Entre Pékin et Washington, Macron joue l’ambiguïté stratégique
Interview dans la revue Spectacle du monde, n°13 été 2023. Propos refeuillis par Antoine Colonna.
Lors de sa dernière visite en Chine, le président Macron est-il, comme cela a été dit, parti dans l’idée d’“infléchir” la politique chinoise concernant le conflit ukrainien ?
Comme les autres chefs d’État européens qui vont en Chine, il a d’abord pensé aux intérêts économiques de son pays. C’est une question dont on ne peut pas faire abstraction dès qu’il s’agit des relations avec la Chine. La question est d’autant plus délicate qu’on ne pourra ignorer, dans les années à venir, les possibilités d’un vrai conflit armé à propos de Taiwan et/ou de découplages partiels, auxquelles il faut se préparer stratégiquement. Le chef de l’État ne peut pas penser que la France pourrait infléchir significativement dans le sens occidental la position de la Chine sur la guerre d’Ukraine. Une éventuelle médiation dans le règlement de ce conflit serait un formidable succès diplomatique pour Pékin, après celle qui a permis un rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran. En tout cas, le bilan du voyage de Macron, sur le plan économique, est satisfaisant pour nos entreprises et c’était à mon sens son objectif principal.
Son commentaire, dans l’avion du retour, sur les relations que nous devrions avoir avec les États-Unis et la Chine a été perçu de façon mitigée par nos alliés et en France même. Pour quelle raison ?
On confond deux dimensions et deux niveaux de prise de parole du chef de l’État. La France est un pays souverain. L’Europe n’est pas une fédération et n’est pas prête pour le devenir. Il n’y a pas de politique étrangère européenne au sens propre. Il est vrai que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’exprime beaucoup, même si elle n’a pas d’autorité en la matière. Josep Borrell, le haut représentant, très présent et cohérent, n’est pas le ministre des Affaires étrangères de l’Europe.
Pendant et après son voyage, Macron s’est exprimé une première fois en donnant l’impression qu’il parlait au nom de l’Europe et une seconde fois au nom de la France. Cela a pu agacer nos partenaires. Quand le sénateur Rubio, candidat républicain à la présidentielle américaine, pose la question de savoir au nom de qui il parle, il soulève le vrai problème.
En ce qui concerne le niveau français, pour l’instant, la France adopte une posture d’“ambiguïté stratégique”. C’est d’ailleurs la position des États-Unis, qui ne reconnaissent comme État que la République populaire de Chine. S’agissant de Taiwan, Washington est en faveur du statu quo. En tout cas jusqu’à nouvel ordre.
La deuxième chose que dit Macron est qu’être allié ne signifie pas être vassal. C’est une posture gaullienne. Bien entendu, la vraie question qui découle de cette prise de position est de savoir jusqu’à quel point nous avons les moyens de notre liberté d’action.
La France est un pays souverain. L’Europe n’est pas une fédération et n’est pas prête pour le devenir. Il n’y a pas de politique étrangère européenne au sens propre. Josep Borrell, le haut représentant, très présent et cohérent, n’est pas le ministre des Affaires étrangères de l’Europe.
La polémique se concentre sur la dimension européenne. La notion d’“intérêt européen”, un intérêt pour la défense duquel les pays membres en bloc seraient prêts à se battre directement et non pas par proxy, n’a jamais été définie. Et pour cause.
Macron pense toujours à son projet d’autonomie stratégique. Ce projet se trouve très affaibli par les conséquences de la guerre d’Ukraine et la perspective d’un nouvel élargissement de l’Union européenne. Olaf Scholz parle de 36 membres. Tant que la question précédente de l’intérêt européen n’est pas résolue, les Européens ne pourront pas peser de façon majeure face à la rivalité sino- américaine.
Que penser à cet égard du rôle de second plan donné par Pékin à la présidente de la Commission ? Paye-t-elle la définition ambiguë que l’Union elle-même donne de sa relation avec la Chine, qualifiée à la fois de « partenaire, concurrent et rival systémique » ?
Partenaire, c’est la notion d’interdépendance économique, couronnée par l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2001. Ce partenariat fut fondé sur deux idées simples soutenues à l’époque par tous les milieux économiques : produire à bas coût et disposer d’un potentiel illimité en termes de marché. L’OMC n’avait pas de compétence en termes d’investissements. Ainsi les chaînes d’appro visionnement se sont étirées au point de créer des vulnérabilités. L’aspect commercial arrive à la fin de son cycle. La concurrence, le second point, s’exerce essentiellement sur les investissements. Elle se manifeste aussi bien entre nous, Européens, et les Américains qu’entre nous, Français, et les Européens.
Le troisième terme, celui de « rival systémique », est une jolie invention sémantique qui permet de cacher d’un voile pudique la confrontation entre deux modèles : démocratie libérale- économie de marché d’un côté et régime autoritaire- économie dirigée de l’autre. La politisation de l’économie devient de plus en plus centrale. Les Chinois ne laisseront pas aux Occidentaux le monopole de l’arme des sanctions. On ne peut plus découpler le politique de l’économique, à partir du moment où les acteurs, au premier rang desquels figurent les Chinois, veulent récupérer – sérieusement, eux – la plénitude de leur autonomie stratégique. En arrière-plan, les Américains sont hantés par l’idée que la Chine pourrait les dépasser.
Ursula von der Leyen, quant à elle, est franchement décevante. Elle parle souvent trop vite, notamment sur les questions d’élargissement de l’Union européenne, ou sur l’accroissement continu des “paquets” de sanctions vis-à-vis de la Russie. Certains lui prêtent l’ambition de succéder à Jens Stoltenberg à l’Otan.
Sur le plan économique, de nombreux contrats ont été renouvelés ou signés, EDF, Airbus, L’Oréal… TotalEnergies a conclu pour la première fois des contrats en yuans. La monnaie chinoise sera-t-elle un jour une monnaie de réserve internationale ?
La question de la monnaie se pose depuis longtemps. La première fois que je l’ai posée à de hautes autorités internationales, il y a une dizaine d’années, mes interlocuteurs ont paru surpris. Oui, la Chine voudrait que sa monnaie devienne une monnaie de réserve. Je m’intéressais également à l’Europe, posant la même question pour l’euro.
Pareille idée est insupportable pour Washington. Les Chinois n’ont pas ces pudeurs. On se souvient de l’affrontement, lors de l’entre-deux-guerres, quand le dollar gagnait du terrain face à la livre sterling. Aujourd’hui, c’est plus grave parce qu’avec le yuan on parle d’adversaires politiques.
La politisation de l’économie devient de plus en plus centrale. Les Chinois ne laisseront pas aux Occidentaux le monopole de l’arme des sanctions. On ne peut plus découpler le politique de l’économique, à partir du moment où les acteurs, au premier rang desquels figurent les Chinois, veulent récupérer – sérieusement, eux – la plénitude de leur autonomie stratégique.
Le yuan pourrait-il devenir une monnaie internationale ? Les grands think tanks chinois y travaillent certainement. Il est important de souligner qu’ils mettent nécessairement en parallèle les conséquences d’une attaque contre Taiwan, qui provoquerait une réduction sérieuse du couplage de la Chine avec le monde occidental.
Dans l’état actuel des choses, que TotalEnergies fasse ce choix ne me surprend pas. Il est, à cet égard, intéressant d’observer que cette décision a été commentée par certains comme si nous étions déjà en guerre contre la Chine, sous la bannière de l’Otan. C’est cela qui me préoccupe.
De fait, particulièrement depuis le début de la crise du Covid, nos alliés anglo-saxons ont développé un narratif hostile à la Chine. Faut-il y souscrire ?
C’est un sujet que nous avions anticipé dès 2019, à l’occasion du 40e anniversaire de l’Ifri. L’Union européenne est-elle condamnée à choisir entre les États-Unis et la Chine ? Le narratif dominant est tel que le simple fait de poser cette question suscite l’accusation de l’“équidistance”. Or, le problème n’est pas celui-là. Si la non-équidistance signifie l’alignement, quelque chose ne va pas. C’est là qu’Emmanuel Macron a raison, même si la situation immédiate est très différente de celle d’il y a quatre ans. On reproche à Macron d’avoir emprunté à de Gaulle la maxime : “Ne pas se laisser entraîner dans une guerre qui ne serait pas la nôtre. ” À mes yeux, de Gaulle avait évidemment raison. C’est une question de bon sens. On en revient toujours à la notion d’intérêts fondamentaux.
En pratique, la situation pourrait devenir cornélienne. Ainsi, des pays du Sud-Est asiatique redoutent de se trouver bientôt condamnés à choisir. Dans ce cas, certains iraient vers la Chine, de la même manière que si nous étions vraiment acculés, nous ne pourrions que nous aligner sur les États-Unis. Si cette perspective est préoccupante, c’est que la fiabilité du protectorat américain restera sujette aux aléas de la politique intérieure américaine. Cela n’a rien à voir avec l’antiaméricanisme.
On dit que les Chinois ont de la mémoire et qu’ils se souviennent de la reconnaissance par la France du général de Gaulle de la République populaire, en 1964. Que faire de cet héritage diplomatique ?
Effectivement, la France a été la première nation occidentale à franchir ce pas. Le bénéfice de cette reconnaissance par Paris, date de soixante ans. On ne va pas en tirer une rente perpétuelle. Elle s’amenuise. Il y aura des célébrations, bien sûr, mais restons réalistes. La France d’aujourd’hui, vue de Chine, n’est plus une grande puissance. Notre étoile a pâli.
Nous avons pourtant des points d’achoppement avec la Chine. Doit-on s’inquiéter de la nature du pouvoir chinois, qui semble, sous l’impulsion de Xi Jinping, de plus en plus concentré et, dans le discours du moins, ne fait plus l’impasse sur la poursuite de ses objectifs stratégiques par des moyens militaires ?
Il est frappant de constater que les Chinois, bien au-delà du communisme, parlent d’une seule voix pour la politique étrangère. Il s’agit d’une voix très sophistiquée. La Chine est riche de think tanks de premier plan. Ils ne jouent pas “perso” comme nos instituts occidentaux. En Chine, des chercheurs anonymes étudient dans le moindre détail le fonctionnement de nos sociétés. Ils scrutent nos faiblesses. Les analyses qui arrivent à proximité du bureau de Xi Jinping sont extrêmement calibrées. S’il est vrai que la direction du Parti est nettement moins collégiale qu’avant, on ne doit pas en déduire que Xi Jinping décide tout seul. Sa politique est le résultat d’un énorme travail de préparation, ce qui, hélas, n’est pas le cas en Europe. En Chine, il n’y a pas de place pour l’improvisation. Jusqu’ici, le discours chinois est habile. Pékin essaye de promouvoir le schéma d’une mondialisation plus équilibrée. Quand on parle de l’ordre américain, de quel ordre s’agit-il ? Sur la question militaire, pourquoi les Chinois n’auraient-ils pas le droit de se renforcer ? Au nom de quoi les États-Unis auraient-ils le droit d’avoir des forces militaires supérieures à la totalité du reste du monde ? Pékin a aussi beau jeu de plaider pour la non-intervention dans les affaires intérieures des autres États.
Sur la question militaire, pourquoi les Chinois n’auraient-ils pas le droit de se renforcer ? Au nom de quoi les États-Unis auraient-ils le droit d’avoir des forces militaires supérieures à la totalité du reste du monde ?
En Afrique, la sphère d’influence française est de plus en plus remise en question, par les Anglo-Saxons, par les Russes, par les Turcs. Les Chinois poussent également leurs pions. Comment préserver nos intérêts face à Pékin ?
Il faut bien distinguer les Chinois des autres. Chacun a sa méthode. Les Chinois agissent subtilement. En Afrique, ils présentent leur influence sous le visage de la coopération. Ils sont attentifs à ne pas entrer directement dans des jeux politiques. Ils ne renversent pas les régimes en place, ne prennent pas de positions ouvertement antifrançaises. Ils veulent gagner des voix au Conseil de sécurité de l’Onu. C’est un jeu de longue haleine. Ils prêtent également beaucoup. Les Russes agissent différemment. Ils répliquent à la France, considérant que nous sommes de facto en guerre contre eux. Cela ressemble beaucoup à la confrontation indirecte que nous avons connue pendant la guerre froide.
Pour Pékin, depuis Mao, l’Afrique est essentielle. Elle est une source majeure pour les matières premières dont la Chine a besoin. Quant au reste, on en revient à notre point de départ. Où est la politique de l’Union européenne en Afrique ? Il n’y en a pas. La France seule a le plus grand mal à préserver ses intérêts, d’autant plus que nos adversaires, en l’occurrence les Russes, peuvent faire, à peu de frais, de la propagande antifrançaise nous accusant d’être à l’origine de tous les maux en Afrique. Ils exploitent nos erreurs passées. Cela ne coûte pas cher et est assez efficace.
Tout cela rend d’autant plus difficile notre positionnement entre Chine et États-Unis. Et c’est encore plus complexe lorsque l’on constate la volatilité de la politique étrangère américaine, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Le retrait d’Afghanistan en est le dernier exemple. Zbigniew Brzezinski, le conseiller du président Carter, m’a dit un jour : « Même si le président des États-Unis vous dit que nous ne ferons pas telle ou telle chose dans des circonstances hypothétiques, ne le croyez pas, parce que lui-même n’en sait rien. » Quelles que soient nos “valeurs communes”, nous ne pouvons pas mettre notre destin, celui de la France ou de l’Europe, entre les mains des États-Unis. Voilà qui nous contraint à raisonner stratégiquement. Ça s’appelle le gaullisme.