La gouvernance des biens communs comme levier politique
Paru dans le 2° numéro de la Revue européenne du droit « Gouverner la mondialisation », 22 mars 2021
Toute la Terre avait une même langue et des paroles semblables. 2. Or, en émigrant de l’Orient, les hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de Sennaar, et s’y étaient arrêtés. 3. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons, préparons des briques et cuisons-les au feu. Et la brique leur tint lieu de pierre, et le bitume de mortier. 4. Ils dirent : Allons, bâtissons-nous une ville, et une tour dont le sommet atteigne le ciel ; faisons-nous un établissement durable pour ne pas nous disperser sur toute la face de la terre. 5. Le Seigneur descendit sur la terre, pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils de l’homme ; 6. Et il dit : Voici un peuple uni, tous ayant une même langue. C’est ainsi qu’ils ont pu commencer leur entreprise, et dès lors tout ceux qu’ils ont projeté leur réussissait également. 7. Allons paraissons ! et, ici-même, confondons leur langage, de sorte que l’un n’entende pas le langage de l’autre. 8. Le Seigneur les dispersa donc de ce lieu sur toute la face de la terre, les hommes ayant renoncé à bâtir la ville. 9. C’est pourquoi on la nomma Babel, parce que là le Seigneur confondit le langage de tous les hommes ; et de là l’Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
Versets 1 à 9, chapitre XI, Genèse, Bible hébraïque
La genèse décrit une humanité qui aurait réalisée, en somme, le but utopique de la mondialisation avec une gouvernance mondiale. Dans ce récit, naturellement symbolique, on voit que l’humanité pré-Babel constituait en quelque sorte une unité politique. Une unité politique bien organisée, bien structurée, où des personnes prenaient des décisions et étaient capables de les exécuter. Tout le monde se comprenait, par conséquent il y avait une culture commune. Pourquoi Dieu intervient-il pour confondre les hommes, confondre l’humanité et faire en sorte qu’ils ne se comprennent plus ? C’est parce que cette construction de la tour de Babel qui monte jusqu’au ciel et qui pénètre dans le ciel, signifie que les hommes se prennent pour Dieu : la dispersion des hommes sur la Terre est la conséquence du péché originel, du péché d’orgueil qui fait que l’homme se prend pour plus qu’il n’est et l’humanité se prend pour plus qu’elle n’est, l’homme en somme prétendant réaliser par lui-même le Paradis terrestre.
Cette dispersion consécutive à la destruction de la tour de Babel peut être interprétée en termes géopolitiques contemporains : tous ces peuples dispersés, parlent des langues différentes, développent des cultures différentes et ne se comprennent pas. Ils en viennent à développer des idéologies différentes qui les conduisent à se battre, à s’affronter dans la guerre. Dans le monde de la tour de Babel, il n’y avait pas de problèmes géopolitiques. La géopolitique, c’est l’idéologie relative aux territoires et aux nations qui les occupent, c’est une situation qui naît de l’incompréhension des hommes en l’absence d’une unité politique commune propre à assurer une gouvernance mondiale légitime aux yeux de l’humanité dans son ensemble.
Définir la mondialisation
La mondialisation réelle résulte d’un phénomène d’imbrication croissante, où la dispersion des peuples et des cultures a fait place à un nouveau mélange, sans pour autant qu’ils se comprennent. Ce mélange s’est considérablement accéléré depuis une soixantaine d’années avec une interdépendance de plus en plus grande. Pour saisir ce phénomène, il faut d’abord en donner une définition : la mondialisation peut être définie comme la tendance pour toutes les unités actives à raisonner stratégiquement à l’échelle planétaire.
Une unité active est un groupe humain qui est structuré par une Culture commune identifiée (capacité de se comprendre) et par une Organisation qui prend les décisions concernant le groupe aussi bien pour les affaires intérieures que pour les affaires extérieures. Une unité active devient une unité politique quand elle ne reconnaît pas d’autorité supérieure à la sienne. C’est bien entendu le cas des États, qui restent la catégorie principale d’unité politique et dont la définition juridique s’est raffinée, mais aussi d’un nombre croissant de groupements hétérogènes qui se considèrent souverains, c’est-à-dire ne reconnaissent aucune autorité supérieure à la leur. C’est ainsi par extension le cas des organisations internationales de toute nature. Elles peuvent être considérées dans une certaine mesure comme des unités politiques, en premier l’Organisation des Nations unies qui demeure à la base du droit international dans son état actuel. Des organisations terroristes comme Daesh ou Al-Qaïda répondent également à cette définition de l’unité politique dans la mesure où elles se considèrent souveraines, c’est-à-dire qu’elles ne reconnaissent aucune autorité supérieure à la leur, même si naturellement ce n’est pas ainsi qu’elles sont considérées du point de vue du droit international.
Alors pourquoi y a-t-il une tendance pour toutes les unités actives de la planète à raisonner stratégiquement à l’échelle planétaire ? La mondialisation que nous connaissons depuis un demi-siècle est un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité. C’est d’abord un phénomène de transformation technologique en accélération permanente, conséquence de la révolution des technologies de l’information et de la communication. Pendant maintenant plus de 60 ans, non seulement nous n’avons pas vu de ralentissement de la transformation mais nous constatons sous nos yeux aujourd’hui que cette transformation s’accélère, en dépit de ses soubresauts. En parallèle, la chute de l’URSS, en conséquence de son incapacité fondamentale à se réformer en raison de l’imbrication de ses structures économiques et politiques, a contribué à rompre certaines digues et à faire ressurgir des problèmes figés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des phénomènes migratoires de grande ampleur se sont produits, y compris à l’intérieur de l’Europe avec l’élargissement extrêmement rapide de l’Union européenne.
Concevoir et établir des mécanismes de régulation dans un système international de plus en plus complexe ?
Cette ouverture générale, cette interdépendance accrue quantitativement et transformée qualitativement, implique une forme de régulation. Dans des systèmes physiques hautement interdépendants, il faut des mécanismes de régulation puisque des systèmes qui ne sont pas régulés explosent, c’est-à-dire évoluent vers le chaos. On pense aux grandes crises économiques comme celle de 2007 et aux malheurs du Moyen-Orient depuis 2011, qui sont des situations relativement comparables. Les crises économiques récentes, la multiplication des conflits au Moyen-Orient, la pandémie de Covid-19 ont en commun d’être le fait d’événements à l’origine minuscules et qui sont devenus des problèmes gigantesques.
Si le monde constituait déjà ou constituait à nouveau – par rapport au récit métaphorique de la tour de Babel – une seule unité politique, le problème serait relativement simple. Or ce n’est pas le cas et la question de la gouvernance mondiale est d’une redoutable complexité. Le mot complexité vient du latin complexus. Il correspond à l’idée d’impossibilité de déplier, à l’impossibilité de mettre à plat. Dans un système complexe, il est impossible de décrire complètement les parties qui interagissent et la nature de ces interactions. Or, c’est aujourd’hui une caractéristique commune aux sciences dures et aux sciences humaines : de nombreux phénomènes, comme le climat ou la géopolitique, ne peuvent pas être décrits comme des systèmes, au sens précis du terme, qui en expliciterait toutes les interactions.
Nous ne pouvons pas pour autant renoncer à des représentations partielles. Si nous voulons nous faire une idée un peu précise de ce qu’on appelle abusivement « le système international » nous devons partir d’une sorte de première approximation, celle du système interétatique, c’est-à-dire des relations entre les États. Il s’agit bien là d’un système, dont la structure reste au cœur du « système international », en dépit de la multiplication d’autres unités actives influentes. En conséquence, le problème de la gouvernance mondiale reste encore à la base celui de la coopération entre les États pour aboutir à une coordination qui permette au « système international » d’évoluer non seulement dans un sens qui ne soit pas chaotique, mais qui aille même dans le sens d’une certaine progression, celle de la cogestion des biens communs.
Penser les biens communs
J’appelle « bien » tout ce qui peut être détruit ou transformé par l’homme. Il ne s’agit pas seulement de biens matériels mais aussi de l’éducation, de valeurs ou encore de la santé sur un plan individuel ou collectif qui sont elles aussi fragiles.
« Bien commun » est un terme général qui concerne une collectivité dans son ensemble. Or jusqu’à quel point peut-on parler de bien commun pour un groupe humain qui n’est pas structuré par une culture et par une organisation communes, gouvernement dans le cas d’un État ? Il se peut qu’il y ait des biens communs à l’intersection de toutes les cultures. Mais il y a forcément un certain relativisme. Pour quelqu’un comme moi et peut-être pour beaucoup des lecteurs de ce texte, ce qu’on appelle la culture occidentale est un bien commun à « nous », mais pas forcément aux « autres ». Est-ce que cela importe au fin fond de la Mongolie extérieure ? Je n’en suis pas certain. On peut chercher à définir plus précisément la notion de bien commun. En théorie économique, on oppose « bien privatif » et « bien public ». Un bien privatif est un bien qu’une seule personne peut consommer. Le bien public ou le bien collectif a été défini par Samuelson comme un bien qui est non rival et non exclusif, à l’échelle d’une société, politique ou non.
Mais au-delà de cette définition, la question du climat suffit à montrer qu’en l’absence d’une unité politique mondiale avec une gouvernance légitime, la définition des biens communs et a fortiori les modes de coopération pour mettre en œuvre les politiques publiques à l’échelle planétaire, n’a rien d’évident. On peut aussi donner l’exemple de la santé publique, comme la vaccination dans le cas d’une pandémie. Encore faut-il des organisations efficaces, responsables de la coordination des coopérations interétatiques en association avec les autres unités actives, et ce à l’intérieur d’un cadre qui soit perçu comme légitime par les citoyens du monde. En même temps, nous voyons bien que si nous ne sommes pas capables de construire assez rapidement ces structures de coopération et de mettre en œuvre ces leviers, le risque d’aboutir à des catastrophes et à une évolution chaotique du monde est très élevé. Tout cela naturellement doit commencer par une prise de conscience.
Est-il possible de construire un ordre international compatible avec les leviers d’une gouvernance au service du bien commun en l’absence d’une puissance hégémonique ? Il est clair que nous évoluons plutôt vers une compétition stratégique entre les États-Unis et la Chine, laquelle aspire à dominer le monde dans une trentaine d’années. Pourquoi trente ans ? Parce que 2049 sera le centième anniversaire de la victoire de Mao en Chine et que les Chinois ont pour objectif ouvert d’être alors la première puissance mondiale.
La construction européenne doit ici nous guider, sans dogmatisme ni idéologie trop simpliste. Ce que nous avons accompli plus ou moins bien avec l’Union européenne constitue une aventure politique tout à fait originale dans l’histoire de l’humanité. Nous cherchons à construire un nouveau type d’unité politique qui ne soit pas une construction impériale dont le destin a toujours été funeste. Une co-construction, une association libre, dans un esprit démocratique. Nous avons déjà abouti avec l’Union Européenne à des types d’interdépendance qui font que certaines des choses qui paraissent extraordinairement difficiles – sinon impossibles – dans le cadre de la coopération interétatique classique, peuvent se faire au niveau européen au moyen de mécanismes de solidarité, de rapprochement culturel et naturellement juridique.
Si nous poursuivons, en améliorant, en corrigeant, en renforçant, en préservant en même temps les cultures des différents États, si nous parvenons à construire un nouveau type d’unité politique qui à certains égards dépasse l’État-Nation, peut-être pourrons-nous mieux évoluer dans le sens d’une véritable cogestion de ces fameux biens communs et de modes de gouvernance avec leurs différents leviers qui permettront non seulement de maintenir un monde viable mais peut-être même de façon que ce monde soit à certains égards en progrès.
Article publié le 22 mars 2021 dans la Revue Européenne de droit « Gouverner la mondialisation »
Lien vers l’article dans la revue
Lien vers la vidéo de la conférence donnée le 20 janvier 2020 à l’Institut de France sur cette même thématique, dans le cadre du cycle de conférences « Mondialisation et humanisme, les destins possibles de l’humanité »