Discours d’ouverture de la 17° édition de la World Policy Conference

13 décembre 2024 à Abu-Dhabi

Au seuil de la 17e édition de la World Policy Conference, je voudrais en rappeler les quatre principaux piliers que je réitère d’année en année en variant les formulations, mais elles reflètent toujours les mêmes idées :

Premièrement, la WPC se veut une réflexion objective et réaliste sur l’état du monde, en vue de renforcer sa gouvernance, c’est-à-dire sa capacité à assurer sa stabilité structurelle. L’idée de réalisme renvoie à l’appréhension de la réalité telle qu’elle est, et non telle qu’on voudrait qu’elle soit d’un point de vue idéologique. La notion de gouvernance se réfère à l’élaboration de règles du jeu acceptées par les Etats concernés et qui donc les engagent en vue d’assurer la stabilité structurelle, c’est-à-dire une évolution aussi continue que possible des relations internationales dans un contexte toujours changeant.

Deuxièmement, depuis notre première conférence en 2008, nous n’avons cessé de prendre nos distances vis–à-vis de la mondialisation néo-libérale et du « monde plat » de l’essayiste américain Tom Friedman. Le monde se fragmente actuellement mais nous pensons que le phénomène de la mondialisation est irréversible en raison de ses fondements technologiques. Il est vrai que l’ouverture augmente toujours la complexité des interdépendances, donc aussi des décisions, qu’il est de plus en plus difficile de prendre. Les erreurs de calcul se multiplient, notamment dans les régimes les plus sensibles aux émotions. Selon le principe de l’action et de la réaction, l’ouverture excessive conduit donc fréquemment au mouvement inverse, c’est-à-dire la fermeture. Dans les Etats démocratiques, les gouvernements sont instables et souvent imprévisibles. D’où la nécessité de rechercher des formes de gouvernance permettant de maintenir des degrés maîtrisables d’ouverture.

Troisièmement, la WPC s’est engagée dès le début pour la promotion des « puissances moyennes » dans l’architecture de la gouvernance mondiale. Nous nous réjouissons de constater que cette idée simple a beaucoup progressé depuis maintenant bientôt 20 ans.

Quatrièmement, il est apparu chaque année plus clairement que la technologie pouvait jouer un rôle tantôt constructeur, tantôt destructeur dans l’ordre mondial. Il nous semble évident qu’une conférence comme la nôtre doit contribuer à identifier ses apports potentiels en faveur de la gouvernance mondiale ou régionale (par exemple pour renforcer l’Union européenne), afin d’assurer une stabilité structurelle sans laquelle le monde évoluerait vers le chaos.

Je rappellerai les origines de quelques-uns des grands problèmes actuels du système international

Au niveau global, on constate avec le recul que la fin de la paix a commencé en 1979 dans l’aire islamique, avec la révolution iranienne, suivie de l’invasion soviétique en Afghanistan. La fin de l’année 1979 a également été marquée par les attentats de La Mecque ; et la totalité de la décennie 1980 par la guerre entre l’Irak et l’Iran. La chute de l’Union soviétique a ensuite conduit le régime de Saddam Hussein à envahir le Koweït. Tous ces mouvements sont à la base d’une part du soutien américain aux moudjahidines du Pakistan occidental qui a permis la défaite de l’URSS, d’autre part du renversement de Saddam par le néo-conservateur George W. Bush en 2003. D’où, pour faire court : Al-Qaida et Daesh. Puis vint le tour du très mal nommé printemps arabe de 2011, qui n’a finalement fait qu’accroître l’expansion du terrorisme. Sur un plan différent, on peut dire qu’à partir de 1979, l’islamisme politique s’est substitué à l’idéologie des nationalismes qui s’était répandue avec la décolonisation.

Le deuxième phénomène majeur à l’origine du monde actuel fut la chute de l’Union soviétique, entre 1989 et 1991. Les principaux protagonistes de la guerre froide se sont montrés incapables de cogérer la sortie d’un épisode qui avait dominé l’histoire du monde pendant près de cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale. Ils partagent les responsabilités de cet échec, dont aujourd’hui nous subissons tous massivement les conséquences. Au lieu de l’avènement d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe, nous avons subi le choc frontal de deux poussées antagonistes : la première vers ce que certains considèrent comme une volonté de reconstruction de l’empire russe ; la seconde dans le but d’étendre ce que d’autres appellent l’empire américain – c’est-à-dire en termes plus neutres les institutions euro-atlantiques. En arrière-plan de l’émergence des « BRICS » ou du « Sud global » figure la volonté d’une majorité de pays d’éviter de se trouver coincés entre le marteau et l’enclume.

Un autre phénomène majeur, qui apparaitra peut-être aux futurs historiens comme le plus important est la montée de la Chine depuis la victoire des réformateurs dans ce pays, également à la fin des années 1970. On est passé progressivement de la coopération heureuse entre les Occidentaux et les Chinois à leur confrontation. Le risque majeur est parfaitement identifié : le « piège de Thucydide » pourrait se refermer autour de Taïwan.

Je terminerai cette courte liste en mentionnant plus rapidement trois autres défis : celui de l’avenir d’une Union européenne qui a grossi trop rapidement depuis la chute de l’Union soviétique et accumulé d’importants retards par rapport aux Etats-Unis et à la Chine en matière technologique ; les conséquences économiques et sociales du Covid-19 qui continuent de se faire lourdement sentir ; le changement climatique qui, beaucoup plus rapidement qu’on ne le pensait, est en train de devenir une réalité mondiale alors que la « communauté internationale » peine à mettre en œuvre une réponse appropriée.

Où en sommes-nous ?

Rien ne permet actuellement même d’entrevoir la fin du djihadisme. Les derniers événements en Syrie viennent de nous le rappeler. Ce qui cependant retient le plus l’attention depuis notre rencontre l’an dernier à Abu-Dhabi est la guerre qui s’est ouverte le 7 octobre 2023. Elle est maintenant largement entrée dans sa seconde année. On se trouve probablement face à une bifurcation, si par exemple Israël décidait d’annexer la Cisjordanie et d’intervenir en Iran sans ou peut être avec les Etats-Unis. Il est difficile de prévoir dans ce cas les conséquences qui pourraient en résulter dans la région et au-delà. Peut-on imaginer sérieusement une deuxième voie, dont le point de départ serait une ouverture d’Israël vers le retour du scénario des deux Etats (israélien et palestinien) qui avait émergé des accords d’Oslo de 1993 puis capoté à la suite de l’assassinat d’Itzhak Rabin ? Ce second scénario aurait évidemment la faveur des pays arabes qui aspirent à la paix et à la prospérité. En tout état de cause, un pays jouera un rôle fondamental dans l’orientation du cours de l’histoire dans la région : l’Iran, désormais très affaibli mais qui n’a certainement pas dit son dernier mot. Ces sujets seront abondamment discutés au cours de cette conférence.

Pour l’évolution de la guerre russo-ukrainienne aussi, on peut distinguer au moins deux grands scénarios. Selon le premier, un processus de négociations s’engagerait plus ou moins rapidement après l’installation du président Donald Trump à la Maison Blanche, dont la première étape permettrait d’aboutir à un cessez-le-feu préalable à l’établissement d’une paix consolidée dans la région, ouvrant potentiellement la voie à la reconstruction d’un système de sécurité européen. Quoiqu’il arrive, ce ne serait que le début d’un processus de longue durée et semé d’embuches. Le deuxième scénario, qu’on ne peut pas plus exclure qu’un dérapage autour de Taïwan, serait une escalade du conflit et son extension au niveau de l’OTAN. Peut-on faire confiance à la sagesse des principaux acteurs de ce drame pour juger qu’on n’en arrivera pas là ?

En ce qui concerne la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, tout suggère actuellement que ni les Chinois eux-mêmes, ni les Américains ne souhaitent prendre le risque d’une vraie guerre, même s’ils s’y préparent. Ce qui est certain, c’est qu’à moins d’une crise intérieure majeure en Chine actuellement difficilement concevable, le régime communiste continuera de revendiquer l’appartenance de Taïwan à la RPC, comme il l’a toujours fait depuis son établissement en 1949. A cette fin, il joue et il jouera comme dans le jeu de go, notamment en investissant la mer de Chine orientale et méridionale. Les analystes américains et chinois sont conscients des effets dévastateurs pour le monde entier d’une vraie guerre entre les deux superpuissances. Concrètement, la confrontation entre les deux pays se concentre le plus visiblement sur les affaires technologiques et commerciales. Nous aurons aussi à en analyser les perspectives.

J’ajouterai un mot au sujet de l’Union européenne, dont comme je l’ai dit l’affaiblissement est notoire depuis la chute de l’Union soviétique. Depuis sa naissance, elle est restée intimement liée aux Etats-Unis qui, de leur côté, ont toujours parlé des « institutions euro-atlantiques » comme constituant un tout. Il est vraisemblable qu’une nouvelle ère s’annonce avec le retour de Donald Trump, dont l’attention sera vraisemblablement concentrée sur la Chine et sur l’économie. La protection américaine en Europe ne sera plus assurée dans les mêmes conditions. La nouvelle période qui s’ouvre sera décisive pour l’avenir de l’union transatlantique et donc pour celui de l’Union européenne elle-même. On dit, parfois à juste titre, que les grands chocs sont l’occasion de grands renouveaux. Nous sommes beaucoup dans cette salle à l’espérer, car une Union européenne forte est dans l’intérêt de chacun de ses membres mais aussi, j’en suis convaincu, dans celui du monde entier. En raison de son histoire et de sa civilisation, cette union a en effet vocation à devenir un facteur équilibrant majeur pour l’avènement d’un nouveau système international plus favorable à la paix et à la prospérité.

Lorsqu’on surplombe l’histoire du monde, on prend conscience de la fragilité de la paix où que ce soit, localement ou a fortiori globalement. Les générations du temps de la mondialisation heureuse ont voulu croire, au moins dans certains pays, à l’avènement de la paix perpétuelle et à l’extension universelle de la prospérité. Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater notre entrée, déjà, dans une Deuxième Guerre froide. La première, nous dit l’historien Niall Fergusson, fut une paix qui n’était pas la paix. Celle qui commence pourrait être une guerre qui ne sera pas la guerre. Il appartient maintenant à toutes les forces de bonne volonté, en particulier à nous tous ici rassemblés, de réfléchir et d’agir intelligemment pour contenir et réduire les effets toxiques de cette nouvelle guerre froide. Car l’enjeu principal est qu’elle ne dégénère pas en une vraie guerre mondiale.

Le replay de mon discours à écouter en introduction de la première journée de la World Policy Conference :