En Europe, il faut une opération vérité pour réduire les écarts entre les nations
Interview par Jean-Dominique Merchet dans L’Opinion, rubrique La fabrique de l’opinion, le 10 avril 2019
« La Russie est l’ennemie nécessaire pour justifier la survie de l’Otan ! Pour maintenir l’Alliance atlantique en vie, on prend le risque d’une mini-guerre froide. »
L’Institut français de relations internationales (Ifri), principal think tank français de politique étrangère, célèbre son quarantième anniversaire, ce mercredi 10 avril. Thierry de Montbrial, son président-fondateur, nous livre sa vision du monde et notamment de l’Europe.
L’Ifri, que vous avez créé, fête ses quarante ans. Au cours de ces quatre décennies, considérez-vous que le poids et l’influence de la France dans le monde ont reculé ?
Bien entendu, l’influence de la France a baissé. Le poids d’un pays dépend à la fois de son histoire et de ses capacités diplomatiques et militaires – et la France a encore cette tradition vivante et de grande qualité –, mais le facteur principal sur le long terme est l’économie. Et l’on voit que tout s’est dégradé, dans les quarante dernières années. Si François Mitterrand jouit encore d’une image extraordinaire, ce n’est pas pour sa performance économique. Quarante ans, c’est une période assez longue pour que l’on puisse constater les effets du déclin – qui est réversible, contrairement à la décadence qui ne l’est pas. L’élection d’Emmanuel Macron a suscité un espoir énorme, dans le monde entier, révélant une demande latente d’Europe et de France. Mais, aujourd’hui, le doute s’est installé et nous sommes plutôt dans une période d’expectative.
Comment jugez-vous la politique du président Macron ?
Les causes fondamentales qui lui ont permis d’être élu sont les mêmes qui le mettent aujourd’hui en difficulté. Durant la campagne, il a eu l’intuition assez extraordinaire de considérer que le système ancien était en phase terminale. Son élection s’est faite en quelque sorte faute de combattants, tant les partis s’étaient complètement effondrés. Mais il est aujourd’hui trop faible pour mettre en œuvre sa politique. D’autant que, comme le dit l’adage, « qui trop embrasse mal étreint ». Il faut se donner des priorités car il n’est pas possible de tout faire en même temps, surtout avec le quinquennat. En politique extérieure, il y a eu, au départ, une théâtralisation assez impressionnante, mais le problème est celui de la vision générale, qu’il n’a pas tellement exposée.
L’Europe, quand même…
Sans processus de discussion avec les pays européens, aucun projet unilatéral ne peut fonctionner, même si la France était plus forte qu’elle ne l’est. La magie a cessé d’opérer dès lors qu’il y a eu désenchantement. Le fond du problème est qu’il n’y a pas d’identité européenne. Après la chute de l’Union soviétique, qui reste l’événement le plus important de ces quarante dernières années – un vrai « moment séparateur » –, l’Union européenne s’est élargie de manière forcenée et beaucoup trop rapide, à des pays qui n’étaient pas prêts à s’inscrire dans une identité commune. Et l’on n’a pas trouvé un mode de fonctionnement efficace. C’est la célèbre dialectique : élargir ou approfondir. On a fait sauter tous les verrous, y compris avec l’euro, par exemple en acceptant la Grèce beaucoup trop vite, ce qui a coûté très cher. Certes, la perspective de l’élargissement a permis de limiter les dégâts en stabilisant la situation en Europe centrale et orientale – à l’exception de l’ex-Yougoslavie quand même – mais les conséquences différées, que l’on ressent aujourd’hui, sont considérables.
« Le risque global est que l’Union européenne continue à se déliter en maintenant une unité de façade, malgré les aigreurs et les désaccords. Il faut éviter que les non-dits reprennent le dessus, ce qui nous ramènerait à une situation comparable à celle du XIXe siècle »
Pourquoi insistez-vous tant sur cette notion d’identité ?
Pour qu’une unité politique ait une politique étrangère cohérente et légitime, il lui faut une identité claire. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas à tout ce que j’entends sur la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE : c’est très largement bidon et se résume à une logomachie du politiquement correct… Ce que l’on constate c’est que les visions sont différentes d’un pays à l’autre, et les crises que nous traversons les ont affectés de manière différente. Il était ainsi déraisonnable d’imaginer que les pays d’Europe de l’Est pourraient accepter des quotas d’immigrés. Toutes ces différences que l’on avait enfouies, ressortent à vif. On le voit avec l’Italie, la Hongrie, la Pologne, etc.
Dans ces conditions, que peut-on faire ?
La première chose à faire, c’est une opération vérité, une mise à plat de nos différences. Il faut expliciter les non-dits entre Européens. Je me souviens de l’Allemagne à l’époque de la Guerre froide. Ses responsables ne parlaient jamais de la réunification, mais ils ne pensaient qu’à ça. Aujourd’hui, nous devons regarder ce qui nous sépare vraiment et risque de nous faire exploser – ce que personne ne souhaite en réalité. Réduire les écarts entre nos pays, c’est déjà beaucoup. Si on ne le fait pas, on risque de mettre le feu à la poudrière, comme on l’a vu en 1991 avec la guerre en ex-Yougoslavie, lorsque l’Allemagne – contre l’avis de la France et de la Grande-Bretagne – a reconnu unilatéralement l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, hors d’un cadre global. Sans cela, la guerre de Bosnie n’aurait sans doute pas eu lieu. Ces écarts, il faut commencer par les identifier. C’est un exercice très fin auquel on doit se livrer sans trop se presser. Nos nations ne perçoivent pas les risques de la même manière, par exemple sur la question russe. Or, le risque global est que l’Union européenne continue à se déliter en maintenant une unité de façade, malgré les aigreurs et les désaccords. Il faut éviter que les non-dits reprennent le dessus, ce qui nous ramènerait à une situation comparable à celle du XIXe siècle. Entre Européens, nous devons réfléchir à une politique de sécurité qui ne soit pas forcément une politique de puissance.
Le Brexit n’est-il pas un cas d’école de ces non-dits qui resurgissent brutalement ?
Je crois que de Gaulle avait raison. Les Britanniques ne sont jamais véritablement entrés dans l’Union. Leur vision a été de faire de l’UE un grand marché tout en continuant à traiter les affaires stratégiques sérieuses avec les Etats-Unis, avec le résidu de la « special relationsphip ». On peut pousser le raisonnement plus loin : pourquoi la Grande-Bretagne est-elle à ce point antirusse ? Si on tire la pelote pour tenter de comprendre l’imbroglio actuel, on retrouve, feutrées, de vraies visions de politique étrangère. La politique anglaise a toujours consisté à empêcher que se forment des alliances continentales, entre l’Allemagne et la Russie, la France et la Russie et surtout entre les trois…
« Je ne crois pas du tout à l’avènement prochain d’un conflit armé de haute intensité entre Pékin et Washington, parce qu’ils ont beaucoup trop d’intérêts en commun. Si l’économie chinoise s’effondrait, tout le monde en pâtirait »
Dans le dernier « Ramses », le rapport annuel de l’Ifri, vous écrivez que « les alliances survivent rarement à la disparition des causes qui les ont fait naître ». Or, l’Otan vient de célébrer son 70e anniversaire, près de trente ans après la disparition de l’URSS…
La Russie est l’ennemie nécessaire pour justifier la survie de l’Otan ! Pour maintenir l’Alliance atlantique en vie, on prend le risque d’une mini-guerre froide. Selon moi, on a fort mal traité la question russe. Il n’y a jamais eu de véritables négociations avec la Russie. C’est invraisemblable ! Si je peux comprendre la Pologne ou les pays baltes, pourquoi la France n’a-t-elle pas une politique plus équilibrée à l’égard de Moscou, comme celle du général de Gaulle ? Certes, le gaullisme a disparu et il a été remplacé par le néoconservatisme.
Que pensez-vous de la thèse du « piège de Thucydide », développée par l’américain Graham Allison, selon laquelle la Chine et les Etats-Unis sont sur le chemin d’une guerre majeure ?
Je ne crois pas du tout à l’avènement prochain d’un conflit armé de haute intensité entre Pékin et Washington, parce qu’ils ont beaucoup trop d’intérêts en commun. Si l’économie chinoise s’effondrait, tout le monde en pâtirait. Certes, il existe des points de tension comme Taïwan, mais une guerre comme celle de 1870 entre la France et la Prusse, non. On voit bien que la Chine veut se doter de tous les attributs de la puissance, technologique, militaire mais également au travers de la conquête spatiale. Mais cela ne change pas la culture stratégique chinoise qui a toujours été d’obtenir la victoire sans la guerre. En revanche, je crains plutôt le piège de Kindelberger. Charles Kindelberger était un économiste américain qui avait beaucoup travaillé sur la crise de 1929. Selon lui, il y a risque très sérieux d’aller à la guerre à la suite d’une dégradation économique. Celle-ci est provoquée par l’incapacité d’une bonne gouvernance économique, comme dans les années 1930 avec la concurrence entre le dollar américain et la livre sterling britannique. Aujourd’hui, la véritable folie de Trump, c’est d’avoir poussé à l’utilisation de l’économie et du droit comme une arme. Le cas du traité nucléaire avec l’Iran est à cet égard caricatural et le monde entier est obligé de s’agenouiller devant les Etats-Unis. A long terme, c’est extrêmement dangereux. La Chine et peut-être l’Europe vont évidemment chercher à s’affranchir d’une telle subordination, sur fond de dégradation de la gouvernance économique mondiale. Les vrais risques sont là.
Mathématicien et économiste, Thierry de Montbrial, 76 ans, s’est très vite intéressé aux questions internationales. Premier directeur du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, il a créé en 1979 l’Institut français de relations internationales, l’un des grands think tanks de référence au niveau international. Auteur de très nombreux livres, il préface chaque année Ramses, le rapport de l’Ifri décrivant l’état du monde.
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