Perspectives du RAMSES 2018
Les Perspectives rédigées en juillet 2017 en introduction du Rapport annuel de l’Ifri le Ramses 2018
Donald Trump et le monde
Un vrai président des États-Unis ?
Lorsque, en juillet 2016, j’achevais les « Perspectives » du RAMSES 2017, les médias annonçaient à l’unisson que, dans la course à la Maison-Blanche, Donald Trump était en perte de vitesse. La victoire d’Hillary Clinton était tenue pour acquise. Rares étaient ceux qui, plus attentifs aux palpitations de l’Amérique profonde, croyaient possible – voire vraisemblable – le succès du magnat de l’immobilier. À la stupéfaction des bien-pensants qui n’avaient pas compris l’usure de Washington, cette personne-là, l’homme d’affaires failli, le play boy, la vedette de reality shows, a été élue 45e président des États-Unis d’Amérique le 8 novembre 2016. Certes avec moins de votes « populaires » que sa concurrente, comme George W. Bush en 2000 face à Al Gore. On a dit que c’était grâce à – ou plutôt à cause de – la Russie, désormais réputée capable d’influencer les scrutins décisifs dans les démocraties occidentales. Cette question de la malléabilité des électorats et des influences qu’ils subissent est importante en soi. Mais dans le cas de Trump, force est d’admettre, neuf mois plus tard, qu’il aurait été plus facile pour les Russes de le faire élire que de diriger sa politique ! Si Vladimir Poutine a vraiment voulu, et pu, jouer à ce jeu, il a été mal avisé. Rien ne permet en effet de penser, en juillet 2017, que la politique étrangère du nouveau président des États-Unis comble de satisfaction le maître du Kremlin.
On a aussi dit qu’en raison de ses démêlés avec les services de renseignement, notamment avec le FBI, Trump ne tarderait pas à se trouver soumis à une procédure d’impeachment. Ce n’est pas exclu, mais rares sont aujourd’hui ceux qui se risquent à parier sur cette hypothèse. Plus généralement, on a dit qu’il ne se sortirait de sa guerre contre les médias qu’à son détriment. Cela est possible aussi, mais nullement certain, même si grâce à ces polémiques la presse américaine se refait une santé. En réalité, la presse a au moins deux raisons complémentaires de procéder à un examen de conscience. Elle a d’abord dans l’ensemble mal rempli son rôle d’observateur pendant la campagne électorale. Puis elle s’est parfois, par exemple dans le cas de CNN, laissée entraîner à divulguer de fausses informations. À l’ère de l’instantanéité, le phénomène des fake news ne se confond pas avec la franche désinformation d’autrefois. On a fini par trouver normal d’ériger en vérité une rumeur non vérifiée ou une approximation, et partant, de glisser vers le mensonge ou la diffamation, ceci devenant un mode normal de traitement des gens qu’on n’aime pas.
Voilà pourquoi Trump n’est pas nécessairement perdant. Il n’en reste pas moins que, pendant la campagne électorale des deux principaux candidats – si désastreuse pour qui prend au sérieux l’exemplarité de la démocratie et plus précisément le choix du dirigeant suprême par le suffrage universel direct –, Trump n’a lui-même jamais hésité à mentir, à insulter, à promettre tout et son contraire. Une fois élu, il a continué avec une constance déconcertante à émettre des tweets caricaturaux et vulgaires. En politique étrangère, il n’a pas hésité à rompre avec les codes de la diplomatie et à se contredire, sans apparemment éprouver nulle honte. Il apparaît pourtant que, contrairement à des allégations constantes, sa base électorale lui reste fidèle. Or, il en prend grand soin. Enfin, les milieux d’affaires semblent plutôt favorables à sa politique économique, même si nombre d’économistes ayant pignon sur rue continuent de l’étriller. En fait, six mois après son intronisation, soit près de deux fois cent jours, chacun, à l’intérieur comme à l’extérieur des États-Unis, en est encore à se demander comment fonctionne le gouvernement, ou si le président connaît seulement son cap. Dans ce qui suit, je m’en tiendrai à la politique extérieure.
Politique étrangère : du candidat au président
Donald Trump est arrivé au pouvoir avec des idées simples. D’abord : Make America great again. Entendons par là : America first, autrement dit une conception étroite des intérêts économiques et sécuritaires du pays. D’où la volonté d’une stricte limitation de l’immigration, d’un mur entre les États-Unis et le Mexique, et de l’abandon de traités commerciaux déjà signés ou en négociation avancée, comme le Traité Trans-Pacifique (TPP ) ou le Traité de libre-échange transatlantique (TTIP ) – sans en percevoir, pour le TPP, les dimensions stratégiques par rapport à la Chine. D’où aussi l’annonce des mesures de rétorsion à l’encontre des excédents de pays comme la Chine ou l’Allemagne, accusés de mercantilisme et de manipulation monétaire – ce qui est assez piquant s’agissant de l’euro, comme si Wolfgang Schäuble pouvait en déterminer le cours. Pour Trump, l’accord de décembre 2015 sur le climat était contraire à l’intérêt américain – en tout cas à celui de son secteur énergétique –, en raison de ses avantages comparatifs pour les combustibles fossiles. Il fallait donc se retirer de cet accord et démanteler, dans ce domaine comme dans d’autres, l’œuvre de son prédécesseur. Cela alors que, d’un autre point de vue, même l’industrie américaine aurait dans l’ensemble beaucoup à bénéficier d’un investissement massif dans les secteurs non carbonés (c’est le point de vue d’Exxon…).
En ce qui concerne la sécurité, le candidat Trump dénonçait l’interventionnisme excessif de ses prédécesseurs, y compris du républicain George W. Bush, obsédés par le regime change. Il était favorable à la lutte contre le terrorisme islamiste, mais plus par des moyens indirects, en s’appuyant sur des régimes autoritaires. Il ne manifestait que mépris pour l’Union européenne (UE), en particulier pour la France, applaudissant bruyamment au Brexit, et se réjouissant d’un retour à la « relation spéciale » entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Il dénonçait l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) comme une organisation désuète, subordonnant sa survie à l’engagement de ses membres européens à payer davantage. Mêmes considérations pour le Japon et la Corée. En Asie de l’Est, il fallait aussi sans tarder mettre au pas la Corée du Nord, et en finir avec les bombes et les essais balistiques de Pyongyang.
Au Moyen-Orient, Trump manifestait un soutien enthousiaste et inconditionnel à la politique de Benyamin Netanyahou en Israël, à commencer par l’extension des colonies dans les territoires occupés, condamnée le 23 décembre 2016 par une résolution des Nations unies – avec l’abstention, et non le veto habituel, des États-Unis, sur décision de Barack Obama. Trump manifestait son scepticisme concernant la politique des deux États (israélien et palestinien) et affirmait sa volonté de transférer immédiatement à Jérusalem le siège de l’ambassade des États-Unis. Il dénonçait l’accord du 14 juillet 2015 avec l’Iran, désigné comme le grand fauteur de troubles dans l’ensemble de la région. Sur un plan global, il exprimait son admiration pour Vladimir Poutine, sans pour autant en tirer des conséquences spécifiques, par exemple à propos de l’Iran.
Tout cela paraissait brouillon, inutilement offensant pour beaucoup, et incohérent, mélange de café du commerce et de visées électorales. Devenu président, Trump continua d’abord sur le même mode, pataugeant dans les choix de son entourage, et ne manifestant de toute manière que peu d’inclination pour l’écoute de personnalités expérimentées et l’étude des dossiers. En se comportant de la sorte, il a doublement porté préjudice à son pays. D’une part en projetant une image déplorable qui dégrade le soft power de la première puissance du monde. D’autre part en affaiblissant la crédibilité des États-Unis auprès de partenaires ou alliés qui en dépendent de façon essentielle pour leur sécurité, principalement en Europe et en Asie. Or, dans les relations internationales comme ailleurs, la confiance repose sur des équilibres délicats. Elle est lente à se construire, prompte à se défaire. Et lorsqu’une relation de confiance est rompue, elle est très difficile à rétablir. En ce sens, Trump a déjà commis de lourds dégâts, mais il n’est pas le seul. Je pense par exemple aux conditions du « lâchage » du président égyptien Hosni Moubarak par Obama au début des printemps arabes.
Une occasion manquée
L’avènement d’un nouveau président en novembre 2016 aurait pourtant pu, et même dû, donner lieu à un véritable réexamen de la politique étrangère américaine, un quart de siècle après la chute de l’URSS : une période pendant laquelle les diplomaties occidentales ont continué à fonctionner selon des réflexes issus de la guerre froide, alors que le monde se transformait profondément.
Ce besoin de réexamen vaut d’abord pour les relations avec la Russie, après la parenthèse des années 1990 et des deux mandats de Boris Eltsine (1991-1999). L’ancienne superpuissance était alors en décomposition chaotique. La première erreur fut d’imaginer qu’après la dynastie des Romanov et l’ère soviétique, l’Occident pourrait façonner une Russie à son image. La deuxième erreur, après l’élection de Vladimir Poutine et le retour à un certain ordre, fut de croire qu’on pouvait forcer l’extension à l’Est des « institutions transatlantiques ». Barack Obama aurait bien voulu repartir à zéro, mais le malentendu était trop profond, avant même son arrivée à la Maison-Blanche, avec des actions jugées unilatérales par les Russes, comme les bombardements de l’OTAN en 1999 sur Belgrade puis la reconnaissance du Kosovo en 2008, ou encore sous son mandat le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011, pour que le reset puisse réussir. La crise ukrainienne de 2014 a marqué le point culminant de la dégradation des rapports Est-Ouest – pour utiliser la vieille expression – dont le durcissement de la rivalité au Moyen-Orient a été la suite immédiate.
L’élection de 2016 aurait en effet pu donner l’occasion d’un nouveau départ, avec pour commencer un règlement de la question ukrainienne inspiré de la solution autrichienne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’Autriche, qui avait alors failli tomber sous le joug soviétique, s’est tellement bien accommodée de son statut de neutralité qu’aujourd’hui encore, membre de l’Union européenne, elle y reste attachée. Dans le cas de l’Ukraine, la neutralité n’impliquerait nullement la reconnaissance juridique de l’annexion de la Crimée. Faut-il rappeler que les pays occidentaux n’ont jamais reconnu l’annexion par Staline des États baltes et de la Moldavie ? Avec un règlement réaliste de la question ukrainienne et – nécessairement aussi – l’actualisation des accords d’Helsinki, s’ouvrirait, parallèlement, la possibilité de coopérations plus larges, notamment au Moyen-Orient.
Peut-on imaginer qu’au terme d’un apprentissage encore inachevé un président Trump ressourcé en arrive à vouloir entreprendre une stratégie de ce type ? Et saurait-il la mettre en œuvre ? On ne peut que spéculer. À ce jour, l’ancien magnat de l’immobilier s’est révélé être un homme de coups, non un stratège. Dans le jargon à la mode on parle d’une diplomatie « transactionnelle ». Ajoutons que Trump est maintenant lourdement soupçonné de ne pas être indépendant vis-à-vis de la Russie. Toute tentative de sa part pour normaliser la relation des États-Unis avec l’ancienne seconde superpuissance se heurterait à une opposition virulente, aux États-Unis pour commencer, mais aussi en Grande-Bretagne, hostile à la Russie depuis le « grand jeu » du XIXe siècle, et sur le continent en Pologne, aux pays baltes, et à un moindre degré en France ou en Allemagne. La liste n’est pas limitative.
Dans la plupart des pays occidentaux, la croyance aux visées impérialistes de Poutine est solidement ancrée. D’où l’idéologie selon laquelle aucune véritable normalisation ne serait possible avec Moscou tant que la démocratie libérale n’aurait pas triomphé au pays des tsars. La question ainsi soulevée va bien au-delà : jusqu’à quel point des démocraties libérales peuvent-elles s’entendre avec des démocraties illibérales ou, a fortiori, avec des régimes autoritaires, voire dictatoriaux ? La mondialisation, entendue comme la viabilité d’un système international raisonnablement ouvert, est-elle possible si ce système est hétérogène du point de vue politique ? Je reviendrai sur cette question, déjà souvent évoquée dans mes précédentes « Perspectives ». Tant que les principaux chefs d’État ou de gouvernement n’y auront pas répondu suffisamment clairement, la gouvernance mondiale restera hasardeuse.
Les débuts auraient pu être pires
Venons-en plus précisément au bilan des six premiers mois du président Trump et à sa politique étrangère. Ses positions économiques sont en principe inchangées, mais en pratique considérablement atténuées. Il n’est plus sérieusement question d’un mur entre les États-Unis et le Mexique, et les directives sur l’immigration en provenance des pays arabes ont été édulcorées, tout comme les menaces sur les importations des pays jugés mercantilistes. Plus généralement, la crainte de voir les États-Unis rompre ouvertement avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sans avoir disparu a diminué.
Les partenaires de Washington ont réagi de deux manières. D’abord avec des mesures pour limiter les conséquences négatives du nouveau protectionnisme américain. Ainsi le Mexique s’affaire-t-il à réduire sa dépendance en matière agricole. Le Canada et l’Union européenne ont accéléré la conclusion d’un accord commercial, l’Accord économique et commercial global (CETA). Le Japon a donné un coup de fouet pour l’aboutissement, dans des délais records, d’un traité ambitieux, également avec l’UE. Les anciens partenaires des États-Unis dans le TPP étudient la possibilité de l’adapter pour le maintenir entre eux. Dans le même esprit, mais certes à une échelle de temps différente, les 19 interlocuteurs de Donald Trump ont confirmé leur attachement à l’Accord de Paris sur le climat, lors du G20 de Hambourg en juillet. Une formule diplomatique a même été élaborée pour que l’isolement du président atypique ne ressorte pas trop.
C’est là que se situe la seconde manière de réagir à cette force de la nature qu’est le successeur de Barack Obama. Ses interlocuteurs n’ont pas tardé à comprendre leur intérêt à le prendre dans le bon sens. Avec un succès inégal. L’antipathie entre Donald Trump et Angela Merkel a éclaté dès leur première rencontre. Au contraire, on a pu voir le Premier ministre canadien Justin Trudeau s’employer à charmer le vieux fauve, avec un effet évident. Un peu plus tard, le tout-Riyad s’est déployé pour le séduire, et il semble bien que le jeune prince Mohammed ben Salman y soit parvenu. Comme Emmanuel Macron, qui l’a reçu en grande pompe aux Invalides puis dans l’intimité de la tour Eiffel. Le nouveau président français ne doute pas de parvenir à le convaincre sur la question du climat. Remarquons que Donald Trump paraît bienveillant vis-à-vis des jeunes étoiles de la politique, ces dernières étant, par nature ou par hypothèse, jugées extérieures aux establishments qu’il accable de ses sarcasmes. Et peut-être vues comme plus ouvertes que les chevaux de retour à ce qu’il peut y avoir malgré tout de rafraîchissant dans le flot des propos du nouvel hôte de la Maison-Blanche.
En ces temps où règne la communication virtuelle, on ne soulignera jamais assez l’importance du contact direct, humain, entre les dirigeants de la planète. Les sommets de l’OTAN, du G7, du G20, pour ne citer que ceux-là, sont autant d’occasions pour eux d’échanger sans intermédiaire, donc de se jauger et de se comprendre, d’arrondir les angles. Pour un novice complet de la politique comme Donald Trump, ce peut être comme une formation accélérée dont on mesurera bientôt les effets. Notons incidemment qu’il aura fallu le G20 pour que Trump rencontre Poutine, en terrain neutre si l’on peut dire – avec les polémiques sans fin auxquelles j’ai déjà fait allusion –, alors qu’il n’avait pas tardé à recevoir Xi Jinping chez lui, à Mar-a-Lago.
J’ai mis l’accent sur la dimension psychologique des relations des dirigeants entre eux. Mais il y a aussi celles, non moins importantes, entre les dirigeants et leurs conseillers. Donald Trump a d’abord voulu privilégier dans son entourage ce qu’il appelle la loyauté – au sens le plus personnel et quasi mafieux du terme –, au détriment de la compétence. Ce qui n’a pas tardé à l’entraîner dans des tourbillons. Sans entrer dans le détail, on peut aujourd’hui penser que le président prête davantage attention à des personnalités plus expérimentées dans leurs domaines, mais qui tout de même savent s’y prendre avec leur patron, ce qui certainement n’est pas le plus simple. Grâce à quoi il a peut-être déjà compris le danger d’enclencher une guerre commerciale, ou l’inconvénient de laisser au président chinois le rôle vedette pour la défense du libre-échange. Paradoxe énorme si l’on songe aux pratiques de l’empire du Milieu en matière de dumping ou d’acquisitions industrielles.
Dans le domaine de la sécurité, le président a significativement adouci le discours du candidat vis-à-vis des alliés de l’Amérique, qu’il s’agisse de rassurer le Japon et la Corée du Sud face à la montée de la Chine et la gesticulation de Kim Jong-Un, ou même ceux des pays européens qui se sentent menacés par la Russie. En même temps, Washington continue d’exiger que ses alliés payent davantage pour leur défense. Est-il nécessaire de rappeler au passage que le Burden sharing – le « partage du fardeau » – est depuis 1949 un thème récurrent dans l’Alliance atlantique ? L’influence apaisante des conseillers se fait aussi sentir positivement dans des affaires plus immédiates. Ainsi n’est-il plus question de transférer précipitamment l’ambassade américaine à Jérusalem, ce qui mettait Netanyahou lui-même dans l’embarras, ni d’approuver sans retenue la multiplication des colonies en Cisjordanie. En tweetant compulsivement, après son voyage flatteur en Arabie Saoudite, pour signifier sa pleine approbation de la charge saoudienne contre le Qatar, le président a cédé à son tempérament ; mais il s’est bien trouvé, non loin du Bureau ovale, quelqu’un pour lui parler de la base américaine dans cet émirat, et de son importance stratégique.
Les critiques extérieurs de Donald Trump ont la tâche facile. Trop facile même tant il est soupe au lait et se prête à la caricature. Mais le nouveau président est tout sauf l’idiot que certains décrivent, et nul ne peut douter qu’il saisisse les choses quand on lui fait toucher du doigt les conséquences de fautes qu’il risque de commettre. Sans doute a-t-il toujours trop facilement ce doigt sur la gâchette du téléphone portable. Peut-être n’a-t-il pas encore pleinement compris la complexité des relations internationales, irréductibles à une série de deals indépendants les uns des autres – comme ce peut être le cas dans l’immobilier ou dans le show-business. Cela dit, au début de juillet 2017, on peut déjà se réjouir de ce qu’aucune faute irrémédiable n’ait été commise par le nouveau pouvoir américain. En l’occurrence, l’absence de faute est déjà un succès.
La Corée du Nord
Pendant ces six premiers mois, il est vrai, Donald Trump n’a eu aucune crise à gérer, en attendant celle qui couve et pourrait éclater prochainement en Corée du Nord. Après la chute de l’URSS fin 1991, le régime de Kim Il-Sung a survécu grâce à une entente tacite entre les principales puissances extérieures directement concernées par les affaires de la péninsule coréenne : États-Unis, Chine, Japon, Russie et Corée du Sud. Aucune n’avait intérêt à un changement du statu quo, en raison des bouleversements largement imprévisibles qu’il aurait pu entraîner. Je ne reviens pas sur cette situation abondamment analysée dans mes « Perspectives » antérieures. La monarchie communiste s’est perpétuée en concentrant ses efforts sur le développement de ses capacités militaires classiques, et sur l’édification d’une capacité nucléaire et balistique dans l’intention de sanctuariser le « royaume ermite » dans la durée.
Les forces classiques de Pyongyang ont toujours été suffisantes pour permettre une action dévastatrice au moins sur Séoul en cas d’attaque américaine. Alors que progressait la marche vers la panoplie nucléaire, un même schéma s’est constamment reproduit entre la Corée du Nord et ses partenaires ou adversaires : chantage à la bombe, pause moyennant compensations matérielles, rupture, reprise du chantage, et ainsi de suite. De la sorte, la Corée du Sud et les Occidentaux ont contribué à la survie économique du pays, avec par ailleurs l’apport décisif de la Chine, dont il dépend entièrement en matière énergétique.
Qu’est-ce qui a pu changer avec l’avènement de Kim Jong-Un, le très jeune petit-fils du fondateur de la République populaire, qui avait moins de 30 ans à la mort de son père, Kim Jong-Il ? Se posait tout d’abord une question de légitimité. C’est sans doute parce qu’il se sentait menacé à l’intérieur que le troisième Kim s’est débarrassé de ses rivaux potentiels et de tous ceux qui risquaient de le trahir un jour, n’hésitant pas à recourir pour cela à des méthodes barbares ou rocambolesques. Il n’a pas hésité à s’engraisser et à modifier son aspect physique pour ressembler à son grand-père Kim Il-Sung, dont il veut apparaître comme le véritable successeur… On peut considérer aujourd’hui que le jeune homme a consolidé un régime totalitaire, sur lequel l’extérieur n’a quasiment aucune prise, pas même la Chine. Ensuite, le dictateur espère vraisemblablement, une fois assurée la possession d’armes atomiques et de vecteurs opérationnels, conforter un pouvoir qui lui permettra d’entreprendre des réformes économiques suffisantes pour sauver la dynastie. Cela dit, il ne peut ignorer qu’il n’a pas droit à l’erreur, n’ayant de véritable allié ni à l’intérieur en raison de la terreur qu’il inspire, ni à l’extérieur.
Il y a là tous les ingrédients d’un cocktail explosif. Alors que, comme on l’a dit, les puissances ont longtemps préféré le statu quo, d’autant que leur attention était accaparée par tant d’autres problèmes, on se trouve aujourd’hui dans une situation nouvelle. Ni les États-Unis ni le Japon ne peuvent tolérer que leur territoire soit à la portée d’armes nucléaires nord-coréennes. La Chine redoute avant tout la déstabilisation que pourraient entraîner des millions de réfugiés et une nouvelle donne géopolitique, alors qu’elle a besoin, encore pour de longues années, de donner la priorité à son développement économique et social. C’est également la perspective d’une révolution géopolitique qui préoccupe la Russie dont l’Extrême-Orient, rappelons-le, est dépeuplé. Quant à la Corée du Sud, elle ne se sent prête ni à un conflit dévastateur, ni aux coûts d’une réunification qu’elle ne conçoit que progressive, et dans la longue durée. De plus, une fraction de sa population manifeste une certaine sympathie pour le régime communiste. Avec le renvoi de Park Geun-Hye et l’élection à la présidence de Moon Jae-In, la conjoncture est plutôt à l’apaisement du côté de Séoul. Le nouveau chef de l’État se montre réticent vis-à-vis du déploiement des systèmes antimissiles américains THAAD, voulu par Trump, et manifeste sa disponibilité pour rencontrer l’homme fort de Pyongyang.
Du point de vue diplomatique, la partie se joue principalement entre Washington et Pékin. Non sans raison, Donald Trump demande à Xi Jinping de régler le problème. Mais la Chine n’aurait ce pouvoir que si elle pouvait éliminer Kim Jong-Un et le remplacer par une figure à elle. Le demi-frère du dictateur aurait pu jouer ce rôle, et c’est pour cela qu’il a été assassiné. Pékin se tourne donc vers Washington. Que peut faire Trump ? Contraindre la Chine à agir et comment ? Bombarder des sites militaires en Corée du Nord au risque de provoquer une guerre dévastatrice ? Lancer une arme atomique sur Pyongyang comme Truman sur Hiroshima et Nagasaki ? Ou plutôt, passer un deal avec Kim Jong-Un, qu’il a déjà proposé de rencontrer, avec d’ailleurs l’approbation de Xi Jinping ? C’est dire combien la crise qui s’annonce est en effet potentiellement explosive, et de nature à tester la crédibilité du 45e président des États-Unis. Les Chinois savent ce qu’ils font en lui renvoyant la balle. Trump ne résoudra pas cette affaire-là par des tweets. En attendant qu’il prenne son risque, Kim Jong-Un continue de narguer la planète.
L’Union européenne : mort ou résurrection ?
Donald Trump : un wake up call
En juillet 2016, les Européens étaient sous le coup du Brexit. Rapidement, il apparut que, loin d’enclencher un processus de décomposition de l’Union, comme une minorité l’espérait et la plupart des observateurs de la scène internationale le redoutaient, le référendum du 23 juin 2016 avait au contraire pour effet de resserrer globalement les rangs des 27 membres continentaux. Depuis lors, deux événements inattendus sont venus consolider tant la foi que l’espérance dans cette construction qui vient de célébrer son 60e anniversaire. Le premier est, paradoxalement, l’élection de Donald Trump, aussitôt perçue comme un wake up call pour le Vieux Continent, surtout en Allemagne. Jamais depuis la Seconde Guerre mondiale les élites atlantistes de ce pays n’avaient osé envisager que les États-Unis puissent un jour devenir des alliés vraiment incertains. Pour les Français, du moins ceux qui ont assimilé l’héritage du général de Gaulle, il s’agit là d’une évidence.
Les circonstances qui ont conduit à la création de l’Alliance atlantique en 1949 et à ses développements ultérieurs ont disparu avec la chute de l’URSS. En ce sens, si ce n’est la question du style, Donald Trump n’a pas tort de soulever le problème des conditions de sa survie. Pour la première fois depuis l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, les Européens, et à leur tête l’Allemagne et la France, peuvent s’entendre pour aborder sérieusement le problème de leur sécurité.
Très vite également, un consensus s’est établi pour reconnaître que la Grande-Bretagne devrait conserver une place dans les dispositifs futurs, lesquels, plus généralement, ne devraient pas s’inscrire dans une logique de rejet de l’Alliance, dont il reste prématuré d’annoncer la mort. À vrai dire, celle-ci survivra aussi longtemps que les Américains ne la rejetteront pas. Dans l’avenir prévisible, les Européens ont vocation à concentrer leurs efforts supplémentaires sur la cybersécurité et sur le terrorisme, plus généralement sur les menaces provenant de leurs flancs, particulièrement le flanc sud (Afrique du Nord et pays du Sahel). Ainsi Français et Allemands paraissent-ils intéressés à créer un fonds spécial pour favoriser les actions dans ces directions. Dès lors qu’un embryon de défense européenne prendrait corps, la question du rapprochement des politiques étrangères menées par les États membres se poserait nécessairement, avec des dimensions de court, moyen et long termes. Sur ce dernier plan, on songe typiquement à des stratégies coordonnées en faveur du développement africain. Angela Merkel et Emmanuel Macron ont marqué leur accord sur ce point lors de leur rencontre du 13 juillet 2017 à Paris.
C’est également en termes de sécurité, et pas seulement humanitaires, qu’il convient d’aborder sur la durée le problème de l’immigration et des réfugiés, en prenant garde aux différentes échelles du temps. Tout au long de l’histoire, les grands mouvements de population vers l’Europe ont eu lieu suivant quatre voies : deux d’est en ouest (la route des Balkans et celle des îles grecques), deux du sud vers le nord (au sud-ouest via le détroit de Gibraltar, plus à l’est via la Libye et la Tunisie). La géographie oriente ainsi les politiques étrangères, notamment de nos jours vis-à-vis de la Turquie, des pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Jusqu’ici, ces sujets n’ont jamais été véritablement abordés dans un cadre européen. Ils devront désormais l’être progressivement. La question des frontières (accord de Schengen en particulier) et celle de la lutte antiterroriste sur les territoires européens eux-mêmes, doivent être situées dans un cadre plus vaste. Grâce à l’élection de Donald Trump, le débat sur la défense européenne peut s’ouvrir à nouveau, naturellement dans un contexte très différent de celui des années 1950. La dimension est-ouest n’a pas disparu, mais dans l’état actuel du système international, celle-ci ne peut être réexaminée que dans le cadre atlantique (Alliance atlantique) et continental (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe – OSCE). J’ai déjà abordé ce dernier point à propos de l’occasion manquée en 2016.
Un nouveau président français
J’ai évoqué deux événements inattendus depuis le précédent RAMSES. Le second, à vrai dire beaucoup plus surprenant encore que le premier, est évidemment l’élection d’Emmanuel Macron. Il a fallu pour cela une succession improbable de circonstances, elles-mêmes peu prévisibles : la décomposition du Parti socialiste et le renoncement de François Hollande, la victoire de François Fillon aux primaires de la droite, son naufrage dans les affaires, la primaire ratée de la gauche, la mauvaise campagne de Marine Le Pen…
Certains aspects de l’extraordinaire période électorale écoulée méritent quelques commentaires. Tout d’abord sur la personnalité d’Emmanuel Macron. Rétrospectivement, il a manifesté trois qualités rares et nullement évidentes a priori pour qui ne l’observait que de loin. D’abord, son coup d’œil – ou son intuition – lui a permis de pressentir que le moment était venu où le rêve giscardien de « deux Français sur trois », porté ces dernières années par François Bayrou, pouvait s’accomplir. Maintenant. Macron a eu le sens du moment favorable, de ce que les Grecs anciens appelaient le kairos. Il en a tiré les conséquences avec une remarquable constance. Ensuite, il a manifesté tout au long de sa campagne un sens politique et une maîtrise de la communication à faire blêmir de jalousie les vieux routiers de la chose publique. Enfin, ce qui était encore moins évident a priori, on l’a vu à l’aise avec les gens, qualité sans laquelle nul ne peut aller bien loin en politique. Les hommes politiques n’aiment pas nécessairement les personnes, mais ils doivent aimer les gens. J’associe à cela le courage : Emmanuel Macron n’a jamais hésité à aller, comme il dit, « au contact », au-devant de groupes même hostiles, et il est parvenu à s’en faire respecter. Certains, je suppose, ajouteraient une quatrième qualité : la chance. Je ne le ferai pas pour deux raisons. D’abord, parce qu’à court terme la chance fait partie du kairos. Ensuite, parce que, si l’on peut parler de chance pure, il est rare qu’elle perdure. Dans l’immédiat, le pari de Macron de remporter les élections législatives avec un nouveau mouvement bien à lui a également été gagné haut la main.
Jamais depuis le général de Gaulle la politique intérieure française n’a autant retenu l’attention du monde. La victoire d’Emmanuel Macron, en effet, n’est pas seulement l’aboutissement d’une saga. Le candidat Macron, souvent accusé de flou, a en réalité manifesté une exceptionnelle constance dans l’exposition d’une vision libérale, sociale et européenne, à laquelle un Raymond Barre aurait à coup sûr adhéré sans réserve. Quant à ce flou mis en avant par ses détracteurs pendant sa campagne, il faut l’interpréter comme un refus honnête d’entrer dans des détails prématurés, et surtout comme une réserve de style. La politique est comme la guerre selon Napoléon : un art simple et tout d’exécution. La formulation d’une politique doit rester suffisamment ouverte pour dégager les voies de sa mise en œuvre. Il existe un lien manifeste entre le flou supposé et la quête d’une méthode pour réussir les réformes.
Laissons de côté ces considérations. Le point essentiel, pour ce qui nous intéresse ici, c’est le choix tranquille et assumé de l’Europe, en un temps où la grande majorité des candidats ne parlait plus que du risque, en effet bien réel, de l’écroulement de la construction européenne, à laquelle on pouvait croire que les Français eux-mêmes étaient devenus hostiles. Allaient-ils finalement choisir entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ? Certains se résignaient au pire. Voilà pourquoi le succès de Macron a tant revigoré ceux pour qui la déconstruction européenne était programmée, et qui voyaient déjà l’amorce d’une marche à reculons de l’histoire. Finalement, Marine Le Pen s’est effondrée parce qu’elle avait fait de la sortie de l’euro un cheval de bataille. Son erreur stratégique n’avait rien d’évident ex-ante, ni le fait qu’ex-post c’est Jean-Luc Mélenchon qui incarne le caractère gaulois, ou si l’on préfère la fraction irréductible du trotskisme national.
Le monde ne s’y est pas trompé. Si les médias de toute la planète se sont intéressés aux élections présidentielles françaises, c’est qu’ils ont vu dans son issue un réveil de la France et de l’Europe, au moment précis où l’incertitude autour des États-Unis s’épaississait. Quoi de plus frappant que de constater en Asie, par exemple au Japon ou en Corée du Sud, l’existence d’une véritable demande d’Europe, face aux bouleversements qui s’annoncent et s’étendront tout au long du XXIe siècle et au-delà ? Cette demande était plus latente qu’exprimée, car on ne croyait plus trop à sa réalisation. Et voilà que l’espoir renaît, et cela parce qu’enfin la « grande nation » semble s’ébrouer !
Les commentateurs qui font la comparaison avec le retour de Charles de Gaulle en 1958 ont raison, si ce n’est que le Général était auréolé de la gloire, Macron de sa fulgurance et de sa jeunesse. Aujourd’hui comme alors, la France est en danger. À l’époque, en raison des effets de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, avec le terrorisme, les divisions nationales et les fragilités européennes. Dans les deux situations, pas de résurrection sans redressement économique. Or, les difficultés sont à présent plus grandes que naguère. En 1958, le désordre était principalement financier. Après des décennies de laisser-aller, malgré la mutation technologique et économique du monde, comment adapter les structures ? Face à la conjoncture ou à la structure, les défis ne sont pas du même ordre.
Le nouveau président n’a sans doute encore qu’une connaissance limitée des hommes, mais il a l’avantage sur le fondateur de la Ve République de comprendre l’économie et d’avoir beaucoup réfléchi à l’art des réformes dans ce domaine. Ses premiers pas sur la scène internationale furent brillants, avec des trouvailles théâtrales comme l’invitation de Vladimir Poutine à Versailles, ou de Donald Trump pour le 14 juillet et la commémoration du centenaire de l’entrée en guerre des États-Unis. Il a su tirer le meilleur parti du capital de sympathie que lui valent son âge et sa victoire. Il a admirablement mis en scène cette victoire. Mais c’est entre maintenant et la fin de l’année 2017 que se jouera sa crédibilité au seuil d’une longue marche, en principe de cinq à dix ans. Son plus grand risque est de décevoir, non seulement les Français mais le monde. L’essentiel de la saga appartient à l’avenir, non au passé. La première étape, chacun en a conscience, n’a rien de romantique : c’est la réforme du Code du Travail, dont le succès conditionnera en grande partie celui des autres réformes : réduction des dépenses publiques, fiscalité, etc. À la clé, il y a l’avenir de l’économie française bien sûr, mais au-delà la pérennité de la construction européenne.
Les Français, comme en fait la majorité des Européens, ont donc montré leur attachement à cette entreprise, et en particulier à l’euro – comme, notons-le au passage, les citoyens de pays comme la Suède, qui ne font pas partie de la zone euro mais en profitent indirectement. Au début, c’est-à-dire avec le traité de Maastricht de 1992, la mise en œuvre du projet de monnaie unique a résulté d’une volonté politique, transcendant l’économie. Mais la survie à long terme d’une zone euro embrassant à la fois l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, est surtout une affaire d’économie, ou plutôt de volonté politique appliquée à l’économie. La clé est ici entre les mains de la France et de l’Allemagne, dont les structures économiques doivent être rendues compatibles avec l’idée de zone monétaire optimale. Après les réformes promues en son temps par le chancelier Schröder, la balle est, à court terme, principalement dans le camp de la France. Emmanuel Macron l’a compris depuis longtemps. La consolidation de la zone euro est ainsi une condition nécessaire pour celle de la construction européenne au sens large, y compris pour la mise sur pied d’une politique de défense et de sécurité commune et, au-delà, le rapprochement des politiques étrangères qui devra en résulter.
Ce programme est à l’ordre du jour du mandat qui a commencé et s’étendra en principe jusqu’en 2022. Mais les rythmes de la vie démocratique des États membres de l’Union européenne ne sont pas coordonnés, et il faut compter aussi avec les élections allemandes de septembre 2017, dont l’issue conditionnera également largement la suite. Dans l’hypothèse où Angela Merkel resterait chancelière avec une marge de liberté suffisante pour maintenir son cap, le couple franco-allemand disposerait de quatre ans pour réorienter le cours de l’histoire. Durant ces quatre années, il faudra régler les conditions du Brexit, dont les négociations s’annoncent difficiles, et clarifier la distinction entre appartenance et non-appartenance à l’Union. Il faudra remédier aux dysfonctionnements qui ont failli faire sombrer le grand projet européen, et donner corps à l’idée de défense européenne, au-delà des bonnes intentions. Conjointement, Paris et Berlin ont de quoi peser sur les affaires du monde. Je pense par exemple à la Russie, avec laquelle ensemble, et seulement ensemble, les deux pays peuvent tenter le rapprochement que les États-Unis ne sont pas parvenus jusqu’ici à initier.
Le Moyen-Orient compliqué
Tempête en Turquie
La rédaction des précédentes « Perspectives » du RAMSES s’achevait au moment précis de la tentative de coup d’État en Turquie, pour renverser le président Recep Tayyip Erdogan. Une année a passé et l’on peut tenter une synthèse.
Personne ne prétend plus aujourd’hui mettre en question la réalité de cette tentative, même si l’on peut juger, comme pour le putsch raté contre Gorbatchev d’août 1991, que l’affaire a été fort mal conduite. Il est également clair que l’homme fort du Parti de la justice et du développement (AKP) est une personnalité controversée, qui n’a pas que des amis dans son propre parti, et a suscité de nombreuses oppositions, notamment au sein de l’armée. Certains l’ont soupçonné de n’avoir soutenu la cause de la candidature à l’UE que pour justifier son action visant à faire entrer les militaires dans le rang. Ce qui est chose faite. L’essentiel est sans doute la rivalité qui, depuis toujours, l’oppose à l’imam Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis et toujours très puissant en Turquie, à travers des réseaux fort actifs à tous niveaux de l’administration et de la société. Même à l’époque du kémalisme triomphant, les confréries musulmanes n’avaient cessé de jouer un rôle en coulisse. Erdogan n’aurait pas accédé au pouvoir sans l’appui de Gülen. Quand et comment les relations entre les deux hommes et leurs clans se sont dégradées, on ne le sait pas exactement. Mais il est certain que cette dégradation s’est envenimée au cours des cinq dernières années, favorisant les penchants d’Erdogan à l’autoritarisme et réciproquement l’opposition des gülénistes, dans une spirale négative. Ainsi sans doute est né le projet d’un coup d’État, coalisant un ensemble de mécontentements, quelques mois avant un référendum destiné à renforcer le pouvoir présidentiel, et donc à assurer la longévité politique de son titulaire.
Mal conçu et mal exécuté, le coup a donc échoué, et le président s’est aussitôt lancé dans des purges qui durent depuis des mois et ont déjà touché largement plus de 100 000 personnes dans tous les rangs de la société, y compris les médias et les milieux économiques. De nombreuses personnalités turques authentiquement attirées par l’Europe sont tentées par l’exil. Les relations de la Turquie avec les pays occidentaux se sont lourdement dégradées pendant cette période, ces derniers dénonçant la dérive autoritaire du chef de l’État, celui-ci les accusant d’avoir plus ou moins passivement soutenu les putschistes. Erdogan exige l’extradition de Gülen, qu’il a peu de chances d’obtenir des Américains. Il se déchaîne contre les Européens – les Allemands surtout – qui, estime-t-il, jouent un double jeu avec lui.
Il a une autre raison d’en vouloir à ses partenaires de l’Alliance atlantique : leur sympathie pour les Kurdes. Après avoir un temps négocié avec ses propres Kurdes, le président turc a changé son fusil d’épaule, et les combat sans relâche. Pour lui, au Moyen-Orient, les principaux terroristes sont les Kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il ne pardonne pas aux Occidentaux de s’appuyer sur eux dans la lutte contre Daech. Le malentendu est complet. On ne comprend rien au Moyen-Orient si l’on oublie que dans cette région les amis des uns sont les terroristes des autres. Le risque, pour les Américains et les Européens, est de se laisser piéger dans des luttes tribales qu’ils sont incapables de dominer. Toujours est-il que leurs relations avec la Turquie ont atteint un point bas, et qu’il faut s’interroger sur leur avenir.
On ne peut oublier que les dix premières années de pouvoir de l’AKP ont en général été jugées positivement à l’extérieur, après des décennies d’alternance entre gouvernements civils et militaires plus ou moins corrompus ou autoritaires. Au début de ce siècle, on voyait volontiers ce parti islamique comme l’équivalent musulman de la démocratie chrétienne d’Europe occidentale. Peut-être en effet les choses auraient-elles pu se consolider ainsi. Mais l’environnement de la Turquie, après le 11 septembre 2001, s’est détérioré progressivement, avec les vents mauvais de la radicalisation et du terrorisme, amplifiés par les erreurs occidentales en Irak, puis à la suite du « printemps arabe ». L’islamisme l’a alors graduellemnt emporté sur le kémalisme, et l’on peut penser que, dans l’esprit de Recep Tayyip Erdogan, l’ambition de renouer plus ouvertement avec les racines musulmanes de son pays s’est cristallisée, mais sans renoncer au choix de la modernité.
Faut-il considérer qu’aujourd’hui la Turquie est lancée dans une fuite en avant, islamiste et rétrograde ? Ce n’est pas certain, pour plusieurs raisons. La première est que le président n’a remporté son référendum du 16 avril que de justesse, alors même que, selon bien des observateurs, les chiffres ont pu être manipulés à la marge. Disons que, si une moitié de la population – certes très visible et audible – soutient effectivement l’AKP et son homme fort, une autre moitié – elle, hétérogène – lui résiste. Or Erdogan doit comprendre qu’avec un soutien en réalité limité, il ne peut pas laisser l’économie plonger sans se mettre en danger. Il lui faut donc rassurer les milieux d’affaires et leurs partenaires extérieurs. Dans le même ordre d’idées, et malgré des discours populistes souvent très violents à l’encontre de l’Allemagne et des Européens en général, on imagine difficilement Ankara tournant complètement le dos à Berlin, en rompant l’accord sur la limitation des flux de réfugiés moyennant compensation financière. La Turquie n’aurait rien à y gagner, et beaucoup à perdre. Même si Erdogan n’entretient guère d’illusions sur une adhésion prochaine à l’UE – il proclame ne pas en avoir besoin, et se dit d’avance « soulagé » en cas de rejet de la candidature de son pays – on le voit mal aller jusqu’à provoquer l’exclusion de son pays du Conseil de l’Europe dont il est membre fondateur : ce serait le cas s’il décidait de rétablir la peine de mort. On ne le voit pas non plus se retirer de l’Alliance atlantique, même s’il achète des armements à la Russie : quel avantage concret pourrait-il en tirer ? Pour des raisons symétriques, les Occidentaux n’ont guère intérêt à mettre de l’huile sur le feu et à pousser Ankara dans les bras de Moscou, dont il s’est déjà beaucoup rapproché, ou à le renvoyer vers l’Asie. Il suffit de regarder les cartes géographiques pour saisir l’énorme importance géostratégique de la Turquie.
Certains objecteront que le raisonnement qui précède, comme en général ceux des « réalistes » en politique étrangère, est trop « géométrique », et qu’il ne laisse pas assez de place à l’irrationnel. Je crois que les grands fauves de la politique sont rationnels, même quand ils ont le sang chaud comme Trump ou Erdogan, et tendent à réagir souvent impulsivement. Il est vrai qu’ils sont aussi de grands aléateurs. Il n’y a là rien d’émotionnel. Il est dans la nature des jeux où interviennent des jugements de probabilité qu’on puisse perdre. Pour autant, s’agissant de la Turquie, les forces qui poussent à un retour à l’équilibre me paraissent l’emporter sur les forces centripètes. La situation est incomparable avec celle de la Corée du Nord, où des erreurs de calcul de Kim Jong-Un ou de Donald Trump pourraient conduire à un désastre immédiat au retentissement mondial. Le vrai danger, dans le cas de la Turquie, n’est pas une question de rationalité. Ce serait que le président Erdogan s’isole, tant vis-à-vis de son gouvernement et de ses conseillers, que vis-à-vis de ses homologues, surtout occidentaux. L’isolement est la voie la plus sûre vers les erreurs de calcul.
L’Iran et l’Arabie Saoudite
Deux autres États importants du Moyen-Orient ont connu des développements significatifs au cours des derniers mois. La victoire de Hassan Rohani aux élections présidentielles en Iran le 19 mai n’avait rien d’évident a priori, et elle est de bon augure. L’enjeu était considérable : la réintégration progressive de cette puissance régionale majeure dans le concert des nations. Donald Trump est dans l’erreur s’il continue à croire, peut-être sous l’influence de son gendre Jared Kushner qui reflète les vues des Israéliens de droite, que l’Iran est la cause principale du terrorisme international. L’accord du 14 juillet 2015 portait sur les activités nucléaires. Guère plus. Que Téhéran essaie donc toujours de renforcer ses positions dans la région en attendant l’heure des négociations, ne devrait donc surprendre personne. L’Iran fait comme toutes les autres unités actives qui interagissent au Moyen-Orient.
Il semble que le gouvernement des mollahs respecte l’accord nucléaire plus que les États-Unis, dont le régime des sanctions continue d’obstruer la reprise des relations économiques. Plus grave encore, ce régime entrave aussi d’autres pays – en particulier en Europe – qui, pourtant, ne sont pas juridiquement engagés par des sanctions décidées unilatéralement à Washington. C’est le problème dit de l’extraterritorialité du droit américain. En réalité, il ne s’agit pas vraiment d’extraterritorialité, mais d’un effet externe de l’interdépendance, en fait de l’imbrication des réseaux des grandes banques non américaines avec le système bancaire américain. Voilà un des nombreux exemples des incidences imprévues d’une mondialisation débridée. Toujours est-il qu’à la longue, les conservateurs iraniens ne manquent pas de grain à moudre pour dénoncer les réformateurs, dont la victoire récente n’avait effectivement rien d’évident. Aujourd’hui, le président Rohani est soumis à une énorme pression des Gardiens de la révolution. Les rapports avec l’Iran sont l’un des domaines où la France et l’Allemagne pourraient conjointement faire avancer les choses.
L’autre État du Moyen-Orient qui a bougé significativement dans la première moitié de 2017, est l’Arabie Saoudite. La concurrence entre la monarchie et son grand rival a pris un tour plus dramatique, et l’ascendant du jeune prince Mohammed ben Salman s’est affirmé.
Alors que les rapports entre Riyad et Washington n’avaient cessé de se dégrader sous la présidence d’Obama, le roi et son fils ont joué un grand coup en invitant le président Trump et en lui réservant un accueil féerique, auquel il s’est montré dans l’instant plus sensible que de raison. Et voilà que le royaume, naguère encore accusé d’être derrière les attentats du 11 Septembre, et plus généralement d’être le grand financeur du terrorisme international, s’est brusquement retrouvé adoubé comme ami public numéro un des États-Unis d’Amérique. C’était plus que le renouvellement des promesses de la rencontre historique entre Roosevelt et Abdelaziz ben Saoud en février 1945. Avec, à la clé, immédiatement, l’annonce de contrats s’élevant à des centaines de milliards de dollars – aux dépens des intérêts européens soit dit en passant. Dans la foulée de cette visite incroyable, le vieux monarque a pu réaliser l’objectif qu’il n’avait pu atteindre au moment de son intronisation : Mohammed ben Salman a été désigné prince héritier, à la place de son cousin plus âgé Mohammed ben Nayef. Trump, on l’a dit, apprécie les jeunes hommes dynamiques. On peut imaginer qu’il a été séduit par Mohammed ben Salman, plus que par l’autre, plus classique. Ce dernier était plutôt le favori des services de renseignement américains… certains s’attendent maintenant à l’abdication prochaine du roi.
Dans le même mouvement que le changement du prince héritier, Riyad a lancé une offensive diplomatique d’une violence inouïe à l’encontre du Qatar, petit et richissime émirat gazier, accusé de deux crimes majeurs. Le premier : financer les organisations terroristes. L’accusation n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle provienne d’un pays tout récemment encore – non sans raison – considéré comme le principal fauteur de troubles dans ce domaine, et mis explicitement en cause par le Congrès américain pour le 11 septembre 2001. Le second : entretenir des relations trop étroites avec l’Iran. D’où un blocus et un ultimatum auxquels se sont associés l’Égypte ainsi que Bahreïn, et surtout les Émirats arabes unis, principal rival local du Qatar. Une fois de plus, Donald Trump a tweeté un peu rapidement, ignorant sans doute à ce moment-là l’étendue des intérêts américains à Doha.
À l’heure où j’écris ces lignes, il ne paraît pas fécond de spéculer sur les issues possibles de la crise. En revanche, la situation d’ensemble appelle des commentaires. Tout d’abord, la consécration de Mohammed ben Salman signifie assurément un désir, sinon une volonté, de faire entrer le royaume saoudien dans la modernité économique et sociale, donc de rompre avec les pratiques de compromis familiaux et tribaux du passé. Elle indique aussi la possibilité d’une alliance, au moins informelle, entre l’Arabie Saoudite, l’Égypte, Israël, et peut-être à terme la Turquie, pour contenir les ambitions de l’Iran. Seulement peut-être pour la Turquie. Erdogan ne cache pas sa sympathie pour les Frères musulmans, qui sont au contraire ciblés par les trois autres. Trump, qui rêve de devenir l’artisan d’une paix israëlo-palestinienne, songeait certainement à une telle alliance lors de son voyage à Riyad.
Deuxième observation, la question du financement du terrorisme est en effet majeure. Maintenant que la quasi-totalité du Moyen-Orient – y compris l’Arabie Saoudite et l’Iran – est touchée par les attentats de Daech ou d’autres, chacun sait qu’il peut se retrouver dans la position de l’arroseur arrosé. Si donc l’évolution politique rend vraiment possible l’assèchement des flux financiers dont bénéficient les organisations terroristes, on ne peut que l’encourager. Mais en même temps, on ne répétera jamais assez que les grandes puissances extérieures concernées par le Moyen-Orient doivent veiller à ne pas se laisser prendre dans le filet des jeux sectaires, dont la disparition prochaine reste un vœu pieux.
Sur un plan géopolitique plus traditionnel, ces puissances n’ont aucune raison – pas même les États-Unis ou la Russie – de choisir entre l’Arabie Saoudite contre l’Iran, ou l’inverse. Les deux logiques de base, complémentaires, pour une stabilité durable, ne peuvent être que la sécurité collective et l’équilibre des puissances.
La complexité des situations au Moyen-Orient est encore illustrée par les deux grandes défaites territoriales de Daech au cours des derniers mois, à Alep et à Mossoul. Dans la première, on voit généralement une victoire du Damas de Bachar Al-Assad, de la Russie et de l’Iran ; dans la seconde, une victoire de « Bagdad » et de ses alliés plus ou moins camouflés. Mais qui veut tenter sérieusement de prévoir la suite des événements doit rentrer dans le détail des coalitions victorieuses dans l’un et l’autre cas. Car chacun voudra sa part quand le moment de la diplomatie sera venu, pour l’avenir de la Syrie et de l’Irak. Et cet avenir ne se décidera certainement pas à Astana. Ajoutons que, dans l’immédiat, la reprise d’Alep et de Mossoul n’a au mieux que réduit les capacités criminelles de l’État islamique.
* * *
Je me suis pour l’essentiel concentré sur les développements affectant visiblement le centre du système international. Bien des événements, dans la périphérie, auraient mérité de trouver ici une place. On pense au Brésil, avec l’enchaînement des scandales qui ont ruiné la réputation de Luiz Inacio Lula da Silva sans parler de celle de ses successeurs, et à la difficulté pour ce géant de l’Amérique du Sud de tenir ses promesses. Ou encore à la tragédie dont le Venezuela ne parvient pas à sortir. Il y aurait beaucoup à dire sur l’avenir de Cuba, alors que là aussi Donald Trump entend se démarquer de son prédécesseur ; mais heureusement sur ce plan l’Union européenne s’est inscrite dans le sillage d’Obama. Étant donné son importance géostratégique croissante, pas seulement pour l’Europe, l’Afrique méritera un regard de plus en plus attentif. À cet égard, le retour du Maroc au sein de l’Union africaine est un événement majeur. Évoquons aussi l’Inde de Narendra Modi. Jusqu’à quel point peut-on encore considérer cet État-continent comme périphérique ? Mais ces « Perspectives » ne sont qu’une introduction au RAMSES, lequel aborde beaucoup de ces sujets si importants, et tant d’autres.
Pour conclure, je voudrais ajouter quelques remarques sur le système international dans son ensemble. L’illusion de la « fin de l’histoire », qui s’est traduite par l’idéologie de la mondialisation libérale, pouvait se résumer par une sorte d’équation chimique : la combinaison de la démocratie et de l’économie de marché entraîne la paix et la prospérité. Au nom de ce principe, on a voulu renverser des régimes autoritaires ou dictatoriaux, et cela a conduit au chaos ; on a voulu gommer peuples et frontières, et cela a stimulé nationalismes et populismes. Au lieu de la paix, les conflits les plus destructeurs et les plus meurtriers, les plus barbares aussi, se sont multipliés, avec leurs risques d’escalade. Les ventes d’armement dans le monde ont retrouvé leur niveau de la fin de la guerre froide. Les budgets de défense sont partout à la hausse. La tendance est au retour des frontières, à la relocalisation des activités économiques, à la restriction des ventes d’entreprises dites stratégiques à des groupes étrangers. Au lieu d’une prospérité uniforme, les débordements non encadrés de la finance internationale ont failli emporter l’économie dans une dépression comparable à celle des années 1930. Les inégalités ou le chômage sont une marque du monde actuel, dont l’empreinte est visible partout quoique sous des apparences diverses. Quand bien même quelque part il n’y a pas la guerre, on sent une violence diffuse.
Faut-il pour autant juger que la planète est sur le point de basculer vers de nouveaux désastres ? Ce serait raisonner trop rapidement. Je vois plutôt les forces actuellement à l’œuvre comme une correction des excès du tournant du siècle. L’Histoire a sa dynamique. Elle chemine par action et réaction, certes avec des enchevêtrements complexes. Le défi d’aujourd’hui est d’empêcher que la réaction en cours ne s’emballe, aille trop loin. C’est l’excès d’amplitude des mouvements de balancier qui fait déraper l’Histoire.
J’ai souvent insisté, dans mes « Perspectives » antérieures et dans d’autres écrits, sur l’hétérogénéité du système international et la difficulté qui en résulte pour sa gouvernance . L’hétérogénéité est d’abord celle des idéologies et des régimes politiques qui en découlent. Si l’on veut aujourd’hui maintenir un monde raisonnablement ouvert, il faut pouvoir continuer à traiter rationnellement avec Poutine, Erdogan, Rohani, Mohammed ben Salman ou Sissi, mais aussi avec Bachar Al-Assad ou, à l’autre bout de la planète, aux Philippines, l’extravagant Rodrigo Duterte, demain peut-être avec le général Khalifa Haftar – l’homme qui actuellement s’impose de plus en plus en Libye –, et j’en passe.
Il faut traiter avec eux, mais sans tomber dans la complaisance. Là se situe la difficulté. Mais un monde dans lequel chaque État choisirait ceux avec lesquels il consentirait à discuter ne serait plus viable. En démocratie, chaque unité active a son rôle. Il convient de distinguer par exemple entre les gouvernements et les associations militant pour les droits de l’homme. Les unes ne doivent pas se prendre pour les autres. Ce qui n’empêche pas l’existence d’une chimie subtile. Ajoutons à cela que l’hétérogénéité ne se résume pas à un clivage binaire du genre démocratie/autocratie. On le voit au sein même de l’Union européenne, avec la Hongrie de Viktor Orban ou la Pologne d’Andrzej Duda. La gouvernance de l’Union doit devenir suffisamment forte pour résister à ce type d’hétérogénéité et dissoudre calmement les excès. Mais l’hétérogénéité apparaît aussi dans le groupe des démocraties libérales les plus installées. L’Italie a eu Berlusconi, et les États-Unis ont Trump. Lors du G20 de Hambourg de juillet 2017, le président des États-Unis a quitté un moment la table des chefs d’État ou de gouvernement, et s’est fait remplacer par sa fille. Ses partenaires auraient pu relever cette inconvenance. Ils ont eu raison de ne pas le faire. On dira que cet exemple est insignifiant. Non. Il est petit, mais significatif. Dans un groupe, pour éviter les éclats et les débordements possibles, tout commence par le respect de règles de conduite. Par le respect tout court. Cela est vrai pour la gouvernance mondiale comme pour une famille.
Si l’on entend la mondialisation comme l’accroissement qualitatif et quantitatif de l’interdépendance en raison des progrès scientifiques et technologiques, le phénomène est à l’évidence irréversible. C’est pourquoi, aujourd’hui, d’un point de vue global, la paix et la prospérité supposent avant tout d’améliorer la gouvernance, à deux échelles de temps complémentaires. Il s’agit d’une part de tempérer les réactions immédiates pour éviter qu’elles ne dégénèrent ; d’autre part de préparer le long terme en poursuivant l’apprentissage de modes de coopération sans précédent dans le passé, comme autour du climat. Dans les deux cas l’Europe – à commencer par la France et l’Allemagne – peut et doit jouer un rôle déterminant. Que cette espérance soit retrouvée, alors que les vents semblaient contraires, est la plus belle nouvelle des derniers mois. Reste que les vents continuent à tourner. Les bons navigateurs saisissent le moment présent.