Perspectives 2023
Perspectives issues du RAMSES 2023, le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Ifri
Vers la guerre
En août 2021, l’actualité internationale était dominée par le piteux retrait d’Afghanistan. Vingt ans après le début de leur intervention, les États-Unis laissaient brutalement tomber la population, et particulièrement les femmes de ce pays, à nouveau livrée à la famine et à l’obscurantisme taliban. L’Union européenne (UE), qui n’avait pas encore oublié les velléités affichées par Donald Trump d’un retrait américain de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), envisageait de prendre au sérieux la vieille idée française de défense européenne rebaptisée autonomie stratégique, afin de se préparer au cas désormais jugé possible, sinon probable, où la superpuissance ne consentirait plus à assumer complètement son protectorat.
Vers la fin de l’année 2021 cependant, la météorologie politique a changé sur l’Europe avec le déploiement de plus en plus massif de forces russes autour de l’Ukraine. On a d’abord voulu y voir un simple exercice, certes de grande envergure. À la mi-décembre, reprenant des idées maintes fois exposées depuis une quinzaine d’années, Moscou a dévoilé un projet de sécurité européenne visant à exclure toute nouvelle expansion de l’Alliance atlantique vers l’Est, et à limiter le déploiement des forces de l’OTAN au niveau qu’il avait atteint en 1997. L’OTAN devait s’engager par ailleurs à ne se livrer « à aucune activité militaire sur le territoire de l’Ukraine, de l’Europe de l’Est, du Caucase, ou de l’Asie centrale », alors qu’elle ne s’en privait pas, surtout depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Dans le projet révélé par le ministère russe des Affaires étrangères, l’OTAN et la Russie devaient en outre s’engager à ne pas déployer de missiles intermédiaires et à courte portée sur des territoires d’où ils pourraient frapper l’autre partie. Diverses « mesures de confiance » étaient également proposées, dans l’es- prit des négociations de maîtrise des armements du temps de la guerre froide, comme l’établissement d’une « hotline » entre les signataires.
En arrière-plan, deux points méritent particulièrement de retenir l’attention. Le premier est l’affirmation par la Russie de ce qu’en contrepartie du démantèle- ment pacifique de l’Union soviétique (URSS) les Occidentaux, en tout cas les États-Unis, se seraient engagés à ce que l’OTAN ne s’étende pas à l’Est. Le recours aux archives permettra le moment venu de savoir ce qui s’est réellement passé, mais il est certain qu’aucun accord n’a été signé sur ce point. Or, en diplomatie, seuls comptent finalement les accords. Il est non moins certain qu’encouragés
par de nombreuses associations ou fondations occidentales, et particulièrement américaines, les gouvernements de l’Ukraine et de la Géorgie ont obtenu au sommet de l’OTAN de Bucarest, en 2008, la reconnaissance de leur « vocation » à rejoindre l’Alliance. Malgré, il convient de le souligner, la réticence de la France et de l’Allemagne dont les partenaires – à commencer par les États-Unis – ont quelque peu forcé la main. Quant à l’Ukraine, elle a inscrit cette « vocation » dans sa Constitution en février 2019. Entre-temps, la Russie avait annexé la Crimée.
Le second point est également d’ordre diplomatique. La grande revendication russe en matière de sécurité depuis l’avènement de Vladimir Poutine, c’est-à-dire après la « décennie noire » de l’effondrement de toutes les institutions de l’URSS, est en fait la révision de l’architecture européenne de sécurité, lente- ment élaborée dans un tout autre contexte. Observons au passage que la charte d’Helsinki de 1975, comme celle de Paris du 21 novembre 1990, précise que les États signataires sont libres du choix de leurs alliances. Si l’on se place d’un point de vue de science politique plutôt que juridique, cette disposition est étonnante, car on sait depuis au moins la thèse de Henry Kissinger sur le Congrès de Vienne que « la sécurité absolue d’un État, c’est l’insécurité absolue de tous les autres ». Autrement dit, la stabilité d’une architecture de sécurité repose sur un équilibre accepté par toutes les parties prenantes et complété par la volonté partagée de le préserver. On peut alors se demander pourquoi les signataires d’Helsinki – en fait, surtout les Soviétiques – ont adopté ladite disposition. La réponse est certainement qu’ils voulaient préserver le « libre choix » des « pays socialistes ». Pas plus que leurs autorités, les diplomates soviétiques ne pouvaient imaginer que l’URSS n’avait plus qu’une quinzaine d’années à vivre, et que le principe de libre choix des alliances allait se retourner contre eux. On ne répétera jamais assez qu’en diplomatie, il faut parfois être capable de voir loin et d’envisager l’inenvisageable, sous peine de léguer des bombes à retarde- ment aux successeurs.
Il est en tout cas certain que le ton comminatoire sur lequel le vice-ministre Sergueï Riabkov a formulé les propositions de la Russie – ce diplomate est au demeurant réputé comme un grand connaisseur et praticien de l’arms control – n’était pas fait pour inciter les Occidentaux à les prendre en considération, en dépit de ce qu’elles pouvaient contenir de pertinent. Ce ton faisait plutôt figure d’ultimatum, et c’est ainsi que les Occidentaux l’ont interprété. Ensuite, semaine après semaine, les Américains n’ont cessé d’annoncer une Blitzkrieg comme de plus en plus probable, sans en tirer d’autre conséquence que l’évacuation de leur ambassade. Vu d’Europe, cet étrange détachement a d’autant moins contribué à accréditer le sérieux de l’hypothèse de l’agression qu’on se souvenait des mensonges organisés du général Powell en 2003, et que la plupart des experts écoutés doutaient de la volonté de Poutine de prendre le risque de lancer ce qu’il allait bientôt appeler une « opération militaire spéciale ». On doutait même de l’aptitude des Russes à élargir la conquête du Donbass au-delà des territoires séparatistes, et à réaliser facilement la jonction territoriale avec la Crimée. Celle-ci, dans une situation très différente, n’avait opposé aucune résistance en 2014. À mesure que les semaines puis les jours passaient, le débat, dans un pays comme la France, s’approfondissait entre ceux qui, peu regardants sur les moyens réels de la Russie, comparaient le Poutine de 2022 au Hitler de la stratégie du salami, comme si le maître du Kremlin pouvait reconstituer l’empire russe, et ceux qui, sous-estimant sans doute sa détermination à renforcer rapidement la sécurité de la Russie à ses frontières, ne l’imaginaient pas encore prêt à prendre un très grand risque. Les Ukrainiens eux-mêmes ne s’y attendaient pas. Pour tous, et sans doute même pour les Russes dans un autre genre, l’invasion du 24 février fut ressentie comme un énorme choc et comme une bifurcation de l’Histoire.
Vérités historiques et affrontements géopolitiques
Des événements comme celui-ci sont de l’ordre de la complexité. Nulle pensée organisée comme un système achevé ne permet de les interpréter correctement sous une forme déterministe, en termes de causes bien identifiées provoquant des effets eux-mêmes parfaitement circonscrits. Ce qui ne signifie ni que toutes les interprétations se vaillent, ni qu’il soit impossible de réduire l’incertitude sur les conséquences, en l’occurrence, de la guerre déclenchée par Poutine en Ukraine.
Pour avancer, il faut à mon sens partir de l’histoire et de la géopolitique. Dans son livre Comment on écrit l’histoire, le grand spécialiste de l’empire gréco- romain Paul Veyne jongle avec deux idées, plus complémentaires que contradictoires, que j’interprète ainsi : d’un côté, l’historien peut établir des « vérités » ; mais de l’autre, à toute échelle, un récit quelconque ne peut être complet qu’en bouchant des « trous » de façon plus ou moins arbitraire. Le travail sur les archives – lesquelles sont la matière première du métier d’historien – permet d’établir des « vérités », qu’on ne peut nier qu’au détriment de la raison ou de l’éthique. Ainsi le déroulement du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte est-il documenté dans les moindres détails, y compris s’agissant des faiblesses du grand homme ce jour-là. Pourtant, même à cette échelle, des « trous » peuvent encore subsister. Évidemment, plus l’échelle est étendue, plus les trous sont facilement repérables.
L’histoire de la Russie kiévienne (ixe-xiie siècles) est bien documentée. Elle commença par les Varègues, nommés Rous par les Finnois de l’époque, se déroula le long du Dniepr, et connut son apogée sous Iaroslav, dit le Sage, mort en 1054. Sa fille Anne, mariée à Henri Ier, fut reine de France. Entre-temps, sous les influences de Byzance, elle s’était ouverte au christianisme grec, tout en gardant son caractère slave ou, si l’on préfère, russe. Cette Russie kiévienne s’est disloquée progressivement et acheva de s’effondrer sous les coups de butoir des Mongols (ou Tatars) en 1240. Ce n’est qu’après environ un siècle qu’émergea la Moscovie. Dès 1326, le métropolite de Vladimir avait fixé son siège à Moscou faisant ainsi de cette ville, de facto, la capitale politique et religieuse de « la Russie ». Depuis la chute de Kiev, il incarnait l’unité spirituelle d’une Russie qui s’était déplacée et étendue, face surtout à l’islam (la Horde d’or). La formation de l’État russe centralisé dont descend l’actuelle Fédération de Russie a commencé sous le règne d’Ivan III (1462-1505) et a bénéficié, entre autres, de l’affaiblissement antérieur puis de l’effondrement de Constantinople.
Comment ne pas citer ici ce passage célèbre de l’Histoire de Charles XII de Voltaire : « L’Ukraine a toujours aspiré à être libre ; mais étant entourée de la Moscovie, des États du Grand Seigneur [la Suède] et de la Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur et, par conséquent, un maître dans l’un de ces trois États. Elle se mit d’abord sous la protection de la Pologne, qui la traita en sujette ; elle se donna depuis au Moscovite, qui la gouverna en esclave autant qu’il le put. »
Ces quelques touches à partir de « vérités » bien établies permettent de relativiser à la fois les deux jugements de Paul Valéry : « L’Histoire est la science des choses qui ne se répètent pas » ; et cet autre non moins célèbre : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. » Certes, les choses dont parle l’Histoire ne se répètent pas, mais elles se ressemblent. Un mathématicien dirait qu’on peut les répartir dans des « classes d’équivalence ». Dans l’espace-temps de l’histoire de la Russie qui nous occupe ici, des principautés se constituent, vivent et sombrent pour des raisons comparables en captant, modifiant et cédant si je puis dire leur environnement aux dépens d’un prédécesseur et au profit d’un successeur, tout en préservant des « invariants », à commencer par la religion orthodoxe. La seconde citation de Valéry contient les bases de ce qu’on appelle la géopolitique, c’est-à-dire l’idéologie relative aux territoires et donc aussi aux populations qui leur sont attachées. Pour qui regarde l’histoire de la Russie avec une certaine distance, les multiples liens qui ont pu s’établir, se transmettre et survivre entre les habitants des voisinages – au sens topologique de ce mot – de Kiev et de Moscou sont aisément concevables, et beaucoup peuvent être documentés. Nous sommes ici au niveau des « vérités ». Mais les récits des uns et des autres, avec les « trous » qu’ils bouchent, sont une tout autre affaire, et n’ont plus de vérité qu’au sens où ils existent et contribuent à nourrir les passions. Que la Russie kiévienne soit le berceau dont sont sortis la Russie des tsars et ses prolongements, ou une marge (signification du mot Ukraine) avant la lettre du futur empire moscovite : pareille question ou tout autre semblable n’a rien à voir avec des vérités historiques. Mais les récits façonnent les relations internationales, comme les rapports immédiats entre les territoires et les populations qui les habitent.
Du point de vue des perceptions, le contraste est saisissant entre la Fédération de Russie telle qu’elle a survécu au naufrage de l’Union soviétique, et l’Ukraine dans ses frontières actuelles, c’est-à-dire celles de la composante ukrainienne de l’ancienne URSS. On ne rappellera jamais assez que la chute soudaine de l’URSS, en 1990-1991, fut à la fois celle du système communiste et celle de l’empire russe. Depuis cet épisode majeur du xxe siècle, nous n’avons jamais manqué d’annoncer, dans les « Perspectives » du Ramses, que l’enchaînement improbable qui a conduit à un démembrement relativement pacifique – en particulier le fameux dîner du 8 décembre 1991 dans la forêt de Belaveja entre Boris Eltsine, Leonid Kravtchouk et Stanislaw Chouchkievitch – impliquerait inévitablement de futurs tremblements de terre, dont l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 est le plus dramatique à ce jour. D’autres crises majeures sont imaginables, ce qui ne signifie pas probables, par exemple avec le Kazakhstan qui partage aujourd’hui autour de 7 000 kilomètres de frontières avec la Russie, et dont près d’un cinquième de la population est russe. Non moins grave : la Fédération de Russie elle-même est lourde de conflits multi-ethniques potentiels, et l’on ne doit pas oublier que dans les années 1990 de bons observateurs ont pu envisager que cette fédération se défasse jusqu’à se réduire au Grand-Duché de Moscou ! Dans un tel contexte, on conçoit que, plus encore que pour tout autre pays, la sécurité aux frontières de la Russie soit perçue comme vitale par ses dirigeants, quels qu’ils soient. La sécurité d’un État et celle de son régime politique sont des sujets distincts, même s’ils ne sont jamais complètement séparables.
Le problème des frontières, avant la guerre, ne se posait pas de la même manière en Ukraine. Du point de vue géographique et historique, on peut considérer comme une « vérité » que, sur la longue durée, ce pays existe en tant que région, c’est-à-dire un territoire aux contours indécis mais à l’intérieur duquel s’est constituée à travers le temps, au sein d’une majorité de la population, une nation caractérisable par une langue, un récit identitaire et une culture. Mais en tant qu’État avec des frontières bien déterminées, la réalité ukrainienne est sensiblement différente, comme pour la plupart des pays de l’Europe centrale et orientale. Physiquement, les terres ukrainiennes, conjointement avec celles de la Biélorussie, sont un vaste couloir reliant l’Est et l’Ouest, celui de toutes les invasions. En conséquence, l’Ukraine est un pays en partie pluri-ethnique. Depuis les temps relativement proches de la naissance du nationalisme moderne, après la Révolution française, la seule période d’existence d’un État ukrainien avant la chute de l’URSS fut celle de 1917 à 1920 (dans des frontières sensiblement différentes). Depuis l’indépendance post-soviétique, surtout après 2014, le nationalisme ukrainien s’est considérablement renforcé, avec le soutien de nombreuses organisations américaines et européennes, surtout polonaises. Est-ce à dire que les frontières de l’Ukraine sont intangibles ? Pas plus que pour la Fédération de Russie et sans doute d’autres États, il n’est possible de répondre précisément à une question qu’il serait anhistorique de réduire au seul droit international. N’oublions pas que même la situation de l’ex-Yougoslavie n’est toujours pas consolidée.
À ce stade, nous devons élargir le raisonnement géopolitique et géostratégique. Dans les années 1990, les vrais géopolitologues (répétons que le domaine de la géopolitique est l’idéologie relative aux territoires) se sont penchés sur les conséquences à long terme de la chute de l’Union soviétique. Celui qui, aux États- Unis, a le mieux capté la formulation stratégique adaptée à l’esprit missionnaire américain est Zbigniew Brzeziński, l’ancien National Security Advisor du président Jimmy Carter entre 1977 et 1981. Dans son ouvrage Le Grand Échiquier publié en 1997, dont l’influence fut immense, ce Polonais d’origine expliquait en substance que la vocation des États-Unis était de devenir le premier empire universel, fondé sur la démocratie – sans toutefois définir celle-ci de manière trop précise. Comme d’autres avant lui, il voyait bien que tout se jouerait sur le continent euro-asiatique, et particulièrement en Ukraine qui, à l’Ouest, en occupe le centre de gravité. Il n’avait pas la naïveté de penser que la Russie post-soviétique allait rapidement se convertir au libéralisme de type anglo- saxon, d’autant moins que le régime communiste n’a pas été renversé par une révolution et que, globalement parlant, ce sont les mêmes hommes qui sont restés au pouvoir. Mais il semblait croire à l’époque que l’Ukraine, elle, pourrait se convertir facilement sans pour autant provoquer les foudres de l’empire déchu. À la fin de sa vie, il a pris conscience du risque d’un glissement de la propagation pacifique de la foi à la conversion par la force – le regime change cher aux futurs néo-conservateurs américains – c’est-à-dire la doctrine du renversement préventif des régimes jugés intrinsèquement menaçants parce que non démocratiques. Concrètement, il proposa alors pour modèle celui de la « finlandisation » de l’Ukraine, qui n’avait pas si mal réussi à la Finlande, comme aussi la neutralité pour l’Autriche. Quelle qu’en soit la forme détaillée, le modèle libéral de l’empire universel est comme l’image dans un miroir de celui jadis annoncé comme inéluctable par les idéologues de l’internationale communiste. Sans surprise, on trouve chez le Brzeziński de 1997 l’idée que l’UE doit s’étendre au maximum vers l’Est et se rassembler derrière les États-Unis sous la bannière de l’OTAN. À l’époque du Grand Échiquier, la Chine n’était pas encore perçue comme un enjeu géopolitique majeur, mais plutôt comme un marché à conquérir.
Du côté russe, les années 1990 virent ressurgir le débat du xixe siècle autour des deux orientations possibles, occidentaliste et slavophile (donc sui generis) avec l’émergence graduelle d’une troisième voie explicitement eurasiatique. C’est-à-dire mettant l’accent sur une interprétation russe des « valeurs asiatiques » dont le chantre, au même moment, était Lee Kuan Yew, le fondateur de l’État de Singapour. Mais après le retour d’un homme fort en 2000 avec l’élection de Poutine, et sans nécessairement l’exprimer de cette manière, le Kremlin a graduellement acquis la conviction que la grande stratégie américaine découlait de la vision géopolitique que je viens de décrire. Il l’a interprétée comme une poussée occidentale dont l’étape suivante serait la déstabilisation politique de la Russie. Désormais littéralement à cheval entre l’« Occident » et la Russie, l’Ukraine, par ailleurs noyée dans la corruption, s’est rapidement trouvée au cœur des crispations, de la révolution Orange de 2004 à Maïdan en 2013 – en passant par le discours de Poutine à Munich en 2007 et par le sommet de l’OTAN en 2008 –, les Russes revenant constamment sur la nécessité d’une révision de l’architecture de sécurité européenne. Ce fut également le thème du discours du président Medvedev à la première édition de la World Policy Conference organisée par l’Ifri à Évian du 6 au 8 octobre 2008. Dans cette séquence, les tensions ont culminé avec l’annexion de la Crimée en 2014. Depuis lors, les Occidentaux – particulièrement les Européens – ont empilé des paquets de sanctions contre la Russie. Le processus de Minsk s’est enlisé, ni les Russes ni les Ukrainiens ne voulant mettre en œuvre ce à quoi ils avaient pourtant souscrit.
Les quatre premiers mois de la guerre
Ne serait-ce que par l’ampleur et l’intensité de l’agression – mais aussi par le ton haineux de la rhétorique d’un Poutine soudain transmué en dictateur à la Charlie Chaplin, parlant de « dénazifier » l’Ukraine comme l’objectif de son « opération militaire spéciale » et n’hésitant pas à menacer nucléairement ceux qui oseraient se mettre en travers de sa route –, la violence maléfique de la guerre commencée le 24 février a stupéfié en tout cas le monde occidental. Impossible, dans un premier temps, de ne pas avoir pensé à l’Anschluss de 1938, malgré les différences entre les deux événements du point de vue des contextes et des rapports de force. Le scénario de l’annexion du Donbass élargie en vue de l’établissement de la continuité territoriale entre la Russie et la Crimée, jugé le moins improbable ex ante, parais- sait soudain totalement dépassé. Comme si le but de Poutine était en fait, grâce à une Blitzkrieg, de renverser le régime fantoche à ses yeux de Volodymyr Zelensky et de remplacer ce dernier par un compagnon de route semblable à Viktor Ianoukovitch. Dans les couloirs de Whitehall, on citait même les noms d’individus susceptibles de tenir le rôle du futur « dénazificateur », dont la mission réelle eût été, après une phase d’épuration, de remettre le pays tout entier dans l’orbite de Moscou. À supposer que ce scénario ait été le premier choix de Poutine et que son État-major l’ait jugé réalisable, ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées. En ce sens, les événements ont plutôt justifié le raisonnement de ceux qui, au début de l’année, jugeaient hautement improbable une opération de pareille envergure.
Les Russes semblent en effet avoir commis au moins trois erreurs d’appréciation. La première, en ayant sous-estimé la remarquable progression du nationalisme ukrainien et l’efficacité de la coopération militaire mise en place avec les États-Unis. La deuxième est d’avoir parié sur une certaine passivité des Occidentaux et sur leurs divisions. Or, après il est vrai un court moment de flottement, tout s’est passé comme si, face à la tragédie, la Maison-Blanche démocrate avait décidé d’adopter, cette fois explicitement, la vision géopolitique que ci-dessus j’ai attribuée à Zbigniew Brzeziński. Une vision qui convenait particulièrement aux Polonais. En fait, les opinions publiques occidentales ont massivement épousé la cause ukrainienne, alors même que l’immense majorité des populations, pas seulement aux États-Unis, ignorait tout ou presque de l’Ukraine. Sans doute l’énorme travail de communication mené depuis des années et même des décennies par les activistes de la cause ukrainienne a-t-il porté ses fruits et explique-t-il en partie ce phénomène. Mais surtout, les opinions ont été forte- ment impressionnées par la mobilisation générale quasi spontanée et l’héroïsme de tout un peuple, qui apportaient ainsi un démenti cinglant au discours du président russe. Le courage et le talent inattendus de Zelensky – en qui on ne voyait précédemment que l’humoriste qu’il avait été et un pion dans un système oligarchique passablement pourri – ont aussi grandement contribué à l’ampleur de la réaction occidentale contre l’agression de la Russie. Enfin – c’est la troisième erreur d’appréciation du Kremlin –, il semble que Poutine a été trompé sur les capacités opérationnelles de son armée, dont les insuffisances se sont rapidement manifestées.
Pour toutes ces raisons, Vladimir Poutine n’a pas obtenu la victoire rapide qu’il escomptait vraisemblablement tout en assumant, je suppose, les conséquences des sanctions additionnelles qui auraient de toute façon été prises à l’encontre de la Russie par les Occidentaux. Pour autant, il n’a pas été vaincu et a remanié sa stratégie et son dispositif pour se concentrer sur la conquête du Donbass élargi, dont la chute de Marioupol le 21 mai 2022 a été un point culminant.
Un premier bilan
Essayons maintenant de tirer un bilan provisoire de cette guerre, au moment où s’achève la préparation du Ramses 2023, en pleine conscience que lorsqu’il paraîtra, bien des choses se seront encore passées. La première observation, et non la moindre, est évidemment que la perspective de la guerre de haute intensité est de retour sur le continent européen, pour la première fois depuis 1945. La stabilité du système bipolaire avait été assurée par la dissuasion nucléaire, laquelle a déplacé la compétition ouverte entre les deux superpuissances de l’époque vers des enjeux indirects économiquement, socialement et géographiquement. Est-il nécessaire de rappeler au passage qu’aucun traité de paix n’a complètement conclu la Seconde Guerre mondiale ? En 1990-1991, l’Union soviétique est morte par la tête, ce qui a rouvert le jeu. Face à une « victoire » aussi inattendue et surtout aussi facile, les Occidentaux n’ont pas vu l’intérêt de travailler avec la Russie pour la recherche en commun d’une nouvelle architecture de paix sur le continent. Du coup, le champ s’est trouvé dégagé pour les aventuriers de la politique internationale, en raison de l’asymétrie des intérêts nationaux. Aussi longtemps qu’une forme de neutralité garantie de l’Ukraine (sa « finlandisation », l’idée à laquelle Brzeziński s’était donc finalement rallié) serait perçue comme un enjeu vital au sein de l’oligopole décisionnel en Russie et que, parallèlement, l’entrée de l’Ukraine dans les institutions euro-atlantiques resterait un objectif américain, le risque serait réel d’un recours à la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » – suivant la célèbre formule de Clausewitz dans son chef-d’œuvre Vom Kriege qui reste aussi pertinente aujourd’hui qu’à l’époque des guerres napoléoniennes.
L’aventurier, ou plutôt le transgresseur, en 2014 et surtout en 2022, ce fut Poutine. Mais il s’est bien gardé d’expliciter ses buts de guerre, même s’il se compare à Pierre le Grand. L’objectif de la reconstitution de l’empire est cependant radicalement inatteignable dans la corrélation actuelle et prévisible des forces. On peut juger que son objectif minimal, à court-moyen terme, est de consolider sa mainmise sur le Donbass et les territoires occupés du Sud, et donc d’assurer la continuité territoriale avec la Crimée. Du côté ukrainien, le but affiché est de « gagner la guerre », ce qui signifie sans doute le roll-back total des forces russes à l’intérieur du territoire de la Fédération. Pour atteindre son objectif même minimal, la Russie doit rester capable, politiquement et économiquement, de se renforcer dans la durée en hommes et en matériels. Sans doute Poutine envisage-t-il d’engager la Biélorussie dans la guerre. Du côté ukrainien, sans aide extérieure, les limites seraient vite atteintes pour les armements. Et c’est justement là qu’est intervenu un facteur fondamental dans la première phase de la guerre : l’engagement de plus en plus massif de l’OTAN – sous la houlette des États-Unis et sous l’effet des aiguillons britannique, polonais et baltes –, qui affiche désormais (sommet OTAN du mois de juin) un soutien inconditionnel aux objectifs formulés par Kiev, identifiés à ceux de l’Occident dans son ensemble. En arrière-plan figure l’idée de mettre la Russie hors d’état de se lancer dans une autre aventure du même genre, au moins dans l’avenir prévisible. Si l’on prend les mots à la lettre – ce qui naturellement ne devrait jamais être totalement le cas en politique –, cela implique que l’OTAN s’engage à fournir autant que nécessaire les moyens, notamment les armements, pour que les Ukrainiens chassent effectivement les Russes hors de leurs frontières de 1991, sous la seule condition que les systèmes d’armes livrés ne devront pas frapper le territoire de la Russie. Pas question, non plus, que l’OTAN envoie des combattants ni même des conseillers militaires en Ukraine. Début juillet 2022, on peut oser une comparaison avec l’état de la guerre franco-allemande en 1916 : chaque côté a l’impression de pouvoir « gagner ».
La corrélation des forces ne se réduit pas aux rapports de force militaires du moment et à ce qui s’y relie directement. Ce qui devient de plus en plus une guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie se joue aussi sur le terrain économique au sens large, à travers un empilement incessant de sanctions, avec d’innombrables effets collatéraux dont, à ma connaissance, personne n’a encore fait une étude complète sur le plan stratégique. Les principales questions à ce sujet sont les suivantes. Premièrement, ces sanctions affectent-elles la capacité de la Russie de prolonger sa guerre ? Probablement assez peu, par rapport à ses objectifs minimaux. Deuxièmement, peuvent-elles affaiblir l’économie russe dans son ensemble, à moyen-long terme ? Certainement, à travers la technologie. Troisièmement, la Russie a-t-elle des capacités de rétorsion crédibles ? Oui, principalement dans les domaines de l’énergie, surtout du gaz naturel, et de l’alimentation en bloquant les exportations des céréales notamment de l’Ukraine. Les Occidentaux parlent alors non pas de contre-sanctions, mais de chantage. Quelle que soit la terminologie, il est clair qu’en dehors de la Russie elle-même, les principales victimes de la guerre économique sont les Européens dans un cas – principalement l’Allemagne – et le nouveau « tiers-monde » (le « Reste ») de l’autre. De surcroît, en proie à la propagande et aux répressions politiques, les Russes – historiquement très résilients – vont inévitablement s’appauvrir durablement. Combien de temps les opinions publiques des uns et des autres accepteront-elles la situation ?
Dans le domaine de la sécurité alimentaire, le tout est de savoir qui sera rendu le plus responsable de ce qu’entre autres bien des Africains appellent une guerre de Blancs et de colonialistes. Du côté des gagnants, on trouve d’abord les États-Unis, qui renforcent durablement leur emprise économique et politique sur les pays de l’UE, et dans une certaine mesure la Chine vis-à-vis de laquelle la Russie – triste destin pour elle – aura de plus en plus de mal à se préserver une marge d’indépendance. La traduction proprement politique de ces développements s’est concrétisée au sommet de l’OTAN de la fin juin. Les États-Unis ont saisi l’occasion pour franchir un pas de plus vers l’extension du concept de l’OTAN dans le sens de l’empire universel « brzezinskien », donc l’alliance des démocraties contre les démocratures ou les dictatures. Au début de cette guerre, la Maison-Blanche s’était montrée perturbée parce qu’elle la voyait comme une distraction par rapport à son objectif principal, c’est-à-dire la Chine. Le cours des choses et les choix de Biden aidant, la situation s’est donc retournée, avec l’engagement de l’OTAN dans une voie de plus en plus idéologique ; avec aussi son élargissement à la Suède et à la Finlande, pour lequel il a fallu faire des concessions à la Turquie (aux dépens des Kurdes), l’un des rares pays de l’Alliance atlantique en dehors des États-Unis à continuer de raisonner en termes d’intérêt national, et si l’on peut dire le plus gaullien. Pour des raisons géostratégiques évidentes (la mer Noire, les détroits), la Turquie jouera d’ailleurs un rôle significatif quand le temps de la diplomatie sera revenu en Europe.
Restent deux points essentiels dans l’expérience des quatre à cinq premiers mois de la guerre d’Ukraine, dont je n’ai fait jusqu’ici mention que marginalement. Il est clair que, si la Russie n’avait pas possédé l’arme nucléaire, les États-Unis et certains de leurs alliés de l’OTAN se seraient sentis encore plus libres dans leur soutien de l’Ukraine pour établir le plus rapidement possible une supériorité militaire décisive. Certains observateurs ont également suggéré que l’Ukraine n’aurait pas dû renoncer à « ses » armes nucléaires (un processus qui s’est étalé entre en 1991 et 1994). Certes en échange d’un engagement de la Fédération de Russie à respecter son indépendance, sa souveraineté et ses frontières (Mémorandum de Budapest, 1994). Mais aucune autre option n’était possible dans le contexte de l’époque. Il n’en est pas moins clair que la perspective du retour à des conflits de haute intensité pourrait relancer la prolifération nucléaire, et à court terme réduire encore les chances d’un succès de la renégo- ciation de l’accord de 2015 avec l’Iran, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA). Quant à la Corée du Nord, qui s’efforce par ailleurs de surmonter de graves difficultés économiques, elle joue une fois de plus la carte du renforcement de ses capacités nucléaires.
Ceci me conduit au dernier point qui est, dans la poursuite de la guerre actuelle, le risque d’une escalade, concevable par exemple si, à un certain moment, Moscou se sentait en danger de perdre des positions importantes en raison du soutien massif des Occidentaux en armements. Les Russes pourraient alors être tentés de recourir à des armes nucléaires tactiques de faible intensité, ou même de frapper conventionnellement des cibles, disons, en terre polonaise. Jusqu’à ce jour, les Américains comme les Russes ont soigneusement évité l’escalade, même si au début de l’agression et sporadiquement depuis, Poutine n’a pas manqué de rappeler lourdement que son pays détient des armes très puissantes, dont il pourrait faire usage.
La comparaison avec 1916 mérite réflexion. Face au risque d’escalade verticale (montée vers les barreaux nucléaires) et horizontale (lancement de nouveaux théâtres, par exemple à partir de la Biélorussie ou si les Russes essayaient de faire la jonction avec la Transnistrie et d’interdire à l’Ukraine l’accès à la mer Noire), les principaux protagonistes doivent se livrer à des calculs d’intérêt incluant beaucoup d’inconnues, sans parler des grains de sable toujours possibles et même probables. La frayeur suscitée par certains scénarios devrait inciter les principales parties prenantes à désirer un cessez-le-feu et l’ouverture d’une phase diplomatique qui, de toute façon, ne prendra tout son sens que le jour où elle débouchera enfin sur la reconnaissance de la nécessité d’une nouvelle architecture de sécu- rité européenne dans son ensemble. Mais d’ici là, il ne faut pas perdre de vue le système international au sens large, ce sur quoi nous allons nous concentrer maintenant.
Réactions du système international
L’agression commise par la Russie ne pouvait qu’être condamnée par la « communauté internationale » (dont je répète inlassablement qu’elle n’est communauté que nominalement, d’où les guillemets), et de fait une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies exigeant (sic) « que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » fut adoptée le 2 mars. Non pas massivement comme certains l’ont dit, mais par seulement 141 pays sur les 193 États membres de l’ONU. Certes, seules la Russie bien sûr, la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée et la Syrie votèrent contre. Mais 35 États s’abstinrent, parmi lesquels plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, ainsi que l’Algérie, l’Arménie, la Chine, l’Inde (pourtant « la plus grande démocratie du monde », comme on l’appelle souvent), l’Irak, l’Iran, le Kazakhstan ou encore le Vietnam. Parmi les 12 absents, on remarque particulièrement le Maroc. Certains n’hésitèrent pas, mais à voix basse, à qualifier Poutine de néo-conservateur à la russe, en le comparant à George W. Bush avec son intervention de 2003 pour renverser Saddam Hussein, dont les fondements juridiques étaient pour le moins mal assurés, comme à l’époque la France n’a pas hésité à le dénoncer.
Tout ceci pour souligner que, même dans le cas de viols caractérisés, la poli- tique ne perd jamais ses droits. De fait, dans le domaine des relations internationales, les « exigences » de la « communauté internationale » ne sont suivies d’effet que par la volonté de ceux qui en décident ainsi, au nom de leurs intérêts propres, ou plutôt de l’idée qu’ils s’en font. Morale et politique font rarement bon ménage. Ainsi l’Inde, très proche de l’URSS au temps de la guerre froide (comme le Pakistan l’était de la Chine), s’est-elle abstenue le 2 mars. Elle a refusé de s’associer aux sanctions contre la Russie, et l’on sait que, depuis, elle s’active avec la Chine pour acheter à Moscou du pétrole bon marché. On dit même que du pétrole russe exporté puis raffiné en Inde serait réexporté vers les pays européens… Le président Poutine se félicite ouvertement de sa collaboration dynamique avec les BRICS, donc aussi le Brésil. Le gouvernement brésilien, lui, a soutenu la résolution du 2 mars, mais il s’est clairement prononcé contre les sanctions imposées par les Occidentaux (États-Unis et UE) à l’économie russe.
En dehors des États de la région et de l’OTAN, quel pays se sent vraiment engagé émotionnellement par la guerre d’Ukraine ? Cette guerre est largement interprétée comme un règlement de comptes au sein du continent qui a dominé le monde pendant un demi-millénaire. Face au drame humanitaire qui s’annonce sur le plan alimentaire et à ses probables conséquences politiques, en raison du blocage des exportations de l’Ukraine par la mer Noire, Occidentaux et Russes sont renvoyés dos à dos. Dans l’ancien « tiers-monde », la Russie est souvent moins impopulaire que l’ancien colonisateur – en raison de l’héritage anticolonialiste de l’URSS –, ce qui lui permet par exemple de marquer des points contre la France ici ou là en Afrique. Plus généralement, presque partout en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique du Sud ou encore dans l’espace indo-pacifique, les États s’intéressent certes à la préservation de la liberté des échanges et donc en particulier la liberté de navigation, mais ils ne veulent ni qu’on les malmène sur la façon dont ils sont gouvernés, ni qu’on prétende les contraindre à choisir un camp. Ne partageant pas toujours la passion démocratique, ils veulent rester libres de faire des affaires aussi bien avec les États-Unis et le Canada ou les membres de l’UE qu’avec la Russie et la Chine, ou bien d’autres.
Or les premiers mois de la guerre d’Ukraine ont accentué la tendance vers la fragmentation de la mondialisation, déjà largement engagée avec l’intensification de la rivalité sino-américaine et du fait de la pandémie. Surtout, les comparaisons géopolitiques et géostratégiques entre l’Ukraine et Taïwan suscitent l’inquiétude. La rhétorique de la République populaire de Chine (RPC) sur son droit naturel à restaurer sa souveraineté sur son territoire séparé est plus audible à l’extérieur que celui de la Russie sur l’Ukraine. Pékin exerce une vigilance extrême, notamment diplomatique, sur tout ce qui se dit ou s’écrit sur ce sujet dans le monde, et veille à ce que nul n’ait de doute sur sa volonté de parvenir à ses fins dans un avenir plus ou moins proche, éventuellement par la force. Les États-Unis, de leur côté – malgré les gaffes du président Biden – s’en tiennent toujours officielle- ment au principe de l’« ambiguïté stratégique », qui laisse planer le doute sur leurs intentions dans le cas où la RPC entreprendrait effectivement de récupérer l’île par la force, faute d’avoir réussi à l’enserrer dans ses filets selon l’esprit du jeu de go. Du point de vue géostratégique, les enjeux sont considérables, puisque c’est l’équilibre de l’Asie de l’Est dans son ensemble qui est en cause. Les États de l’Asie et du Pacifique ne veulent ni se retrouver soumis à la domination chinoise, ni avoir à s’allier avec les États-Unis contre la Chine, à l’exception sans doute de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.
La confrontation paraît pourtant de plus en plus difficilement évitable. J’imagine que la Chine, dont les difficultés internes sont sérieuses, préférerait disposer d’encore quelques années pour renforcer son autonomie économique, technologique et financière. Mais l’histoire s’est accélérée, et la guerre d’Ukraine y contribue. À condition qu’elle ne dégénère pas, l’empire du Milieu renforce la dépendance de Moscou à son égard, comme je l’ai déjà dit. Son rapprochement avec la Russie accroît sa profondeur stratégique, notamment en termes d’accès aux ressources. Ces évolutions sont-elles de nature à précipiter une prise de Taïwan par la force ? Les stratégistes chinois doivent peser le pour et le contre. Considéré de l’extérieur, le calcul n’a rien d’évident. De leur côté, les États-Unis ont sans doute intérêt eux aussi à ce que l’évolution de la guerre d’Ukraine ne les entraîne pas dans l’aven- ture. Si ces raisonnements ont un minimum de fondements, ils iraient plutôt dans le sens d’une entrée, d’ici quelques mois, dans une période où Poutine serait incité à juger le moment venu pour un cessez-le-feu et l’ouverture d’une phase diplomatique, donc à déclarer que ses objectifs (jamais définis publiquement) ont été atteints. Mais, quel que soit le point de vue auquel on se place (américain, chinois ou russe), le rapport des forces sur le terrain n’est pas encore suffisamment cristallisé et les esprits ne sont pas prêts pour que l’on puisse juger prochain le temps de la diplomatie. En attendant, aucun des grands acteurs de ce drame n’a intérêt à une perte de contrôle du processus.
Qu’en est-il de l’Union européenne ? Pour une grande part grâce aux efforts de la France et de l’Allemagne elle a, depuis la présidence de Trump aux États-Unis et la pandémie, accompli de sérieux progrès en termes de solidarité et dans la direction de la « souveraineté technologique », même si la guerre d’Ukraine remet l’idée d’« autonomie stratégique » en question. Les effets de cette guerre seront considérables et de long terme. Ici encore, il faut remonter à la chute de l’URSS et aux conditions qui ont présidé à l’élargissement précipité de la Communauté, devenue Union avec le traité de Maastricht. Cet élargissement a déplacé le centre de gravité de l’UE vers le Nord-Est, à la rencontre, si je puis dire, de l’Ukraine.
Pour les six pays fondateurs – la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg –, la chute de l’Union soviétique et sa réduction à la Fédération de Russie avaient évidemment réduit le risque venu de l’Est en raison de la faiblesse économique de la Russie et de la sortie des pays de l’Europe centrale et orientale (les « PECO ») de son giron. Mais, par un intéressant phénomène de contagion, la peur de la Russie s’est néanmoins trouvée réimportée dans la Communauté/Union précisément du fait de l’intégration de ces derniers en même temps que leurs récits nationaux avaient ravivé les drames du passé – si l’on peut dire colonial – avec la grande puissance des Romanov puis du communisme. Ainsi, pour la nouvelle famille européenne élargie – du fait aussi de la politique traditionnelle des Britanniques, toujours soucieux d’empêcher une entente entre les principales puissances du continent, et de la posture américaine de ne connaître que « les institutions euro-atlantiques » –, la « menace russe » est-elle paradoxalement devenue non pas plus grande mais plus concrète. Dans la famille d’origine du temps de la guerre froide, cette menace était restée essentiellement abstraite en dépit, pendant les premières décennies, du poids des partis communistes. Voilà pourquoi, cahin-caha, l’Alliance atlantique a survécu, alors qu’elle aurait pu avec une autre vision géopolitique se transformer, dans le cadre d’une nouvelle conférence sur la sécurité européenne. Alors aussi que, en 2019, Emmanuel Macron avait de bonnes raisons de déclarer l’OTAN « en état de mort cérébrale ». L’Alliance a pourtant failli disparaître effectivement, ce qui aurait pu arriver si Trump avait été réélu. Et rien ne dit que le sujet ne redeviendra pas d’actualité.
Plus encore que les précédents de la Géorgie (2008) et de la Crimée (2014), l’invasion du 24 février a donc réveillé les peurs les plus enfouies même en Europe de l’Ouest, au point qu’au fil des semaines la brillante communication de Volodymyr Zelensky, sans doute alimentée et relayée par d’excellents professionnels occidentaux du métier, a permis d’accréditer largement au sein même des opinions publiques ouest-européennes l’idée que les soldats ukrainiens combattaient pour sauver l’Europe, et même l’Occident, d’un impérialisme russe qui en menaçait immédiatement les fondements. Face à des opinions publiques tétanisées, aucun dirigeant démocratique européen ne pouvait résister à ce discours, cependant que l’on voyait chaque jour les images des atrocités commises par les forces russes. Les États-Unis ayant rapidement fixé le cap, les Européens ne pouvaient que suivre la Maison-Blanche : élargissement de l’OTAN (à la Finlande et à la Suède), dont le centre de gravité s’éloignera encore plus de l’Allemagne et de la France; validation immédiate de la candidature de l’Ukraine (et de la Moldavie) à l’UE alors que l’Ukraine surtout – en raison de sa dimension – est fort éloignée des conditions minimales exigibles pour rendre la chose possible ; renforcement illimité de l’Ukraine face aux armées russes ; financement futur de la reconstruction du pays… Bref, un hyper « quoi qu’il en coûte » à l’échelle de l’Europe.
Je sais qu’il existe des vagues auxquelles nul ne saurait même essayer de résister. Je sais aussi que parfois en politique, les paroles ne font que voler, certes un peu plus que les écrits. Mais les mots n’en sont pas moins des actes, dont les conséquences doivent être analysées. Le problème principal que pose le nouvel élargissement de l’OTAN n’est pas la Russie, mais les États-Unis : jusqu’à quel point leurs alliés peuvent-ils s’en remettre à leur protectorat, alors que les intérêts sont loin d’être toujours alignés, qu’au-delà des apparences les intérêts – pas seulement ceux des Américains – sont davantage dictés par le réalisme que par l’idéalisme, et que les États-Unis changent facilement d’avis au gré de leur propre réalité politique, de plus en plus changeante ?
Le projet d’autonomie stratégique européenne semblait plus ou moins sur les rails avant le 24 février. Que va-t-il en rester dans les prochaines années, sinon les exigences de ce meilleur burden sharing que les Américains réclamaient déjà depuis longtemps à l’époque de mes débuts en relations internationales, et une sorte de Buy American Act ? Quant à l’UE, elle est de facto soumise à un nouveau et énorme choc d’élargissement, alors que les précédents ne sont toujours pas digérés, que l’hétérogénéité a considérablement augmenté en son sein, et qu’à sa porte des pays du sud-est de l’Europe piaffent déjà d’impatience. À force de subir des forces qui la déforment, la rupture de l’UE n’est-elle pas annoncée? Une « communauté politique européenne » pourrait-elle aider à la sauver? Comment ?
Enfin, chacun peut se rendre compte des limites du « quoi qu’il en coûte ». Début juillet 2022, alors que j’écris ces lignes, l’Allemagne et la France – pour ne prendre que ces deux pays fondateurs de la Communauté – commencent à peine à sentir les effets d’une inflation (un peu dissimulée en France) qui me paraissait déjà bien ancrée quand je rédigeais mes « Perspectives 2022 » à l’été 2021. Elle a depuis lors accéléré, entre autres du fait de la hausse des prix de l’énergie et des matières premières, et en France tout au moins, la population réclame la protection de son pouvoir d’achat. Or, l’essentiel des effets économiques de la guerre d’Ukraine est à venir. Où en sera l’unité européenne face à la guerre dans quelques mois, si les principaux acteurs persistent dans leur logique jusqu’au-boutiste actuellement affichée ?
L’Histoire verra sans doute en l’année 2022 la véritable date de naissance de la nation ukrainienne qui aura, dans cette guerre plus que dans toute autre, payé le prix du sang et des larmes pour accéder au premier rang, et il faut lui rendre hommage, avec beaucoup d’admiration et de respect. Comme un Français extérieur au théâtre des opérations et aux passions qui en émanent, mais qui s’intéresse à la pérennité de la construction européenne en tant que telle, je crois cependant nécessaire de résister à toute forme d’escalade, fût-elle inspirée par les meilleures intentions.
L’Europe doit être politique
« L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout », dit encore Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel. Je nuancerai ce jugement. Face à la complexité, comme celle de l’Histoire, tout enseignement vaut d’abord comme base de réflexion, politique en l’occurrence. Par exemple, quand on s’éloigne sensible- ment de l’équilibre face à la montée des passions, si les grands intérêts – ou perçus comme tels – d’un nombre élevé d’unités politiques sont à la fois intriqués et divergents, on atteint rapidement la zone de rupture, et donc d’imprévisibilité radicale au-delà. Ceci parce que la montée des passions est un phénomène haute- ment non linéaire. Tel fut le cas en 1914. Telle est la situation qu’il faut absolu- ment éviter en 2022, dans l’intérêt de tous. Autre exemple, dont l’évidence devrait s’imposer à tout esprit réaliste : la paix éternelle par le droit international (lequel joue néanmoins un rôle indispensable) est aussi impossible que le mouvement perpétuel. Tant que la nature humaine restera belliqueuse, toute paix durable supposera la combinaison d’un équilibre de forces au sens le plus large du terme, et d’un « système de sécurité » conçu pour faire évoluer cet équilibre en douceur, face aux circonstances. Troisième exemple, que j’appelle le principe de l’action et de la réaction, ou principe de modération universelle : tout mouvement d’une unité active engendre des réactions qui, si elles avaient lieu seules, s’opposeraient à ce mouvement.
À mon sens, le véritable problème soulevé par la réflexion de Paul Valéry est qu’en dehors des temps de troubles prolongés, qui font émerger les talents, rares sont les praticiens de la politique dont la réflexion historique dépasse l’horizon immédiat de leurs prés carrés. Aux États-Unis, un ignorant peut devenir président mais, sauf accident comme avec Donald Trump, une fois élu il se trouve immédiatement encadré par des personnes expérimentées et réfléchies qui canalisent ses intuitions. Tel n’est pas le cas en Europe occidentale, et l’ignorance de la grande politique, que l’on confond avec une géopolitique vaguement définie, prévaut depuis la disparition des générations qui ont vécu, ne fût-ce que dans leur jeunesse ou même leur enfance, l’atmosphère de la « guerre civile européenne » (Ernst Nolte). Après la chute de l’URSS, dans le contexte de la mondialisation naissante, la compétence la plus appréciée pour le métier d’homme d’État, si je puis dire, est devenue l’économie. Depuis lors, pour le meilleur ou pour le pire, le sens du tragique de l’Histoire n’est plus à l’Ouest mais à l’Est. À propos de l’état d’esprit occidental après la chute de l’Union soviétique, on peut songer à ce jugement de Henry Kissinger dans sa thèse sur le Congrès de Vienne : « Une stabilité aussi générale pourrait bien, en fin de compte, avoir contribué au désastre de 1914. En effet, au terme d’une si longue période de paix, le sens du tragique sera perdu. On aura oublié que les États sont mortels, que les bouleversements peuvent être irrémédiables, que la peur peut devenir le ciment de la cohésion sociale. »
De ce point de vue, une lecture possible, quoique très simplifiée, de la chaîne d’événements qui culmine actuellement avec la guerre d’Ukraine est la suivante. Avant que les élargissements de l’OTAN et de l’UE ne deviennent des réalités vraiment tangibles dans le monde occidental au début du siècle, l’irrédentisme russe était vu comme une anomalie dont la responsabilité a bientôt été attribuée à un clan et même au seul Vladimir Poutine. Tôt ou tard il serait remplacé et alors – comme dans les années 1990 – la Russie s’ouvrirait à nouveau au vent bienfaisant du libéralisme politique et économique occidental. En attendant la correction de l’anomalie poutinienne, il fallait aller dans le sens préconisé (de façon très réfléchie du point de vue de leurs intérêts !) par les Américains : celui de l’élargissement progressif des institutions euro-atlantiques, avec tout de même le souci de préserver une marge d’autonomie stratégique minimale en Europe, pourvu que cela ne coûte pas trop cher, et en tout cas pas au point de contrarier la puissance dominante. Bref, la paix par l’économie et par le droit. Du côté est-européen, par quoi j’entends aussi bien les États de l’ex-URSS que ceux de l’ancien empire extérieur soviétique (avec, dans leur intersection, les États baltes et la Moldavie), les tragédies du xxe siècle n’avaient pas abouti à leur terme. D’où, pour la Russie, l’obsession de la sécurité dans son « étranger proche » ; pour les Nouveaux États indépendants (NEI) issus de l’ex-URSS, le souci de se consolider dans les frontières de 1990-1991 ; et pour certains des pays de l’ex-empire extérieur, même devenus membres de l’OTAN et de l’UE, la terreur de se faire rattraper par « l’Ours ». Regardée de ce point de vue, la guerre d’Ukraine illustre la pertinence toujours actuelle de la formule de Clausewitz rappelée précédemment : la continuation de la politique, c’est pour la Russie la poursuite si nécessaire par la violence du renforcement de sa sécurité en particulier à l’Ouest ; pour l’Ukraine, son avènement, non pas formel mais réel, en tant qu’État-nation. Pour atteindre leurs fins, les deux parties – l’agressé mais aussi ce n’est pas le droit qui fera la paix, mais la diplomatie qui fera le droit l’agresseur – paient actuellement, en toute connaissance de cause, le prix du sang.
Pour les futurs arrangements de sécurité, ce n’est pas le droit qui fera la paix, mais la diplomatie qui fera le droit. Comment ? C’est là que les Occidentaux auront un rôle décisif. Mais quand je dis « Occidentaux », je pense d’abord aux États-Unis, car eux seuls d’un côté, et naturellement la Russie de l’autre, pourront le moment venu imposer les compromis nécessaires afin d’éviter une mondialisation de la guerre. Quant à l’UE, les seuls instruments politiques qu’elle sait utiliser pour faire de la fausse grande politique sont les sanctions et l’élargissement de l’Union. Tous deux en méconnaissance des conséquences réelles de ses actes, y compris sur elle-même. Elle approche d’un moment de vérité. L’ectoplasme qu’elle risque de devenir doit son pouvoir d’attraction à l’héritage de la grande civilisation qu’elle fut et – après les deux guerres mondiales qui furent d’abord des guerres européennes – à un protectorat américain bienveillant auquel elle dut aussi de naître. Naturellement aussi à sa prospérité matérielle. Ce pouvoir d’attraction se manifeste en particulier par l’immigration, parfois présentée par les pays du Sud comme une sorte de réparation pour les dommages infligés par la colonisation. À ne continuer de s’étendre qu’en subissant les événements, et à n’appréhender ses relations avec les autres qu’à travers des grilles idéologiques préfabriquées, elle ne pourra que perdre la substance du projet exigeant qui fut sa force initiale et à laquelle il lui faut donc impérativement se ressourcer.
À cette fin, ce n’est pas le retour de l’Histoire qu’il faut invoquer. L’Histoire est de retour en Europe, avec son cortège de tragédies et les grands bouleversements qui s’annoncent à l’horizon en raison de la rivalité sino-américaine. Ce qu’il faut invoquer, c’est le retour de la politique, avec des hommes et des femmes qui réfléchissent sur l’Histoire et qui soient capables d’en tirer les leçons, quoi qu’ait pu dire Paul Valéry – un génie littéraire et un visionnaire, mais tout sauf un homme d’action. Une des plus belles de ces leçons, après la Seconde Guerre mondiale, fut justement le raisonnement qui conduisit au projet européen. Il est aujourd’hui plus que temps de renouveler les promesses du baptême.
Thierry de Montbrial
Le 14 juillet 2022