Discours d’ouverture de la 11° édition de la World Policy Conference
La 11° édition de la WPC a lieu du 26 au 28 octobre 2018 à Rabat
Vidéo du discours en français et en anglais
Discours prononcé lors de la séance d’ouverture de la World Policy Confreence le 26 octobre 2018
Plus on avance dans le XXIe siècle, plus ses contradictions éclatent. D’un côté, bien des promesses de la révolution technologique qui nous submerge entrent dans le champ de la réalité. On parle de la quatrième révolution industrielle, mais ce dont il s’agit en fait est une métamorphose sans précédent historique et d’une toute autre ampleur que celles du passé. L’automobile autonome, la circulation dans les trois dimensions à l’intérieur des villes, les maisons et les cités dites « intelligentes », les robots partout, l’avènement des block-chains – la technologie qui permet potentiellement de transformer les transactions de toute nature en supprimant les « intermédiaires de confiance », la perspective d’une agriculture verticale et florissant jusque dans les déserts, l’homme augmenté ou réparé : voilà quelques exemples parmi d’autres de ce monde de demain, que beaucoup d’entre nous ici présents connaîtront.
Et pourtant, le monde d’hier marque toujours notre présent de son empreinte. La technologie, disaient certains, allait abolir les frontières et favoriser l’avènement rapide d’une mondialisation heureuse. Au lieu de quoi, on assiste à une exacerbation des réalités nationales, qui nous renvoie irrésistiblement aux deux siècles passés. S’il me fallait caractériser le phénomène géopolitique dominant des trente prochaines années, je dirais sans hésiter : la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis. Pourquoi trente ans ? Parce que la direction actuelle de l’Empire du Milieu n’hésite pas, contrairement à celles qui l’ont précédée, à affirmer haut et fort des objectifs de puissance – au sens le plus classique du terme – en vue de la célébration du centenaire de la victoire de Mao Zedong en Chine. Déjà, en 2001, George W. Bush voulait faire de cet enjeu l’axe principal de sa politique étrangère. Le 11 septembre l’en a détourné. Aujourd’hui, Donald Trump revient brutalement sur le sujet, en se plaçant surtout dans l’ordre commercial au sens large. Quoi qu’il en soit, tous les autres enjeux géopolitiques des prochaines années me paraissent devoir être envisagés certes pour eux-mêmes, mais toujours en rapport avec cet immense phénomène. Cela est vrai d’abord de la construction européenne, dont l’échec serait un drame pour les pays membres, mais aussi – j’en suis convaincu – pour le reste du monde, car nul ne veut se laisser piéger dans un retour à un monde bipolaire et à une forme de méga-guerre froide. Cela est vrai aussi pour la construction d’un nouvel ordre au Moyen-Orient, dont la nécessité est aveuglante. Certains annoncent déjà une guerre réelle entre les Etats-Unis et la Chine, dont on imagine qu’elle pourrait être déclenchée par un incident comme il y a un peu plus d’un siècle l’assassinat de Sarajevo. D’autres, à mon avis plus justement, estiment qu’une telle guerre est peu probable en l’absence d’une détérioration massive de la gouvernance économique mondiale, de la même manière que la Seconde Guerre mondiale aurait sans doute pu être évitée s’il n’y avait pas eu la « grande dépression » des années 1930. En tous cas, d’un point de vue politique et économique, nous devrions tous nous attacher à mieux évaluer les conséquences ultimes de politiques qui poussent la Russie ou encore l’Iran dans les bras de l’hyperpuissance montante, ou encore qui favorisent l’extension de l’influence chinoise en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique ou ailleurs.
Comment ne pas s’inquiéter aussi du retour, dans la politique internationale, à une violence qui n’est pas seulement verbale, mais bel et bien réelle, dans les comportements d’un nombre croissant d’Etats ? Chacun pense à des Etats qui ne se réclament pas de la démocratie ou qui s’en éloignent. Mais qui aurait pensé naguère encore qu’un président des Etats-Unis jouerait en permanence d’insultes et de menaces, tant vis-à-vis de ses adversaires réels ou supposés, que de ses alliés ? Qui aurait imaginé que les leviers de l’économie seraient détournés pour devenir des armes omnidirectionnelles à des fins politiques ? Je pense en particulier aux conditions de l’imposition par les Etats-Unis de nouvelles sanctions après leur dénonciation unilatérale du traité nucléaire avec l’Iran (le JCPOA). Près de deux ans après l’élection du président Donald Trump, force est de constater que son action n’est pas dépourvue de cohérence et que le recours systématique à la loi du plus fort a donné des résultats. Certains sont même porteurs d’espoir, comme le rapprochement entre les deux Corées, même si à l’évidence les choses sont loin de se passer selon le schéma de l’hôte de la Maison Blanche. En effet, Kim Jong-un et Moon Jae-in jouent leur propre jeu. La Corée a appris au cours des siècles à se comporter vis-à-vis des géants qui l’environnent. Mais comment ne pas voir aussi que les gains à court terme obtenus par l’Amérique en matière commerciale ou peut-être vis-à-vis de l’Iran ne manqueront pas de provoquer des réactions avec des conséquences immenses sur le long terme ? Ainsi, même si les institutions du multilatéralisme résistent aux attaques du 45e président des Etats-Unis, je pense que la question de la survie du dollar comme unique monnaie de réserve mondiale est désormais posée. Ces constatations devraient inciter les puissances moyennes, dont l’importance est l’un des leitmotivs de la WPC, à mettre les bouchées doubles pour construire une gouvernance mondiale qui ne soit pas soumise à la marche aléatoire de la puissance dominante.
Le conflit entre le nouveau et l’ancien temps ne se réduit pas à la contradiction entre la mondialisation impliqué par la technologie et l’affirmation renforcée de la réalité nationale. La vague de l’islamisme politique, qui n’a cessé de grossir depuis quatre décennies continue d’étendre ses ravages dans les terres musulmanes et partout ailleurs. Rien ne permet de penser qu’elle aurait commencé à refluer. Le détournement des religions comme arme politique ne se limite d’ailleurs pas à l’islam. Dans l’actualité la plus récente et dans une mesure certes tout à fait différente, la séparation en cours des églises orthodoxes russe et ukrainienne illustre la complexité du lien entre religion et politique en ce XXIe siècle bien entamé, dont André Malraux aurait proclamé qu’il serait religieux ou tout au moins spirituel. Quoiqu’il en soit, l’un des objectifs majeurs de la gouvernance mondiale doit être la lutte contre toutes les formes de guerres de religion qui tant de fois dans l’histoire ont endeuillé les peuples, tant elles ont pu – temporairement – tout emporter sur leur passage.
On ne gouverne pas uniquement avec la raison. On ne gouverne pas uniquement avec les émotions. Il faut un équilibre, il faut de la mesure. Or, ce que nous voyons sous nos yeux est une forme de polarisation où le triomphe de la raison, tel qu’il s’exprime par la révolution technologique, exacerbe indirectement les passions les plus destructrices et les détournements les plus maléfiques de l’aspiration au divin. Plus que jamais, je crois à la pertinence de la mission que s’est assignée la WPC depuis 10 ans. Il faut prêter une attention croissante à toutes les formes de biens communs à l’humanité, à commencer par le climat et l’environnement. Il faut identifier ces biens communs et apprendre à les gérer collectivement. Il faut réinventer les pratiques de la démocratie, selon des formes combinant mieux dignité et efficacité. En portant activement ce message, la WPC espère contribuer, certes modestement, au développement durable d’un monde raisonnablement ouvert qui permette aux êtres humains – quelle que soient leurs croyances – de mieux vivre tant la réalité que le mystère de leur existence.