Perspectives 2024
Perspectives issues du RAMSES 2024, le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Ifri paru chez Dunod
Le désordre économique mondial
Le recul de la mondialisation
Depuis 2020, quatre chocs majeurs ont ébranlé le système international dans son ensemble. Le premier a surpris le monde de plein fouet : la pandémie
de Covid-19. Partie de la Chine fin 2019 sur une histoire de pangolins, elle s’est répandue sur la planète tout au long de l’année suivante et n’a commencé à reculer que vers la fin de 2021. Ses effets sociaux et économiques dans les pays pauvres – mais pas seulement (par exemple sur les marchés du travail dans les pays les plus avancés) – se font encore sentir.
Le deuxième choc est l’agression de la Russie contre l’Ukraine, engagée le 24 février 2022. Les débats sur ses causes fondamentales et sa prévisibilité ne sont pas éteints, loin de là. Tout s’est passé comme si la plupart des pays, en tous cas en Europe (et certainement en France et en Allemagne), avaient été pris au dépourvu.
Le troisième choc est le durcissement de la tension sino-américaine, déjà sous le mandat de Donald Trump, d’abord sur le terrain commercial puis autour de la polémique sur les causes du Covid-19, bientôt enfin sur la question de Taïwan. Tous les États sont désormais affectés par la rivalité entre les deux superpuissances du moment – l’ancienne (les États-Unis) et la nouvelle (la Chine) –, dont le match dominera la géopolitique au moins jusqu’au milieu de ce siècle.
Le quatrième choc, enfin, est le changement climatique, en ce sens qu’il est soudain devenu une réalité sensible partout sur la terre. Comme exemple je ne citerai que la tragédie du Pakistan, ravagé par des inondations d’ampleur inédite début septembre 2022. Les événements climatiques extrêmes vont se multiplier partout, et nous devrons nous y adapter tout en essayant de mieux faire pour éviter des catastrophes encore pires dans les prochaines années et décennies.
Les trois premiers de ces chocs ont contribué au recul de la mondialisation. Avec la pandémie, les pays occidentaux (et pas seulement eux) se sont aperçus qu’en délocalisant à outrance leurs activités industrielles, notamment en Chine ou en Inde, ils s’étaient mis en situation de dépendance grave pour de nombreux médicaments de première nécessité, ou même pour des objets plutôt ordinaires, comme les fameux masques, par exemple. La question de la dépendance ne se pose pas lorsqu’on omet de remplir les conditions institutionnelles et politiques (sécuritaires au sens large) d’un fonctionnement durable des marchés. Une inter- rogation inaudible, du moins pour les plus forts, au temps de la mondialisation dite néolibérale. On prenait pour acquis l’ordre américain.
Avec le Covid-19, l’égoïsme des nations est réapparu au grand jour, et il a fallu repenser le problème général des chaînes d’approvisionnement. Cette question a encore changé de dimension avec la guerre d’Ukraine. Déjà, les paquets de sanctions à l’encontre de la Russie s’étaient accumulés, surtout depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Mais en 2022 les événements ont pris un cours nouveau. Ainsi, les importations européennes de pétrole et de gaz russes ont-elles considérablement diminué, sans que l’on puisse prédire les évolutions futures, dans un sens ou dans un autre. En principe et beaucoup moins en réalité, les pays tiers qui importent ces hydrocarbures à prix cassés – éventuellement pour les revendre, même aux Européens… – sont eux-mêmes passibles de sanctions. Beaucoup de fortunes s’édifient dans ce genre de situations, qu’il s’agisse d’hydrocarbures ou d’autres produits sous sanctions. Quatre conséquences sont majeures : le renchérissement massif des coûts de l’énergie (et plus généralement des matières premières) pour les pays importateurs ; la menace de pénuries d’approvisionnement, toujours à craindre à l’horizon de l’hiver 2023-2024 en Europe ; la multiplication des circuits illicites ; et le retour d’une inflation rappelant les chocs pétroliers des années 1970 (1973 et 1978).
Sur le plan économique, les gagnants sont les grands pays exportateurs, tels que les États-Unis et les États du Golfe, et tous ceux – comme la Chine – qui profitent des prix cassés. Les perdants sont les autres, aussi contrastés que l’Union européenne ou la plupart des pays africains. Et encore n’ai-je surtout mentionné ici que l’aspect énergie des sanctions. Une autre question majeure est celle du marché des céréales, la Russie se trouvant en position d’entraver, voire d’interdire, l’exportation du blé ukrainien par la mer Noire. Avec la guerre, le monde redécouvre l’importance de la sécurité des voies de communication pour le commerce international, principalement maritime. Sur ce plan, la mer Noire a toujours été un espace critique dans l’histoire des relations internationales, par exemple au milieu du xixe siècle (guerre de Crimée), au temps de la compétition entre les empires du moment, le russe et l’ottoman, avec en arrière-plan le britannique et le français. Ce n’est pas si lointain…
La question de la tension sino-américaine n’est pas de même nature. À ce jour, les deux États ne sont en guerre nulle part, ni directement ni par procuration. La situation ne ressemble donc pas au rapport actuel entre l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et la Russie. Ce qui est là en jeu, c’est la montée de la Chine, dont les buts affichés sont de réaliser l’unification avec Taïwan, puis d’égaler ou même de supplanter la puissance des États-Unis au milieu du siècle. Symboliquement : à l’horizon du centième anniversaire de l’établissement du régime communiste, en 1949. Pékin n’exclut pas le recours à la force pour la réunification avec Taïwan, si les États-Unis (et éventuellement leurs alliés) poussaient Taïwan à l’indépendance. L’ambition de la Chine est à la hauteur d’une histoire nationale plusieurs fois millénaire et radicalement différente, par exemple, de celle de l’Inde – dont l’unité a été construite de l’extérieur – avec laquelle on la compare trop superficiellement. La Chine souffre déjà d’un problème démo- graphique majeur, et traverse une phase critique – prévisible et anticipée – dans son développement. C’est une des raisons pour lesquelles le régime a choisi une ligne autoritaire il y a dix ans, instruit entre autres par les échecs de Gorbatchev. L’intention est de mener des réformes bien réfléchies, et en position de force. Cette ligne a été confirmée lors du xxe congrès du Parti communiste chinois d’octobre 2022. Celui-ci a placé Xi Jinping au même rang que le fondateur du régime, Mao Zedong. Il n’est pas certain que l’immense succès du développement économique de la Chine, avec les réformes de Deng Xiaoping, amplifiées sous le régime de Jiang Zemin (décédé fin novembre 2022) et avec moins de fermeté sous Hu Jintao, puisse se prolonger au même rythme avec le retour d’un capitalisme d’État sous contrôle politique.
La Chine est déjà parvenue à étendre ses tentacules vers les cinq continents, notamment le Golfe et l’Amérique latine, ce qui renvoie au passage à l’importance de la puissance maritime. Elle a démontré ses capacités à maîtriser les technologies les plus sophistiquées, et semble par exemple bien engagée dans la voie de la maîtrise de l’aéronautique commerciale. Ce qui ne manquera pas de poser un problème stratégique majeur à Boeing et Airbus, qui s’y attendaient d’ailleurs depuis long- temps. Face à ces perspectives, la position des États-Unis et de leurs alliés est de protéger leurs propres technologies sensibles en en compliquant l’accès. La protection capitalistique se double d’une « guerre » proprement commerciale, portant aussi bien sur des produits très sophistiqués comme les semi-conducteurs les plus miniaturisés que sur des ressources naturelles indispensables à certains processus industriels, comme les terres rares.
Le protectionnisme et l’inflation
Avec tout cela, le monde s’éloigne encore davantage du libre-échange et d’une idéologie dans laquelle chacun trouvait son compte au temps de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Pour autant, rien n’indique encore que le commerce international se rétracte : la numérisation aidant, il se déplace vers les services intermédiaires (comptabilité, consultations en tout genre, etc.). À court-moyen terme, cette tendance devrait se prolonger. Le commerce traditionnel des biens reste soutenu, comme celui des voitures électriques – au profit de la Chine. Certains déplorent d’ailleurs que la politique commerciale de l’Union européenne n’ait pas protégé son industrie automobile. D’un point de vue global, chacun se rend compte que, si le commerce international devait brusquement plonger en raison de la conjonction des tendances protectrices, c’est toute l’économie mondiale qui en pâtirait. Janet Yellen – la secrétaire américaine au Trésor, ancienne présidente de la Banque de réserve fédérale – ne cesse de répéter que le « découplage » économique entre les États-Unis et la Chine serait catastrophique pour les deux. Elle met ainsi en évidence, sans le dire, une contradiction de la politique de Washington, qui accentue tous azimuts la politisation de l’économie.
À cet égard, il importe de souligner la distinction entre l’ordre du commerce international (échange de biens et services) et celui des investissements matériels « directs » (le capital non financier). Depuis la Seconde Guerre mondiale, le premier est régulé dans un cadre multilatéral, aujourd’hui celui de l’OMC, au sein de laquelle l’Organe de règlement des différends joue un rôle majeur (que les États-Unis se sont attachés à affaiblir depuis quelques années). Du moins le principe du multilatéralisme survit-il encore en la matière, en dépit de la prolifération des accords bilatéraux, régionaux ou méga-régionaux. Mais le multilatéralisme n’a jamais été expérimenté dans le domaine des investissements directs, dont les effets sont partiellement abor- dés par les États – ou associations d’États, comme l’Union européenne – du point de vue du droit et de l’économie de la concurrence par exemple. Ainsi, dans la tradition libérale (dont en théorie les États-Unis se réclament) combat-on en principe les monopoles, oligopoles, subventions étatiques, etc. Alors que le terme de protectionnisme est plutôt réservé pour qualifier les entraves au commerce international (tarifs douaniers, quotas, obstacles non tarifaires…), on l’utilise de plus en plus à propos des pratiques non concurrentielles dans le domaine des investissements, en particulier pour les interventions des États. Or sur ce point, les derniers mois ont été marqués par un tournant majeur de la politique américaine.
Comme on devait s’y attendre, le recul de la mondialisation a soulevé une vague d’inflation sans précédent depuis les années 1970 et 1980, au point que maints économistes ont dû se mettre en quête de chapitres oubliés de leur discipline. Globalement, en effet, la mondialisation avait éradiqué l’inflation pour deux raisons complémentaires : la délocalisation des usines dans les pays à bas salaires, et le progrès technique, qui, lui aussi, fait baisser les coûts. Or, outre le fait que dans tout pays qui se développe effectivement les salaires réels augmentent, la relocalisation des activités productives renchérit à la fois le coût du travail et celui du capital. Le retour de la guerre a, de plus, provoqué une vague durable de dépenses publiques liées à la sécurité, en particulier une nouvelle course aux armements. Ajoutons qu’avant d’engendrer ses effets globalement positifs, la destruction créatrice qui caractérise toute révolution industrielle – comme la nouvelle qui s’annonce autour de l’Intelligence artificielle – s’accompagne dans un premier temps d’investissements massifs, et d’une mutation des marchés des compétences. Sans oublier les conséquences de la pandémie sur les comportements vis-à-vis du travail, dans certains pays riches. Il n’est pas exclu que, derrière la hausse actuelle des taux d’intérêt, poursuivie avec ténacité par les Banques centrales pour lutter contre l’inflation, se profile une hausse plus structurelle du coût de l’argent (taux d’intérêt réel), en raison aussi de l’évolution prévisible de la politique budgétaire des États (dépenses budgétaires et impôts) face à une marée d’incertitudes durables.
Le protectionnisme américain s’est manifesté brutalement à la fin de 2022 par l’Inflation Reduction Act (IRA), qui prévoit des subventions massives pour les entreprises implantées aux États-Unis, notamment dans les secteurs des véhicules électriques, des énergies renouvelables, ou de l’hydrogène. Ce plan met en avant la volonté de décarboner l’économie américaine, mais sa dénomination montre bien qu’il s’agit d’accélérer la transformation de l’économie américaine pour la rendre globalement plus compétitive. Le plan mise sur la taille du pays (effet d’échelle), et sur l’efficacité de la collaboration entre le gouvernement et l’industrie, dont les racines sont profondes aux États-Unis, bien au-delà du complexe militaro- industriel. Plus discrètement, il mise aussi sur l’incapacité des Européens à défendre leurs intérêts. Comme l’a bien rappelé Mathilde Lemoine, « Le véritable outil dont la France et l’Allemagne disposent pour limiter la perte de compétitivité de leur industrie face à leurs homologues américains est la mise en place de droits de douane sur les produits importés des États-Unis. Or seule la Commission européenne a les moyens de les rendre dissuasifs. Pour y parvenir, il faut redonner corps au caractère politique du commerce. Cela oblige les États membres à se mettre d’accord pour laisser la Commission européenne négocier, car elle seule peut obtenir des sanctions suffisantes pour pousser le gouvernement Biden à faire évoluer sa politique commerciale. »
Mais l’Union européenne est structurellement incapable d’utiliser stratégique- ment les leviers régaliens dont elle dispose, à commencer par la politique commerciale. Les dirigeants américains n’ont donc rien à craindre, surtout à un moment (la guerre d’Ukraine) où l’Union européenne s’est plus que jamais alignée derrière les États-Unis, alors pourtant qu’en dehors de l’IRA sa compétitivité s’est considérablement dégradée en raison d’un coût de l’énergie devenu quatre fois plus élevé que de l’autre côté de l’Atlantique. Reste le chacun pour soi, avec cet avantage (mérité) pour les Allemands qu’ils bénéficient d’excédents budgétaires sagement accumulés et d’une expérience éprouvée du partenariat privé-public (l’ordolibéralisme). Restent aussi les projets de la Commission. Mais leur crédibilité par rapport à l’enjeu reste à démontrer, en raison de l’inefficacité des processus de décision et d’exécution, ou encore de l’insuffisance des moyens financiers disponibles. Ces causes de l’affaiblissement européen tiennent aussi pour le moment à la désunion franco-allemande sur presque tous les sujets concrets.
Une gouvernance mondiale en péril
Le quatrième choc évoqué au début de ces Perspectives est le changement climatique, ou plus précisément la prise de conscience de sa réalité immédiate dans l’en- semble du monde. L’action face au changement climatique, ou encore les grandes questions de santé publique mondiale, à commencer par les pandémies, sont de celles qui ne devraient plus faire douter de la pertinence du concept d’intérêt général de l’humanité tout entière, justifiant la mise en place d’une gouvernance mondiale. Les éléments d’une telle gouvernance sont actuellement le droit inter- national dans le cadre général de la Charte de l’Organisation des Nations unies (dont de nombreux États réclament une bien difficile réforme), les organisations régionales comme l’Union africaine (UA), les institutions du multilatéralisme issues de l’après-Seconde Guerre mondiale, ou encore les différents groupes ou associations d’États apparus au fil des ans : G7, G20, BRICS, OCS (Organisation de coopération de Shanghai), sans oublier les COP (Conférences des parties sur les changements climatiques).
À une échelle réduite, il m’a toujours plu de voir dans les institutions de l’Union européenne comme une maquette de gouvernance déjà assez sophistiquée – avec quelques qualités et beaucoup de défauts –, à partir de laquelle on pourrait réfléchir sur ce à quoi pourrait ressembler un jour une gouvernance mondiale digne de ce nom. Nous sommes aujourd’hui fort loin du compte. Le droit international atténue quelque peu les inégalités entre États, mais les grandes puissances jouent de ses ambiguïtés et en font un usage sélectif. Le multilatéralisme du second xxe siècle avait bénéficié de ses origines d’après-guerre sous leadership américain. Son affaiblissement tient à son changement de nature depuis la fin de la guerre froide, chacun ayant désormais tendance à jouer pour soi, comme on vient de le rappeler à propos de l’OMC. Quand ils ne sont pas intrinsèquement divisés comme le G20, les G et autres associations d’États sont inégalement efficaces. Ces groupements prennent peu de vraies décisions, et les effets de leurs déclarations sont rarement identifiables avec précision. Dans certains cas, comme la COP 27 de 2022 à Charm el-Cheikh, on peut franchement parler d’échec.
Dans le domaine du climat, chacun court à sa vitesse. Les plus puissants anticipent le futur cadre de la compétitivité. Ils cherchent à se mettre en position de force et à protéger leurs intérêts durant la longue phase de transition dans laquelle tous sont déjà engagés. Ainsi l’Allemagne produit-elle encore du charbon…
Peut-on imaginer, par exemple, que les États-Unis et la Chine coopèrent forte- ment et durablement dans le domaine climatique, alors que leur affrontement est possible, sinon probable, dans les deux prochaines décennies ? Mon scepticisme rejoint ici celui que j’exprimais plus haut à propos des injonctions de Janet Yellen : la logique de la situation va davantage dans le sens du découplage que dans celui du couplage. C’est une question de rythme. Disons clairement que l’évolution actuelle du monde ne va pas dans le sens du renforcement de la gouvernance mondiale. L’« Ouest » s’affermit, en ce sens que le leadership américain, quoique fragilisé par des tensions internes sans précédent au xxe siècle, reste en principe assis sur une puissance technologique et économique encore inégalée. Il se durcit pour le moment avec une Alliance atlantique revigorée et élargie, mais seulement pour avoir fait presque totalement sienne la cause de l’Ukraine telle qu’exprimée au fil du temps par son président, Volodymyr Zelensky, à la suite de l’agression de la Russie. Seule la Turquie fait vraiment figure de maverick dans cet ensemble.
L’idéologie occidentale, partagée en Asie – au moins au niveau sécuritaire – par des pays comme le Japon ou la Corée du Sud qui ont beaucoup à craindre de la montée de la Chine, reste plus que jamais celle de la propagation de la démocratie libérale. C’est justement l’universalité de cette forme de gouvernement que contestent nombre de pays, à commencer par la Chine, à partir d’une conception de l’égalité et de la liberté que l’on peut rattacher à la notion de « valeurs asiatiques » – déjà en vogue dans les années 1990, sous l’influence notamment de Lee Kuan Yew, fondateur de l’État de Singapour. En tant qu’empire, la Chine se suffit à elle-même, et s’attache à développer un réseau de partenaires sur la base d’une conception réaliste des intérêts de chacun. Elle ne prétend pas changer les régimes politiques des autres, en dehors de son domaine. Elle n’est pas opposée au principe du multilatéralisme, pourvu que son propre rôle soit proportionnel à son poids. Ainsi espère-t-elle accéder bientôt au moins à l’égalité avec les États-Unis, sans avoir à faire la guerre.
Et puis il y a « le Reste », qui recouvre la diversité des États qu’on appelait « non alignés » au temps de la guerre froide. Ils ont donc en commun de reje- ter l’universalisme affiché des Occidentaux, dans lequel ils voient une forme de néocolonialisme. En même temps, beaucoup refusent a priori de prêter allégeance à la Chine, comme l’ensemble du « monde chinois » pourrait finalement se résoudre à le faire. La guerre d’Ukraine n’est pas la leur, et ils ménagent la Russie. L’Inde, qui affiche de plus en plus ouvertement sa propre ambition, a théorisé la notion de multi-alignement, que d’autres pays plus petits comme le Kazakhstan essayent de pratiquer à leur manière. Dans ce « Reste » – qu’on appelle aussi « Sud global » même quand il est au nord –, les pays les plus agressifs rejettent par ailleurs sur le dos des Européens, renvoyés aux méfaits du colonialisme, la responsabilité des maux dont ils souffrent, notamment en raison des chocs sur lesquels j’ai ouvert ces Perspectives. Alors qu’en Afrique la Chine n’intervient pas militaire- ment, la Russie profite, au contraire, de la dégradation globale pour semer le chaos avec les mercenaires de Wagner.
Vers la fin de la guerre d’Ukraine ?
La guerre continue
Les réflexions qui précèdent suffisent pour poser cette question : à quelles conditions un nouvel ordre international durable pourrait-il émerger du désordre actuel ? Si l’on campe sur l’idée « occidentale » selon laquelle un tel ordre serait impossible sans le triomphe de la démocratie libérale en Chine, en Russie ou ailleurs, je crains qu’il ne faille se préparer non pas à une, mais à plusieurs guerres de haute intensité. La théorie dite réaliste des relations internationales suggère qu’au bout d’un certain temps émergerait un équilibre issu des purs rapports de force. Ce qui sèmerait les germes de guerres futures. Mais une autre voie est possible, à laquelle on peut associer le nom de Henry Kissinger – qui a fêté son centenaire au mois de mai 2023. Il s’agit de l’idée qu’au rapport de forces on peut substituer partiellement l’équilibre des intérêts fondamentaux, ce qui suppose la reconnaissance par chaque acteur de la légitimité des intérêts jugés les plus importants par les autres, quand bien même ils pourraient heurter nos propres « valeurs ». Chacun doit donc admettre l’hétérogénéité du système international dans son ensemble. Je persiste à penser que c’est le travail qui n’a pas été mené après la chute de l’Union soviétique. Indépendamment même des controverses sur les préoccupations plus globales de la Russie sur sa sécurité, les problèmes politiques dans le Donbass ou en Crimée étaient objectifs. Des diplomaties plus volontaristes et imaginatives auraient pu en venir à bout. Il a manqué les deux : la volonté et l’imagination. Et peut-être la guerre actuelle se terminera-t-elle comme elle aurait dû ne pas commencer. Mais si l’on ne refait pas l’histoire, du moins peut-on éviter qu’elle ne se répète, en pire. C’est pourquoi je suis convaincu que la diplomatie a de grands jours devant elle.
La façon dont Vladimir Poutine a engagé sa guerre restera comme un parfait exemple d’erreur de calcul stratégique. Les experts occidentaux de la chose militaire estimaient déjà que même l’annexion des territoires contestés de Donetsk et de Louhansk ne serait pas une partie de plaisir. A fortiori une conquête plus large, vers le nord (Kharkiv) et le sud, Marioupol et au-delà, en vue d’assurer la jonction territoriale avec la Crimée, voire, plus à l’ouest, avec la Transnistrie. Après l’échec cinglant de la tentative de changement de régime à Kiev, Moscou a entrepris une campagne de bombardements d’infrastructures critiques sur l’ensemble du pays, sans toutefois prendre jusqu’ici de risques excessifs, notamment sur la centrale nucléaire de Zaporijia. Il y a bien le cas de la destruction du barrage de Kakhovka (le 6 juin) : un désastre écologique et agricole qui, en vérité, affecte d’ailleurs aussi bien les Russes que les Ukrainiens. Mais n’oublions jamais que les Russes ont brûlé Moscou pour faire reculer Napoléon. Sans renoncer complètement à ce type d’objectifs, difficiles à atteindre en raison de l’efficacité de la défense antiaérienne adverse et de stocks d’armements insuffisants, la stratégie russe s’est ensuite concentrée sur les territoires de l’Est, où la situation s’est progressivement figée au prix de lourdes pertes humaines et matérielles, en attendant la contre-offensive ukrainienne commencée à la fin du printemps dans une certaine discrétion.
Un fait politique majeur au cours de ces quelques mois fut la consolidation progressive de l’unité du camp occidental face à la guerre d’Ukraine, dans le cadre de l’Alliance atlantique, et sous le leadership américain. Je ne reviens pas sur le cas particulier de la Turquie. Depuis le début de la guerre, le renseignement américain a joué un rôle fondamental dans les succès ukrainiens, ainsi évidemment que le transfert d’armes de plus en plus sophistiquées et offensives, à la demande de Kiev. À la veille du sommet de Vilnius des 11-12 juillet 2023, le président Biden a encore donné son feu vert à la livraison de bombes à sous-munitions, dont l’emploi est pourtant interdit depuis 2008 par une convention internationale – non signée, il est vrai, par les États-Unis, ni par la Russie. Cette décision, aussitôt qualifiée de crime de guerre par la Russie, a mis les alliés dans l’embarras – pour employer un terme pudique –, et pourrait ouvrir la voie à une forme d’escalade.
Ce sur quoi je souhaite insister ici est que l’engagement de l’OTAN aux côtés de l’Ukraine n’aurait peut-être pas été radicalement différent, du moins jusqu’à présent, si l’Ukraine avait déjà fait partie de l’OTAN. En effet, l’article 5 du traité de l’Alliance ne stipule rien d’autre que « si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué ». Le libellé de cet article 5 est en réalité fort peu contraignant et, dans le cas de l’Ukraine, les Occidentaux ont déjà pris des mesures considérables « pour venir en aide au pays attaqué », même s’ils n’ont pas jusqu’ici déployé officiellement de soldats sur le théâtre d’opérations – ce dont le traité lui-même ne fait pas obligation. On dira à juste titre que les États-Unis ont constamment répété que l’Alliance ne porterait pas les combats sur le territoire de la Russie. On se souvient de l’extrême prudence de leur réaction en novembre 2022 après l’incident de l’explosion d’un missile en Pologne, qu’ils ont attribué non aux Russes mais à une bavure de la défense antiaérienne ukrainienne… Si l’Ukraine avait déjà fait partie de l’OTAN, les plus hauts responsables de l’Organisation n’auraient évidemment pas dit à l’avance ce qu’ils ne feraient pas dans telle ou telle hypothèse. C’est le principe de base de la dissuasion, qui commence au niveau conventionnel. Ajoutons que, dès le mois de novembre 2022, Joe Biden a commencé à parler d’une issue autre que la capitulation de la Russie. Il n’aurait peut-être pas parlé autrement même si l’Ukraine avait déjà intégré l’OTAN.
Les lecteurs familiers des débats stratégiques du temps de la guerre froide se souviendront de la notion d’intérêt vital, que la France a toujours située au cœur de sa propre politique de dissuasion. Aucun stratégiste ne soutiendra sérieuse- ment que l’Ukraine constitue un enjeu vital pour les États-Unis, pour l’Allemagne ou pour la France. Le point de vue de ces pays n’est pas le même que celui de la Pologne, ou des pays baltes. Jusqu’à présent, les États-Unis ont épousé le narratif de ces derniers pays, qui veulent en finir aussi définitivement que possible avec la menace séculaire que la Russie fait peser sur leurs peuples. Les États-Unis ont, en tous cas, intérêt à rogner les ongles de l’ours, pour mieux pouvoir se concentrer sur la Chine. Pas au point, cependant, de transformer la Russie en vassal de l’empire du Milieu, ou pire peut-être, d’avoir à affronter le flot d’incertitudes qu’ou- vrirait la décomposition de la Fédération de Russie – une perspective déjà très sérieuse, faut-il le rappeler, dans la seconde moitié des années 1990. La prudence des États-Unis s’est encore exprimée à la veille du sommet de Vilnius, quand le président Biden a d’emblée exclu l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN avant la fin de la guerre.
Face aux États-Unis, tout se passe comme si les dirigeants de l’Union européenne dans leur ensemble (et naturellement le Parlement européen) avaient renoncé à toute forme de raisonnement stratégique. Depuis le début de la guerre, à quelques nuances près progressivement gommées, ils s’en sont tenus à un narratif qu’on peut résumer comme suit, forçant à peine le trait : Poutine est un dictateur dont le but est de reconstruire l’empire soviétique (et de détruire l’Union européenne) ; l’Ukraine est une démocratie qui se bat pour nous ; elle a vocation à rejoindre l’OTAN et l’Union européenne le plus vite possible ; les Russes doivent être vaincus.
Je propose ci-après quelques commentaires sur chacune de ces affirmations. Et d’abord, on a tout dit sur Vladimir Poutine, mais je ne crois pas que, avant la guerre, le terme de dictature qualifiait au mieux son régime politique. Autocratique : sûrement. Fondé sur une sorte de pacte entre les forces de sécurité issues de l’ex-URSS, le club des oligarques, et diverses organisations mafieuses, le tout lié par la corruption : assurément. Le peuple ne joue à peu près aucun rôle dans tout cela, mais ce n’est pas nouveau dans l’histoire de la Russie. Ce n’est vraiment que dans le domaine de la politique étrangère que Poutine s’est imposé dès le milieu des années 2000 comme le maître absolu. On peut même penser que Sergueï Lavrov lui-même n’a été mis au courant de l’invasion de l’Ukraine qu’à la dernière minute. Quant à la question de la reconstruction de l’empire, on peut au moins faire crédit à Poutine en estimant qu’il savait qu’un objectif aussi ambitieux était inatteignable. Ce que d’ailleurs son échec à prendre Kiev a immédiatement montré. Que la nostalgie de l’empire russe l’habite est une autre affaire, et il n’est pas le seul dans ce cas. Souvenons-nous de l’immense dissident que fut Soljenitsyne, si admiré à l’Ouest dans les années 1970 et 1980. Pour lui, l’unité de l’Ukraine et de la Russie était une évidence. Et, pendant son exil aux États-Unis, il n’a pas hésité à dénoncer la décadence spirituelle de l’Occident. Je fais évidemment allusion à son célèbre discours de Harvard du 8 juin 1978. C’était bien avant les LGBT+ ou le wokisme… Que Poutine ait voulu, ou veuille, une modification du système de sécurité issu de l’implosion de l’Union soviétique (par la tête, et non la périphérie) est une évidence. Qu’il se soit révélé meilleur tacticien que stratège pour atteindre ses buts en est une autre.
Vaincre, c’est ne pas être vaincu
Que l’Ukraine soit en train de forger son identité nationale dans le sang, et que la démocratie fasse partie de son projet, nul ne peut aujourd’hui en douter. Mais quelle sorte de démocratie était-elle avant la guerre ? La question renvoie, entre autres, au problème de la corruption. Car l’Ukraine fut très soviétique, et il en est resté de multiples traces. Quant à savoir en quoi elle se bat actuellement « pour nous », on distinguera la question de la nature réelle des risques que la Russie post-soviétique faisait peser sur l’Europe occidentale dans son ensemble, de celle, beaucoup plus vaste, de savoir si, pour nous protéger, nous devons proclamer l’extension de la démocratie comme alpha et oméga de toute politique de sécurité, et ainsi nous faire les chantres de la propagande d’une doctrine post-chrétienne de la foi. Ce qui renvoie au débat sur la comparaison entre l’équilibre des forces et celui des intérêts fondamentaux.
Reste la proposition selon laquelle « les Russes doivent être vaincus ». Dans une bataille, au sens clausewitzien du terme, le vaincu est celui dont l’organisation s’ef- fondre la première. C’est alors, démontre le général prussien, que ses pertes sont les plus grandes. Le vainqueur est celui qui n’est pas vaincu, c’est-à-dire celui dont l’organisation a résisté le plus longtemps. Cette définition est la meilleure quand on parle de batailles, mais pas nécessairement pour la guerre. Les guerres réelles ne s’achèvent pas toutes avec une « bataille décisive » – quand le chaos militaire s’étend aux institutions du gouvernement –, et beaucoup se terminent sur un acte politique : la volonté partagée d’en finir ou, tout au moins, de suspendre les combats. Si l’on s’en tient au principe des batailles décisives, la victoire des Ukrainiens supposerait la chute du régime, au profit du chaos. Car il est difficile d’imaginer actuellement le simple remplacement de Poutine par un personnage dont le seul rôle serait de subir les modalités d’une capitulation sans condition. À cet égard, l’épisode de la mutinerie d’Evgueni Prigojine et de sa milice Wagner en juin 2023 est révélateur. On a vu en l’espace d’une journée des commentateurs se féliciter, dans un premier temps, de la perspective de la chute de Poutine, avant de s’interroger sur les conséquences moins réjouissantes du chaos, ou de l’alternative d’un nouvel homme fort plus radical que l’ancien. Les responsables de l’OTAN estiment probablement qu’il existe encore une marge pour affaiblir l’adversaire avant d’en arriver à une bifurcation. D’où les annonces de Vilnius. De toute façon, l’histoire de la Russie incite à la prudence. Sans doute les sanctions commencent-elles à mordre sérieusement sur le potentiel économique du pays, mais le système D est un art soviétique que les Ukrainiens ne sont pas les seuls à pratiquer avec talent. Sur le plan proprement militaire, les Russes sont habitués à encaisser de lourds échecs et à rebondir. Tout est toujours possible, mais il est sage de se rappeler cette maxime du prince Gortchakov, ministre des Affaires étran- gères du tsar entre 1856 et 1882, que n’avait pas oubliée Bismarck : « La Russie n’est jamais aussi forte ou aussi faible qu’on le croit. »
Au-delà de la guerre d’Ukraine
La Russie et la Chine
On entend dire qu’il appartient aux seuls agressés de décider d’une éventuelle négociation. L’histoire de la paix n’est pas moins complexe et ouverte aux surprises que celle de la guerre. L’exemple des traités de l’après-Première Guerre mondiale l’illustre bien, entre autres. L’impressionnante capacité de résistance et d’attaque des Ukrainiens n’a pas faibli jusqu’à ce jour. Elle exercera évidemment une influence majeure sur les conditions d’un armistice ou d’une paix. Et nous savons que certains armistices peuvent s’étendre sur une éternité. Ainsi la guerre de Corée n’est-elle toujours pas conclue. Dans la réalité, les Ukrainiens dépendent des Occidentaux et du leadership des Américains. Ces derniers continueront de raisonner sur un plan global. Il faut aussi regarder du côté de la Chine, dont le rapprochement avec la Russie a profité de la détérioration des rapports entre celle-ci et les membres de l’OTAN depuis environ 2005.
Du point de vue du long terme, ce rapprochement est contre nature. Les 10 millions de km2 de territoire de la Fédération de Russie à l’est de l’Oural ne comptent qu’une trentaine de millions d’habitants, face aux 1 410 millions de Chinois… L’absorption de la Sibérie et de ses richesses par l’empire du Milieu est une hypothèse de long terme qu’on ne peut écarter d’un revers de main. Dans les années 1970, l’excellent spécialiste des relations internationales qu’était le grand journaliste André Fontaine se permettait de spéculer sur le jour où l’URSS rejoindrait l’OTAN, face à la Chine. Une hypothèse hardie au moins par rapport à l’idée qu’on pouvait et qu’on peut toujours se faire de la vocation de l’OTAN, mais qui soulève une vraie question. C’est en 1973 qu’Alain Peyrefitte publia Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. À l’époque – celle de l’établissement des relations diplomatiques avec les États-Unis (voyage de Nixon à Pékin en 1972) –, il fallait avoir une bonne longue-vue pour formuler pareil jugement. Après la victoire de Mao Zedong en 1949, les Occidentaux avaient pris l’URSS et le commu- nisme tellement au sérieux qu’ils considéraient Pékin comme un vassal durable de Moscou. En réalité, la relation entre Mao et Staline fut détestable dès le début. La rupture apparut au grand jour en 1960. On en parla comme du « schisme sino- soviétique » et ce fut un coup de tonnerre. En 1972-1973, la Chine était fort mal en point sur le plan économique à la suite d’une série d’erreurs catastrophiques, et de la Révolution culturelle. À la fin des années 1970, paradoxalement seule- ment en apparence, les Chinois prédisaient la fin du communisme en URSS, qu’ils voyaient sombrer dans le « social-impérialisme ». Ils n’ont jamais toléré le rôle de junior partner auquel les Soviétiques avaient prétendu les cantonner.
À présent, la situation s’est inversée. Pékin savoure le nouveau rapport des forces. Certaines images montrant le regard que Xi Jinping porte sur Vladimir Poutine ne doivent pas faire plaisir au maître du Kremlin. Les deux hommes ont scellé une alliance présentée comme éternelle, mais ils savent qu’elle ne durera qu’un temps, quoique peut-être long. Sans doute pas au-delà de 2040, c’est-à-dire du début de la décennie au cours de laquelle l’empire du Milieu espère égaler, sinon devancer, l’actuelle première puissance mondiale. Les Américains savent tout cela, et les Européens peuvent le comprendre. À court-moyen terme, avec ou sans Poutine, la Russie a besoin de la Chine pour sortir de la guerre d’Ukraine avec le bilan global le moins désastreux possible, et la Chine engrangera le maximum des bénéfices économiques et politiques qu’elle peut tirer de cette guerre, tout en veillant à ce que le désormais petit frère ne la mette pas trop dans l’embarras. À cette fin, elle doit aussi essayer de l’accompagner pour un cheminement ni trop lent ni trop rapide vers une paix honorable. Je ne suis pas certain qu’elle estime de son intérêt de voir la Fédération de Russie se transformer en une vaste Corée du Nord. Ainsi peut-on entrevoir une sorte de grand jeu après la guerre d’Ukraine, dont le déroulement déterminera les directions vers lesquelles bien des pays s’orienteront. Tout ceci, bien sûr, en supposant que l’ascension de la Chine se poursuive, car dans l’hypothèse inverse c’est toute la configuration planétaire qui serait bouleversée.
Il faudra solder le contentieux entre l’Europe et la Russie
Un éventuel pivot de la Russie vers l’Ouest ne pourra pas aboutir tant que le contentieux issu de l’histoire de l’URSS en Europe ne sera pas soldé. Du point de vue occidental, le véritable objectif de l’après-guerre d’Ukraine, avec ou plus vraisemblablement sans Poutine, devra être d’y parvenir, sans arrière-pensées de revanche de part et d’autre. Il faudra une réconciliation. Ce sera très difficile. L’histoire de la Russie a toujours été marquée par la figure de l’impérialisme, un fait que le régime soviétique a vainement cherché à transcender par l’idéologie communiste. Avec l’effondrement de l’URSS, la question de l’identité de la Russie s’est posée dans un contexte beaucoup plus dramatique qu’au xixe siècle, lorsque l’empire des tsars était en pleine expansion. On se demandait alors, selon Anatole Leroy-Beaulieu, si ce qui l’emporterait serait le caractère européen selon la vision de Pierre le Grand, ou le caractère slave, défini par opposition à l’occidentalisme, et qui s’insérait dans une historiographie où l’Ukraine – située au cœur d’une route de tout temps active entre la Baltique, la mer Noire et la Caspienne – était représentée comme le berceau de la nation, avant le passage à l’âge adulte à partir du grand-duché de Moscou.
Après 1991, les slavophiles se sont rassemblés dans l’église orthodoxe, et le régime de Vladimir Poutine s’est fortement appuyé sur le Patriarcat de Moscou. Parmi les effets majeurs de la guerre d’Ukraine, il faut évidemment souligner la division du monde orthodoxe fortement aggravée depuis le 24 février 2022, avec des conséquences sur tous les patriarcats, à commencer par celui de Constantinople, primus inter pares et connu notamment pour son engagement dans l’œcuménisme. Mais en un temps de bouleversements aussi profonds que celui de l’après-URSS, le caractère slave n’était plus suffisant pour qui voulait se démarquer plus fortement de l’Europe et de l’Occident, même si l’on continue de distinguer entre Slaves orientaux (Russes, Ukrainiens, Biélorusses), occidentaux (Polonais, Tchèques, Slovaques) et méridionaux (Serbes, Croates, Bulgares, Slovènes, Macédoniens). Ainsi, me semble- t-il, pourrait s’expliquer la montée d’une idéologie « eurasiatique », qui déplacerait le centre de gravité de l’identité russe en la rattachant aux hauts faits de l’empire mongol et de ses suites, comme la Horde d’or. On soulignerait ainsi le caractère hybride du fait russe, crédité d’une combinaison exceptionnellement heureuse de vertus. Observons au passage qu’indépendamment des malheurs de la Russie et de ses intellectuels en quête de ressourcement, l’historiographie occidentale de l’empire mongol est en profond renouvellement depuis quelques années. Ainsi Gengis Khan est-il maintenant présenté comme un grand unificateur pour le bien commun, et comme un administrateur de génie.
En toute hypothèse, les Russes n’ont aucune légitimité à se présenter comme les descendants privilégiés des cavaliers de l’Altaï. Pas davantage, disons, que les Turcs. En fait, le mal-être des Russes provient peut-être de ce qu’à la différence des Européens, par exemple, la construction territoriale de leur pays en dehors du Grand-Duché de Moscou s’est toujours faite sur le principe de l’empire. C’est encore ce qui ressort de la carte de la Fédération de Russie dans les frontières qu’elle occupe depuis la fin de 1991. Pareille image n’est pas gratifiante à une époque où les empires, anciens ou nouveaux, ne sont pas à la mode (sauf celui de Gengis Khan ?). En ce sens, la Russie est intrinsèquement un État fragile. Mais il faut relativiser les choses, car dans le monde d’aujourd’hui, une large majorité d’États le sont aussi, ou le deviennent, pour des raisons anciennes ou récentes.
Dans les découpages de la géopolitique contemporaine dominante, on peut encore parler de l’Eurasie au sens du Heartland de Mackinder, c’est-à-dire de la partie « centrale » du plus vaste continent de la planète, dont la « périphérie » était qualifiée de Rimland. Et sur ce vaste ruban, on continue souvent de distinguer entre l’Europe et l’Asie, plus ou moins arbitrairement séparées par l’Oural. C’est justement dans cet aspect conventionnel que l’on trouve la première explication convaincante d’une identité (et donc d’une idéologie) eurasiatique nettement distincte du « type eurasien » – un peu comme on parle du type brésilien – communément reconnu et dépourvu de toute connotation idéologique. Dans la partie asiatique du Heartland, on distingue l’Asie centrale, dans laquelle on inclut les cinq Républiques ex-soviétiques (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Turkménistan), ainsi que le Xinjiang (où la Chine mène une répression implacable contre les Ouïgours) et la Mongolie. Soulignons que la géopolitique du Caucase, avec ses trois anciennes Républiques soviétiques (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan), est totalement différente. A fortiori le cas de la Moldavie doit-il être envisagé à part. Ce petit pays a naturellement vocation à être traité politiquement par les Occidentaux sur le même plan que la Roumanie et l’Ukraine, entre lesquelles il se trouve coincé – avec l’épine de la Transnistrie, un héritage parmi tant d’autres de la période soviétique. La politique internationale ne peut pas régler ce problème d’un trait de plume, pas plus que la question du Haut-Karabagh et des Arméniens enclavés en Azerbaïdjan.
Remarques sur l’Asie centrale
J’ajouterai ici quelques remarques sur l’Asie centrale, qui forme un tout claire- ment identifiable du point de vue géographique, et dont au moins un pays, l’Ouzbékistan – qui n’est pas le mieux doté en ressources naturelles – a connu une histoire glorieuse. Ces pays ont hérité d’une organisation tribale, dont l’analyse est utile à qui désire les comprendre et aussi comprendre leurs interactions avec des régions voisines politiquement sensibles de la planète, comme l’Afghanistan. De plus, comme ailleurs, ces tribus ne recouvrent pas exactement les frontières. Précisons qu’à l’exception du Tadjikistan, leurs langues appartiennent au groupe turc de la famille altaïque et que d’ailleurs, en dehors du Xinjiang très peu acces- sible aux étrangers, la Turquie moderne s’y montre très active. À l’exception de la Mongolie, ils sont marqués par l’islam, principalement sunnite. Un autre point important est que, fin 1991, les Républiques soviétiques d’Asie centrale ne deman- daient pas l’indépendance. Chassées en quelque sorte par la Russie, c’est tout naturellement qu’à une exception près les derniers Premiers secrétaires des partis communistes ont accédé à la tête des nouveaux États, pour y durer. La décolonisa- tion qui s’est ainsi opérée dans des conditions historiquement uniques ne semble pas avoir jusqu’ici suscité des mouvements politiques fondés sur le ressentiment à l’encontre de l’ancienne puissance coloniale. Les situations varient d’un pays à l’autre.
Arrêtons-nous brièvement sur le cas du Kazakhstan. Cet État, de près de 3 millions de km2 avec une vingtaine de millions d’habitants, bien doté en ressources naturelles – notamment en hydrocarbures –, a été dirigé après l’indé- pendance par Noursoultan Nazarbaïev, pur produit de l’élite soviétique, d’origine populaire. Il a gouverné sans partage, jusqu’à mars 2019, non sans œuvrer avec succès à la modernisation du pays. À cette date, en raison de son âge et sans doute d’une certaine fatigue, il a fait élire pour lui succéder son ministre des Affaires étrangères, devenu président du Sénat : Kassym-Jomart Tokaïev, intellectuel polyglotte fort averti des problèmes du monde. À la suite d’une de ces révolutions de palais, caractéristique à l’époque soviétique, en janvier 2022, sans doute fomentée dans l’entourage de Nazarbaïev, Tokaïev semble avoir réussi à solder le régime de son prédécesseur en s’engageant résolument dans la voie d’une très prudente démocratisation, assortie d’une conception moderne de la politique étrangère, déjà qualifiée antérieurement de « multi-vectorielle ». Ce concept, qui correspond au « multi-alignement » de l’Inde mais à partir d’une position de faiblesse, est bien adapté à un pays situé au cœur de l’Asie centrale dont près de 20 % de la population est russe, dont l’essentiel des exportations doit traverser le territoire de la Russie, avec laquelle il partage plus de 7 500 km de frontières, et qui se trouve au contact de la Chine en un point particulièrement critique (le Xinjiang). Tout l’art de cette politique étrangère est de préserver un équilibre délicat avec un voisinage géopolitique et historique tumultueux, en un temps où le rapport de force entre la Russie et la Chine évolue profondément, et alors aussi que, du fait de la guerre d’Ukraine et des réponses occidentales, la Russie est menacée de crises violentes qui n’épargneraient pas le Kazakhstan. Comment prendre de la distance avec la Russie sans encourir ses foudres ? La réponse n’est nullement évidente. Par ailleurs, Tokaïev semble convaincu que la modernisation de son pays doit passer par un renforcement de ses relations avec l’Europe, en particulier la France.
Ces quelques remarques permettront peut-être de mieux comprendre que la notion d’un « Reste » ou d’un « Sud global » systématiquement hostile aux Occidentaux et à leur héritage est trop grossière pour embrasser la complexité du système inter- national actuel. Par exemple, une institution comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), créée en 2001 par la Chine, la Russie et les anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale (à l’exception du Turkménistan) – et qui a pris la suite du « Groupe de Shanghai » formé en 1996 – doit être comprise pour ce qu’elle est : une organisation de sécurité régionale utile pour elle-même et non a priori une initiative anti-occidentale. Moins par exemple que pour les BRICS auxquels, soit dit au passage, l’Algérie cherche aujourd’hui à se joindre. Depuis sa création, l’OCS s’est notamment élargie à l’Inde et au Pakistan ; puis à l’Iran ainsi qu’à la Mongolie, la Biélorussie (à la demande de la Russie bien sûr) et à l’Afghanistan (membres observateurs).
Le Kazakhstan ne se définit pas par l’idéologie, ce qui ne l’empêche pas lui aussi de chercher à retrouver ses racines profondes, précisément pour éviter le piège des décolonisations. Le Kazakhstan moderne cherche paisiblement à raffermir son aspiration à l’identité nationale, notamment à travers la langue kazakhe.
Géopolitique, politique internationale et au-delà
Cette édition de mes Perspectives pour Ramses est la quarantième. Tout en essayant d’embrasser large, je n’ai jamais eu la prétention de proposer au lecteur une synthèse complète du « système international ». Ce serait d’ailleurs folie, car pour des raisons qui touchent au cœur du phénomène de la complexité, pareil projet est irréalisable. Cette année, comme les précédentes, j’ai tenté d’analyser certains aspects des évolutions en cours, au retentissement mondial. En l’occurrence, en me concentrant particulièrement sur la guerre, dans un contexte lourdement affecté par au moins trois autres chocs : la pandémie, la tension sino- américaine et la concrétisation du changement climatique.
Une distinction essentielle
Pour terminer ces Perspectives, je reprendrai une distinction sur laquelle je tente depuis longtemps d’attirer l’attention : entre géopolitique et politique ,internationale. La géopolitique se propose de caractériser les problèmes poli- tiques susceptibles d’affecter les relations internationales de manière plus ou moins récurrente, en croisant les enseignements de l’histoire et de la géographie, interprétés à travers les récits plus ou moins incompatibles des acteurs qui s’estiment concernés, directement ou indirectement. Ainsi l’Ukraine est-elle un enjeu géopolitique majeur sur le continent eurasiatique, revenu sur le devant de la scène depuis l’agonie de l’Union soviétique, c’est-à-dire la fin des années 1980. Mais face à un problème géopolitique correctement identifié, la politique internationale peut évoluer de bien des manières, selon la diplomatie des uns et des autres ainsi que leurs capacités et volontés de recourir à la force armée.
Restons sur le cas de l’Ukraine, à la veille du sommet de l’OTAN à Vilnius (11-12 juillet 2023). Le gouvernement de Zelensky souhaitait que l’Alliance décide immédiatement de l’accueillir. En dehors sans doute de la Pologne et des pays baltes, une telle décision – qui changerait la qualification de la guerre et ouvrirait la perspective d’une escalade entre l’OTAN et la Russie – n’était pas rationnelle. Seuls les États-Unis ne pouvaient pas tricher en exposant leur point de vue. Le sachant, d’autres États membres de l’Alliance pouvaient se permettre de faire de la politique à l’étage en dessous. En compensation, on l’a vu, l’Alliance dans son ensemble a pris de nouveaux engagements pour fournir toujours plus d’armements à l’Ukraine, quitte – si ses membres honorent vraiment leurs promesses avec zèle et persistent sur la même ligne – à prendre un autre risque, celui de la bifurcation en Russie même dont j’ai déjà parlé.
On peut pousser l’analyse un cran plus loin, et soutenir que la guerre d’Ukraine ne met pas en jeu les intérêts fondamentaux ou « vitaux » de la plupart des États membres de l’ONU, sauf peut-être dans certains cas indirectement. Ces États ne se trouvent donc pas contraints à des discours trop politiquement corrects comme les principaux protagonistes, et ils peuvent même profiter de la situation pour élargir leur liberté d’action.
En Turquie, Erdoğan a réussi l’exploit de se faire réélire, en dépit du tremblement de terre (6 février 2023) et d’une situation économique préoccupante. Il peut ainsi poursuivre une politique étrangère néo-ottomane – appuyée sur une diplomatie fort expérimentée, mais aussi sur la force militaire – dont on ne peut qu’admirer l’intelligence. L’appartenance à l’Alliance atlantique ne l’a jamais empêché de jouer un double jeu avec la Russie, conformément à la situation géopolitique des deux États. Peu lui importe, sur le fond, que l’Alliance s’élargisse, en particulier à la Suède et à la Finlande. Ou même à l’Ukraine. Pour se dire favorable à l’ad- mission de cette dernière, il n’a pas eu besoin de se forcer. En ce qui concerne la Suède, la question des réfugiés kurdes ou celle des Corans brûlés ont été des arguments plus tactiques que stratégiques. Un enjeu d’une tout autre ampleur serait l’accès de la Turquie à une Union européenne qui – à la veille de se lancer à corps perdu dans une nouvelle vague d’élargissement – s’est déjà beaucoup éloignée de ses repères initiaux. Cet accès surmultiplierait les capacités d’action d’un pays qui, lui aussi et contrairement aux Européens qui s’en éloignent, est en train de retrouver ses racines. Si Recep Tayyip Erdoğan continue de nous surprendre, c’est que nous – les Européens – avons tellement perdu le sens de notre orientation que nous ne sommes même plus capables de reconnaître celui des autres.
Comme en face d’une compétition sportive, il faut aussi saluer la performance de Narendra Modi qui, lui aussi, œuvre à renforcer l’identité de son pays, en enjambant son histoire coloniale à travers un concept de « démocratie ethnique » bien éloigné des valeurs occidentales dominantes actuelles. Rappelons-nous le débat vite enterré sur les racines chrétiennes de l’Europe. Il est vrai que les Occidentaux n’ont jamais sérieusement cherché à y faire obstacle dans le cas d’Israël, pays au sujet duquel le concept en question a été élaboré. Depuis 1992, initialement sous l’impulsion de Manmohan Singh, le sous-continent est entré dans une ère de croissance et de grandes réussites technologiques, en tournant le dos à l’idéologie socialiste du parti du Congrès.
Sans entrer dans le débat de ses forces et faiblesses en comparaison avec celles de la Chine, il est possible sinon probable qu’au milieu de ce siècle, l’Inde figurera au tout premier plan des puissances mondiales. Elle y aspire orgueilleusement, sans pour autant se présenter comme concurrente de la Chine en vue de supplanter les États-Unis sur le podium. Elle ne prétend ouvertement qu’à jouer le rôle d’une très grande puissance régionale, tout en exerçant elle aussi, dans les instances de la gouvernance mondiale, une influence conforme à son poids. Sur le plan idéologique, la « plus grande démocratie du monde » se garde sagement de tout ramener à une lutte entre démocraties et démocratures, et de trop se mêler des affaires intérieures des autres. Sa diplomatie de multi-alignement est bien autre chose que le non-alignement de jadis – lequel s’apparentait à l’idée d’une troisième voie face à l’Union soviétique et aux États- Unis, tout en restant beaucoup plus proche du socialisme d’État que du capita- lisme libéral. À présent, l’Inde peut se permettre de se rapprocher des États-Unis, ou de se reconnaître dans le concept géopolitique d’Indo-Pacifique, sans pour autant se présenter comme un allié de la puissance dominante et tout en refusant de prendre parti dans la guerre d’Ukraine. Elle n’hésite pas à prendre ses libertés vis-à-vis des sanctions américaines et européennes, et parvient à ne pas encourir leurs foudres. Elle a déjà réussi à se donner les moyens d’une politique d’indépendance nationale, non pas en niant ses dépendances, mais en cherchant à les diversifier pour toujours maximiser sa liberté d’action.
Sur le même registre de la politique internationale en tant que domaine distinct de la géopolitique, j’ajouterai encore quelques mots sur le Moyen-Orient, où certains des principaux acteurs ont pris récemment des initiatives impensables encore naguère. La plus importante dans les derniers mois est le rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran sous les auspices de la Chine (comme Téhéran, Riyad s’est également rapproché de la Russie) – et sous les applaudissements, notamment, de la Turquie. Ce rapprochement a été suivi de près par la réadmission de Bachar el-Assad dans la Ligue arabe. Comme si les principaux acteurs de la région pensaient qu’ils ne pouvaient plus compter sur les seuls États-Unis pour stabiliser la région, et devaient prendre acte de l’échec de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA). Au grand dam d’Israël, pour qui il devient beaucoup plus difficile encore d’empêcher l’accès de l’Iran à l’arme nucléaire par ses propres forces. Ceci, à un moment où le gouvernement de Benyamin Netanyahou joue avec le feu en malmenant la démocratie israélienne elle-même. On voit ainsi que l’idée de multi-alignement dépasse largement le cadre de l’Inde, y compris d’ailleurs quand il s’agit de ne pas appliquer les sanctions décidées par les États-Unis ou par l’Union européenne. Une des conséquences de la tendance au multi-alignement est l’accroissement de la diplomatie d’influence de la Chine à un moment où les États-Unis cherchent à resserrer les rangs de leurs amis pour la contrer.
Il faut rebâtir l’Union européenne sur des bases plus solides
Mon ultime propos sera peut-être le plus important. On ne rencontre pas un expert de la politique internationale dans le monde qui ne se préoccupe de l’évolution interne des États-Unis. Non qu’ils ne continuent de faire la course, en tête dans les domaines technologique et militaire notamment. Mais l’ampleur et la violence des clivages idéologiques à l’intérieur du pays sont sans précédent depuis largement plus d’un siècle. À court terme, l’incertitude est grande sur les résultats de l’élection présidentielle de 2024 et leurs conséquences. Alors que la politique étrangère de Washington exigera plus de finesse que jamais, le simple fait que le retour d’un Donald Trump ne soit pas exclu suscite une inquiétude générale.
Dans le contexte d’un monde dont les aspirants à la puissance affirment forte- ment leur quête d’identité nationale en contrepoint de l’histoire de l’Europe et d’un universalisme occidental autoproclamé, les fondations de ce qui fut la Communauté européenne, déjà fortement ébranlées après la chute de l’URSS, se trouvent à présent encore plus gravement menacées. Ce qui reste de notre prospérité économique et les politiques sociales qu’elle a permises, comme une conception des libertés qui encourage toutes les transgressions, nous rendent encore attractifs dans notre voisinage. À plus court terme, l’unité transatlantique face à la guerre d’Ukraine est aussi un facteur qui dissimule temporairement une perte de repères autrement profonde, d’ordre civilisationnel.
Par rapport à cela, la pourtant très importante et difficile question des institutions de l’Union européenne, notamment en ce qui concerne la capacité de prendre des décisions cohérentes – et de les exécuter avec efficacité – est subalterne. Il n’y a pas de bonne organisation pour qui n’a pas de cap. On dit que notre Union est toujours parvenue à surmonter ses crises. Cela est vrai. Mais à l’échelle de l’Histoire, son expérience est courte. Pourquoi les réflexes de survie continueraient-ils de jouer indéfiniment, s’ils n’étaient plus fondés que sur l’instinct, le conatus de Spinoza ? L’incantation qui, disait Bergson, « peut participer à la fois du commandement et de la prière » n’est en tous cas pas un moteur perpétuel. Dans une phrase superbe constamment citée, Paul Valéry a dit de l’Europe : « Aucune autre partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant. » Qu’émettons-nous aujourd’hui qui enchante le monde ? Et qu’absorbons-nous du reste du monde qui nous enchante ? Quel projet commun solide nous permettrait-il de nous réenchanter nous-mêmes ? En dehors de l’incantation, comment devons-nous nous y prendre pour que, à partir de ce que nous pouvons peser objectivement, l’Europe ne devienne pas, toujours selon Paul Valéry, « ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ».
La civilisation européenne est-elle en train de mourir ? La réponse ne se situe pas dans l’ordre de la politique. En revanche, je veux croire que l’Union européenne a encore la capacité politique de mobiliser ce qui lui reste d’énergies latentes, pour éviter que le petit cap, submergé par son environnement, ne succombe dans des querelles intestines. J’espère commencer à avoir, dans les prochaines éditions de Ramses, de bons arguments à donner pour affermir cet acte de foi.
Thierry de Montbrial
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Fondateur et Président de l’Institut français des relations internationales
Fondateur et Président de la World Policy Conference
Le 14 juillet 2023
Le Ramses 2024, paru chez Dunod, est disponible en librairie.