Inédit, paru le 11 juin 2020
Avant-propos
Il n’y a pas de science, ni de faculté d’agir, sans capacité de prévision. Les sciences exactes ont développé à cette fin des méthodes permettant, dans les cas les plus simples, de prévoir une vaste catégorie d’événements avec une quasi-certitude, du moins à un certain horizon spatio-temporel ; et dans des cas plus compliqués, mais correspondant à des situations répétitives, de réduire drastiquement le degré d’incertitude par l’intermédiaire de la théorie des probabilités et de la statistique mathématique. Mais la plupart des situations auxquelles les décideurs publics ou privés ont affaire dans la vie des sociétés humaines, dès que l’on s’élève au-dessus des niveaux de la technique et de la tactique, tant les concepts que les modèles de pensée n’ont plus la perfection de ceux de la physique ou même de la biologie, et si l’on peut encore parler de probabilité, ce ne peut être au mieux que dans un sens subjectif, auquel les développements de la logique au cours du XXe siècle ont cependant donné des lettres de noblesse.
Tout effort de prévision suppose de penser rigoureusement. Il s’agit toujours d’essayer d’identifier ex-ante les réponses possibles à des questions bien posées, donc dans un cadre phénoménologiquement clair, c’est-à-dire avec une intentionnalité identifiée, et tant les questions que les degrés de vraisemblance des réponses possibles ne peuvent émerger que de concepts, et de « modèles » de pensée idéalement explicités, destinés à traiter les « données » appropriées au sujet traité. Ces modèles et ces données dépendent évidemment de l’intentionnalité initiale. La valeur des prévisions dépend de leur pertinence et de leur qualité. Face à la complexité, on ne peut toutefois espérer que resserrer l’incertitude, à travers une réduction phénoménologique dans laquelle l’intuition du prévisionniste joue un rôle essentiel.
C’est dire que la prévision est autant un art qu’une science, dont la pratique suppose une combinaison harmonieuse de savoirs et d’expérience. L’ouvrage dont Paul Dahan a pris l’heureuse initiative rassemble, sous des signatures prestigieuses, des textes qui éclairent divers aspects d’un sujet au cœur de l’activité humaine et par nature inépuisable.
Plus d’informations sur le site internet de CNRS-éditions
Recension par Dominique David de Prévoir le monde de demain dans numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020)
Il s’agit de « resserrer l’incertitude ». L’expression de Thierry de Montbrial, qui ouvre ces pages, rappelle à la modestie les multiples démarches générées par l’angoisse de l’avenir – ici dans le domaine de l’action publique. L’anticipation, la prévision, la prospective ont, l’une après l’autre ou concurremment, selon les temps, tenté d’apaiser cette angoisse : l’ouvrage dirigé par Paul Dahan a le mérite de poser toutes les méthodes sur la table, sous le signe de la prévision.
Une première partie s’intéresse aux approches et aux acteurs de la prévision: définitions, champs d’action, méthodes. Du texte d’ouverture de Thierry de Montbrial, on retient trois remarques délimitant tout exercice de prévision : la prévision s’appuie, ensemble, sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, elle est donc, comme la stratégie, un art et non une science ; l’histoire est faite de non-linéarités, or l’esprit humain s’inscrit spontanément dans des dynamiques de continuité ; et l’on a toujours tendance à voir les changements de court terme comme des ruptures, ces dernières ne se concrétisant en réalité que dans un long terme par définition impensable. Serge Sur clarifie la distinction entre les trois notions d’anticipation – imagination de l’avenir –, de prévision – opinion sur un futur –, et de prospective – recherche permettant de dégager des éléments de prévision. Et Paul Dahan suit le passage des temps du devin, du prophète et du mage à ceux de l’anticipation rationnelle.
Un deuxième ensemble de textes s’attache à la « prévision appliquée », à travers les institutions – une juste place étant faite au Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai d’Orsay sans, curieusement, que soit étudié le Centre de prospective et d’évaluation (CPE) de la Défense –, puis par secteur : économie, diplomatie, en matière de défense ou de renseignement. Enfin, on suit quelques heurs et malheurs concrets de la prévision, laquelle dépend toujours de ce qu’on cherche à prévoir – et donc de la vision, inéliminable, que le prévisionniste a de son présent ; ainsi que de l’échelle de temps projetée : en matière de défense, elle doit être de très long terme en raison du poids des programmes techniques, et de très court terme pour faire face à la réactivité des acteurs sur le terrain. On s’interroge également sur les méthodes techniques nouvelles susceptibles de donner à la prévision une ampleur, peut-être une efficacité, inédites : par exemple l’Intelligence artificielle.
L’ouvrage dirigé par Paul Dahan retient l’attention par son voyage autour d’ancestraux fantasmes de maîtrise et de construction de l’avenir ; par son passage en revue des méthodes mises en œuvre pour mieux lire (conjurer ?) l’avenir, de la divination à l’Intelligence artificielle ; enfin par l’étude de réactions administratives variées au problème posé par l’incertain avenir.
Le bilan est rassurant : la percée sur l’avenir n’est pas pour demain. Les manettes sont innombrables, les résultats le plus souvent convenus, ou médiocres. La réflexion sur la prévision a de beaux jours devant elle – comme notre ignorance du futur. Autrement dit : il est légitime de vouloir prévoir l’avenir si l’on sait la tâche impossible. On se consolera avec le beau florilège de citations qui clôt l’ouvrage, dont deux au moins sont à méditer : « Une erreur peut devenir exacte, selon que celui qui l’a commise s’est trompé ou non. » (Pierre Dac) « Il faut se préparer au pire, espérer le mieux, et prendre ce qui vient. » (Confucius)