Gouvernance mondiale, Ukraine, Union européenne : Quo vadis ?
Entretien paru dans la revue Politique étrangère, vol. 89, n° 2, été 2024
La révolution technologique du dernier XXe siècle, les chocs de 2001 et 2007-2008, ont encadré les illusions occidentales de la mondialisation heureuse. Le système international, désormais, se fragmente. Cet éclatement rend problématique le développement d’une gouvernance mondiale qui devrait, avant tout, se préoccuper des défis de sécurité. En Europe, la guerre
d’Ukraine risque d’emporter l’Union européenne dans un emballement dangereux, que symbolise la tentation de nouveaux élargissements.
Comment pourrait-on rendre compte du passage des espérances mondialistes de l’après-guerre froide au monde parcellisé, éclaté, d’aujourd’hui ?
Il faut remonter au milieu du siècle dernier, et à « la » révolution technologique qu’on appelle maintenant numérique – en fait une suite ininterrompue de révolutions, qui continue de s’accélérer. C’est « elle » qui a relancé la course aux armements nucléaires que l’URSS n’a pas été capable de suivre. Mis à part les facteurs purement contingents qu’on appelle le destin, la révolution numérique, couplée à l’incapacité du régime soviétique à se réformer, constitue une cause majeure de la chute de l’URSS entre 1989 et 1991. « Elle » est également la cause la plus fondamentale du triomphe de l’idéologie libérale, laquelle s’est traduite par la délocalisation de la production industrielle dans le tiers-monde, principalement en Asie.
Grâce aussi à leurs qualités propres, les pays qui ont bénéficié de ces délocalisations ont pu importer ce qui leur était nécessaire pour se développer, s’approprier des technologies et accumuler des réserves monétaires. Dès le début des années 1980, avec la victoire des réformateurs sous la houlette de Deng Xiaoping, les Chinois ont su tirer tous les avantages de cette situation – et plus encore à partir de leur entrée dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Héritiers d’un État puissant, comme les Japonais à l’ère Meiji, ils ont su réformer leur économie en position de force, et imposer aux Occidentaux des transferts de technologies qui ont contribué à un développement remarquable pendant plusieurs décennies.
À la fin du XXe siècle, dans leur grande majorité, les Occidentaux, imbus de leur supériorité, pensaient dans le cadre idéologique de la fin de l’Histoire à la Fukuyama, que je résume sous la forme d’une sorte d’équation chimique :
démocratie + économie de marché <=> paix + prospérité
Peu attentifs à ce que nous apprend l’histoire des peuples sur la longue durée, ils ont voulu croire que la Chine millénaire allait bientôt se convertir à la « démocratie libérale ». En réalité, en parfaite conscience de ses faiblesses, notamment démographiques, le régime chinois avançait masqué, comprenant que le développement n’est jamais un processus uniforme. Le moment viendrait quand, avec l’émergence d’une classe moyenne et l’entrée dans une phase de ralentissement de la croissance, le libéralisme n’aurait plus la même place. Il y avait déjà eu l’alerte de Tiananmen en 1989. Le retour à un État fort fut l’enjeu de la succession de Hu Jintao en 2013. Dans une perspective de long terme, la Chine se voit de façon naturelle comme la première puissance du monde. Et elle connaît le coût des guerres civiles qui ont parsemé son histoire à l’occasion de changements dynastiques. Le régime communiste fera tout pour éviter une telle situation.
La perspective est différente du côté de la Russie. Déjà, l’affaiblissement du régime communiste était manifeste à la fin du règne de Brejnev. Gorbatchev fut incapable de réformer en position de force et, d’ailleurs, contrairement aux réformistes chinois, son entourage n’avait pas les idées claires sur les actions à entreprendre. Pour s’emparer du pouvoir en Russie, Eltsine favorisa la dissolution de l’URSS, achevée presque sans coup férir à la fin de 1991 – un événement sans équivalent dans l’Histoire. La dernière décennie du siècle vit le délitement s’accentuer au sein même de la Fédération de Russie. Le capitalisme et les gouvernements occidentaux considérèrent dès lors cette dernière avec les yeux de Chimène, ou plutôt de Fukuyama : comme un marché à conquérir pour le plus grand bien de tous. Ce fut l’époque où beaucoup de bons esprits dissertaient sur la disparition des nations et des frontières, ou encore le caractère second, pour l’avenir de la planète, de la plupart des chefs d’État ou de gouvernement par rapport aux patrons des grandes entreprises mondiales : les courbettes n’étaient plus du même côté. Mais, au tournant du siècle, la population russe aspirait, elle, à l’avènement d’un État fort et donc autoritaire.
De mon point d’observation, à la tête de l’Ifri depuis sa création en 1979 – l’année du renversement du Shah d’Iran et de la victoire de Deng Xiaoping à Pékin –, la fin des illusions de la mondialisation heureuse a résulté d’une combinaison de 2001 et de 2007-2008.
Le 11 septembre 2001 fut comme un choc frontal avec l’espérance de la fin de l’Histoire. Nos amis américains avaient refermé le chapitre de la guerre des Soviétiques en Afghanistan – pas les moudjahidines, qui avaient tant contribué à les en chasser. En pratique, le 11 septembre 2001 a détourné l’attention des États-Unis, à un moment où le nouvel occupant de la Maison-Blanche, le néoconservateur George W. Bush, s’apprêtait à se concentrer sur la montée de la Chine comme priorité numéro un. Quant à la crise des subprimes en 2007-2008, elle mit fin aux illusions des économistes parmi les plus illustres qui se disaient persuadés que, désormais, on en savait assez pour maîtriser le « carré magique » : croissance/plein-emploi/stabilité des prix/équilibre de la balance des paiements, tout ceci dans le cadre du libre-échange le plus étendu possible. Puis l’échec tragique des printemps arabes, quelques années après le désastre de la guerre idéologique néoconservatrice (et illégale sur le plan du droit international) contre Saddam Hussein en 2003, venait confirmer l’erreur occidentale – en réalité constante – consistant à croire, au nom des « valeurs », que les démocraties émergeaient par génération spontanée des décombres des régimes autoritaires ou dictatoriaux.
Depuis la chute de l’Union soviétique, tout s’est passé comme si la communauté occidentale se croyait investie de la responsabilité de précipiter la fin de l’Histoire. Et sur un plan global, les équations se sont encore compliquées avec le Covid-19 et un changement climatique plus rapide que prévu.
Dans ce cadre nouveau, que reste-t‑il du rêve d’un « ordre mondial », ou de l’idée de « gouvernance mondiale » ?
Après la chute de l’Union soviétique, il était clair que l’« ordre international » établi après la Seconde Guerre mondiale était arrivé à son terme. Un ordre qui en réalité n’avait pas existé, au moins jusqu’à la crise de Berlin puis la crise des missiles de Cuba au début des années 1960. Un ordre en tout état de cause partiel, la gouvernance incarnée par les institutions de Bretton Woods opérant principalement sur la partie du monde qui s’était placée sous le protectorat américain et, à un moindre degré, sur une partie du tiers-monde, lequel jouait double jeu quand il le pouvait.
Ce tiers-monde était en fait le terrain privilégié de la confrontation indirecte entre les deux superpuissances d’alors. Dans les années 1990, la Russie était trop faible pour songer à autre chose qu’à sa survie immédiate, et dans le désordre (c’était le mot juste) ; et la Chine, tout à sa stratégie du développement, se gardait sagement d’afficher toute prétention de long terme. À cette époque aussi, renonçant au socialisme à la Nehru, l’Inde commençait à décoller économiquement, et l’on pouvait déjà l’imaginer comme affirmant davantage son rôle de puissance régionale. Mais il n’était pas encore question pour elle de s’aventurer au-delà. Dans ce contexte, les analystes du système international hésitaient à décrire celui-ci comme évoluant vers un nouvel ordre unipolaire libéral garanti par les États-Unis, ou vers un ordre multipolaire, a-polaire, ou que sais-je, mais sans qu’on sût préciser les conditions de sa stabilité.
Je tiens à insister ici sur la différence entre droit et gouvernance. La Charte de l’ONU définit le cadre normatif dans lequel les relations internationales concrètes « doivent » s’exercer, bien qu’en pratique l’organisation souffre d’un double déficit de légitimité et d’efficacité. La gouvernance est autre chose : il s’agit de l’organisation concrète, et en principe cohérente, des rapports multilatéraux à différentes échelles pour la préparation et l’exécution des décisions, dans le cadre – et c’est le point clé – de règles du jeu définies conjointement dans des domaines comme la sécurité, l’économie, la santé etc. In fine, tout se ramène d’ailleurs à la sécurité, certes dans une acception large.
Or, depuis au moins le tournant de la première décennie de ce siècle, il est devenu de plus en plus patent que le système international ne convergeait ni vers l’unipolarité ni vers la multipolarité, mais vers une forme de fragmentation rappelant à certains égards le contexte diplomatique européen entre le milieu du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale. La réalité est que les principales puissances du jour veulent continuer à bénéficier des échanges, ou si l’on préfère des bénéfices de l’interdépendance, tout en se méfiant de ses excès. Edgar Faure, qui s’y connaissait en bonnes formules, parlait des avantages de « l’indépendance dans l’interdépendance » – il était orfèvre en la matière. Aujourd’hui, Américains et Chinois sont encore enchaînés, notamment pour l’accès à de nombreuses matières premières, mais ils ont de facto rompu avec le libre-échange. Les relations économiques internationales sont de plus en plus politisées ; pour mieux dire, elles sont devenues des instruments particuliers de la tactique ou de la stratégie en général. Seuls les Européens ne l’ont pas encore compris.
Sur le plan proprement politique, les principaux faits illustratifs de la tendance actuelle sont le développement du terrorisme islamiste et les rêves de califat, les grands mouvements de populations, les conséquences différées de l’effondrement de l’Union soviétique dont la principale à ce jour est la guerre d’Ukraine, l’affirmation de plus en plus forte des revendications de la Chine sur Taïwan et sur la mer de Chine méridionale, avec en toile de fond la bronca anti-occidentale du « Sud global », comme si ce qui allait se jouer dans les prochaines années devait être la revanche du monde contre l’ascendant pris par l’Europe puis par les États-Unis depuis l’aube des temps modernes. Cela va beaucoup plus loin que l’idéologie de la décolonisation.
Or, tout ceci se produit alors que, pour la première fois dans l’Histoire, la notion de bien commun/public mondial commence à prendre un sens concret. Depuis 2020, nous assistons en effet au déploiement de trois phénomènes majeurs, aux conséquences potentielles incernables – je les cite dans l’ordre de leur prise de conscience. D’abord, la santé publique. Quatre ans après le choc, le Covid-19 apparaît comme un avertissement. Encore moins qu’en économie, les humains ne sont parvenus à s’organiser pour identifier et maîtriser les pandémies avant l’enclenchement de réactions en chaîne incontrôlables. Ensuite, le monde découvre avec stupeur que le changement climatique annoncé depuis plus de trente ans se produit plus rapidement que prévu. Derrière la façade avantageuse des « conférences des parties » qui se succèdent année après année se dissimulent une coopération insuffisante, et des intérêts de court terme contradictoires. Enfin, loin de ralentir, la révolution numérique s’accélère de façon foudroyante, avec le développement de l’Intelligence artificielle. L’enjeu en est l’« homme augmenté », avec des conséquences anthropologiques difficilement imaginables. À court-moyen terme, les grands acteurs eux-mêmes de cette industrie se déclarent incapables de faire des prévisions sur l’état de leur art, même à un horizon de cinq ans. Or les enjeux sociaux et économiques, mais aussi sécuritaires au sens large, sont ici immenses. Quels seront par exemple à moyen et long termes les effets de ces technologies sur le plan géopolitique (la géopolitique traite des idéologies relatives aux territoires) ? La réflexion sur ce que pourrait ou devrait être une gouvernance mondiale en matière d’Intelligence artificielle n’en est encore qu’à l’état de balbutiements.
Pour résumer la situation, on peut dire que la gouvernance mondiale, dans son acception la plus large, se porte mal, au moment même où l’humanité en a le plus besoin. Le plus immédiatement préoccupant, à mon sens, est l’absence d’une architecture de sécurité au sens large entre les principales puissances du moment, dans lesquelles je mets assurément les États-Unis, la Chine et la Russie, alors qu’on a tout perdu de l’expérience de la guerre froide en matière d’arms control, de mesures de confiance, etc. Une telle architecture ne pourrait émerger que de la volonté partagée d’aboutir, et donc de l’acceptation par chaque partie d’une prise en compte structurelle des intérêts fondamentaux des autres. Faudra-t‑il un grand drame avant d’en arriver là ? Une telle approche, que je qualifierai de « kissingerienne », est en effet clairement incompatible avec l’idéologie de la fin de l’Histoire, toujours mise en avant par les Occidentaux, empêtrés dans les contradictions entre leurs valeurs affichées et leurs actes.
Dans ce contexte, que nous dit la guerre d’Ukraine sur l’évolution possible des grands rapports internationaux ?
Il faut revenir à la chute de l’Union soviétique. Avec elle s’est écroulé l’empire russe. Avant que ne sonne son heure, les empires territoriaux du début du XXe siècle, fatigués et secoués par l’éveil des nationalités, s’étaient épuisés dans des guerres qui avaient fini par entraîner la chute de leurs empereurs. Dans le cas des empires coloniaux européens, plus hétérogènes, l’éveil du sentiment national, souvent importé des métropoles, s’est traduit par des guerres de libération dans le cadre de la rivalité Est-Ouest.
Avec l’empire russe, on a une troisième configuration. Le centre a lâché prise sans y être contraint de l’extérieur, et dans un premier temps la séparation s’est faite je ne dirais pas sans douleur, mais avec peu de sang. Comme la Russie ne s’est pas écroulée en 1991, ses structures internes n’ont été que fracturées. Avant même l’avènement de Poutine en 2000, les reliefs de l’empire soviétique étaient encore très présents en Russie bien sûr, mais aussi dans la plupart des anciennes républiques. Ces reliefs n’ont toujours pas disparu, de sorte que le chemin vers une complète indépendance, pour la plupart d’entre elles, reste parsemé d’embûches. En comprenant cette évidence, même les adeptes de Fukuyama auraient pu saisir la complexité du problème de l’avènement de la démocratie libérale dans l’ex-Union soviétique. Le problème des prévisions eschatologiques est que, pour le prophète, peu importe que la chose arrive dans un an, ou dans cent…
En résumé, dès 1991, on savait que la manière dont l’empire s’était effondré était, en un sens historique profond, anormale. On commença d’ailleurs bientôt à s’en apercevoir, avec l’apparition des mouvements autonomistes ou sécessionnistes dans les nouveaux États indépendants. On savait que la question de l’avenir de l’Ukraine serait tôt ou tard dominante pour la sécurité européenne. Elle s’est en effet imposée dès 2004 sur le devant de la scène. Je reste convaincu que la plus grande erreur diplomatique collective du début de ce siècle fut de ne pas avoir voulu prendre à bras-le-corps le problème de la sécurité en Europe, dans un contexte qui avait radicalement changé.
Tout à l’idéologie de la mondialisation heureuse, les Occidentaux ont choisi de l’ignorer. Poutine, nouveau venu à la tête d’un pays très affaibli – et homme qui n’avait certes guère d’empathie pour les démocraties –, s’installa rapidement dans la posture de l’assiégé, soucieux avant tout de sécuriser son « étranger proche ». En même temps commencèrent à se développer en Russie les idéologies identitaires anti-occidentales. La guerre ouverte le 24 février 2022 est l’aboutissement inattendu de tout un processus. Sauf surprise, elle devrait durer encore longtemps, et l’on peut prévoir que, quoiqu’il lui en coûte, la Russie s’efforcera bec et ongles de contrôler son voisinage, et d’user des cinquièmes colonnes dont elle dispose presque partout dans l’ex-Union soviétique (par exemple en Géorgie) pour empêcher l’installation de régimes jugés hostiles à ses portes – à commencer par une extension de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Elle ne se laissera pas isoler sur le plan international. On peut s’attendre à ce qu’elle tire au maximum parti de ses capacités à mener une stratégie indirecte, comme au temps de la guerre froide, pour nuire aux intérêts de ses nouveaux adversaires – sinon ennemis –, comme maintenant la France, jusqu’à l’émergence d’une situation nouvelle.
À court et moyen termes, quelles conséquences aura cette guerre d’Ukraine, en particulier sur les institutions européennes, sur l’Union européenne ?
L’issue de la guerre d’Ukraine sera un élément structurant du système international dans les prochaines décennies. Bien que je ne cesse d’insister, entre autres, sur la différence entre d’une part la politique internationale et de l’autre le droit international en tant que système normatif de référence, et en dépit des théories néoconservatrices sur la légitimité des interventions préventives que chacun, y compris les Russes, s’approprie à sa façon, je n’ai jamais contesté que l’agression du 24 février devait être contrecarrée, en liaison avec nos partenaires et alliés, dans le cadre de l’ONU. En même temps, je n’ai pas été surpris par la montée de l’anti-occidentalisme au sein de la « communauté internationale » (depuis toujours, j’encadre cette locution de guillemets), puisque les Occidentaux secrètent eux-mêmes les principes de leur propre ruine (wokisme etc.) ; et, une fois de plus, mes doutes sur l’efficacité des sanctions en général – une façon d’agir sans agir, c’est-à-dire en essayant de gagner du temps – n’ont pas été invalidés jusqu’à ce jour. Pour la suite, la parole sera à l’histoire. Je m’inquiète depuis longtemps de ce que les choix occidentaux ont rapproché la Russie, la Chine et l’Iran. Sans parler de la Corée du Nord. Je constate aussi, sans surprise, qu’avec la guerre d’Ukraine la compétitivité des États-Unis s’est encore renforcée par rapport à l’Europe. Je maintiens que la position de Washington sera déterminante sur l’issue de la guerre, que cette dernière se transforme en conflit gelé ou se conclue par des compromis. Enfin, je persiste à souligner que Poutine n’a jamais défini sa conception de la victoire ou de la défaite. Ainsi ne peut-on pas totalement exclure l’hypothèse d’une issue plus rapide que dans le scénario central. À l’autre bout du spectre des possibilités, le risque d’un dérapage de la guerre ne doit pas, non plus, être écarté.
Mais c’est l’avenir de l’Union européenne (UE) qui me préoccupe le plus. Je me sens moins isolé qu’hier quand je dénonce les risques d’une fuite en avant vers un nouvel élargissement insuffisamment réfléchi de l’UE, alors que nous n’avons manifestement pas encore digéré l’élargissement consécutif à la chute de l’URSS. Il est vrai que ce dernier a massivement bénéficié aux nouveaux venus, tant sur le plan économique que du point de vue de leur sécurité. Mon interrogation ne porte pas sur eux mais sur les anciens, comme la France et l’Allemagne. Paradoxalement parfois, ceux qui, comme le président Macron, voient bien que l’Europe est mortelle semblent tentés de trouver la solution dans cette fuite en avant. Que plusieurs des membres les plus récents de l’Union veuillent en découdre définitivement avec la Russie se comprend, mais contribue à la complexité de la situation actuelle.
Le titre du dernier livre de Sylvie Goulard L’Europe enfla si bien qu’elle creva exprime bien mon inquiétude, et je souscris pour l’essentiel au message récent à ce sujet d’Édouard Balladur . Les partisans de l’engagement sur la voie d’un nouvel élargissement accéléré invoquent la théorie de l’engrenage institutionnel (spill-over effect), qui affirme la possibilité de provoquer le rapprochement, voire la fusion, d’une partie des intérêts nationaux, et donc un dépassement de la notion d’intérêt national au profit d’une nouvelle forme d’unité politique. La brève histoire de l’Union justifie en partie cette théorie. Mais tout est affaire de préparation, et de durée. La poursuite d’élargissements sans approfondissement de l’acquis risquerait fort de conduire à l’échec. Comme les nations européennes ne sont pas près de se dissoudre dans le supranational – et celles qui ont appartenu au pacte de Varsovie encore moins que les autres –, l’Union ne peut fonctionner durablement que si ses bénéfices à court et moyen termes sont clairement identifiés par les populations de tous les États membres. Pas seulement les plus récents. Les politiques communautaires sur les sujets sensibles, comme le commerce extérieur, les migrations, la sécurité intérieure et extérieure etc., doivent être perçues comme efficaces. Encore faut-il que ces politiques soient pensées en termes stratégiques, ce qui n’est le cas d’aucune d’entre elles. La répartition des efforts et des pouvoirs en un temps où la croissance risque d’être insuffisante pour couvrir des charges supplémentaires massives doit être perçue comme légitime. Il faut donner leur sens aux mots que l’on emploie. Si vous voulez voir ce qu’est une économie de guerre, c’est la Russie qu’il faut regarder. Les Russes ont l’habitude de se serrer la ceinture. Pas les Français. Les Polonais ? À voir…
Plus généralement, j’invite les uns et les autres à considérer avec la gravité qui s’impose la question de la défense européenne. Cela doit commencer par une appréhension rigoureuse de l’effort économique nécessaire, qui devra être accepté par les peuples. Il faut ensuite déterminer très précisément les objectifs communs, les capacités correspondantes, qui produit quels armements et avec quel financement, le volume des forces et leur structure, qui commande quoi, quelles seront les autorités politiques décisionnaires dans les différentes circonstances ?, etc. Tout cela est déjà d’une grande complexité pour un État, ou pour une alliance comme l’Alliance atlantique. Qu’en dire pour une Union qui, sur le plan politique, n’est pas encore très avancée, où les responsables politiques eux-mêmes confondent souvent le communautaire et l’interétatique, et n’ont pas toujours une claire compréhension du contenu et des limites des traités ? Certains comparent la question de la défense et le passage à l’euro, avec le traité de Maastricht de 1992. C’est ignorer que le franchissement de cette extraordinaire étape a été rendu possible par une élaboration poussée pendant des années avec un groupe de hauts fonctionnaires, notamment allemands et français, très compétents et engagés, déjà sous Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing. Il a aussi fallu la détermination sans faille d’Helmut Kohl et de François Mitterrand au moment critique. Et ceci en un temps où l’entente entre l’Allemagne et la France emportait le reste. Depuis longtemps, je suis de ceux qui croient que l’UE serait morte sans la création de l’euro, et qu’elle mourrait si la monnaie unique sombrait. En attendant de renaître bien sûr, mais sous une autre forme. Car pour les Européens, à long terme, il n’existe aucune alternative viable à une forme d’UE. Pas nécessairement celle d’aujourd’hui. En tous cas, je ne crois pas me tromper en ajoutant que, pour qui rentre un peu dans les détails, la question de la défense est au moins d’un ordre de complexité supérieur à celui de la monnaie unique.
Que l’UE, si elle parvient à se transformer sans mourir, doive s’occuper enfin de sécurité et de défense est une évidence. Mais il faut aborder la question avec lucidité. Je ne crois pas raisonnable de postuler que l’Allemagne et la France, par exemple, soient actuellement prêtes à se dissoudre dans une Fédération européenne. Il ne faut pas abuser de la locution « souveraineté européenne ». Si nous parvenions en quelques années à construire entre nous une alliance militaire avec une organisation aussi efficace que celle de l’OTAN, ce serait déjà un miracle qui crédibiliserait l’article 42 § 7 du traité de Lisbonne. Au nombre des difficultés que nous ne devons pas sous-estimer, la plus grande est l’absence de tout leader naturel au sein de l’Europe. Aujourd’hui, le « couple franco-allemand » ne ressemble plus à ce qu’il était au début des années 1990.
Quant à la stratégie proprement dite, pour éviter des discussions dans le vide je rappellerai la situation de la France à la fin de l’ère soviétique. Le gros de nos forces conventionnelles était concentré sur la Première armée, qui avait vocation à être engagée sur le territoire allemand en cas de déferlement des troupes soviétiques dans notre direction. Si le risque d’invasion de notre territoire national se précisait, le chef de l’État, et lui seul, pouvait décider de recourir à l’arme nucléaire tactique (sur le territoire allemand…), renommée préstratégique, en guise de « dernier avertissement » avant le recours éventuel à l’arme nucléaire stratégique. Sans oublier dans ce cas que l’Union soviétique disposait (et que la Russie dispose toujours) d’une capacité de deuxième ou de troisième frappe… Jamais la France n’a envisagé de mener une guerre conventionnelle contre l’Union soviétique, et la stratégie que je viens de résumer – avec l’idée que les Soviétiques n’auraient décidément aucun intérêt à nous envahir, ce qui n’était pas faux – était bel et bien nationale, quoique nous en discutions avec nos alliés allemands. En définitive, elle reposait sur la crédibilité de l’engagement américain pour défendre la République fédérale d’Allemagne. Tout ceci n’a d’ailleurs pas empêché l’OTAN de reconnaître la contribution de la dissuasion française à la sécurité de l’Alliance (déclaration d’Ottawa, 1974).
Dans la situation actuelle, il faut imaginer que la France veuille contribuer à dissuader les forces russes d’envahir non pas l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’UE, mais la Pologne. Devrait-on déployer quelque part au voisinage de la frontière germano-polonaise l’équivalent de notre ancienne Première armée (encore faudrait-il pour commencer en reconstituer l’équivalent, ou mieux) avec des armes nucléaires (évidemment sous double clé) ? À cette distance géographique, à quelles conditions l’exercice de notre dissuasion serait-il crédible ? Car de la frontière germano-polonaise au territoire français il y aurait encore beaucoup de kilomètres à parcourir pour les blindés russes… En matière nucléaire, on en revient toujours à la crédibilité, technique et politique. C’est le point central, sur lequel les débats publics actuels font totalement l’impasse.
Face à l’ampleur de ce genre de questions, la légèreté des débats sur la place publique dans le cadre actuel de la guerre d’Ukraine, alors que ce pays n’appartient ni à l’UE ni à l’Alliance atlantique et qu’il n’a jamais joué de rôle direct dans l’histoire de France, ne peut manquer d’étonner. Qui ne voit que, quand bien même les pays actuellement membres de l’UE, clairement soutenus par leurs opinions publiques, décideraient aujourd’hui de réarmer massivement en vue de faire face à la Russie et se donneraient effectivement les moyens nécessaires, cela ne constituerait pas un game changer pour les tout prochaines années ? Ce serait déjà beaucoup si, nous trouvant obligés d’agir sans les États-Unis, nous pouvions effectivement fournir suffisamment l’Ukraine en armements, ainsi qu’elle le demande.
En attendant qu’il devienne politiquement possible de s’attaquer sérieusement à ces questions, la France ne peut voir que des avantages à tout renforcement bien pensé de la coopération européenne en matière d’armement, compatible avec l’imprécision du projet global. Je comprends aussi que, la guerre d’Ukraine semblant s’éterniser, les débats publics tendent à tout y ramener. Mais ne nous berçons pas d’illusions sur les capacités européennes dans les prochaines années, ni sur l’ampleur de la tâche de l’édification d’une véritable défense européenne à horizon plus lointain. N’abusons pas de la facilité verbale consistant à mettre la charrue devant les bœufs, alors que notre attelage est en réalité peu cohérent. Avant de nous élargir à nouveau, et de faire comme si le temps des États-Unis d’Europe était venu, commençons par dresser ensemble un bilan lucide de l’état de l’Union sur tous les plans, économique, politique, social, international, mais aussi juridique, car dans toute société le droit doit être en harmonie avec l’ensemble des objectifs partagés – la démocratie et les droits humains certainement dans le cas d’espèce, mais aussi les impératifs de sécurité intérieure, par exemple à propos de la drogue. L’un des risques que court notre Union est de se transformer rapidement en société multicommunautaire, alors qu’on s’interdit de réfléchir lucidement aux implications à moyen et long termes d’une telle évolution, qui ne pourrait également que soulever d’immenses problèmes sur le plan de la sécurité extérieure. Oui, il est temps d’investir dans la sécurité et la défense. Mais alors, parlons de tous les aspects de la question.
Un dernier mot, pour conclure. Je fais partie de ceux qui ont jugé trop rapide l’élargissement de l’UE après la chute de l’Union soviétique. Cet élargissement a bénéficié massivement aux nouveaux venus, bien au-delà des effets du plan Marshall pour les Européens de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, certains voudraient nous faire croire que l’Europe fédérale est le prochain objectif, au moment même où l’on prétend l’élargir encore, de sorte que nous formions (qui, « nous » ?) désormais un quasi-État, doté de frontières en partie communes avec le prédateur russe. Ces frontières seraient désormais les nôtres, en particulier celles de la France. Et celles de l’Allemagne. Ne nous installons pas psychologiquement dans cette illusion fédérale. Le retour de bâton pourrait être dramatique. N’attendons pas d’être le dos au mur pour réfléchir objectivement à la future UE, à ses objectifs, à sa gouvernance… Affrontons, enfin, le problème de la sécurité européenne avec un regard réaliste.