L’Europe doit faire face à ses dédits stratégiques et économiques
Interview dans le magazine Forbes, hiver 2024
Au lendemain de la réélection (sans surprise) de Donald Trump, nouveau Président des Etats-Unis, il est important de prendre le pouls de notre Europe.
Fondateur et président de l’Institut français de relations internationales (Ifri) et initiateur de la World Policy Conference, Thierry de Montbrial décrypte les bouleversements de l’ordre mondial. II revient sur le recul stratégique de l’Europe, les enjeux de la guerre en Ukraine et l’urgence pour l’Union européenne de s’adapter face aux défis économiques et technologiques globaux.Dominique Busso
Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, quel impact voyez-vous sur l’ordre mondial et la relation transatlantique ?
Thierry de Montbrial : La première chose frappante est le déni persistant des Européens face à cette réalité. Même après la victoire de Trump, certains continuent de minimiser l’ampleur de sa victoire. Ce refus révèle une incompréhension des transformations profondes aux États-Unis au cours des deux dernières décennies. Les clivages internes des partis politiques américains se sont intensifiés, et depuis la chute de l’Union soviétique, la question de l’avenir de l’OTAN et de la relation transatlantique était clairement posée. Lorsque Macron a évoqué la « mort cérébrale » de l’OTAN, il pointait un problème réel. C’est la guerre d’Ukraine qui a poussé les Européens à se rassembler autour de l’Alliance atlantique, bien que la Russie n’ait pas attaqué l’OTAN.
Or la guerre d’Ukraine est une guerre mondiale par ses effets globaux. Elle exacerbe les tensions économiques et renforce les populismes au détriment de l’Europe. Au lendemain du premier mandat de Trump, les Européens ont poussé un soupir de soulagement, mais les États-Unis restent centrés sur leurs propres défis. Que ce soit Trump ou un autre, la priorité américaine se recentre désormais sur leurs intérêts nationaux étroitement conçus. Cette tendance au retour sur soi est la manifestation d’un cycle classique. L’élection de Trump a des causes profondes et les changements qui s’opèrent aux États-Unis manifestent une cohérence au-delà des personnes qui les dirigent.
Est-ce la fin pour nous, les Européens ? Certains disent que cela pourrait nous pousser à ne plus être attentistes.
Le discours sur la nécessité de renforcer les capacités de défense européennes est ancien mais les progrès concrets ont été insignifiants. Sur le plan économique, l’Europe recule depuis des années. Le décrochage par rapport aux États-Unis est flagrant. L’UE s’est considérablement affaiblie depuis le début de la guerre d’Ukraine, notamment à cause de l’envol des prix de l’énergie, mais pas seulement. Aujourd’hui, près de trois ans après le début de cette guerre et avec les perspectives des nouveaux élargissements insuffisamment réfléchis de notre Union, on peut s’interroger sur l’avenir du projet européen. Le risque d’un lent détricotage de ce qui est supposé faire notre unité, non pas formelle mais réelle, doit être pris extrêmement au sérieux.
Ce décrochage transatlantique, se manifeste-t-il aussi dans le domaine de l’innovation et de l’entrepreneuriat ?
La maîtrise de la technologie et de l’innovation est la clé du pouvoir et de l’influence. Le recul de notre influence internationale, je le ressens presque physiquement depuis le temps où j’avais mis en place puis dirigé le Centre d’analyse et de prévision au Quai d’Orsay, sous la présidence de Georges Pompidou. Les États-Unis continuent plus que jamais de dominer l’innovation grâce à une culture très agile et des financements structurés à cette fin. Dans une tout autre culture, la Chine a également accompli des exploits. En France, entreprendre reste une prouesse face aux innombrables obstacles d’une société à de nombreux égards toujours bloquée. La capacité américaine à mobiliser talents et capitaux est bien illustrée par les succès d’Elon Musk, notamment dans le domaine spatial. L’Europe doit profondément réformer ses structures. En sera-t-elle capable ?
L’Ifri est un think tank extrêmement influent. Comment faites-vous face à la pression des financeurs ?
L’indépendance dans toutes ses dimensions a toujours été une préoccupation essentielle pour moi. Quand j’ai créé l’Ifri en 1979, il n’y avait pas d’équivalent en France. Mon objectif était de construire une institution comparable aux grands think tanks nés aux États-Unis et en Grande-Bretagne au lendemain de la Première Guerre mondiale. Pour cela, je me suis mis à la recherche de financements privés, une démarche unique à l’époque pour ce genre d’activité. Au début, les grands patrons pensaient que les questions internationales étaient du ressort exclusif de l’État.
De leur côté, les chercheurs répugnaient à travailler avec les entreprises. J’ai dû convaincre les uns et les autres de changer de logiciel. Aujourd’hui, la part des subventions étatiques de l’Ifri est inférieure à 15% et les financements privés sont suffisamment diversifiés pour contribuer aussi à garantir notre indépendance. Nous appliquons un code de déontologie rigoureux, auquel tout financement est soumis. Les grands projets impliquent plusieurs financements, contribuant aussi à garantir notre autonomie et notre statut d’un centre de recherche aux antipodes du lobbying.
Aux États-Unis, comment les think tanks sont-ils financés ?
L’État américain finance bien sûr de nombreux projets. Mais surtout, comme l’avait noté Tocqueville en son temps, il existe aux États-Unis une extraordinaire tradition philanthropique, dont bénéficient les think tanks de toute nature, notamment dans le domaine des relations internationales où les institutions comparables à l’Ifri sont infiniment mieux dotées. Le budget de la Brookings Institution avoisine les 100 millions de dollars et celui de la Rand Corporation les 400 millions. Aux États-Unis les fondations financent des projets de manière indépendante, mais leurs choix sont souvent en harmonie avec les intérêts stratégiques américains. Par exemple, dès 1989, certaines grandes fondations ont redirigé leurs soutiens vers l’Europe de l’Est pour l’ancrer dans le camp occidental. J’ai pu constater moi-même une forte présence d’acteurs non-étatiques américains en Ukraine avant même la chute de l’Union soviétique.
Sur la guerre d’Ukraine, quel est votre avis ?
Cette guerre n’aurait jamais dû éclater. Nous avons raté la sortie de la guerre froide. Après la chute de l’Union soviétique, le monde occidental a adopté l’idéologie de la « fin de l’histoire » : démocratie + économie de marché = paix et prospérité. Cette idéologie a connu des versions soft avec un président démocrate comme Bill Clinton, ou des versions hard avec un George W. Bush. Sous ces différentes formes, elle faisait fi de la résilience de l’Histoire. Dans les années 1990, rien n’a été fait pour penser sérieusement les conséquences inévitables à moyen et long terme d’un phénomène aussi considérable que la chute de l’empire russe, laissant un vide que Poutine a cherché à combler. Les tensions ont vraiment commencé après la révolution orange de 2004. La Russie voulait que l’Ukraine soit neutre. Elle réclamait une révision de la sécurité européenne, mais ses demandes sont restées sans réponse. Puis Poutine s’est lancé dans la guerre.
Qu’entendez-vous par système de sécurité européen ?
Un système de sécurité européen implique un code de conduite partagé entre toutes les parties prenantes, notamment des accords de maîtrise des armements comme l’avaient fait les Américains et les Soviétiques après la crise des missiles de Cuba en 1962. Quand la guerre d’Ukraine sera terminée, il faudra reprendre la démarche qui avait conduit aux accords d’Helsinki entre 1973 et 1975.
Comment résumer la mission de l’Ifri ?
Comprendre les grands enjeux internationaux, stratégiques, politiques et économiques. Cette mission repose sur une recherche autonome menée par des chercheurs salariés de l’Ifri, experts de terrain, en prise directe avec les réalités contemporaines. Ils doivent éclairer les décideurs – États, organisations internationales, entreprises – de façon indépendante. L’indépendance intellectuelle est aussi un pilier de l’Ifri. Nous appliquons le principe de neutralité axiologique (issu de Max Weber), qui impose à chacun de ne pas se laisser guider par ses propres passions.
L’Ifri est un espace d’échanges d’idées sur le long terme. Comment la World Policy Conference s’inscrit-elle dans cette vision ?
En 2006, j’ai décidé de lancer la World Policy Conference (WPC). Je disposais dans le monde entier d’un réseau construit notamment sur des décennies de rencontres avec les plus grands spécialistes des relations internationales, mais aussi avec de nombreux chefs d’État et responsables économiques. J’ai voulu créer un espace de débat ouvert, contrairement aux conférences fermées comme le Bilderberg, qui peuvent alimenter des fantasmes conspirationnistes par leur confidentialité.
L’idée était de faire de la WPC un lieu de dialogue global, ouvert notamment aux puissances moyennes et aux pays émergents. J’étais convaincu que la mondialisation, vécue dans un modèle néolibéral « de monde plat », ne fonctionnerait pas durablement. Il fallait un équilibre entre ouverture et protection pour éviter les extrêmes conduisant aux conflits. La première édition, en 2008 à Évian, s’est tenue juste après la faillite de Lehman Brothers, en pleine crise financière. J’avais invité des figures majeures comme Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE. Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, à l’époque respectivement présidents de la France et de la Fédération de Russie, y ont discuté de la crise en Géorgie. Depuis, la WPC rassemble environ 200 personnes de haut niveau, où l’on aborde les grands sujets du moment.
Quels seront les sujets de la prochaine WPC à Abu Dhabi ?
Nous aborderons des enjeux clés des relations internationales actuelles : économie, technologie, IA, dans une perspective globale et stratégique. Au Moyen-Orient, par exemple, une grande interrogation est : Israël s’apprête-t-il à intervenir en Iran, avec ou sans les États-Unis ? Si Kamala Harris avait été élue, les Israéliens auraient probablement attaqué seuls les installations nucléaires militaires iraniennes avant son entrée en fonction. Avec Trump, le calcul change: Israël pourrait prendre son temps afin de s’assurer du soutien américain et viser une élimination plus complète du programme iranien. Bien d’autres sujets géopolitiques seront traités : l’Ukraine bien sûr, l’avenir de l’Europe, la Chine… Le monde continue de changer, très vite.
Copyright Forbes. Propos recueillis par Désirée de Lamarzelle