Perspectives du RAMSES 2014
Les Perspectives rédigées en juillet 2013 en introduction du Rapport annuel de l’Ifri le Ramses 2014
Pour les Français, l’année 2012-2013 est la première du mandat de François Hollande et celle d’une crise qui, à des degrés divers, affecte l’Europe tout entière et n’en finit pas. Cette Europe, qui suscite tant de sarcasmes, poursuit cahin-caha ses réformes en matière de gouvernance économique, et s’est étendue à la Croatie. Elle a reçu le Prix Nobel de la Paix à titre d’encouragement. Elle est prise dans un réseau de forces qui la dépassent et qui bougent rapidement. En dehors de notre pré carré, les perceptions sont bien différentes des nôtres. Il convient d’analyser la figure d’ensemble. C’est ce que je tente de faire dans ces Perspectives. Je me propose en particulier de montrer pourquoi il faut en finir avec la vision naïve d’une mondialisation qui aurait rendu le monde “plat“, selon le titre d’un ouvrage bien connu du journaliste américain Tom Friedman .
Parmi les images écornées de ces derniers mois, il y a certainement celle des “BRIC“ ou des “BRICT“ comme l’un des moteurs de la planète. Dans un RAMSES antérieur, j’ai parlé de l’effet de loupe ou d’escompte, selon lequel la perception de la puissance est amplifiée, positivement ou négativement, par le jeu des anticipations . Sans doute, en l’occurrence, est-on passé un peu rapidement d’une exagération dans un sens à une exagération en sens contraire. Les emballements de la mode se dirigent à présent vers d’autres Etats, comme l’Indonésie. En tous cas, le régime autoritaire se renforce en Russie, l’Inde a déraillé mais aussi le Brésil, où Dilma Roussef n’a pas su poursuivre l’œuvre de ses deux prédécesseurs. Dans le pays phare de l’Amérique du Sud, c’est la foule, poussée par la jeunesse, qui spontanément bouscule l’ordre établi en s’en prenant à des symboles que l’on croyait sacrés, la coupe du monde de football et les jeux olympiques. En Turquie, et par ailleurs en Egypte, on a également vu apparaitre un nouveau type de pouvoir de la rue. Sans doute est-ce un effet de la révolution médiatique, toujours en marche. Naturellement, c’est au Moyen-Orient que l’instabilité parait la plus grande. Mais du côté de l’Asie aussi, des signes inquiétants se manifestent régulièrement. Et malgré des difficultés de plus en plus visibles, la Chine poursuit son ascension, sans accident majeur jusqu’à ce jour.
Dans ces conditions, la vue d’ensemble du paysage mondial fait toujours ressortir la primauté des Etats-Unis. Ce n’est pas que le système international soit devenu monopolaire. Il ne l’a jamais été. On ne peut pas dire non plus que la première puissance soit le leader de la planète. Ce n’est sans doute pas possible et la politique étrangère de Washington est soumise à de nombreuses entraves. Pour le nouveau secrétaire d’Etat, John Kerry, le Congrès constitue le principal défi. Mais, sauf en de rares circonstances, la politique étrangère n’est que la superstructure d’un système d’influence et l’Amérique tend quasi spontanément à exercer le rôle d’équilibreur qu’elle seule peut tenir dans un monde à la fois unifié et plus fragmenté que jamais. Pour la première fois de son histoire, elle se met à l’heure du balance of power.
L’apparition de deux nouveaux sigles
Dans la vision mondialiste libérale propagée par les peuples commerçants en position dominante, la planète se compose principalement de producteurs et de consommateurs. La place réservée à la notion de bien public est réduite au strict minimum (la défense nationale, par exemple). La prospérité pour tous résulte essentiellement du libre jeu de la concurrence, dans un cadre aussi peu contraignant que possible.
Pourtant, il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que les Etats continuent d’exister, qu’ils tendent même à s’affirmer davantage, et que les valeurs du nationalisme (ou du patriotisme !) se portent au mieux, pour le meilleur ou pour le pire. Les Etats-Unis sont résolument tournés vers eux-mêmes après des années de surexposition internationale, consécutives à la tragédie du 11 septembre 2001. Mais ils restent parfaitement organisés pour faire prévaloir – de manière désormais plus indirecte – leurs intérêts nationaux. C’est ainsi qu’en lançant des initiatives comme le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) et le TPP (Trans Pacific Partnership), ils entendent consolider les avantages économiques qu’ils tirent de leur prééminence technologique et des effets d’échelle, tout en poursuivant des objectifs stratégiques et sécuritaires. En prenant le risque de tourner le dos au multilatéralisme de l’OMC, ils contournent les BRIC.
Dans le cas du TTIP, un objectif clef est de renforcer un lien avec l’Europe qui s’est affaibli à la suite de la chute de l’Union soviétique et du décalage de l’Alliance Atlantique qui s’en est suivi. Avec le TTP, même si le mot est tabou, il s’agit d’une contribution au containment de la Chine, en vue du jour où la puissance de l’empire du milieu pourrait atteindre et peut-être dépasser celle de l’Amérique.
En matière technologique, la politique constante des Etats-Unis est de maintenir voire de renforcer les capacités dans le domaine militaire, ce qui passe aussi et peut-être surtout par la domination dans les technologies de l’information. La pratique de l’espionnage à grande échelle, comme l’a illustré au début de l’été 2013 la révélation des pratiques de la National Security Agency (NSA), en étroite collaboration avec les entreprises américaines du secteur, est un aspect de la question.
Les relations transatlantiques
Sur le vieux continent, seules la France et la Grande Bretagne ont encore conservé une certaine ambition dans le domaine militaire. Mais elles ne sont pas vraiment suivies par les autres membres de l’Union européenne, comme on l’a vu ces deux dernières années à propos des initiatives en Libye puis au Mali. Dans ce dernier cas, bien que le droit international ait été strictement respecté (on en discute davantage pour la Libye), plusieurs de nos partenaires ont considéré notre action comme une opération de la “France-Afrique“, sans envisager que des organisations comme Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) pouvaient menacer la sécurité de l’Europe.
Sur le plan industriel, les capacités européennes diminuent à la fois pour des raisons politiques (échec du projet de fusion entre EADS et BAE, en partie à cause de l’opposition d’Angela Merkel) et budgétaires. Dans ces domaines, les retards peuvent être irrattrapables, à cause des effets d’échelle (phénomène économique des rendements croissants) : quand les principales positions sont prises, il est quasiment impossible d’entrer dans le jeu. C’est ainsi que la France a sans doute perdu la bataille des drones faute de l’avoir menée à temps. Plus généralement, complètement absorbés par la situation de nos finances publiques, nous avons pris le risque de perdre l’avantage comparatif qui nous restait encore sur le plan militaire.
Du point de vue américain, il en résulte un paradoxe. D’un côté, comme elle le veut, la puissance dominante renforce son hégémonie au sein de l’Alliance Atlantique. De l’autre, elle s’inquiète de la faiblesse croissante de la contribution de ses partenaires à une cause qui, en fait, leur parait de moins en moins commune. C’est tout le débat sur l’avenir de l’Alliance.
Sur le plan proprement économique, le TTIP intéresse les Européens. A juste titre, ils ont confiance dans l’avenir des Etats-Unis et plus encore maintenant que, grâce au pétrole et au gaz de schiste, ce pays évolue vers l’indépendance énergétique à bas prix. Ils pensent que le grand frère assurera des débouchés à ceux de leurs produits pour lesquels ils conserveront un avantage compétitif et qu’ainsi ils gagneront plus qu’ils ne perdront. C’est du moins ce qu’assurent les calculs avancés par la Commission. Dans leur ensemble, les Européens ne semblent pas s’inquiéter de voir disparaitre des pans entiers de leur industrie nationale au bénéfice de filiales de groupes étrangers, filiales dont les dirigeants sont pourtant aux ordres de centres de décisions localisés dans un autre monde. Dans le contexte actuel, tout se passe comme si, aux yeux de la majorité des parties prenantes, seuls comptaient les chiffres de l’emploi à court terme. Comment ne pas relever, en ce qui concerne la France, la disparition (temporaire ou définitive ?) des valeurs du gaullisme ? En témoigne entre autres l’absence de réaction sérieuse à la révélation de l’ampleur de l’espionnage américain. En l’occurrence, c’est toute l’Europe qui s’est couchée. C’est dire à quel point la république impériale se consolide.
Sur un point cependant, la France a fait de la résistance. Elle a subordonné son accord pour l’ouverture des négociations sur le TTIP à l’acceptation par ses partenaires de l’exception culturelle, au grand dam des ayatollahs du libre échange, selon lesquels nous paierons très cher cette obstruction anachronique. Pour comprendre l’essence du débat, il faut remonter à la distinction entre biens privés et biens publics. Cette distinction n’est pas absolue, mais résulte d’un processus politique intérieur à chaque Etat. Un même bien peut avoir un double caractère, privé et public . Il en est ainsi pour les biens culturels. La question ne se pose pas aux Etats-Unis, où le cinéma, par exemple, est devenu une industrie majeure grâce en particulier aux effets d’échelle – toujours eux. En Italie, Silvio Berlusconi a fait sa fortune sur le dos d’un cinéma d’exception, qui a disparu dans l’indifférence du système politique. D’une manière générale, la France ne s’est pas résignée à la marginalisation de sa culture, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que ses méthodes de soutien soient irréprochables, loin de là. Le même genre de considérations s’applique aussi, par exemple, à l’agriculture. Pour un Français, une partie de l’identité nationale se cache souvent derrière un vin ou un fromage. Cela n’a aucun sens pour un Américain, en raison de la position dominante de son pays, mais il n’en a pas conscience.
Or, dans le phénomène du nationalisme, tout dépend évidemment de l’idée qu’on se fait de l’identité nationale. Si, en Europe, le nationalisme est bien vivant aujourd’hui, ce n’est toutefois pas pour des raisons en rapport avec les Etats-Unis. Le phénomène tient à d’autres peurs, liées à l’immigration (y compris intérieure à l’Europe, comme les Roms) ou plus généralement aux défis de l’adaptation. C’est ce qui explique, en France, la montée des extrémismes de droite comme de gauche. La difficulté de l’adaptation, dans les anciens Etats membres de l’Union comme dans les nouveaux, se traduit par des ressentiments non pas vis-à-vis des Américains, mais entre Européens et plus spécifiquement tournés vers “Bruxelles“, véritable bouc émissaire. A Budapest, un Viktor Orban se réclame d’une forme de gaullisme évidemment très différente, faut-il le dire, de celle du Général : la Hongrie veut rester dans l’Union européenne tout en affirmant son indépendance nationale. Telle fut la politique de la France vis-à-vis de l’Alliance Atlantique, il y a cinquante ans. La philosophie de l’ancien président tchèque Vaclav Klaus n’est guère différente.
Les relations transpacifiques et au-delà
Comme le TTIP, le TPP a un contenu économique et politique, avec des enjeux encore plus grands à la fois en raison du dynamisme économique de certains des Etats concernés et des enjeux de sécurité, beaucoup plus élevés qu’en Europe. L’Asie dans son ensemble, et potentiellement le monde entier, sont en effet marqués par un phénomène classique dans l’histoire de l’Europe : la montée inexorable d’une puissance potentiellement hégémonique. Bien que la rhétorique de Pékin soit pacifiste – la Chine a en effet besoin d’au moins deux ou trois décennies de tranquillité pour consolider les bases de son développement -, de fréquentes escarmouches nous rappellent régulièrement la précarité des équilibres en Asie de l’Est. Ainsi, Chinois et Japonais se disputent-ils des îlots de la mer de Chine orientale (nommés Diaoyu par les premiers et Senkaku par les seconds), et l’on frémit à la perspective d’un incident plus grave qui mettrait le feu aux poudres.
Ces enjeux apparemment microscopiques s’expriment régulièrement par des pulsions nationalistes dans les deux pays. A la fin des années 80, lorsque son ascension paraissait irrésistible, on pouvait se demander si le Japon n’allait pas prendre des distances vis-à-vis des Etats-Unis. Avec la cassure économique des années 90 et le décollage de la Chine, les choses ont évolué autrement. Aujourd’hui, l’empire du Soleil levant affirme un nationalisme sans complexes, tout en se voulant plus proche d’une Amérique qui, en fin de compte, est plus que jamais la clef de voûte de l’équilibre régional. Le retour fracassant du PLD, sous la houlette de Shinzo Abe, par ailleurs engagé dans une expérience économique – budgétaire et monétaire – sans équivalent, est l’un des événements marquants de la période couverte par ce RAMSES. L’émergence maritime de l’empire du Milieu ne se manifeste pas seulement le long de ses côtes, mais se traduit par des poussées jusque dans l’Océan indien, qui inquiètent New Delhi et ravivent l’inimitié séculaire entre les deux géants de l’Asie. Il faut aussi garder à l’esprit que leurs disputes territoriales se poursuivent. Depuis quelques années déjà, on assiste à un rapprochement entre l’Inde – à l’origine du concept de non-alignement à l’époque de la guerre froide – et les Etats-Unis. Ce rapprochement ne peut que s’approfondir dans les temps qui s’annoncent.
La péninsule coréenne reste évidemment l’un des points les plus critiques de l’Asie de l’Est. A l’avènement de Kim Jong-un, le petit fils du fondateur de la dynastie rouge, on a cru un moment que le régime allait faire le choix d’une détente durable. Mais il a rapidement effectué un virage à cent quatre-vingt degrés et s’est au contraire engagé dans des provocations matérielles et verbales difficiles à interpréter, mais qui ont pu faire croire à une rupture stratégique. Le jeu traditionnel de Pyongyang, en effet, est de faire monter la pression pour obtenir des avantages matériels, puis de la laisser retomber jusqu’au coup suivant. Ce chantage cyclique fonctionne dans la mesure où les principales puissances les plus directement concernées (la Chine, le Japon, la Russie, les Etats-Unis et naturellement la Corée du Sud) continuent de préférer les incertitudes du statu quo à celles du changement. Toujours est-il que, cette année, le jeune Kim Jong-un, ou ceux qui guident sa main, ont tellement fait monter la pression qu’on a pu craindre une bifurcation. Celle-ci n’aurait pu se produire que si Pékin avait été prêt à en prendre le risque, ou si les maîtres de la secte de Pyongyang étaient soudain devenus incontrôlables, voire prêts à se suicider. Finalement, aucune de ces hypothèses ne s’est confirmée, et en juin 2013 les choses semblaient rentrées dans l’ordre. Une fois de plus, les deux Corées ont rétabli le dialogue. La question fondamentale n’en reste pas moins : combien de temps ce jeu peut-il durer ? Quand et comment le dégel se produira-t-il, et avec quelles conséquences sur la géopolitique de toute l’Asie et au-delà ?
Point n’est besoin de poursuivre les analyses régionales pour comprendre pourquoi nombre de commentateurs se demandent si le continent actuellement le plus dynamique sur le plan économique n’est pas aussi celui où l’instabilité potentielle est la plus grande. Certains n’hésitent pas à le comparer avec l’Europe de 1913. Il y a donc exactement cent ans. A la veille de la Grande guerre, en effet, une forme de mondialisation était en cours, et les échanges économiques entre Européens n’avaient jamais été aussi élevés. Et pourtant, il a suffi d’une étincelle – l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo – pour déclencher le premier cataclysme majeur du XXe siècle. C’est précisément parce que la mondialisation était en cours que la Grande guerre est devenue la Première Guerre mondiale. Il est naturel que, par analogie, on s’interroge aujourd’hui sur le risque d’une grande bifurcation. Certes, il faut le répéter, le nationalisme n’a pas disparu, bien au contraire comme on l’a vu. Mais il est tout aussi vrai qu’aucun des grands Etats de la planète n’entretient actuellement le rêve d’en découdre avec ses voisins, et que le vieux mécanisme de l’équilibre des forces continue de fonctionner autour des Etats-Unis .
Au risque de le répéter, la puissance dominante apparaît ainsi moins le leader de la planète, un rôle qu’elle n’a ni le désir ni la capacité de jouer, qu’une république impériale régénérée est le grand équilibreur du système international. Pour cela, une fois passée avec George W. Bush la tentation des grands déploiements de force dans l’illusion de changer le monde, la nouvelle politique américaine, avec Barack Obama, brillamment réélu pour son second mandat, recourt désormais systématiquement aux ressources du smart power c’est-à-dire une combinaison d’incitations (typiquement économiques), de dissuasion (typiquement vis-à-vis de la Corée du Nord) et, comme désormais au Moyen-Orient, d’usage ciblé de la force (typiquement drones). Cette politique, qu’on pourrait qualifier de réalisme de gauche, ne s’encombre pas de grands principes moraux ou du respect du droit international, et n’hésite pas à s’appuyer sur des méthodes par nature contestables, comme le recours massif à l’espionnage ou à l’élimination physique hors la loi. Pour leurs défenseurs, ces méthodes trouvent leur justification dans le calcul utilitariste : au bout du compte, on minimise la souffrance.
Il faut aussi comprendre que le mécanisme de l’équilibre (balance of power) qui se met en place sous nos yeux fonctionne très différemment du système bipolaire du temps de la guerre froide. A cette époque, en effet, l’enjeu suprême était idéologique. En ce sens, la guerre froide devait se solder moins par un vainqueur que par un vaincu : la version soviétique du socialisme. L’URSS était un colosse aux pieds d’argile, et à l’exception de l’énergie ou d’autres ressources naturelles, les démocraties libérales n’avaient rien à attendre de leurs échanges économiques avec l’empire communiste, si ce n’était marginalement, pour des raisons politiques. Au contraire, de nos jours, tous les pays du monde ont un intérêt direct ou indirect au développement des échanges de toute nature avec la Chine. En ce sens, la toile que tisse Washington pour “contenir“ l’empire du milieu est d’une nature radicalement différente de celle mise en place au siècle dernier dans le cadre du containment de l’Union soviétique. Et l’on ne se trompe probablement pas en affirmant qu’il n’y eut nulle duplicité dans la cordialité de la rencontre californienne en juin 2013 entre Barack Obama et Xi Jinping, les deux leaders appelés à travailler ensemble pendant les quatre prochaines années.
Les entreprises ont une nationalité
Avec l’idéologie de la mondialisation libérale s’est développé le mythe des entreprises transnationales flottant en quelque sorte en dehors du monde des Etats. Je ne nie pas qu’il puisse exister des entreprises qui se sentent également chez elles partout et nulle part, même si aucun exemple ne me vient à l’esprit. En revanche, il me parait évident que les sociétés les plus connues internationalement ont une forte identité nationale. La portée de cette identité va bien au-delà de la marque. Qui peut douter qu’IBM, Boeing, General Electric, Microsoft ou Apple soient américains, Total ou Michelin français, Mercedes allemand, Nestlé suisse ou Tata indien ? Dans l’affaire d’espionnage révélée en juillet 2013, il est apparu qua NSA a accès aux serveurs des entreprises américaines du net (programme PRISM). La théorie économique néo-classique de la firme ignore cette dimension, car elle réduit son activité à une “fonction de production“, c’est-à-dire une relation entre inputs et outputs. A un niveau supérieur d’approfondissement, l’entreprise apparait comme une unité active dotée d’une culture et d’une organisation propres , dont les collaborateurs sont mécaniquement ou organiquement liés entre eux et avec leur environnement par des réseaux.
Cette notion de réseau est absente de la théorie de la concurrence pure et parfaite, puisque par définition, dans ce cadre-là, le coût d’accès à l’information est nul. Elle est particulièrement cruciale pour comprendre le fonctionnement des centres de décisions des unités actives en général, des entreprises en particulier. Si les grandes entreprises, même les plus internationales, n’étaient pas immergées dans un environnement national plus ou moins transparent, et souvent moins que plus, ou verrait se développer une sorte de nomadisme, chacune déplaçant fréquemment ses centres de décision afin d’optimiser en temps réel des critères financiers ou autres. Or, les déménagements de ce genre sont rarissimes, du moins pour les entreprises qui ne changent pas de nationalité à la suite d’une prise de contrôle.
Comme on l’a vu à propos du programme PRISM, on n’imagine pas un chef d’entreprise américain refusant de se plier, – et même en dehors du territoire des Etats-Unis, – aux injonctions de l’Administration ou du Congrès. La puissante Amérique ne s’embarrasse d’ailleurs pas de l’extraterritorialité, et impose souvent ses vues même aux entreprises étrangères dans leur propre territoire, au Moyen-Orient ou en Suisse par exemple.
L’un des critères de puissance d’un Etat est à mon sens le nombre et l’importance des entreprises ayant la nationalité de cet Etat. A la limite, comme dans certains Etats africains bien dotés en ressources naturelles, les seules grandes entreprises présentes sont des filiales de groupes étrangers, lesquels contrôlent le gouvernement bien plus que l’inverse. Jadis, la théorie marxiste de l’impérialisme s’est discréditée en tirant de mauvaises conclusions de ce type d’observations, fondamentalement justes. Certains Etats peuvent limiter leurs ambitions à n’être que de bonnes terres d’accueil pour les entreprises étrangères, tout en s’efforçant d’en diversifier les origines afin de limiter leur dépendance. Même de tels Etats, toutefois, peuvent attacher du prix à posséder un minimum d’entreprises nationales, ou binationales comme aux Pays-Bas avec Unilever ou Royal Dutch Shell. Je ne développerai pas davantage ces considérations, et en particulier ne chercherai pas à les nuancer, en évoquant des situations plus complexes comme EADS.
Mon propos est essentiellement de montrer que, dès lors que les entreprises ont une dimension nationale, elles possèdent – certes, à des degrés divers – un caractère de bien public. C’est ce que l’idéologie de la mondialisation libérale, qui sert objectivement les intérêts des plus puissants, tend à faire oublier, et c’est ce que l’Europe ne devra pas oublier au cours des négociations sur le TTIP. Ce n’est pas sans raison que la question des investissements n’a jamais été sérieusement abordée dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Une chose est en effet de faciliter les investissements internationaux sous la forme de financements ou de prises de participations minoritaires. Une autre, radicalement différente, est de laisser faire les transferts de contrôle des grandes entreprises, même réputées a priori “non stratégiques“, sans prise en compte approfondie de leur dimension publique.
Ce sont les Etats les plus forts qui sont les mieux placés pour défendre leurs intérêts nationaux dans le domaine des entreprises, en utilisant toutes les ressources de leurs réseaux, y compris dans leurs prolongements étrangers. Un autre aspect de la difficulté du sujet est que, dès que l’on invoque les biens publics et l’intérêt national, tous les abus sont possibles y compris, dans certains cas, la voie ouverte à la corruption. Il n’y a là rien de nouveau. La théorie la plus orthodoxe du commerce international reconnait des limites au libre échange des biens et des services, comme la nécessité, dans certains cas, de protéger les “industries naissantes“ ou, naturellement, les activités réputées avoir un caractère “stratégique“. Toute la difficulté, connue depuis longtemps, est dans l’identification au cas par cas de ce qui doit être protégé. Les meilleurs praticiens du protectionnisme intelligent parviennent discrètement à leur fin et pratiquent un double langage. D’autres – peut-être les Français – se sont fait une solide réputation de préférence pour un protectionnisme souvent mal placé, ou avec des méthodes contestables (comme le financement des intermittents du spectacle dans le cadre de l’exception culturelle). Assurément, le bon traitement des biens publics suppose un “bon gouvernement“. Dans un monde en changement aussi rapide que le nôtre, cette notion, familière dans la philosophie politique médiévale et que l’on retrouve de nos jours en Asie, apparait plus que jamais aussi fondamentale que difficile à cerner.
A l’horizon des prochaines décennies, le reclassement des Etats sera pour beaucoup fonction de la qualité de leurs gouvernements. A cet égard, il est plus facile de parler objectivement du passé que de l’avenir. Mais comme l’art de gouverner est ancré au plus profond des cultures nationales, la rétrospective reste une méthode essentielle pour la prospective. De ce point de vue, tous les développements qui précèdent permettent déjà d’assurer que le temps de la mondialisation naïve, le monde plat de Tom Friedman et de bien d’autres, est révolu avant d’avoir existé.
Le monde est aussi pré-westphalien
Qu’il en soit ainsi paraît encore plus évident si l’on comprend que, en arrière-plan du système des Etats, une portion étendue de la planète reste pré-westphalienne. Les spécialistes des relations internationales ont l’habitude de considérer 1648, l’année des traités de Westphalie qui ont mis fin à la guerre de Trente ans en Europe, comme marquant une rupture. Avant 1648 prévalait le système des familles. Après 1648 s’est mis en place celui des Etats. Dans le monde pré-westphalien, l’ambassadeur d’Espagne pouvait participer au conseil du roi de France sans que cela ne choque personne. Progressivement, l’Etat tendit à s’identifier à la nation. De nos jours, chacun sait que certains Etats ont une forte culture nationale et d’autres moins, qu’il y a des Etats sans nation et des nations sans Etat. Chacun a aussi vaguement conscience que des sédiments pré-westphaliens subsistent. On sait encore que les Etats sont plus ou moins centralisés et que les empires finissent par s’écrouler (dernier en date, l’empire russe, dissimulé sous la bannière de l’URSS). Certains sont des “fédérations“ (les Etats-Unis, l’Allemagne) ou des “confédérations“ (la Suisse). Certains ne sont reconnus comme Etats que par la complaisance du reste du système international. Ainsi la République Démocratique du Congo n’a-t-elle jamais eu de substance.
Bien des experts, qui ne se laissent pas impressionner par le poids de l’histoire et de la culture, théorisent sur les conditions propices au state-building ou au nation-building. Leurs travaux méritent considération, car on voit en effet des constructions improbables manifester une certaine stabilité, comme l’Indonésie dont la devise proche de celle de l’Union européenne dans la défunte constitution, est “unité dans la diversité“. Cette heureuse formule caractérise aussi d’autres unités politiques davantage éprouvées dans le temps, comme les Etats-Unis eux-mêmes, ou la Confédération Helvétique. Les humains ont une réelle capacité à revendiquer plusieurs identités (par exemple, être arménien et français) sans qu’aucune ne prévale complètement sur les autres, du moins en général. Une bonne partie de l’art de gouverner tient à la capacité d’harmoniser la diversité. Quelle que soit, en l’occurrence, la diversité des Etats réels, nous avons tous tendance, dans les pays occidentaux ou dans les pays asiatiques dont l’histoire est comparable, comme la Chine, le Japon, la Corée ou même l’Inde, à considérer que dans les temps ordinaires, la citoyenneté d’une personne l’emporte ou doit l’emporter sur tout autre sentiment d’appartenance. Autrement dit, l’appartenance réelle doit coïncider avec le droit.
Mais il faut gratter la surface pour voir se qui se cache sous les superstructures étatiques des pays dont les frontières n’ont pas été forgées dans le temps. Au Moyen-Orient, jusqu’au Pakistan et au-delà, en Afrique, en Asie, on ne peut souvent comprendre les situations qu’en prenant acte de ce que des réseaux traditionnels, clairement distincts des Etats et beaucoup plus anciens qu’eux (familles, tribus, ethnies …), l’emportent sur les cadres plaqués à l’occasion des discontinuités de l’histoire. Pour autant, on ne saurait ignorer que, peu à peu, une discontinuité puisse se fondre dans une nouvelle réalité. Je ne doute pas qu’il existe des personnes qui se sentent irakiennes plus encore que chiites ou sunnites, ou encore qu’il existe des Maliens. Mais il me semble qu’en postulant que les habitants de l’Irak se définissent par l’Irak, ceux de la Syrie par la Syrie, ceux du Pakistan par le Pakistan, ou ceux du Mali par le Mali, on risque de commettre une simplification qui interdit toute compréhension subtile de l’histoire du présent et, quand il s’agit d’agir, peut conduire à des erreurs fatales. Il faut donc admettre qu’en réalité une vaste partie de la planète vit dans un temps psychologique pré-westphalien. Dans un tel univers, les acteurs ne jouent pas selon les codes auxquels les esprits formés à l’époque des guerres mondiales et de la guerre froide sont accoutumés.
Plus encore, on se fourvoie gravement en plaquant aux régions concernées des idéologies inadaptées. Les Occidentaux vivent sous l’empire des idéologies de l’économie de marché et de la démocratie et entendent les propager. Certes, les fondements philosophiques en sont extrêmement solides et même, au niveau le plus profond, universels. Les difficultés apparaissent avec l’usage que l’on en fait dans des situations concrètes. Ainsi Hubert Védrine a-t-il forgé l’expression heureuse “droit de l’hommisme“. Je ne reviens pas sur les dévoiements possibles de l’idéologie de la mondialisation libérale, dernier avatar du laissez-faire laissez-passer. La question de la démocratie est plus pernicieuse, car les esprits rapides ou paresseux tendent à la réduire à la règle de la majorité, particulièrement inadaptée dans les sociétés multiculturelles ou multiethniques, ou plus généralement pré-westphaliennes. Le mal est encore plus grand quand on intervient de l’extérieur avec de gros sabots. Lorsqu’une crise tend à s’installer sous le regard des caméras, et plus encore à l’ère des médias et des réseaux sociaux, trop de dirigeants occidentaux réagissent moins selon une réflexion approfondie sur les acteurs et les calculs d’intérêt des uns et des autres, mais selon les émotions de leurs propres opinions publiques, lesquelles ont de la réalité des représentations souvent partielles, partiales et déformées, sinon imaginaires.
Pourquoi, par exemple, réduire le drame syrien à un affrontement entre des “méchants“ – le régime alaouite de la famille El Assad – et des “bons“, constitués en vrac de tous ceux qui veulent abattre ce régime ? Pourquoi ignorer les conseils de prudence prodigués par exemple par le patriarche maronite libanais, le Cardinal Raï, et prendre parti pour les islamistes soutenus par le Qatar ou pour les salafistes appuyés par l’Arabie saoudite, des puissances richissimes, mais à certains égards fragiles et qui ont chacune leurs intérêts, parmi lesquels la démocratie n’a sûrement pas la position la plus haute ? Pourquoi être toujours du côté des sunnites contre les chiites au lieu de s’intéresser à l’équilibre ? Pourquoi encourager une rébellion quand on devrait savoir que tôt ou tard on fera marche arrière et qu’ainsi, loin d’avoir contribué au règlement d’un problème, on aura poussé à sa radicalisation et finalement contribué à accroître un désastre humanitaire ? Pourquoi les Occidentaux ont-ils toujours tendance à se mêler des affaires des autres quand ce n’est pas strictement nécessaire pour leurs propres intérêts ? Ne devraient-ils pas considérer que la meilleure façon de propager leurs valeurs, à commencer par la démocratie, est de donner le bon exemple et, dans le cas syrien par exemple, de garder le contact avec toutes les parties en cause et les encourager à se parler selon des modalités conformes à leurs propres traditions ? En l’occurrence, dans le triste bilan syrien de l’année 2012-2013, on peut saluer la prudence du président Obama qui a évité de souffler sur les braises, ce que – sans surprise – trop de commentateurs bien pensants ont qualifié d’indécision. Quand une situation est insaisissable, mieux vaut en faire le minimum en attendant le moment propice.
Une conférence pour le Moyen-Orient
L’hôte de la Maison Blanche, montrant en cette circonstance comme en d’autres qu’on peut être démocrate et réaliste, a eu l’intelligence de s’associer au maître du Kremlin pour proposer une conférence sur la Syrie réunissant toutes les parties concernées, y compris par conséquent l’Iran. D’une manière générale, aucune stabilisation n’est possible au Moyen-Orient sans le concours de cet Etat aux racines multiséculaires et, qu’on le veuille ou non, de la Russie dont l’influence et les intérêts sont incontournables. Au niveau du conseil de Sécurité des Nations Unies, on doit aussi tenir compte de la position de la Chine, tout aussi arrêtée que celle de la Russie, quoique ses intérêts soient plus indirects.
A ce stade de mon analyse, il est temps de faire un zoom sur l’Iran et les surprises qu’il a su nous réserver. Il y a huit ans déjà, quelques semaines seulement avant l’élection présidentielle, personne n’avait prévu la victoire de Mahmoud Ahmadinejad, alors maire de Téhéran. Le même scénario s’est reproduit en juin 2013, si l’on peut dire en sens inverse, avec le succès d’Hassan Rohani. Pour la plupart des observateurs, il était évident que le guide suprême, l’Ayatollah Khamenei, avait fait le ménage en s’arrangeant pour qu’aucune candidature réformiste ne soit retenue, y compris celle, de dernière minute, de Hachemi Rafsandjani, l’ancien président qui avait échoué à succéder à Mohammad Khatami en 2005. Je ne me souviens pas d’avoir eu l’attention attirée, dans des notes ou articles au cours des semaines précédant le vote de 2013, sur la candidature de Rohani. Ce n’est qu’après coup qu’on a salué la percée de ce “conservateur modéré“. Entre un conservateur modéré et un réformateur prudent, il y a sans doute autant de différence que, en France, entre un centriste de droite et un centriste de gauche. Aux yeux de l’extérieur, ex-ante, il allait de soi que le successeur d’Ahmadinejad serait un homme de la même espèce. Comme toujours, on croit facile d’expliquer ex-post ce qu’on n’a pas prévu.
En l’occurrence, les esprits occidentaux ont toujours tendance à sous-estimer cette subtilité qui est l’un des traits dominants de la culture politique persane. Khamenei et son système connaissent nécessairement l’état de l’opinion iranienne. L’efficacité des sanctions économiques a exacerbé les mécontentements d’une population sans doute majoritairement attirée par l’Ouest. En s’arrangeant pour que, parmi les candidats acceptés, figure une personnalité “modérée“ et une seule, susceptible de calmer les esprits aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, ne pouvait-on prévoir qu’elle serait vraisemblablement élue ? Il ne faut pas oublier en effet que, même en Iran, il y a des limites aux possibilités de fraude dans le décompte des résultats, une question abondamment analysée à l’occasion de la réélection d’Ahmadinejad en 2009, avec l’avortement du “printemps iranien“. Le rejet des conservateurs durs risquait donc de se manifester davantage encore cette fois sans ambiguïté.
Si la présente interprétation est robuste, faut-il ne voir dans la victoire de Rohani et ses propos apaisants qu’une manipulation finalement grossière afin que rien ne change ? L’idée est naturelle, surtout quand on n’a pas vu le coup venir. Et l’on comprend fort bien, par exemple, que les Israéliens aient réagi précautionneusement. Avec toute la prudence nécessaire, je soumets au lecteur l’analyse que voici. Tout d’abord, comme je l’ai maintes fois écrit au fil des ans, je crois que l’objectif de l’Iran n’est pas d’acquérir rapidement l’arme nucléaire, mais de parvenir au seuil nucléaire (comme le Japon, par exemple), ce qui est fort différent. Les dirigeants du pays savent parfaitement que, dans les circonstances actuelles et prévisibles, même leurs meilleurs “amis“, comme les Russes, sont fermement opposés à leur entrée effective dans le club nucléaire, dont les conséquences seraient encore bien plus déstabilisantes que ce ne fut le cas avec le Pakistan. Et d’ailleurs les Iraniens eux mêmes savent qu’ils n’ont pas intérêt à cette déstabilisation supplémentaire, si l’on peut dire. Je crois également que le régime des mollahs est suffisamment souple pour pouvoir décider de ralentir les activités contestées, dans le cadre d’une partie diplomatique dont ils auraient par ailleurs des bénéfices à attendre. C’est précisément là que la perspective d’une conférence internationale sur la Syrie, et plus généralement sur la région, intervient. Une telle conférence paraît encore plus nécessaire avec le retrait des Occidentaux de l’Irak et de l’Afghanistan.
J’ai fait allusion aux traités de Westphalie, qui ont mis fin à la guerre de Trente ans en Europe. Au Moyen-Orient, l’état de guerre dure depuis bientôt cent ans, si l’on prend comme point de départ la chute de l’empire ottoman, en tous cas plus de soixante ans, si l’on convient de prendre comme point de départ le partage de la Palestine en 1947. On peut imaginer qu’un nouvel ordre finisse par émerger d’une grande négociation entre les acteurs de la région, associant aussi les principales puissances extérieures concernées, autour des idées complémentaires de sécurité collective et d’équilibre des forces (balance of power). Pareille négociation me semble d’autant plus nécessaire que la région n’a pas épuisé son potentiel de déstabilisation. Ainsi a-t-on des raisons de s’inquiéter pour l’avenir de l’Arabie Saoudite, tiraillée entre une jeunesse qui explose et aspire aux libertés, et un leadership vieillissant et décalé. A Bahreïn, il a fallu la bien peu démocratique intervention militaire saoudienne, de facto bénie par les Occidentaux, pour sauver un régime au bord du gouffre. Dans l’état actuel des choses, nul ne doute que, si la monarchie saoudienne devait s’effondrer, le relais serait pris par l’armée avec le soutien américain. Au moins dans un premier temps…
Sans doute la perspective de l’indépendance énergétique à l’horizon 2020 permet-elle aux Etats-Unis d’aborder l’avenir du Moyen-Orient avec davantage de recul. Prendre du recul ne veut pas dire se retirer. On voit mal en effet la première puissance du monde se désintéresser soudain des richesses de la région, sans même parler de la sécurité d’Israël. En revanche, on peut imaginer qu’elle commence à envisager les choses de façon plus collective. Entre des convulsions qui n’en finissent pas et obligent à de coûteuses et incessantes interventions et un ordre durable dont on n’est pas seul le maître, il faut choisir. Seule la deuxième option permettra de consolider enfin la pérennité de l’Etat d’Israël, qu’aucun mur ne saurait protéger indéfiniment d’un interminable chaos environnant. Il faut aussi rappeler qu’au-delà des péripéties actuelles, l’Iran a vocation à redevenir un allié de l’Etat hébreu. J’entends bien qu’une grande conférence de paix au Moyen-Orient sera longue à mettre en place. Même limité initialement à un seul sujet comme la Syrie, le projet peut connaître bien des avatars. Dans le meilleur des cas, des décennies s’écouleront pour que le Moyen-Orient au sens large entre dans le monde westphalien. Mais il n’est pas trop tôt pour commencer à y travailler sérieusement.
La Turquie et l’Egypte
Parmi les acteurs majeurs du Moyen-Orient figure la Turquie. L’un des événements les plus surprenants de l’année 2012-2013 est l’éclatement des manifestations de la place Taksim, à Istanbul, consécutif à une décision immobilière du gouvernement, ressentie par une partie de la population comme inacceptable. Cette décision a finalement été annulée par la justice. Ce qui aurait pu en rester à un incident a en fait révélé un clivage profond. Gouvernée par l’AKP depuis 2002, la Turquie a accompli des percées remarquables que les récentes difficultés économiques n’ont pas ternies. Le Premier ministre et son parti bénéficient du soutien de la majorité de la population. Personne n’en doute. Mais une partie significative de cette population, notamment au sein de la jeunesse (ce n’est pas sans raisons que cette édition du RAMSES y fait référence), se montre de plus en plus indisposée vis-à-vis de l’autoritarisme d’Erdogan, de sa politique d’islamisation rampante et d’imposition d’un ordre moral, par ailleurs difficilement compatible avec la volonté toujours affichée du pays d’adhérer à l’Union européenne. Naturellement, devant ces manifestations en apparence spontanées, le chef du gouvernement a réagi en dénonçant des complots venus de l’extérieur. En cela, il ne s’est pas distingué de tous les chefs autoritaires en situation comparable comme, naguère, Ben Ali et Moubarak ou, depuis la campagne électorale de 2012, Poutine. Faut-il préciser qu’en écrivant ces lignes, je ne situe pas toutes les personnalités dans une même catégorie.
Mais peu importe du point de vue qui nous retient ici. Il est d’ailleurs bien possible que les manifestations de la place Taksim – comme celle de la place Tahrir au Caire, j’y reviendrai – aient été plus ou moins manipulées. L’essentiel est qu’un clivage majeur est peut-être en train d’apparaître en Turquie. Dans une telle circonstance, la règle de la majorité à laquelle, comme je l’ai déjà dit, on a trop souvent tendance à réduire la démocratie, ne saurait suffire. Répétons une fois encore que l’art de la politique est en grande partie de prévenir ou de colmater les fissures dans la société qui risquent de se transformer en fractures. Dans le cas présent, au-delà du rejet de l’islamisation rampante et de l’ordre moral, certains – à l’intérieur comme à l’extérieur de la Turquie – soupçonnent Erdogan d’avoir défini implicitement un nouveau cap à sa politique étrangère : favoriser partout dans son voisinage la victoire du sunnisme pour s’affirmer comme le leader naturel de la communauté. Comment expliquer autrement, par exemple, que si tôt dans l’affaire syrienne il se soit aussi clairement prononcé pour la chute du régime alaouite en prenant fait et cause pour les oppositions ? Sans doute a-t-il pensé – comme tant de commentateurs ou de responsables politiques occidentaux, encore en septembre 2012 – que la chute d’Assad était “imminente“. Sans doute a-t-il mal évalué les politiques des acteurs extérieurs à la région, en sous-estimant certains (la Russie) et en surestimant d’autres (les Occidentaux). Il s’est trompé, et son pays a maintenant sur le dos la question des réfugiés, qu’il a le plus grand mal à régler. A quoi il faut ajouter la recrudescence du problème kurde. Il est bien possible que la signification des événements de la place Taksim touche aux fondements mêmes de la politique d’un grand chef qui a peut être fini par se convaincre qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à Allah. Ce qui a été dit pour l’Iran vaut pour la Turquie : aucun ordre n’est possible au Moyen-Orient sans son concours. D’un côté comme de l’autre, l’esprit de compromis devra finir par prévaloir. En attendant, la position du gouvernement Erdogan a certainement contribué à façonner celle des pays occidentaux. Au moins pendant un temps.
A la charnière du Moyen-Orient et de l’Afrique, l’Egypte fait toujours figure de primus inter pares au sein du monde arabe. Au lendemain de la chute de Moubarak, il était clair que la partie allait se jouer entre l’armée et les Frères musulmans. Les véritables acteurs de la révolution, les manifestants de la place Tahrir – en particulier les jeunes aspirant à trouver du travail et à vivre dans la liberté -, se trouvèrent en effet marginalisés, parce qu’ils n’étaient pas organisés. Selon l’expression consacrée, la révolution a été “confisquée“. L’armée, restée prudente pendant les événements, eut la sagesse de ne pas chercher à forcer le destin. Avec l’accès au sommet de l’Etat d’un obscur membre de la Confrérie, Mohamed Morsi – certes dans des conditions qui n’avaient rien d’un raz de marée -, l’armée a perdu une bataille politique. Mais, cette fois encore, elle s’est comportée avec sagesse, acceptant même de voir porter à sa tête un officier bien vu des Frères, le général Al-Sisi, et se résignant aux premiers actes d’autorité du nouveau président, lequel à n’en pas douter obéissait à ses amis. Ensuite, au fil des mois, la situation économique et sociale s’est lourdement détériorée, manifestant l’incompétence des nouveaux dirigeants mais aussi, vraisemblablement, la résistance passive et peut être même active des résidus de l’ancien régime et d’une partie de l’armée, très impliquée comme on le sait dans l’économie du pays. Pendant ce temps, le général Al-Sisi n’a pas manqué de tirer ouvertement la sonnette d’alarme, révélant ainsi son ambiguïté.
Finalement, la dernière scène du second acte de la révolution s’est à nouveau déroulée sur la place Tahrir, les rangs des frustrés de l’acte I se trouvant cette fois augmentés des frustrés de Morsi. En déposant le représentant des Frères musulmans, l’armée a voulu prendre sa revanche. Mais elle se trouve dans une situation délicate. Les temps ne sont plus comparables aux lendemains de la décolonisation, où les coups d’Etat succédaient aux coups d’Etat, jusqu’à ce que des officiers maîtrisant parfaitement l’art d’imposer durablement la force, comme Hafez El Assad en Syrie ou Saddam Hussein en Irak, s’installent confortablement sous les applaudissements des intellectuels européens qui voyaient naïvement en eux des socialistes et des laïcs. Il est devenu de plus en plus difficile d’imposer une dictature, au moins dans les pays où l’internet fonctionne librement depuis un certain temps. En Egypte, donc, l’armée peut au mieux espérer suivre le modèle turc d’avant l’AKP, c’est-à-dire favoriser l’émergence d’une démocratie limitée et sous contrôle. Comme en Turquie, en Algérie ou dans certains pays d’Asie, elle entend aussi maintenir ses privilèges et se positionner dans l’économie nationale. Alors que le rideau tombe sur l’acte II, il n’est pas évident qu’elle parvienne aisément à exercer le rôle qu’elle souhaite, tant le pays paraît divisé. Il est difficile, en particulier, d’imaginer que les Frères musulmans se contenteront d’un strapontin.
Le troisième acte se décidera en partie sur le degré d’habileté des militaires connus ou cachés qui tirent les ficelles, mais aussi sur l’attitude de puissances extérieures. Ainsi, les Etats-Unis, après avoir finalement laissé tomber Moubarak, s’étaient-ils massivement mis du côté de Morsi, en contrepartie de son engagement à respecter strictement les accords conclus entre l’Egypte et Israël. En conséquence de quoi, d’ailleurs, les manifestants de la place Tahrir, acte II, ont clamé leur anti-américanisme. La logique voudrait qu’Obama et ses alliés soutiennent désormais l’armée, à condition bien sûr qu’elle ne remette pas en question la politique étrangère, mais aussi qu’elle réduise au minimum son rôle de balancier. Or, ce dernier point n’est pas évident à évaluer et, en politique, on sort souvent de la logique. Et quelle sera l’attitude, par exemple, du Qatar dont les largesses ont contribué à renflouer les caisses de Morsi et de ses amis ? D’une manière générale, la chute de Morsi est une mauvaise nouvelle pour tous ceux qui entretenaient le rêve de l’expansion du sunnisme politique et, accessoirement, de la marginalisation du chiisme. Faut-il s’alarmer de tous ces développements ? Que des événements comme le “printemps arabe“ produisent des répliques, selon le vocabulaire des tremblements de terre, qu’il faille beaucoup de temps pour déstabiliser un système complexe aussi profondément perturbé et a fortiori pour faire émerger “la démocratie“, nul ne saurait s’en étonner. Et le troisième acte qui commence ne sera vraisemblablement pas le dernier. Au moment où j’écris ces lignes, la Tunisie, un pays pourtant beaucoup plus petit que l’Egypte, n’est toujours pas parvenue à retrouver un équilibre et, pour commencer, une constitution. Sans parler de la Libye et, naturellement, de la Syrie déjà largement évoquée.
Les fractures numériques
Le monde actuel n’est donc plat que du point de vue de Sirius. De plus près, il apparaît au contraire fissuré, sinon fracturé de partout. Loin de colmater les brèches, la mondialisation les exacerbe en raison de la propagation instantanée des émotions qui, faute de temps pour retomber, prennent souvent le pas sur la raison. J’ai suffisamment parlé, dans les pages précédentes, de ces asymétries plus ou moins dissimulées par le langage de l’idéologie dominante, et tenté de mettre en lumière l’importance du fait pré-westphalien dans la réalité des relations internationales, à ma connaissance largement ignoré ou tout au moins considéré comme une pathologie alors qu’ils n’est, en un sens fort, qu’un anachronisme. Il faudrait également parler de l’accroissement des inégalités – caractéristique de toutes les phases de reconstruction dans les cycles schumpétériens – qui se manifeste de nos jours à la fois entre les Etats et à l’intérieur de chacun. Pour ceux d’entre eux qui sont culturellement les plus attachés à l’idée d’égalité, il en résulte une souffrance supplémentaire. De tout cela, on aurait tort de conclure que la mondialisation est une malédiction. D’abord, elle est une réalité ancrée dans la révolution des technologies de l’information – certains disent révolution numérique, ou digitale, pour faire court – et cette révolution est irréversible. Ensuite, comme toute avancée scientifique ou technique, celle-ci peut engendrer le meilleur ou le pire. Il appartient aux sociétés humaines d’apprendre à s’adapter pour que le meilleur l’emporte. De ce point de vue, nous n’en sommes pas encore au bout du tunnel car la révolution numérique, loin de se ralentir, s’accélère. Et l’on peut craindre qu’avec l’accélération du changement, les fractures sociales – pour reprendre une expression utilisée en France dans un contexte plus limité, sous le mandat de Jacques Chirac – ne s’accroissent dans et entre les pays.
Quatre mots anglais résument la nouvelle vague de la révolution numérique : mobility, big data, cloud et social networks. Le premier terme se réfère à la tendance à disposer, voire à traiter de plus en plus d’informations avec des appareils mobiles et faciles à transporter, comme les tablettes ou le téléphone portable. En conséquence, de plus en plus, tous les individus de la planète auront à chaque instant au bout des doigts accès à des ressources potentiellement illimitées. Le second terme qualifie le développement fulgurant des moyens de traitement (algorithmes, puissance de calcul) d’immenses masses de données, recueillies par des myriades de capteurs et stockées, à la limite, dans un parfait désordre. Les performances déjà accomplies par Google, Amazon ou … la NSA nous donnent un avant goût du monde à venir. Grâce aux big data, le marketing a de beaux jours devant lui, mais aussi, entre autres, la robotique, la médecine, l’art de la guerre ou … la criminalité. Le nouveau monde s’annonce de plus en plus asymétrique. De petites unités bien structurées pourront acquérir un pouvoir relatif sans précédent dans l’histoire de l’Humanité, ouvrant à la pensée stratégique des perspectives entièrement nouvelles, avec une complexité considérablement supérieure aux problèmes du temps de la guerre froide. L’image du cloud illustre une réalité économique : la plupart des utilisateurs de moyens de calcul ont désormais intérêt à les louer au temps passé, et pour cela à se dématérialiser en confiant leurs données à des réseaux extérieurs sur lesquels ils n’ont aucune visibilité. Il s’agit là d’un pas majeur dans le virtuel. Les réseaux sociaux enfin, auxquels j’ai consacré quelques commentaires l’an dernier , bouleversent les catégories classiques de la sociologie et introduisent une dimension nouvelle dans les relations internationales, à toutes les échelles du temps.
La réflexion sur ces sujets peut se déployer dans de multiples directions. J’en retiendrai trois, qui se rapportent directement à des questions abordées dans ces Perspectives. La première est que, sur le plan strictement industriel, l’avance d’ores et déjà acquise par les Etats-Unis paraît difficilement rattrapable. Sur ce point comme sur d’autres, la portée des considérations qui précèdent sur la nationalité des entreprises est aveuglante. Face à un problème de sécurité nationale, on n’imagine pas qu’une société comme Google n’obéisse pas au gouvernement américain. Les débats qui se développent ici ou là sur les big data comme bien public mondial sont un leurre et rappellent ceux qui n’ont jamais cessé depuis 1945 sur l’accès à l’énergie nucléaire. L’enjeu est colossal. Un pays qui accéderait à la supériorité dans le domaine numérique pourrait agir sur les systèmes informatiques du reste du monde tout en protégeant les siens. Il verrait partout sans être vu, saurait tout sans se laisser pénétrer, pourrait anéantir quiconque sans rien risquer lui-même. Il deviendrait le maître du monde. Sans doute un tel objectif est-il en fait utopique. Mais les Etats-Unis peuvent s’en rapprocher. Dans l’avenir prévisible, le seul autre Etat susceptible de contester la suprématie américaine est la Chine qui, à n’en pas douter, consacrera des ressources considérables à cette fin dans les prochaines années et décennies. Nous devons donc nous préparer à vivre une extraordinaire compétition entre les deux géants du XXIe siècle et commencer à penser à ce à quoi pourrait ressembler un monde monopolaire ou bipolaire du point de vue numérique.
Le deuxième sujet qui mobilise déjà quelques-uns des meilleurs stratégistes de la planète est la cyber-sécurité. Ce thème est, d’ores et déjà, très sensible puisqu’on ne compte pas les cyber-attaques quotidiennes qui affectent plus ou moins gravement les entreprises ou les organisations de toutes sortes. L’asymétrie qui caractérise le monde numérique permet de prévoir, tôt ou tard, l’équivalent d’un 11 septembre. Malgré toutes les précautions prises, on peut imaginer l’effondrement d’un système bancaire, un cyber-Fukushima, une grappe d’accidents aériens et j’en passe, car en ces matières l’imagination peut se donner libre cours. Une des difficultés du sujet est que, en l’état actuel des choses, identifier la source d’une attaque peut être impossible (c’est le problème dit de l’“attribution“). On ne voit pas, dans ces conditions, comment par exemple transposer la “stratégie de seconde frappe“ élaborée à l’époque soviétique. Et cela d’autant plus que des unités actives autres que des Etats peuvent en principe être à l’origine d’une attaque majeure. Une seule chose est certaine : le lendemain du jour où un cyber 11 septembre adviendra, marquera le début d’une révolution dans la manière de penser la gouvernance mondiale.
Cette remarque conduit naturellement au troisième sujet. Dans le monde de l’internet, l’idéologie dominante est actuellement libertaire. Il est vraisemblable que l’immense majorité des jeunes considéreraient comme un outrage aux libertés d’imposer une solution au problème de l’attribution. On doit pouvoir écrire ou dire n’importe quoi sur n’importe qui et n’importe comment sans être inquiété. Il ne faut pas risquer de mettre en péril les groupes qui, où que se soit sur la planète, s’en prennent aux régimes dictatoriaux, autoritaires, ou plus généralement aux puissants. Ceux qui parlent de gouvernance de l’internet, autrement que sur un plan étroitement technique (nom de domaine par exemple) sont fustigés. Le nouveau monde qui s’élabore jour après jour ajoute une couche postmoderne de structure pré-westphalienne à celles venues du fond des âges. Et tel est bien en effet le trait dominant du monde contemporain, où tous les âges s’entremêlent, mêmes ceux qui sont à venir.