Perspectives du RAMSES 2015
Les Perspectives rédigées en juillet 2014 en introduction du Rapport annuel de l’Ifri le Ramses 2015
La marche du monde est préoccupante
En 2014, la marche du monde est préoccupante. Certes, la crise financière de 2007-2008 n’a pas dégénéré et la zone euro semble provisoirement affermie. L’union bancaire se concrétise. Mais le système monétaire et financier international n’est pas consolidé. D’ailleurs, peut-on encore parler d’un système monétaire international ? L’économie réelle manifeste bien des fragilités dans les pays mûrs comme dans les pays émergents. Les différentiels de compétitivité à l’intérieur de la zone euro – particulièrement entre la France et l’Allemagne – continuent de menacer à terme la monnaie unique, alors que les peuples de l’Union, également préoccupés par des mouvements migratoires non maîtrisés, manifestent de plus en plus leur scepticisme comme l’ont montré les élections de juin 2014 pour le Parlement européen. Les vents mauvais du nationalisme se renforcent à l’intérieur même de l’Union européenne, et plus encore à l’Est. La crise ukrainienne a provoqué une brusque montée d’adrénaline en Russie, et ce n’est pas un hasard si en France, au moins en apparence, certains des meilleurs amis de Vladimir Poutine se trouvent désormais du côté du Front National, lequel a lui même le vent en poupe. En Turquie – dont l’économie est elle aussi en difficulté – l’année 2013-2014 a été parsemée d’incidents parfois violents et le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan s’est montré de plus en plus autoritaire, n’hésitant pas lui aussi à accuser ses adversaires d’être des “agents de l’étranger“. Cette stratégie lui réussit, puisqu’il a gagné les élections locales et a toutes les chances de devenir le premier président de la République élu au suffrage universel. Il a annoncé clairement qu’il se démarquerait de ses prédécesseurs à commencer par Abdullah Gül et ne se contenterait pas d’inaugurer les chrysanthèmes, quitte à réinterpréter à sa manière la Constitution. La Turquie est l’une des principales puissances d’un Moyen Orient dont le devenir immédiat paraît de plus en plus éloigné des espérances naïves du “printemps arabe“ et dont l’évolution encourage de facto la propagation des ferments de l’anarchie et du terrorisme notamment en Afrique (Mali, République Centre-Africaine mais aussi méfaits de la secte Boko Haram au Nigéria). En Inde, le parti du Congrès a subi en mai la pire défaite de son histoire, sur fond de scandales et d’une crise de leadership. Manmohan Singh, l’artisan du “miracle économique“ des années 90 devenu un Premier ministre longtemps très respecté, a cédé la place à Narandra Modi, l’homme fort du Bharatiya Janata Party (BJP), souvent décrit comme l’incarnation de l’”ultranationalisme“ hindouiste.
L’instabilité potentielle de l’Asie de l’Est
Plus inquiétante encore est la situation en Asie de l’Est. On est accoutumé pour cette région à mettre l’accent sur les risques associés à l’avenir de la péninsule coréenne et à celui de Taïwan. Sur le premier point, l’analyste est partagé entre les excès du jeune Kim Jong Un qui n’a pas hésité à faire exécuter son oncle généralement considéré comme une figure modérée du régime, et d’autres signes suggérant un possible mouvement vers une forme de réunification, avec en toile de fond le rapprochement entre Beijing et Séoul. Sur le second point, rien n’indique une modification imminente du statu quo.
Si les regards se tournent de plus en plus vers l’Asie de l’Est, ce n’est pas seulement ou même principalement en raison de ces deux problèmes pendants depuis plus de cinquante ans. Du fait de leur histoire, les Européens sont avertis des conséquences géopolitiques de la montée d’une puissance et des risques de guerre qui lui sont associés. Avec la nouvelle génération de leaders chinois sous la houlette de Xi Jinping, plusieurs traits ressortent nettement du paysage. Tout d’abord, la nouvelle direction chinoise est remarquablement lucide sur les défis économiques et sociaux à surmonter, mais elle entend s’y atteler sans aucune concession dans l’ordre des libertés politiques, alors que la direction précédente paraissait quelque peu sur la défensive. Plus que jamais, elle s’inspire de Deng Xiaoping plutôt que de Mikhaïl Gorbatchev et cela vaudra même pour Hong Kong, où d’importantes manifestations ont marqué le 25e anniversaire de Tien An Men. La Chine contemporaine continue de monter en puissance avec tous les attributs classiques associés à ce terme, notamment dans l’ordre militaire et en particulier naval. Au sens large, ce qui inclut les technologies de l’information. Elle se montre à la fois active et prudente sur la scène globale. Active, principalement pour des raisons économiques à commencer par l’accès à l’énergie et plus généralement aux ressources naturelles, mais aussi pour défendre ses intérêts autour de questions de principe comme la non intervention dans les affaires intérieures des autres Etats ou le rejet de la notion d’autodétermination. Sur ce point, on comprend qu’elle n’ait pas été enthousiasmée par le rattachement de la Crimée à la Russie. Prudente, car pour de nombreuses années encore sa priorité est son propre développement.
Pour autant, d’un point de vue extérieur à l’empire du milieu, tout se passe comme si Beijing avait désormais une “grande stratégie“ maritime, avec l’ambition de contrôler aussi bien la mer de Chine Orientale que la mer de Chine Méridionale. Les enjeux potentiels, économiques et stratégiques, sont énormes. Certes, il convient de se méfier de la notion de grande stratégie, d’ailleurs difficilement compréhensible dans un pays comme la France qui y a renoncé depuis longtemps au profit d’un vague messianisme idéologique. Ainsi y a-t-il un abîme entre la “grande stratégie “de George W. Bush ou de ses épigones européens et celle de Barack Obama au Moyen Orient. Pourtant, les deux hommes s’expriment au nom de l’intérêt national de leur pays, une notion qu’ils sont fiers d’arborer. En fait tout est question d’échelle. S’il faut identifier une grande stratégie américaine, au-delà des occupants temporaires de la Maison Blanche, c’est dans l’ordre de la force militaire ou du hard power qu’on la trouve. Au début du XXIe siècle comme à la fin du XXe, le hard power s’appuie sur les technologies numériques dans tous leurs aspects, c’est-à-dire que pour les Etats-Unis la supériorité absolue dans ces technologies fait partie de la grande stratégie, laquelle est donc en réalité une stratégie de moyens, à l’instar d’un individu qui accumule l’argent comme instrument de liberté. La vision libertaire du net est, si l’on peut dire, l’idéologie d’accompagnement – de même que, dans sa forme pure et dure, l’idéologie libérale sert d’abord les intérêts des plus forts. Comme depuis toujours la domination dans les technologies militaires est essentielle pour l’acquisition de la supériorité économique, la boucle de la primauté américaine est bouclée, du moins pour l’avenir prévisible. Ce d’autant plus que l’Amérique continue de jouir du privilège exorbitant – jadis dénoncé par le Général de Gaulle – de n’avoir pas à se préoccuper de ses déficits extérieurs.
En dépit des pas de géant accomplis depuis maintenant un tiers de siècle, les Chinois savent qu’ils n’en sont pas là, même si l’idée de concurrencer les Etats-Unis dans l’ordre de la technologie et de la force militaire est certainement présente. Chaque étape a sa logique et à l’étape actuelle la logique ne peut être que territoriale. A quoi il faut ajouter que, pour des raisons historiques et culturelles profondes, Américains et Chinois ont des approches radicalement différentes du temps. Les uns vibrent dans le temps court, les autres dans le temps long. Tout cela dit, chacun peut comprendre l’inquiétude des voisins de la Chine, et ce dans le temps court. Les questions territoriales entre la puissance ascendante et le Japon ou le Vietnam portent sur des îlots inconnus du reste du monde et pourraient sembler dérisoires si on ne les situait pas dans un contexte géopolitique élargi, comme le suggèrent les lignes précédentes.
L’animosité entre le Japon et la Chine est alimentée, côté chinois, par le souvenir de l’occupation nippone pendant près de vingt ans, réactivé par des gestes comme la visite annuelle du Premier ministre japonais au sanctuaire Yusukuni. Dans le même ordre, la mémoire de près de quatre décennies de colonisation dans un contexte non apaisé joue un rôle essentiel dans la tension extrême qui règne entre l’empire du Soleil levant et le pays du Matin calme – sans doute exacerbée, côté japonais, par l’humiliation avec le contraste entre la stagnation économique de l’ancienne puissance impériale et l’immense succès de la Corée du Sud. En ces temps-ci, le nationalisme japonais est incarné par le Premier ministre Shinzo Abe dont le double objectif est de relancer l’économie par des méthodes non conventionnelles (leur efficacité reste à démontrer) et de libérer le pays des contraintes de l’article 9 de sa Constitution, imposé en 1945 par les Etats-Unis et qui l’empêche de s’affirmer en tant que puissance militaire.
Finalement, toutes les puissances de l’Asie de l’Est et du Sud Est se trouvent directement ou indirectement impliquées par ces affrontements dont les causes – touchant au passé et à la représentation de l’avenir – sont profondément enchevêtrées et exacerbent les passions, principalement en Chine, au Japon, en Corée et au Vietnam. La probabilité d’un incident grave a augmenté dans la période sous revue dans ce RAMSES, et comme cette partie du monde est dépourvue de tout système de sécurité régionale, le risque de dégénérescence est plus élevé que sur le continent européen. En fait, la clef de voûte de la région repose entièrement sur l’Amérique. C’est dire combien la situation est précaire.
1894 – 1914 – 2014
On comprend dans ces conditions, que tant de commentateurs occidentaux ont pu être tentés par la comparaison, à cent ans de distance, entre le début de la Grande guerre et la période actuelle. En Chine, c’est plutôt à 1894 et à la guerre sino-japonaise qu’on se réfère. Cette guerre a marqué l’entrée en scène violente du Japon sur le continent. Il devait y rester pendant un demi-siècle.
L’analyse des causes de la déflagration de 1914, entreprise des milliers de fois, reste un exercice difficile tant ces causes sont multiples et mélangées. Je suis sensible au renversement de perspective proposé par Margaret MacMillan dans son livre de 2013, The War That Ended Peace .L’auteur rappelle qu’en Europe le siècle qui a suivi la fin des guerres napoléoniennes a été le plus pacifique depuis la chute de l’empire romain, malgré des épisodes comme la guerre franco-prussienne de 1870. L’accoutumance à la paix suffirait à expliquer que l’hypothèse d’un embrasement général, dont l’Europe toute entière sortirait ravagée, n’ait jamais été envisagée par les acteurs influents de l’époque. Ainsi, la question n’est pas tant d’identifier les causes de la guerre que de comprendre pourquoi la paix n’a pas survécu. Au tournant du XXe siècle, les nationalismes étaient exacerbés dans le contexte de la montée de l’Allemagne, de sentiments de revanche (en France, la perte de l’Alsace – Lorraine), d’empires en déclin (l’empire ottoman et l’empire austro-hongrois) et de rivalités coloniales plus ou moins lointaines. La mondialisation était déjà à l’œuvre, à cause de quoi d’ailleurs la Grande guerre a été la Première guerre mondiale. Parallèlement s’était noué un tissu d’alliances en partie secrètes qui, conjugué avec des mécanismes rigides de mobilisation des armées, risquaient de mettre des machines infernales en mouvement sans qu’on ne puisse plus les arrêter. Il faut encore ajouter la force d’idéologies ancrées les unes dans la Révolution française, les autres dans le développement du capitalisme au XIXe siècle.
Mais tout cela ne permet pas d’affirmer qu’une étincelle devait inévitablement éclater qui conduirait immanquablement à une immense catastrophe. Bien des crises qui avaient mené au bord du gouffre avaient été surmontées avant 1914 et l’examen détaillé des faits montre que celle provoquée par l’assassinat de Sarajevo, le 28 juin 1914, aurait pu l’être aussi. Margaret MacMillan estime que l’archiduc François-Ferdinand était justement l’un des hommes qui auraient pu empêcher la descente aux enfers si un autre que lui avait été la victime de ce jour fatidique. Mais aucune grande figure ne se détacha pour changer le cours des choses. Finalement, la question de savoir qui fut responsable de la Grande guerre ne peut avoir que deux réponses : personne ou tout le monde. Mais les choses auraient pu se passer autrement.
Ce débat n’a pas qu’un intérêt historique ou philosophique. En effet, le monde de 2014 a effectivement des ressemblances avec celui de 1914. Malgré le drame bosniaque, le Kosovo ou l’Ukraine, l’Europe est essentiellement en paix depuis près de 70 ans. Les nationalismes se développent, comme on l’a vu. La chute de l’empire russe après 1991 a réactivé maints problèmes laissés en suspens depuis 1918 et en a créé de nouveaux. La Russie a le sentiment d’avoir été dupée par l’Occident. Une nouvelle puissance émerge : la Chine. Les principales puissances du début du XXIe siècle sont en rivalité sur les décombres de l’ordre ancien – typiquement en Ukraine. De fortes idéologies s’opposent au libéralisme triomphant du tournant du XXIe siècle. Un pays comme la Chine refuse de se soumettre au diktat du “droit-de-l’hommisme“. L’islamisme politique fait des ravages au-delà même du Moyen Orient et nourrit le terrorisme international. Le terrorisme fut aussi l’une des figures d’il y a un siècle. La prise de conscience croissante de la montée des inégalités, à laquelle je faisais déjà référence dans mes Perspectives de l’an dernier, peut aussi déboucher sur un post-marxisme. L’extraordinaire succès du livre de Thomas Piketty démultiplié par l’engagement à ses côtés de stars de la gauche américaine est un signe important. Toutes ces tendances sont facilitées par la mondialisation en même temps qu’elles la menacent.
Les différences avec 1914 sont non moins manifestes. Le jeu des alliances et la mécanique des armées ne jouent évidemment plus de la même manière et aucun des grands acteurs du monde de 2014 n’envisage la guerre comme une partie de plaisir. Le système des Nations Unies ne serait qu’un frêle rempart face à des puissances déterminées à en découdre, mais il peut jouer un rôle stabilisateur pour les déséquilibres de petite ampleur. Même remarque pour des institutions comme le G8 (redevenu G7 après la mise à l’écart de la Russie) ou le G20. Mais expliciter ces différences est aussi mettre l’accent sur la fragilité de la gouvernance mondiale, puisqu’en définitive la stabilité structurelle du système international dans son ensemble repose sur l’intérêt que continuent d’y porter les grandes puissances et leur capacité de dialogue.
Revenons maintenant à la perspective asiatique. Pour la comprendre, il faut se reporter un peu plus d’un quart de siècle en arrière et à l’avènement de l’ère Meiji (1868) au cours de laquelle, sous l’impulsion de l’empereur Mutsuhito (qui régna jusqu’à sa mort en 1912) le Japon passa en quelques années de la féodalité à la modernité avec tous ses attributs. Cet épisode est d’autant plus extraordinaire que, contrairement au cas de la Chine avec Deng Xiaoping, l’île du Soleil levant ne bénéficiait pas d’une diaspora puissante.
En ce temps-là, les Européens développaient leurs empires coloniaux et l’on comprend que le Japon nouveau ait été tenté de suivre leur exemple. L’aventure commença en 1894 par une attaque contre la Chine, à l’époque technologiquement très arriérée et qui fut vaincue rapidement. L’intervention conjuguée de la Russie, de la France et de l’Allemagne s’opposa à la volonté d’expansion du Japon, lequel obtint toutefois l’île de Formose, c’est-à-dire Taïwan. La Chine dut aussi renoncer à son protectorat sur la Corée et faire d’amples concessions aux puissances européennes. On voit donc pourquoi cette année 1894 reste si présente dans la mémoire de la Chine et de l’Asie continentale. On comprend en particulier les fondements de la revendication chinoise sur Taïwan, l’île sur laquelle Tchang Kaï-chek et ses fidèles devaient s’installer en 1949, avec tous les trésors qu’ils avaient réussi à embarquer en fuyant leur vainqueur.
Au lendemain de la guerre de 1894 les Japonais, de leur côté, se sentaient frustrés. Face aux prétentions du tsar sur la Mandchourie, ils renforcèrent leurs capacités militaires. En 1905, sans déclaration de guerre, ils coulèrent la flotte russe au mouillage à Port-Arthur (Lüda, à l’extrémité de la presqu’île de Liaodong) avant d’envahir la Mandchourie orientale. La victoire du Japon sur la Russie allait lui valoir Port-Arthur et une partie de l’île Sakhaline et lui permettre de coloniser la Corée à partir de 1910. Du point de vue de l’histoire de l’Europe et en fait de l’histoire générale du XXe siècle, l’importance de cet épisode tient aussi à son rôle dans la séquence des événements qui allaient conduire à la révolution d’octobre 1917 en Russie et à l’expansion du communisme.
Du point de vue de la géopolitique régionale, il n’est pas surprenant qu’au moment où le Japon et d’autres pays asiatiques se sentent menacés par l’ascension en apparence implacable de la Chine, celle-ci invoque une agression d’il y a cent vingt ans qui a été en fait le point de départ d’une des plus grandes aventures impérialistes que le monde ait jamais connu. Il y a là, me semble-t-il, davantage qu’une posture de pure propagande, même si cette posture est indéniable. Sans entrer dans les détails, il faut en effet rappeler que le Japon a pu profiter du suicide de l’Europe pour étendre son influence en Chine et dans le Pacifique et que, dans l’entre deux guerres, il se lança dans une politique expansionniste sans précédent à partir de l’invasion de la Mandchourie en 1931. Alliée de l’Allemagne et de l’Italie à l’époque des fascismes, son hubris parut sans limites jusqu’à l’attaque surprise de Pearl Harbour (7 décembre 1941), dont l’effet essentiel fut de décider les Etats-Unis à s’engager dans la guerre.
Avec la défaite du Japon suite aux bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki (6 et 9 août 1945), l’Asie est entrée dans une nouvelle phase de son histoire dont les traits essentiels pour ce qui nous concerne ici sont, dans l’ordre chronologique : la division de la péninsule coréenne sur un mode comparable à celui de l’Allemagne (le nord à l’URSS, le sud aux Etats-Unis), la victoire de Mao, enfin l’alliance nippo-américaine conçue comme un rempart contre le communisme. Le Japon put ainsi renaître de ses cendres en devenant une grande démocratie et entrer progressivement dans une nouvelle normalité, y compris avec ses voisins. Mais contrairement à l’Europe occidentale dans le contexte de la guerre froide, les temps ne se prêtaient guère aux grands mouvements de réconciliation en Asie de l’Est.
Les ressentiments multiples restèrent partout refoulés, non sans des pulsions occasionnelles. Ainsi, dans les années 1980, alors que le décollage de la Chine commençait à peine et que la position de la Corée de Sud – en plein développement et soumise à un régime autoritaire – était encore marginale, l’envol apparent du Japon inquiétait d’autant plus ses voisins qu’il s’accompagnait de signes comme l’ignorance des responsabilités du pays dans les manuels scolaires, ou encore le culte de l’empereur à la mort de Hirohito (1989) lequel, ayant régné depuis 1926, avait au moins couvert de son autorité la politique impérialiste de son gouvernement. Il ne s’agit pas ici de porter des jugements ou de distribuer bons et mauvais points. Je m’élève au contraire contre la tendance occidentale et il faut bien le reconnaître particulièrement française de donner des leçons de morale en y voyant le cœur de ce que doit être une politique étrangère. En revanche, il me paraît essentiel de comprendre pourquoi, alors que depuis 1945 les Européens ont, même imparfaitement, assez bien refermé leurs blessures antérieures, aucun travail de cette nature n’a été effectué à l’autre extrémité du continent eurasiatique, dont l’équilibre se trouve en conséquence profondément fragilisé alors même que, dans l’avenir prévisible, aucun des grands Etats de la région ne semble disposé à la fuite en avant. Est-il nécessaire de rappeler que les questions territoriales touchent les peuples au plus profond des consciences et qu’en conséquence elles ne peuvent que rarement être tranchées par le seul droit international (résolutions de l’ONU, arbitrages de la Cour Internationale de Justice…) mais seulement par la politique dans l’acception la plus élevée du terme. Et toute personne qui s’intéresse à la géopolitique ne doit jamais oublier qu’à l’instar de la politique nationale, la politique internationale est d’abord locale ou régionale.
Aujourd’hui, la montée de la Chine est un fait majeur et les Etats-Unis y font face en “rassurant“ leurs alliés et en multipliant les accords militaires ou économiques pour “contenir“ l’empire du milieu. Cette démarche répond à une logique d’équilibre (Balance of Power), d’ailleurs nullement incompatible avec cet autre fait majeur de notre époque que la prospérité de la Chine est le moteur de l’économie internationale, ce qui implique un haut degré de coopération entre les deux principales puissances de la planète. Leurs rapports sont d’une nature d’autant plus différente de ceux qui existaient autrefois entre les Etats-Unis et l’URSS que, contrairement à l’Union soviétique, la Chine contemporaine ne manifeste aucune ambition idéologique. Tout cela étant dit, aucune paix régionale ne peut être maintenue par le seul jeu de forces extérieures équilibrantes. C’est pourquoi un travail de réconciliation parait si important en Asie de l’Est, particulièrement entre la Chine, la Corée et le Japon. Reste à voir comment il pourrait être entrepris, et en particulier dans quelles conditions pour ce qui concerne la remise en cause par la Chine du statu quo territorial. Il faudrait également voir si le précédent européen pourrait être d’une quelconque utilité.
Cela dit, il faut noter que les relations entre la Chine et la Corée de Sud se sont significativement améliorées au fil du temps, au point d’irriter certains Américains qui envisagent d’un mauvais œil une réunification de la péninsule dans des conditions trop favorables à l’empire du Milieu, sans parler de ceux qui s’inquiètent déjà d’un approfondissement à terme de ses relations avec l’Europe.
Parmi toutes les questions qu’on peut se poser sur l’avenir de l’Asie de l’Est, si les tensions ne retombent pas, la plus importante est la possibilité que le Japon finisse par se doter de l’arme atomique. Un scénario cauchemardesque pour la Chine et que l’Amérique fera tout pour empêcher. Mais pour cela, il faudra que les Chinois eux aussi fassent des efforts. Ou alors, devrait-on se résoudre à penser que le seul équilibre possible en Asie de l’Est – un équilibre fort hypothétique par nature – reposerait sur la prolifération nucléaire ? Je m’interdis ici de pousser la réflexion au-delà.
La crise ukrainienne
Les faits
Revenons maintenant en Europe au sens large et à la crise ukrainienne, l’événement le plus marquant dans cette partie du monde pour la période couverte par ce RAMSES. Rappelons brièvement les faits, qui se déroulent dans un contexte Est-Ouest fortement dégradé par ailleurs pour des raisons variées : attitude vis à vis des homosexuels en Russie, affaire Snowden, différends sur le Moyen Orient etc. A la fin de 2013, la Russie cherche à empêcher l’Ukraine de signer un accord d’association avec l’Union européenne, perçu comme contraire à ses intérêts, sinon hostile. Trois ans plus tôt, Moscou avait conclu un accord avec Kiev pour garder la base de Sébastopol en échange de tarifs préférentiels pour le gaz. Ses pressions sont efficaces puisque les négociations sont rompues en décembre. Mais aussitôt une résistance se met plus ou moins spontanément en place à Kiev, sous la forme de manifestations dont l’ampleur ne cesse de croître conduisant en janvier à la démission du Premier ministre. Rapidement le chaos s’installe, alors que les Jeux olympiques d’hiver ont commencé en grande pompe à Sotchi le 7 février. Le gouvernement ukrainien perd le contrôle de la situation. Un arrangement conclu le 21 février – en présence d’un représentant russe – entre Viktor Ianoukovitch et les ministres des Affaires étrangères d’Allemagne, de France et de Pologne – ces derniers trop pressés pour en suivre l’exécution – tombe à l’eau. La fuite du président ukrainien en Russie ouvre la voie à un gouvernement provisoire pro-européen. Le 12 mars, le Parlement de Crimée proclame l’indépendance de la péninsule cependant que Moscou déploie des troupes le long de la frontière ukrainienne. Le 16, un référendum précipitamment organisé en Crimée conduit à son rattachement à la Russie, aussitôt célébré par l’hôte du Kremlin comme la réparation d’une erreur historique. Vladimir Poutine joue à fond la corde nationaliste et s’en prend vigoureusement à l’Occident “décadent“ qui n’a de cesse selon lui de vouloir détruire son pays. Suivent des semaines agitées et parfois violentes (37 morts à Odessa le 2 mai) pendant lesquelles nombre de commentateurs occidentaux comparent Poutine à Hitler et le geste criméen à l’Anschluss, et se déclarent persuadés que les troupes russes vont envahir et annexer l’Ukraine orientale voire même la Transnistrie ou davantage. Des sanctions ciblées sont mises en place contre les proches de Poutine, principalement par les Etats-Unis. Les Européens- en particulier la France qui avait joué un rôle important dans la sortie de la crise géorgienne en 2008 – restent prudents. La Russie est exclue du G8, qui devait se réunir à Sotchi. En fait, Moscou se contente de la Crimée, mais cherche par tous les moyens à ce que l’Ukraine désormais amputée devienne une Fédération très décentralisée et neutre. Un oligarque dont la famille prospérait déjà à l’époque de l’URSS, Petro Poroshenko, surnommé le “roi du chocolat“, est élu chef de l’Etat fin mai. La commémoration du soixante-dixième anniversaire du débarquement début juin donne l’occasion de rendre hommage au rôle de l’URSS dans la victoire contre le nazisme. Elle permet à Poutine d’avoir un bref entretien avec Obama et de rencontrer Poroshenko, lequel est d’ailleurs bien connu de la Russie où il a des intérêts. En quelques semaines, le cours de l’histoire européenne a pris un nouveau tournant.
Les causes de la crise
Les causes profondes de cette séquence sont d’abord à trouver dans la chute de l’empire russe. On ne le répétera jamais assez : la fin de l’URSS en 1991 marque à la fois le terme du système soviétique et l’effondrement du dernier empire européen, après la ruine des empires ottoman et austro-hongrois avec la Première guerre mondiale, puis celle des empires coloniaux avec la Seconde. On ne répétera jamais assez non plus que la chute d’un empire fait longtemps sentir ses effets, surtout quand elle réactive les conflits plus ou moins gelés issus d’événements antérieurs de même ordre (typiquement dans l’ex-Yougoslavie ou au Moyen Orient).
Après 1991, ayant décrété obsolète la notion de sphère d’influence, les Occidentaux ont dénié à la Fédération de Russie – très affaiblie – tout droit sur son “étranger proche“, contrairement par exemple au cas des Etats-Unis avec la doctrine Monroe jamais réellement abolie . Comme si la sécurité en Europe ou ailleurs pouvait s’établir sur des bases unilatérales. Dans certains cas, comme celui des trois pays Baltes qui ont rejoint les institutions transatlantiques, les Russes ont avalé la pilule presque sans sourciller. Ces pays avaient été annexés par l’URSS et ne s’étaient jamais trouvés qu’à la marge de l’empire. Dans d’autres cas, comme l’affaire de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie en 2008, Moscou a fait valoir ses intérêts de façon musclée et l’Union européenne, sous l’impulsion de la France, a, comme on l’a rappelé, joué un rôle stabilisateur.
Mais avec l’Ukraine, on touche au cœur de l’histoire de la Russie et de ses grands intérêts nationaux, aussi bien dans l’ordre de l’imaginaire collectif qu’aux niveaux ethnique (près du quart de la population de l’Ukraine est russe ou russophone), économique et militaire (Sébastopol). Non seulement les Occidentaux n’ont manifesté aucun respect vis-à-vis de ces intérêts, mais ils se sont très tôt engagés dans un combat pour “gagner“ l’Ukraine, combat dont la meilleure formulation idéologique se trouve dans l’œuvre du célèbre géopoliticien américain d’origine polonaise, Zbigniew Brzezinski, qui fut le conseiller pour la Sécurité Nationale du président Jimmy Carter à la fin des années 1970. Je fais référence à son livre The Great Chessboard, publié en 1998 . Les choses sont allées fort loin puisqu’en 2008 le sommet de Bucarest de l’Alliance atlantique a proclamé unilatéralement le droit de l’Ukraine et d’ailleurs aussi de la Géorgie à adhérer au Traité de l’Atlantique Nord. Pour la Russie, c’était agiter le chiffon rouge. Et par la suite, jusqu’au dénouement provisoire de la crise avec la fuite de Ianoukovitch, les Occidentaux n’ont jamais jugé approprié de parler politiquement de l’Ukraine avec la Russie . Ce fut une faute grave. A quoi il faut ajouter que nous, Occidentaux, avons l’art d’interpréter le droit international à la manière qui nous convient à un moment donné, quitte à ce que nos positions soient retournées ultérieurement contre nous. On l’a vu typiquement avec la reconnaissance du Kosovo, une ancienne province de l’empire ottoman qui n’avait jamais constitué un Etat, ou encore dans les conditions qui ont conduit au renversement de dictateurs comme Saddam Hussein ou le colonel Kadhafi.
Tout cela explique que Moscou s’était certainement préparé depuis longtemps politiquement, militairement (forces spéciales) et juridiquement au scénario du rattachement de la Crimée lequel, quand le jour fut venu, a en effet été exécuté avec rapidité et efficacité. Ce rattachement a pris les Occidentaux par surprise. Ce ne pouvait pas être l’issue préférée par Poutine pour un bras de fer sur l’Ukraine mais seulement, si je puis dire, une façon de sauver la face et, plus concrètement, de garder la base navale de Sébastopol. A la fin de l’année 2013, les manifestants de la place de l’Indépendance (Maïdan) opposés à l’interruption des négociations avec l’Union européenne n’avaient pas tous en tête les grandes théories géopolitiques à la Brzezinski, du moins peut-on l’imaginer. Ils rejetaient l’ensemble de la classe politique et un système de corruption encore plus avancé que chez le grand voisin de l’Est, qui prévalait depuis l’indépendance et incluait bien sûr Viktor Ianoukovitch mais aussi Iulia Timochenko, Viktor Iouchtchenko et tant d’autres à cause desquels le pays n’avait pas décollé économiquement et socialement malgré ses richesses potentielles.
L’histoire aurait pu prendre un autre cours si la Russie n’avait été obnubilée par une vision géopolitique certes largement entretenue par l’attitude occidentale mais avait au contraire encouragé l’Ukraine à mieux se gouverner, tout en comprenant que dans certaines conditions la coopération avec l’Union européenne pouvait être bénéfique à toutes les parties. En soutenant ce qu’il y avait de pire dans la gouvernance de l’Ukraine, la Russie a contribué à transformer ce qui aurait dû n’être qu’un mouvement pour des réformes en une quasi guerre civile, dans un pays dont l’unité politique est fragile en raison des sédiments de l’histoire.
Reste aujourd’hui à élaborer une nouvelle Constitution pour permettre à l’Ukraine de survivre en tant qu’unité politique, à constituer des gouvernements davantage dévoués à l’intérêt général. Le premier point impliquera un haut degré de décentralisation régionale. Au moment où j’écris ces lignes, les séparatistes essayent encore de lutter contre le gouvernement de Kiev avec l’aide plus ou moins dissimulée de Moscou. Pour le second, il faudra compter sur le Fonds Monétaire International et les autres organisations susceptibles d’aider l’Ukraine pour veiller à l’assainissement des mœurs politiques et à la mise en œuvre des réformes, mais la surveillance extérieure ne suffira pas. Enfin, cet Etat ne devra renforcer ses relations avec l’Union européenne qu’à la condition de rester très prudent dans l’ordre de la sécurité. L’ensemble de ce scénario tient en quelques lignes, mais sa réalisation n’a rien d’évident pour au moins trois raisons. A court-moyen terme, la Russie a peu de chances d’aider la nouvelle Ukraine et ne lui fera pas de cadeaux, en particulier dans le domaine énergétique. Ensuite, comme il arrive souvent, les Occidentaux – qui ont tant d’autres préoccupations – risquent de se montrer moins généreux dans les actes que précédemment dans les paroles. Il faut s’attendre à des tensions sérieuses entre les Etats-Unis et les Européens à ce sujet. Enfin, il faudra que les Ukrainiens parviennent à se réformer, après tant de décennies de mauvaises pratiques. Le pourrissement de la situation ukrainienne serait un mal pour tout le continent européen.
La Russie après la crise
A ce stade, je voudrais reprendre les événements de 2014 en les situant dans la perspective plus large de la place de la Russie dans le jeu international. Barack Obama a fait mouche en la qualifiant de puissance régionale. La flèche était volontaire. La Russie d’aujourd’hui n’est plus que l’ombre de la superpuissance qu’elle fut entre Staline et Brejnev. A l’époque soviétique, l’effrayante inefficacité du système économique rendait cependant cette superpuissance incomplète. Après le rattachement de la Crimée, il fallait méconnaître aussi bien les capacités économiques et militaires de la Russie que l’intelligence politique de Vladimir Poutine pour croire sérieusement à une occupation de l’Ukraine orientale et a fortiori à des opérations de plus grande envergure. De telles actions auraient rapidement évolué vers la guérilla et l’enlisement. Le maître du Kremlin a exécuté promptement une manœuvre à la fois très limitée et très préparée et savait qu’il ne pouvait pas aller plus loin sur le plan militaire, hormis des petites opérations menées par les forces spéciales et soutenues par la propagande. Mais on doit toujours garder à l’esprit le mot de Bismarck : “la Russie n’est jamais aussi forte ni aussi faible qu’on ne le croit“. Elle bénéficie toujours d’un territoire immense et de richesses très convoitées aussi à l’Est, comme l’a illustré le contrat signé avec la Chine fin mai 2014. Elle continue de développer une puissante industrie d’armements, après les hésitations des années 1990, et reste un des principaux exportateurs dans ce secteur. Elle continue de jouer un rôle majeur au Moyen Orient. Qu’on le veuille ou non son influence perdurera en Ukraine. Elle reste aussi l’une des premières puissances nucléaires, membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, avec un corps diplomatique de grande qualité. On aurait donc tort de la tenir pour quantité négligeable. Cela étant dit, quel bilan peut-on tirer de cette crise ?
En annexant la Crimée, Poutine a donc sauvé la face et préservé la base de Sébastopol. Sa posture nationaliste lui vaut au moins pour un temps un surcroît de popularité dans son pays. Mais les coûts pour la Russie sont aussi très élevés : des sanctions efficaces, une fuite de capitaux accélérée et la défiance des investisseurs étrangers à un moment où l’économie battait déjà de l’aile, un problème de réfugiés, une image dégradée à l’extérieur, l’exclusion du G8. En Ukraine, le sentiment national se trouve renforcé aux dépens de séparatistes. En Russie même, la propagande bat son plein notamment à la télévision et rappelle le temps de l’Union soviétique. La peur semble s’installer chez certains responsables. Désormais, le président est de plus en plus seul dans la prise de décisions. Il court ainsi le risque de commettre un jour ou l’autre une erreur grave. Fort heureusement, il continue de voyager et de rencontrer certains de ses homologues étrangers ou d’échanger avec eux au téléphone. Son isolement n’est donc pas total. Il l’est d’autant moins que les Occidentaux n’ont pas l’intention de se couper de lui. Ils doivent comprendre que rien n’est plus dangereux qu’un autocrate intelligent mais seul. En outre, ils ont besoin de lui sur certains dossiers comme le Moyen Orient. Néanmoins, les perspectives sont plutôt sombres pour la Russie.
Cette vilaine crise affecte aussi négativement les intérêts européens qui auraient beaucoup à perdre économiquement et stratégiquement à un retour à une sorte de guerre froide. Les dirigeants européens s’en rendent bien compte et même ceux qui depuis des années avaient l’habitude de s’en prendre constamment à la Russie, à son régime et à son chef, se montrent désormais plus prudents, au grand dam de ceux des Américains qui au contraire aimeraient profiter des circonstances pour resserrer autour d’eux les rangs transatlantiques et laissent planer l’idée que, grâce aux gaz de schiste, les Etats-Unis pourraient à terme procurer une alternative durable à la Russie pour l’approvisionnement énergétique de l’Europe de l’Ouest. Ce faisant, ils renforceraient les liens entre la Russie et la Chine, mais ceci est une autre histoire.
Eviter une nouvelle guerre froide
Point n’est besoin de poursuivre ces raisonnements pour conclure à la nécessité de la “détente, entente et coopération“ en Europe au sens large, pour reprendre une terminologie gaullienne datant de la guerre froide. A cette fin, il faut d’abord rétablir un climat de confiance, et on en est loin. Sans un minimum de confiance, la sécurité ne peut que se dégrader et c’est précisément la raison pour laquelle, on l’a vu, la situation en Asie de l’Est est préoccupante malgré la prospérité économique de la région. A l’époque de la guerre froide, l’importance vitale de la confiance a été comprise dès 1962, quand la crise des missiles de Cuba (l’étranger proche des Etats-Unis !) a failli déboucher sur une guerre nucléaire. Le développement des accords de maîtrise des armements, ce qu’on a appelé les “mesures de confiance“ (Confidence Building Measures), les accords d’Helsinki de 1975 qui ont conclu la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) dont est issue l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) , furent les réponses au risque de déclenchement accidentel d’une troisième guerre mondiale dont les conséquences auraient été plus terrifiantes encore que celles des deux précédentes.
Ces politiques n’ont évidemment pas mis un terme à la compétition Est-Ouest, mais l’ont tellement bien canalisée que la guerre froide s’est achevée pacifiquement. Et comme on l’a déjà dit, les séquelles territoriales qui nous inquiètent aujourd’hui doivent moins à la disparition de l’Union soviétique qu’au démantèlement de l’empire russe. Mais établir ou même rétablir la confiance n’est jamais un exercice facile. Il y faut beaucoup de volonté et de persévérance de la part de ceux qui veulent s’y employer. Beaucoup de dialogue aussi, en particulier au niveau des sociétés civiles. Les think tanks ont à cet égard un rôle important à jouer. Après la crise des missiles, le travail a été facilité par le sentiment partagé, à l’Est comme à l’Ouest, qu’on avait frôlé la catastrophe. Rien de tel aujourd’hui, où les risques d’une nouvelle guerre froide sont appréhendés de manière infiniment plus floue.
Lorsque Dmitri Medvedev était président de la Fédération de Russie, il entretenait des rapports cordiaux avec ses homologues occidentaux, même si l’ombre Vladimir Poutine restait omniprésente. Mais les Occidentaux n’ont pas saisi les perches qui leur étaient tendues. Quand la Russie a réagi par la manière forte aux provocations maladroites du leader géorgien de l’époque, Mikhaïl Saakachvili, tout le blâme a été mis sur le dos du Kremlin. Lorsque Medvedev a fait des propositions constructives pour mettre à jour les règles du jeu et élaborer un nouveau traité sur la sécurité européenne, dans le cadre de la charte des Nations Unies et tenant compte des traités existants mais aussi des nouvelles réalités issues de la guerre froide, il a été accueilli avec une indifférence polie, dans le cadre très limité de l’OSCE . Pourtant ces propositions, formulées en termes mesurés, étaient pleines de sens et le sont toujours. Fallait-il les ignorer du seul fait qu’elles venaient de Moscou ?
Là encore, une référence historique peut être utile. Dans l’ensemble, les Occidentaux se sont à juste titre félicités des accords d’Helsinki précédemment mentionnés, parce qu’ils ont beaucoup contribué à l’issue heureuse de la guerre froide. Et pourtant, la CSCE résulta d’une proposition soviétique, d’ailleurs longtemps rejetée par les Occidentaux qui craignaient un piège. Plus fondamentalement, la Russie a toujours préconisé l’instauration et l’ajustement des règles du jeu pour la cohabitation dans ce que Mikhaïl Gorbatchev appelait “la maison commune“, c’est-à-dire la grande Europe. Travailler à rétablir la confiance et relancer le projet d’un traité de sécurité en Europe me paraissent constituer les priorités pour reconstruire les relations avec la Russie. Malheureusement, les blessures se sont approfondies depuis 2008 et Vladimir Poutine n’est pas Dmitri Medvedev. La voie du rapprochement est étroite. Il faudra la trouver et la prendre.
Du nouveau au Moyen Orient
Réconciliation avec l’Iran ?
Au cours des douze derniers mois, des développements considérables se sont également produits au Moyen Orient. Il faut citer en premier lieu l’Iran, la Syrie et l’Egypte. En ce qui concerne l’Iran, la période a été marquée d’abord par l’offensive de charme du nouveau président Hassan Rohani et de son ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, tous deux s’efforçant de suggérer au monde que la République islamique était désormais prête à jouer dans la catégorie des bons élèves de la “communauté internationale“ et donc à sortir de sa posture d’Etat révolutionnaire. Les historiens diront le moment venu comment le dialogue s’est noué avec les Etats-Unis, avant les négociations officielles ouvertes en novembre 2013 dites à 5+1 (Etats-Unis, Grande Bretagne, France, Russie et Allemagne) portant spécifiquement sur la question nucléaire. Il s’agit là d’un engagement majeur de Barack Obama, qui pèsera lourdement sur son héritage en matière de politique étrangère dans tous les cas de figure. Le quarante-quatrième président des Etats-Unis juge que son prédécesseur a massivement contribué à semer la désolation dans la région, ce dont naturellement l’entourage de l’ex-président George W. Bush et ses soutiens étrangers de l’époque, à commencer par Tony Blair, se défendent en contrattaquant sur le thème de l’abandon de l’Irak. Obama estime justement qu’aucun ordre ne peut être restauré sans le concours de Téhéran. Or la poursuite voire l’approfondissement du chaos ne pourrait, comme d’ailleurs la crise en Europe, que détourner l’attention des Etats-Unis de ce qui est potentiellement le plus important à leurs yeux, c’est-à-dire l’Asie.
L’issue finale des négociations devrait à mon avis tourner autour de six points : (1) le rétablissement assumé d’un équilibre dans la région entre sunnites et chiites, comme était le cas avant l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990 – rappelons que d’importantes minorités chiites sont présentes dans plusieurs pays du Golfe comme l’Arabie Saoudite ou Bahreïn ; (2) une coopération approfondie pour la lutte contre toutes sortes de terrorisme et leurs propagations notamment en Afrique et même en Asie Centrale et en Chine ; (3) un engagement vérifiable à ne pas accéder à l’arme nucléaire ; (4) la reconnaissance d’Israël ; (5) l’engagement des puissances extérieures à ne pas déstabiliser le régime islamique ; (6) la normalisation des relations économiques.
Il faudra d’autant plus de temps pour en arriver là que le degré de confiance initial est nul d’un côté comme de l’autre. Mais dans cette affaire comme dans d’autres le chemin n’est pas moins important que le but. Le chemin, c’est un rapprochement progressif. Le mieux qu’on puisse espérer d’ici à la fin de la présidence Obama est de mettre le processus sur les rails. Or même cet objectif là paraît ambitieux tant on connaît mal les intentions réelles du guide suprême, l’Ayatollah Khamenei, et les rapports de forces sous jacents, comme le poids de Pasdarans. Du côté américain, le Congrès surveille l’exécutif de très près. A Téhéran, comme à Washington, la marge de manœuvre est fortement contrainte. Les alliés européens des Etats-Unis sont également suspicieux, particulièrement la France, à la pointe de la lutte contre la prolifération nucléaire depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. En tous cas un processus est en marche qui, s’il devait avorter, ne manquerait pas de conduire à un accroissement supplémentaire du désordre au Moyen Orient avec de lourdes conséquences au moins en Europe et en Afrique, qu’il s’agisse de l’économie ou de la sécurité.
Après les attaques chimiques en Syrie
Ce qui s’est passé en Syrie a un lien avec ce qui précède. En décidant de ne pas bombarder Damas après le recours d’Assad à des armes chimiques en août 2013, alors que les opérations étaient sur le point d’être déclenchées avec notamment le concours de la France, le président Obama a pris une énorme responsabilité. Il avait en effet solennellement annoncé des représailles au cas où le régime alaouite franchirait la “ligne rouge“. La ligne rouge a été franchie et la réaction attendue a été annulée in extremis, provoquant l’ire de proches alliés comme l’Arabie Saoudite et jetant sur la crédibilité des Etats-Unis une ombre qui porte jusqu’aux extrémités occidentale et orientale du continent eurasiatique, ce dont Obama a dû se préoccuper en s’efforçant de rassurer les uns et les autres. Sur ce dernier point, ceux qui se souviennent des enseignements du général de Gaulle ou qui tout simplement connaissent un peu l’histoire n’ont pas lieu de s’étonner. Devant chaque situation, comme toute puissance, l’Amérique agit selon ses intérêts nationaux tels qu’elle les perçoit à ce moment là, quitte à ne pas tenir ses engagements antérieurs. C’est une affaire de balance entre des avantages et des inconvénients perçus et projetés dans le temps.
La vraie question est de comprendre le raisonnement du président américain. Je l’imagine comme suit. D’abord la conviction qu’en touchant Assad de manière décisive on ne pouvait qu’augmenter l’intensité de la guerre civile et la déstabilisation générale. Plutôt que des frappes symboliques sans effet significatif, mieux valait donc comme l’ont fort habilement proposé les Russes, recourir au démantèlement des armes chimiques. La réalité de ce démantèlement est une autre question. Ensuite, la Maison Blanche est probablement arrivée à la conclusion que si Assad et son clan faisaient partie du problème au Moyen Orient, ils faisaient aussi partie de la solution. Autrement dit, la recherche d’une alternative “démocratique“ au régime alaouite était vaine dans l’avenir prévisible. En décembre 2013, un incident fut d’ailleurs révélateur à ce sujet : l’état major de l’Armée Syrienne Libre s’est fait dévaliser par des radicaux salafistes ! En fait, l’administration américaine s’est progressivement convaincue que la seule véritable alternative – détestable – à Assad était les djihadistes sunnites, longtemps encouragés par certaines monarchies pétrolières ou gazières. Le président Obama est pragmatique comme la plupart des Américains. Il sait donc que lorsqu’on ne peut pas éliminer un adversaire, quelles qu’en soient les raisons, on doit négocier avec lui. Il n’était pas raisonnable de poser comme une pré-condition à toute négociation le départ du dictateur. Les représentants successifs du Secrétaire général des Nations Unies, le Ghanéen Kofi Annan puis l’Algérien Lakhdar Brahimi n’ont cessé de le proclamer, en vain. Aujourd’hui cependant, le rapport des forces ayant évolué en faveur d’Assad, le temps d’une vraie négociation n’est pas encore venu, d’où l’échec de Genève. Ce qui n’empêche pas au contraire de soutenir des forces modérées qui, le moment venu, pourront jouer un rôle positif dans la reconstruction de l’espace syrien. Enfin, je suppose que du point de vue d’Obama, attaquer le régime de Damas n’était pas la meilleure façon d’entamer un dialogue avec Téhéran, qui le soutient.
Al-Sissi : un nouveau Moubarak ?
En Egypte, les militaires ont gagné la partie. Après avoir fait approuver une nouvelle Constitution, le maréchal Abdel Fatah el-Sissi s’est fait élire président de la République, quoiqu’avec un taux de participation moins élevé qu’il avait espéré. Il parle de son pays comme arabe, africain et méditerranéen et se présente comme le leader de la lutte contre le terrorisme, ce qui pour lui commence par la répression des Frères musulmans. L’ancien président Morsi sera jugé. Le nouveau régime est appuyé financièrement par l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Il est également soutenu par Israël, dont l’Arabie s’est rapprochée dans le cadre de son conflit avec l’Iran. Les Occidentaux, qui avaient plus ou moins sincèrement soutenu l’expérience Morsi, manifestent un silence prudent en attendant le moment propice pour le réchauffement.
La situation égyptienne a été suivie de près en Tunisie, ce qui contribue à expliquer les concessions des islamistes dans ce pays, grâce auxquelles il commence aujourd’hui à sortir par le haut du “printemps arabe“ dont il fut le berceau.
A court terme, l’Egypte a toutes les chances de redevenir un acteur solide du Moyen Orient. A plus long terme tout dépendra de la capacité du régime du président Sissi à redresser une économie considérablement affaiblie et à surmonter le passé en intégrant progressivement les Frères musulmans dans un jeu démocratique pour que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le pays ne revive pas comme une sorte de réplique de l’époque Moubarak.
Vers l’éclatement des frontières ?
Ainsi qu’on pouvait le craindre, la situation laissée par le départ des Américains en Afghanistan et en Irak n’évolue pas favorablement. En particulier, comment ne pas souligner la détresse des chrétiens d’orient, abandonnés de tous. En Afghanistan, comme d’ailleurs au Pakistan Oriental, les Talibans sont redevenus une force politique majeure avec des conséquences effrayantes pour une partie de la population à commencer par les femmes. La dégradation de la condition féminine dans les sociétés dominées par l’islamisme politique est d’ailleurs l’un des grands problèmes de notre temps. Les conséquences proprement internationales de l’évolution en Afghanistan resteront limitées aussi longtemps que des groupes afghans ne parviendront pas à mettre en danger la sécurité de la région dans son ensemble ou à abriter des organisations terroristes internationales.
En Irak, les derniers développements mettent le pays au bord de l’éclatement. Il reste soumis en permanence à des actes terroristes. Le Premier ministre chiite Nouri Al Maliki, qui a construit un Etat dans l’Etat au cours de ses huit années de pouvoir, a été réélu en avril mais sa victoire est apparue fragile quand des djihadistes sunnites ont conquis le Nord-Ouest du pays, se sont emparés de Mossoul et ont progressé jusqu’aux portes de Bagdad. Ils entendent proclamer un “Etat Islamique en Irak et au Levant“ (EIIL) et leurs premiers faits d’armes sont spectaculaires. Le très respecté grand Ayatollah Sistani est sorti de son silence en sommant Maliki, son coreligionnaire, de former un gouvernement d’Union nationale, rejoignant sur ce point les efforts de John Kerry. Obama, désolé de devoir agir, a annoncé l’envoi de trois cents conseillers militaires à Bagdad, ce qui peut paraître dérisoire.
Quoiqu’il en soit la question des frontières est clairement posée, pour l’Irak comme d’ailleurs pour la Syrie, et naturellement pour la Libye, actuellement moribonde. Certains s’accrochent au dogme de l’intangibilité des frontières, en l’occurrence celles issues des accords Sykes-Picot de la Première guerre mondiale. D’autres jugent les changements inéluctables, ce qui renvoie à l’absence d’un cadre de sécurité régionale. Comme je l’ai dit, la politique internationale est comme la politique nationale, c’est-à-dire qu’elle est locale ou régionale avant d’être globale. Le système de l’ONU oriente les solutions mais ne les détermine pas. Le cas du Moyen Orient est de ce point de vue beaucoup plus complexe que celui de l’Europe, où nous avons hérité de l’idée d’Etat-nation, et plus récemment de structures de sécurité imparfaites comme on l’a vu plus haut, mais suffisamment solides pour que des crises récentes n’aient pas dégénéré. Un aspect particulièrement important de la question des frontières et de la dialectique Etat – autonomie régionale au Moyen Orient est la question kurde, puisque les Kurdes, à la fois séparés et unis dans la réalité comme dans les imaginations, sont à cheval sur la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak .
Vers un nouvel ordre au Moyen Orient ?
Essayons maintenant de prendre un peu de distance. Le Moyen Orient au sens large inclut l’Afghanistan et une partie du Pakistan à l’Est, la Tunisie et l’Algérie à l’Ouest. Pas le Maroc, lequel est non seulement africain, arabe et méditerranéen, mais s’affirme aussi de plus en plus comme atlantique, un aspect essentiel pour l’avenir dans tous les cas de figure. Les causes les plus récentes à l’échelle historique des désordres qui secouent cette région sont la démographie, la piètre qualité de l’éducation, le chômage, les inégalités, enfin des régimes politiques dont l’autoritarisme apparaît de moins en moins légitime. L’essentiel à mon avis n’est pas le caractère peu démocratique de ces régimes au regard des grilles de lecture occidentales. Les temps ne sont pas venus pour que des pays comme l’Irak ou la Syrie puissent survivre avec des gouvernements comparables à ceux de l’Europe occidentale. Ce fut l’une des erreurs majeures de la présidence de George W. Bush que d’avoir fondé une politique (le “grand Moyen Orient“) sur cette forme d’idéologie et d’ethnocentrisme aux relents néo-impérialistes.
En fait, je suis arrivé à la conclusion qu’à l’échelle près, la gouvernance démocratique d’une unité politique comme l’Irak est du même ordre de complexité que celle de l’Union européenne, et ce pour les mêmes raisons. Et comme au Moyen Orient la complexité a souvent un caractère fractal étant donné l’imbrication des peuples, il n’est nullement évident qu’un simple redécoupage des frontières résolve la question. L’essentiel pour la pérennité d’un régime politique, c’est sa légitimité, comme le comprennent fort bien les Chinois. Dans la durée, la légitimité est ancrée dans les œuvres.
L’avènement d’un Moyen Orient structurellement stable n’est concevable qu’en plusieurs étapes. A court-moyen terme, il faut que les principales puissances de la région se sentent suffisamment solides intérieurement pour s’engager dans la voie de la coopération et de la recherche d’un équilibre, ce qui suppose des concessions et des compromis alors que tant de forces poussent aux extrêmes. Certaines de ces puissances sont des Etats ancrés dans l’histoire comme l’Egypte, la Turquie, l’Iran et Israël. Les trois premiers entreront peut être dans une telle phase, après les désillusions de projets idéologiques incompatibles et sans avenir durable. Quant à Israël, les circonstances l’ont conduit à se mettre en retrait, ce qui explique l’échec des efforts pourtant considérables déployés par le Secrétaire d’Etat John Kerry pour tenter de résoudre la question palestinienne, que les suites du “printemps arabe“ ont en fait rendu provisoirement secondaire, même si des drames se produisent comme dans la guerre déclenchée par le Hamas, au moment où j’écris ces lignes. Mais si au bout du compte ce printemps arabe évolue constructivement, Israël se joindra au mouvement et l’on peut rêver d’un règlement définitif de la grande querelle, qui viendrait couronner la reconstruction du Moyen Orient. A côté des Etats ancrés dans l’histoire, il y a ceux plus récents à commencer par l’Arabie Saoudite, mais aussi les monarchies du Golfe comme le Qatar et les Emirats Arabes Unis, dont l’unique ressource est l’argent issu de la rente pétrolière ou gazière et qui, ayant senti le vent des boulets, peuvent aussi désormais trouver sage de rentrer dans une logique de coopération.
Pour que cette première étape s’enclenche convenablement, il faudra aussi que les grandes puissances extérieures, c’est-à-dire les Etats-Unis, l’Europe et la Russie interviennent en facilitateurs. Cela renvoie à l’importance d’un nouveau chapitre des relations Est-Ouest que nous avons discuté précédemment. A supposer qu’un cercle vertueux puisse s’enclencher dans les prochains mois et années, il reste qu’à plus long terme le mouvement ne pourra s’approfondir que si, dans chacune des puissances régionales concernées, les gouvernements parviennent à asseoir et à renforcer leur légitimité. Ce n’est pas le moindre des défis.
Après avoir esquissé une hypothèse d’évolution concevable quoiqu’optimiste, il faut répéter une fois de plus le leitmotiv des présentes Perspectives : même la politique internationale est d’abord locale, et aucune puissance ou alliance extérieure ne peut espérer se substituer aux peuples directement concernés. En pratique, elles doivent obéir à la vertu cardinale de prudence.
L’importance du fait régional
Je conclurai ces perspectives en tirant des analyses précédentes quelques réflexions pour la gouvernance mondiale, un terme qui en définitive ne signifie rien d’autre que la façon d’organiser les relations entre unité politiques à différentes échelles (pas seulement entre les gouvernements), pour que le système international puisse rester raisonnablement ouvert et globalement pacifique dans la durée.
Au niveau le plus élevé, il y a le droit international, articulé autour de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Son rôle est essentiel dans la mesure où il contribue à adoucir la violence spontanée des relations entre les Etats, et participe à leur légitimité externe . Comme la grammaire pour une langue, il contribue à contrecarrer la tendance vers l’anarchie, dans laquelle certains peuvent voir une manifestation de la loi universelle de l’entropie. Les limites du droit international sont bien connues. La principale est l’absence d’une autorité exécutive mondiale, de sorte que la mise en œuvre concrète de chaque résolution dépend d’un rapport de force entre les parties concernées. Plus en amont, le droit obéit encore trop à la raison du plus fort. En 1999, l’intervention de l’OTAN contre la Serbie de Milosevic n’a jamais été autorisée par le Conseil de Sécurité de l’ONU et même si elle a été ultérieurement confortée par la Cour internationale de Justice, dans des termes d’ailleurs très prudents, l’indépendance du Kosovo continue de faire débat sur le plan juridique autant que politique. Dire cela n’est pas méconnaître l’horreur de l’agression contre les Albanais. Les Etats les plus puissants en prennent volontiers à leur aise avec le droit international, lequel à l’inverse est de plus en plus considéré par les moins forts comme un rempart. En son temps, le général de Gaulle parlait de l’ONU comme du “machin“ alors que la France d’aujourd’hui accorde la plus grande attention à l’Organisation. Dans les années 1990, quand la Russie était au plus bas, sa politique étrangère prenait systématiquement appui sur le droit. Celui-ci évolue, et parfois de façon problématique. Je pense par exemple à la Cour Pénale Internationale ou à la Responsabilité de protéger. L’évolution du droit peut conduire dans certains cas à des situations paradoxales ou regrettables, du moins à court terme. Ainsi en est-il du risque pour un leader criminel de persévérer dans ses crimes plutôt que d’avoir à se retrouver prisonnier et jugé à La Haye. L’anarchie en Libye à la suite d’une intervention qui a manifestement outrepassé le mandat de l’ONU, illustre le second point. Toutefois, on peut rationnellement estimer que progressivement, ces nouveaux aspects du droit international se mettront en place pour le meilleur. En la matière, la coutume et donc le temps jouent un rôle essentiel. A toutes ces considérations, il faut ajouter l’imbrication progressive des droits internes entre eux et avec le droit international. Cette imbrication est un aspect de la structuration de la société internationale. L’essentiel est de prendre conscience qu’un monde dépourvu du droit international est devenu impensable.
Au sujet de l’organisation des rapports entre les Etats, il faut parler des régions . Je reprends une fois encore le leitmotiv de ce texte : la politique internationale est d’abord locale et régionale. Locale, c’est à dire au niveau des relations de voisinage entre les Etats. Régionale, c’est-à-dire qu’en toute période le système interétatique se présente comme une sorte d’assemblage plus ou moins net de sous-ensembles d’Etats, assemblage façonné par l’histoire et par l’idéologie. Ces sous-ensembles d’Etats ou régions, peuvent se définir par des organisations qui contribuent à les structurer, comme l’OTAN, l’Union européenne, l’OSCE et même la nouvelle Union eurasiatique laborieusement constituée en 2014 entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie ; ou encore l’Association des nations du Sud-est asiatique, plus connue sous le sigle anglais ASEAN. Ils peuvent aussi résulter de critères historiques (les “pays Baltes“) ou géographiques simples. Ainsi chacun visualise l’Afrique en tant que région sans nécessairement avoir à penser à l’Union africaine. Si la planète était clairement identifiable comme un assemblage – un mathématicien dirait une partition – de régions parfaitement identifiées, le problème de la gouvernance mondiale serait considérablement simplifié. Chaque région aurait une organisation fortement charpentée obéissant aux principes de l’ONU, et pourrait se trouver elle-même subdivisée en sous–régions et ainsi de suite, le tout fonctionnant selon le principe de subsidiarité cher aux membres de l’Union européenne. En réalité, les choses ne se présentent pas aussi simplement, pour au moins trois raisons : d’abord, il peut exister plusieurs ordres de subdivision, pour l’économie (l’OMC, l’OCDE etc.) et la sécurité par exemple ; ensuite, même à l’intérieur d’un ordre comme la sécurité, des régions peuvent se chevaucher partiellement et de façon plus ou moins contradictoire (par exemple l’OTAN, l’Union européenne et l’OSCE) ; enfin et surtout, en tant que projets géopolitiques, les visions régionales des Etats peuvent être incompatibles d’où un potentiel de conflits, au-delà des conflits de voisinage. Les visions géopolitiques concurrentes sur les façades maritimes orientale et méridionale de la Chine, sur la place de l’Ukraine, ou encore sur l’“Eurasie“ illustrent bien le problème.
Ce n’est pas sans raisons que l’on a tant de mal à parler du Moyen Orient comme d’une région bien définie. Ce dernier exemple illustre le fait que la figure géométrique d’une représentation géopolitique régionale peut être complexe. Si l’on veut un exemple, il suffit de prendre le chiisme (ou l’identité kurde) comme critère d’une définition régionale et d’observer le résultat sur une carte.
Cette brève discussion permet de saisir pourquoi les organisations régionales sont aussi peu développées en dehors de l’Europe, ce qui est l’une des explications majeures de la faiblesse de la gouvernance mondiale dans son ensemble. D’où l’on peut déduire que la mondialisation, pour ne pas échouer, devra s’accompagner de la recherche d’une formulation plus consensuelle des découpages régionaux. Cela aussi prendra du temps.
Je finirai en attirant une fois de plus l’attention, au niveau le plus basique du système international, sur l’importance des gouvernements légitimes. L’illégitimité d’un Etat peut être interne (vis-à-vis de sa population) ou externe (liée au degré d’hétérogénéité par rapport au reste du monde et à la capacité de nuire à ses voisins ou au-delà – les deux aspects étant clairement corrélés) avec la difficulté que les deux formes de légitimité peuvent être antinomiques comme le montrent les ravages du nationalisme. La question de la légitimité indique clairement une limite au principe de non intervention dans les affaires des autres, comme c’est le cas pour les “effets externes“ en économie. Mais on peut penser que plus le système international sera en voie d’intégration, plus cette antinomie sera surmontée. A la condition cependant de ne pas brûler les étapes. La construction européenne, qui reste de loin le laboratoire le plus étoffé en la matière, montre bien que chaque étape nouvelle de l’intégration peut provoquer des phénomènes de rejet, comme des greffes d’organes sur un corps vivant.
Nous ne sommes ni en 1894, ni en 1914. Ce qui caractérise le début du XXIe siècle n’est pas un retour au passé , mais l’approfondissement vertigineux d’une révolution technologique et donc économique, sociale et politique, sans précédent dans l’histoire de l’Humanité. Or, comme le disait Catherine II de Russie, la pâte humaine est bien plus délicate à modeler que la matière. La mondialisation est le fruit de la technologie. Le vrai défi de notre temps est de nous adapter et de nous organiser à un rythme ni trop lent ni trop rapide, pour que l’aventure ne se termine pas en désastre.