Discours d’ouverture de la 10° édition de la World Policy Conference
La 10° édition de la World Policy Conférence s’est tenue du 3 au 5 novembre 2017 à Marrakech
Lors de la séance d’ouverture de la WPC le 3 novembre 2017
L’édition de la World Policy Conference qui commence aujourd’hui est la dixième.
Le destin a voulu que la première, début octobre 2008 à Evian, se tienne quelques jours après la faillite de Lehman Brothers. On a pu voir dans cette faillite le symbole de la plus grande crisefinancière que le monde dans son ensemble a connue depuis les années 1930. Cette crise dite des subprimes a mis un terme à l’erreur épistémologique selon laquelle la science économique avait atteint un degré de perfection comparable à celui des sciences exactes.
Plus d’un prix Nobel croyaient alors que, pour tout pays, la réalisation du « Carré Magique » – croissance, plein emploi, stabilité des prix, équilibre extérieur – ne serait bientôt plus qu’une affaire d’ingénierie, comme par exemple la fabrication d’un avion. Il a fallu le sang-froid de la petite communauté des banquiers centraux, forte d’une expérience et d’un pragmatisme enracinés dans l’histoire, pour éviter une catastrophe face à laquelle les gouvernements se montraient désemparés. Une décennie s’est écoulée et l’économie mondiale a repris de la vigueur. La gouvernance économique et financière a fait des progrès significatifs. Mais la mémoire des épreuves et des erreurs s’efface vite devant le retour à la normalité et l’appât des gains faciles. La tentation est grande de faire sauter à nouveau les verrous. C’est dire combien nous ne sommes pas à l’abri d’un retour à des calamités financières.
Les années depuis la création de la WPC ont également vu l’avènement et l’échec dramatique du si mal nommé « printemps arabe ». Les politiques désastreuses inspirées de l’idéologie néoconservatrice américaine n’ont abouti qu’au chaos, à l’intensification et à l’expansion géographique du fléau du terrorisme islamiste autour d’organisations comme le prétendu « Etat islamiste », à l’accroissement massif des flux de réfugiés et autour d’eux des parasites qui se nourrissent des malheurs collectifs. Parmi les sous-produits de ce désastre, comment ne pas citer la montée du nationalisme au sein même de l’Europe – même s’il convient de reconnaître que cette montée a aussi d’autres causes plus directement liées à la mauvaise gouvernance, et à l’élargissement rapide de l’Union en raison de la chute de l’URSS.
S’il y a une leçon de l’Histoire, c’est que l’on ne joue pas impunément avec les régimes politiques d’autrui, que chaque peuple mûrit à sa façon et à son rythme, que le maintien d’un monde raisonnablement ouvert suppose une adhésion à des règles du jeu partagées entres les principales parties prenantes, avec la ferme volonté de les respecter. Tel est probablement le point le plus fondamental de ce qu’on appelle la « gouvernance mondiale ». Ce point se décline à toutes les échelles de la géographie. Le Moyen-Orient au sens large est, depuis la fin de la guerre froide, celle des régions de la planète où les règles du jeu ont le plus manifestement volé en éclat. Le retour à un équilibre structurel dans cette région ne sera possible qu’avec une volonté partagée entre les principales parties prenantes – sans aucune exclusive et sans a priori idéologique – de retrouver des règles.
Du point de vue géopolitique global, pendant ces dix années, le phénomène dominant est l’affirmation désormais au grand jour des ambitions chinoises.
Sous la houlette renforcée du Parti Communiste et de son chef incontesté Xi Jinping, le plus grand pays du monde entend avoir dépassé les Etats-Unis avant la commémoration du centenaire de la République Populaire en 2049. D’ici-là, il veillera sur ses intérêts nationaux aussi scrupuleusement que les Etats-Unis sur les leurs. Il s’efforcera de faire évoluer à son avantage les règles du jeu planétaire définies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce qui n ’ira pas sans friction. Principalement en raison de la montée de la Chine, la troisième puissance économique du monde s’apprête aussi, sous l’autorité du premier ministre Shinzo Abe, à retrouver la plénitude des attributs de la puissance. Chacun a conscience qu’en Asie de l’Est, l’avenir immédiat se joue à propos de la Corée du Nord, avec comme autres principaux acteurs la Chine, les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud, mais aussi la Russie.
Je viens d’évoquer la Russie. La première édition de la WPC avait donné l’occasion à Dimitri Medvedev et Nicolas Sarkozy, les présidents russe et français de l’époque, de finaliser un accord portant sur la Géorgie, un des points chauds dans le contexte post-soviétique.
Depuis, la tension entre la Russie et les pays occidentaux s’est considérablement aggravée avec l’enjeu de l’Ukraine. Certains n’ont pas compris, ou pas voulu comprendre, que la fin de l’Union Soviétique fut aussi celle de l’empire Russe. Or les effets de la chute d’un empire se font sentir sur une très longue période, surtout quand l’événement a r ouvert par ailleurs des plaies non cicatrisées, en l’occurrence depuis la fin de la première guerre mondiale.
C’est pourquoi la décennie écoulée a vu renaître une forme de guerre froide. Celle-ci a poussé Moscou du côté de Pékin et l’a encouragé à jouer son propre jeu au Moyen-Orient, en même temps que l’Iran regardait aussi vers la Chine avec un intérêt croissant. Naturellement, la Chine entend utiliser ces circonstances favorables pour avancer son projet de nouvelles routes de la soie et en particulier prendre pied au Moyen-Orient.
Le monde d’aujourd’hui est plus difficile à décrypter que celui d’hier. Les risques se multiplient, souvent avec des conséquences économiques immédiates. Je pense par exemple aux calculs auxquels les sociétés de réassurance sont obligés de se livrer face à l’éventail très ouvert des hypothèses concernant la Corée du Nord. Nul ne peut se permettre d’ignorer des scénarios même de probabilité subjective infime, mais dont les conséquences seraient colossales.
Cela rappelle les raisonnements stratégiques à l’époque de la vraie guerre froide.
Si l’on se place à moyen et long terme, le risque le plus grand me paraît être la fragmentation du monde en blocs repliés sur eux-mêmes et ouvertement concurrents, avant de peut-être devenir franchement ennemis. Ainsi théorisaient certains géopoliticiens de l’entre-deux-guerres.
A l’opposé de cette vue qui nous renvoie aux épisodes les plus sombres de l’histoire du XXe siècle, le type de gouvernance mondiale que veut promouvoir la WPC s’articule autour d’un système de l’ONU progressivement rendu toujours plus légitime et plus efficace, avec des organisations régionales considérablement plus structurées et solides qu’aujourd’hui.
De ce point de vue, au fil des éditions de notre conférence, nous n’avons cessé de souligner l’importance des puissances moyennes et la nécessité, pour chaque Etat, d’inclure la stabilité structurelle du système international et celle de ses composantes dans la formulation de son propre intérêt national. Ce n’est pas facile, en raison du poids du passé, de la tendance des peuples – dans les temps difficiles – à faire remonter à la surface de leur conscience, en les réinterprétant, les épisodes douloureux de leur histoire ; et ainsi à stimuler le nationalisme quand au contraire il faudrait un surcroît d’ouverture et de tolérance.
Les causes les plus fondamentales de la mondialisation sont d’ordre scientifique et technologique, essentiellement la révolution numérique. L’un des paradoxes du monde contemporain est que la peur pousse au retour des nationalismes au moment où la raison doit orienter la recherche de nouvelles formes de gouvernance – ou si l’on préfère de règles du jeu – dans deux directions opposées : d’un côté vers des espaces toujours plus vastes (comme pour le climat et l’environnement) et de l’autre vers des communautés toujours plus réduites et resserrées géographiquement. Il appartient aux Etats, imprégnés de leur histoire, de travailler à la recherche de nouveaux équilibres entre ces tendances contraires. A court terme, chacun pense naturellement à l’Espagne avec la Catalogne ou encore au Royaume-Uni avec l’Ecosse.
Nous nous réunissons pour la troisième fois en dix ans à Marrakech, dans ce beau pays qui regarde dans quatre directions : l’Europe au Nord, l’Afrique au Sud, Les Amériques à l’Ouest, le Moyen-Orient et au-delà à l’Est. Je crois que dans sa quête continue, réaliste mais humaniste, d’une meilleure gouvernance mondiale, la WPC a un avantage comparatif potentiel dans l’axe Nord Sud qui englobe l’Europe et l’Afrique, évidemment sans exclusive aucune vis-à-vis des autres continents, puisque notre but est de contribuer au maintien d’un monde raisonnablement ouvert. En rappelant cet objectif de nature géopolitique au sens large, je tiens à exprimer ma gratitude au Royaume du Maroc qui nous reçoit avec tant de générosité et d’élégance. Nous souhaitons ardemment approfondir encore un partenariat qui n’a cessé de prendre de l’ampleur au fil des ans.
Le moment est venu de conclure. Mesdames et Messieurs, nous avons le privilège de vivre en un temps incomparable avec ceux qui l’ont précédé depuis l’aube de l’humanité. Tout présent n’est jamais que la rencontre entre deux plaques en quelques sorte tectoniques : celle du passé, avec ses traces innombrables et en particulier les remontées occasionnelles de mémoire ; celle du futur, avec des transformations inouïes qui sont presque déjà là, auxquelles se superposent des spéculations plus ou moins fondées mais néanmoins actualisées dans les esprits, ou même des rêves carrément débridés. D’un côté, des croyances ancrées au plus profond de l’humanité ; de l’autre les élucubrations les plus fantastiques, comme l’homme totalement supplanté par les machines qu’il a lui-même créées en attendant de se métamorphoser en dieu. Dans notre présent à nous, les deux plaques tectoniques, celle du passé et celle du futur, ne font pas bon ménage. Leur choc peut conduire au meilleur ou au pire. La WPC appartient à celles et ceux pour qui l’humanité a encore la possibilité de choisir sa voie, à condition de toujours rechercher un équilibre entre les deux versants du présent, et de ne jamais céder à l’hubris.