Les États-Unis et la Chine ont tous deux des postures impériales !
Interview dans la revue Forbes, numéro 8 de l’automne 2019 par Stéphane Grand
L’Institut français des relations internationales (IFRI) fête cette année ses 40 ans. Deuxième think tank au monde, son infl uence ne cesse de grandir.
Rencontre avec Thierry de Montbrial, son fondateur et président, qui analyse pour Forbes les grands enjeux planétaires. Passionnant !
Vous venez de fêter les 40 ans de l’Ifri. Avec le label du meilleur think tank européen, et deuxième au niveau mondial, quelle est aujourd’hui la « puissance de feu » de l’Ifri ?
Thierry de Montbrial : Ce n’est un secret pour personne, pour construire quelque chose qui dure, il faut du temps et de la persévérance. L’Ifri est devenu une marque connue dans le monde entier, et elle doit sa réputation à l’excellence de ses chercheurs et de ses collaborateurs. Quarante ans après sa création, l’Ifri est très implanté dans le monde entier, et mon objectif est de l’inscrire dans la durée. L’année prochaine, le Royal Institute of International Affairs célèbre son 100ème anniversaire, et en 2021 ce sera au tour du Council for Foreign Relations de New York. Ce sont deux grandes institutions qui m’ont servies de modèles. Mon ambition est toujours de laisser une institution forte et robuste, en 2079, quand l’Ifri atteindra ce palier des 100 ans ! Nous ne prenons peut-être pas autant de place que les mastodontes américains mais nous avons un vrai impact.
Sur ces 40 dernières années depuis que vous avez créé l’Ifri, qu’est-ce qui a changé et qui vous a marqué en tant qu’intellectuel entre le monde de 1979 et le monde de 2019 ?
T.d.M : La date charnière, c’est 1989. J’avais 46 ans au moment de la chute du mur de Berlin. La grande division qui a vraiment marqué le monde, c’est l’avant et l’après chute du système communiste. Lorsque le mur s’est écroulé, il était clair à mes yeux qu’il y aurait deux versants dans ma vie, l’avant et l’après 1989. La chute de l’URSS est un phénomène sur lequel on se méprend souvent : il s’agit de la chute du système communiste mais également de l’empire russe. L’histoire du XXe siècle est en fait une histoire de chutes d’empires, le dernier s’écroulant en 1989. D’un point de vue géopolitique, cela a rouvert un jeu plus ou moins figé depuis la Première Guerre mondiale, une réouverture dont les effets se poursuivent encore aujourd’hui. Un autre aspect indissolublement lié à ce tournant historique est l’aspect technologique, avec la révolution des technologies de l’information. Pour la petite histoire, je faisais un doctorat d’économie mathématique à Berkeley en Californie en 1967-1968, et j’ignorais totalement qu’à ce moment-là, à cet endroit des gens étaient en train d’inventer Internet. À l’époque, il s’agissait d’interconnecter les ordinateurs pour des questions
principalement liées à la défense. Personne ne pouvait imaginer ce que cela allait devenir. Cette révolution technologique est très importante à double titre : elle n’a cessé de s’accélérer et continue de s’accélérer. Nous sommes aujourd’hui à la veille d’une nouvelle vague peut-être plus puissante que toutes celles qui ont précédé. À ma connaissance, un tel rythme est sans précédent dans l’histoire du monde, une révolution qui continue de s’amplifier 50 ans après son début. Le monde soviétique aurait sans doute survécu s’il n’y avait pas eu cette révolution technologique, qu’il n’a pas été capable de suivre. La révolution des technologies de l’information est à la fois la cause la plus profonde de la chute de l’Union soviétique, mais également de la mondialisation. Par exemple, j’ai voyagé à Tbilissi pendant les années fortes de l’URSS, et là-bas j’étais entièrement coupé du reste du monde. Mon seul lien avec le monde occidental était le foot à la télévision! À l’époque, on savait qu’on allait être coupé du monde occidental quand on voyageait vers l’Est, ce qui n’est évidemment plus le cas aujourd’hui, jusqu’à nouvel ordre: on peut émettre et recevoir partout. La technologie entraine notamment une prise de conscience croissante des problèmes globaux, le changement climatique étant le plus emblématique. C’est un problème dont on commençait à peine à se préoccuper sérieusement dans les années 1970. C’était un sujet extrêmement déconnecté, traité de façon un peu sommaire. Aujourd’hui c’est un sujet millénariste majeur traité politiquement et partout. Les préoccupations du monde d’aujourd’hui provoquent une grande peur chez les gens, que l’on n’éprouvait pas à l’époque de la guerre froide, période dans laquelle les questions abstraites de guerre nucléaire prenaient le dessus dans nos spéculations et nos activités.
L’influence française a-t-elle diminué dans le rapport de force planétaire depuis 1979 ?
T.d.M : L’influence française a évidemment diminué de manière globale, et d’abord mécaniquement en raison de la montée des autres puissances, dont la Chine, et plus globalement des pays émergents. Si la Chine a pour ambition d’être la première puissance mondiale d’ici 2049, l’Inde entend devenir la deuxième, d’un point de vue économique. Elle supplanterait les Etats-Unis, qui ne seraient alors plus que 3ème. Nous avons un problème bien français qui est l’incapacité, depuis une quarantaine d’année, de faire des réformes dont la nécessité est pourtant identifiée clairement depuis au moins les années 1990. C’est un problème interne qui freine notre croissance et nous handicape de multiples façons ; or, sur le long terme, l’influence d’un pays reflète sa puissance économique. Par exemple, en reprenant l’horizon de mon expérience, je me suis rendu de nombreuses fois au Japon dans les années 1970-1980, à l’époque où tout le monde était fasciné par ce pays en croissance rapide. Aujourd’hui, le pays qui suscite ce genre d’engouement, c’est la Chine. Tant que la France n’aura pas surmonté ses problèmes économiques et sociaux, son poids et son influence en souffriront.
L’Union Européenne est aujourd’hui en souffrance : on ignore où le Brexit mènera, il y a eu aussi la Catalogne et l’euro est une monnaie jeune donc faible. Il y a aussi cette autre réalité, que pèse l’Europe face à la Chine et aux Etats-Unis ?
T.d.M : Nous avons récemment organisé une journée à la Sorbonne, sur le thème de « l’avenir de l’Europe face à la compétition sino-américaine ». L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est que les trois prochaines décennies seront dominées par ce thème. Ceci nous ramène à 1989, et à la chute imprévue de l’URSS et du communisme, qui a mis la CEE face à un choix : que faire vis-à-vis des ex-pays communistes ? Le choix qui a été fait, sous la pression américaine, fut d’élargir la communauté à toute vapeur vers l’est. Ce faisant, on a doublement affaibli la construction, d’une part parce que le passage à 28 pays a rendu la gouvernance inextricable, et de l’autre parce qu’on se trouve avec un groupe de pays extrêmement hétérogène. L’une des erreurs commises a été de sous-estimer les différences culturelles et l’impact des 50 années précédentes, parce les pays d’Europe centrale et orientale ont été marquées par l’influence communiste mais également par les régimes fascistes. Prenons l’exemple de la Roumanie, s’imaginer qu’elle allait brusquement devenir un pays culturellement homogène aux 6 pays fondateurs de la CEE était une absurdité. Ce désir d’homogénéité a suscité bien des réactions, et même parfois des regrets des régimes antérieurs. Dans cette rivalité entre la Chine et les États-Unis, l’Europe est courtisée par les deux blocs, on le voit en Pologne ou même en Italie. Il y a un danger existentiel pour la construction européenne, un grand enjeu pour les années à venir : serons-nous capables de refonder cette union européenne ?
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