Think tanks à la française
Article paru dans le débat le 27 août 2014, par Thierry de Montbrial et Thomas Gomart
En France, parler de think tanks s’apparenterait à de « l’import/export intellectuel », dans la mesure où la circulation internationale des idées serait le lieu de diverses formes de nationalisme et d’impérialisme . Importé des États-Unis, le terme ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune définition consensuelle. En dépit d’un effet de mode, les think tanks restent méconnus dans notre pays. À Washington, ils sont des acteurs à part entière de la vie publique et plongent leurs racines dans cette vitalité associative qui faisait dire à Alexis de Tocqueville : « Partout où, à la tête d’une entreprise nouvelle, vous voyez en France le gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux États-Unis une association . » Dans le domaine si particulier de la politique étrangère, les think tanks ont acquis une forte légitimité dans un double mouvement : représentants de la société civile acceptés comme tels par le pouvoir fédéral, ils contribuent directement à la présence au monde des États-Unis. Rien de tel en France, où l’on se demanderait encore : « Vous croyez vraiment que l’on peut parler de think tanks français ? »
Le jeu de miroirs franco-américain s’avère nécessaire pour répondre à cette question . Nécessaire mais plus suffisant car l’essor des think tanks constitue désormais un phénomène international. Trois chiffres pour le mesurer : on compterait aujourd’hui plus de 6 500 think tanks à travers le monde, 1 815 aux États-Unis et 176 en France . C’est en fonction de ce triple arrière-plan – français, américain et international – que la pertinence des think tanks à la française apparaît. En outre, on compterait environ 600 think tanks consacrés aux questions internationales et de sécurité. Ce segment est le plus sensible puisqu’il se trouve à l’origine du phénomène et touche au souverain, et donc aux diverses formes de nationalisme et d’impérialisme intellectuels. Ces thinks tanks participent directement, en effet, à la globalisation des idées et à leurs déclinaisons régionales ou nationales . Ils se situent, en amont et en aval, de multiples recherches et débats délimitant ainsi un champ qui leur est propre, champ traversé par des logiques de coopération et de compétition.
À l’échelle mondiale, les think tanks forment une petite industry, comprise comme un secteur d’activités à part entière. En son sein, existent des acteurs français qui définissent ainsi un think tank : « Toute organisation ouverte, construite autour d’un socle permanent de chercheurs ou d’experts, se donnant pour mission, d’une part, d’élaborer sur des bases objectives des analyses, des synthèses et des idées en vue d’éclairer la conduite de stratégies privées ou publiques s’inscrivant dans une perspective d’intérêt général ; d’autre part, de débattre activement autour des questions de sa compétence . » Cette définition invite à distinguer nettement think tanks, clubs politiques et cercles professionnels. En pratique, une confusion est apparue entre institutions « formelles » et clubs « informels » de toute nature, sans considération de leurs tailles, de leurs missions et de leurs structures juridiques ou financières. Cette tendance à la dilution est mondiale.
Cet article poursuit trois objectifs. En premier lieu, il vise à mettre cette définition en perspective, nullement dans une optique inclusive ou exclusive, mais en soulignant l’importance du contexte, notamment historique. Ce point est souvent négligé par l’abondante littérature académique consacrée aux think tanks. En deuxième lieu, il trace les contours du métier de think tanker. Celui-ci s’exerce en fonction de règles de production et d’un cadre social dont il faut bien saisir les interactions. Cette dimension est elle aussi souvent ignorée, ce qui expliquerait, en partie, le scepticisme qui semble prévaloir à l’égard des think tanks à la française. En dernier lieu, il examine les liens entre think tanks et société civile. Qui croit à la force de mobilisation et de conviction des sociétés civiles, quel que soit le régime politique, ne peut se désintéresser des think tanks, embryons possibles d’une société civile mondiale responsable.
Quatre générations de think tanks
Le succès des think tanks reflète et favorise une conception anglo-saxonne des affaires mondiales. Avec le recul, leur histoire peut se lire comme la succession de quatre générations. Au cours de la première période (1919-1945), apparaissent des instituts qui, pour certains d’entre eux, sont devenus de grandes institutions assimilées, par la suite, aux think tanks. La Seconde Guerre mondiale favorise l’institutionnalisation de think tanks américains et britanniques en raison de leur contribution à l’effort de guerre. La deuxième génération correspond à la guerre froide qui, en raison de la compétition idéologique, encourage le développement d’instituts au sein des blocs. Méthodes de travail et liens avec les appareils de défense popularisent alors le terme de think tank. Au cours de la troisième génération (1989-2008), le nombre de think tanks se multiplie à travers le monde, notamment en Europe. Encore en gestation, la quatrième génération entend participer directement ou indirectement aux efforts de gouvernance mondiale. Concentrons-nous sur la première génération pour saisir les origines anglo-américaines du phénomène.
Deux enfants de la Première Guerre mondiale
La création à Londres du Royal Institute for International Affairs (Chatham House) en juillet 1920 et celle du Council on Foreign Relations à New York en juillet 1921 sont intimement liées. En marge de la conférence de Paris, des délégués britanniques et américains se rencontrèrent pour jeter les bases d’un institut anglo-américain destiné à prévenir une nouvelle guerre. Au grand dam des diplomates de métier, la conférence s’était en effet ouverte à des expertises extérieures . Ce projet n’aboutit pas à une structure commune, mais les deux instituts parvinrent à nouer des relations de confiance avec le Département d’État et le Foreign Office. Chatham House et le Council symbolisèrent ainsi rapidement la « relation spéciale » américano-britannique, en véhiculant une conception du système international combinant idéalisme et rapports de force .
Chatham House et le Council ont été fondés par des hommes formés au cours des années d’inversion du rapport de puissance entre le Royaume-Uni et les États-Unis, témoins d’une forte urbanisation, d’une industrialisation rapide, de vagues de migrations, ainsi que de la vive compétition entre grandes puissances. Ces pères fondateurs furent également marqués par la montée de l’Église évangélique, les thèses de Darwin, le culte de la virilité, le scientisme et par une foi aiguë dans le libéralisme politique . Sociologiquement, les fondateurs de Chatham et du Council appartenaient à une élite sociale, issus des meilleures public schools et des prestigieuses universités de la côte est : ils ne se pensèrent à aucun moment comme des contestataires de l’ordre établi, mais ils se voyaient au contraire comme des soutiens éclairés de pouvoirs légitimement installés et des membres respectés de l’establishment. Intellectuellement, les premiers think tankers privilégiaient la méthode historique dans une optique internationale et pragmatique, construite sur les États et les civilisations . Directeur des études de Chatham House de 1925 à 1954, Arnold J. Toynbee marqua de son empreinte l’univers des think tanks en raison des liens très étroits noués avec le Foreign Office et de sa foisonnante production personnelle .
Le modèle de Chatham House essaima rapidement dans les dominions, qui se dotèrent d’instituts de recherche sur les questions internationales : Canada (1928), Australie (1932), Afrique du Sud (1934), Inde (1936), Nouvelle-Zélande (1938) et Pakistan (1948). En Europe continentale, le modèle fut repris en Italie (1933), en France (1935) avec le Centre d’études de politique étrangère (CEPE), aux Pays-Bas (1945) et en Belgique (1947). Cette dynamique fit naître non seulement un type d’organisation et un mode de production intellectuelle, mais surtout une forme d’influence et un état d’esprit permettant de créer des sociabilités actives sur les questions internationales, traditionnellement traitées de manière presque exclusive par les appareils d’État.
Chatham House a donné son nom à « la règle de Chatham House », qui définit une partie de l’activité des thinks tanks internationaux . Cette règle autorise un type de débat qui leur est propre : elle favorise l’ouverture d’un espace intermédiaire entre publicité et confidentialité, facilite l’échange de points de vue en temps limité et induit des formes d’oralité concise ; elle autorise ainsi une dissociation entre le participant et l’organisation à laquelle il appartient afin d’encourager libertés de ton et de proposition. Simple et facile à observer, elle repose sur un principe de confiance mutuelle et de reconnaissance entre participants établissant par là même une sociabilité et un mode d’intervention, naturels chez les Anglo-Saxons. Ils le sont beaucoup moins pour les élites françaises.
Le rôle des fondations
Le dispositif des think tanks aux États-Unis ne peut se comprendre sans les fondations philanthropiques. Fille de l’industrialisation rapide, la philanthropie américaine reprend les grands principes de la charité chrétienne enrichie d’une spécificité issue du protestantisme consistant à valoriser l’effort et l’enrichissement personnel et à encourager la réallocation d’une partie des richesses accumulées au service de la communauté . Encouragée par l’État, elle va devenir « un auxiliaire précieux à la diplomatie américaine ». Trois fondations ont ainsi apporté un soutien décisif aux think tanks, non seulement aux États-Unis mais aussi en Europe, puis dans d’autres régions du monde. Surnommées les Big 3, les fondations Carnegie, Rockefeller et Ford jouèrent, dans l’entre-deux-guerres et surtout après la Seconde Guerre mondiale, un rôle clé dans la pénétration intellectuelle et culturelle des États-Unis à l’étranger, ainsi que dans la constitution de réseaux transnationaux . Grâce à elles, apparut une « diplomatie philanthropique » visant à favoriser l’émergence d’une élite internationale du savoir et du pouvoir, destinée à piloter rationnellement les sociétés, en fonction d’un programme reposant sur la paix, la démocratie et l’économie de marché .
Ces réseaux permirent des formes de sociabilité, qui facilitèrent la mondialisation en véhiculant une vision du monde américaine. Le déploiement de cette « diplomatie philanthropique » alla de pair avec celui de la diplomatie officielle : les fondations sont parvenues à exploiter des marges de manœuvre ouvertes par le système diplomatique américain, variables selon les époques et les aires géographiques, en prenant soin de ne jamais contester la primauté de l’intérêt national américain dont elles se font une haute idée en dépit de leur internationalisme affiché. Cette proximité avec les autorités publiques se trouve à l’origine du soft power américain, qui bénéficie d’un dispositif éprouvé par le temps et d’une accumulation d’expériences lui permettant de combiner présence globale et initiatives régionales ou locales .
Le retard français
Le retard français est à la fois structurel et conjoncturel. Sur le plan extérieur, l’État s’est longtemps considéré omnipotent. Sur le plan intérieur, il a longtemps exercé une sorte de monopole sur l’intérêt général. Cette conception et la fiscalité n’ont pas favorisé l’éclosion des think tanks. Plus profondément, la culture politique française est restée stato-centrée et largement structurée par les partis politiques. Cette spécificité reposait également sur le lien étroit entre expertise technique et décision publique, qui est apparu avec l’ambition scientiste et encyclopédique saint-simonienne. La création des corps administratifs de spécialistes, à partir du XVIIIe siècle, a permis de constituer un vivier dans lequel l’État a puisé pour conduire ses politiques publiques ; elle aboutit à une très forte concentration d’expertises au sein de l’appareil d’État.
Ce « modèle français », où l’État dispose de ses propres corps d’expertise et de contrôle, se distingue radicalement du modèle anglo-saxon reposant sur le principe de l’advocacy, c’est-à-dire de tradition de confrontation des intérêts et argumentaires des différents groupes d’acteurs dans un système politique reposant sur un culte du débat public et contradictoire . Un des traits historiques du « modèle français » réside dans l’homogénéité de la formation et du comportement des élites administratives par le biais des grands corps, puis leur influence constante dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques. Les cabinets ministériels servent de courroies de transmission entre le décideur politique et l’appareil administratif, ce qui laisse peu d’espace pour une expertise externe. Le « modèle français » se révèle donc, à première vue, antinomique de la culture des think tanks anglo-saxons. Fortement structurant, ce modèle explique largement le scepticisme qui prévaut sur la viabilité de think tanks à la française. Il ne faudrait pas, pour autant, conclure à une inertie de la société civile dans notre pays. Bien au contraire. Pour se mobiliser et s’organiser, cette dernière dispose d’un outil privilégié, l’association, « cette préposée aux situations paradoxales » depuis la loi de 1901 . Le milieu associatif représenterait aujourd’hui 8 % des emplois salariés, présents dans plusieurs secteurs d’activités. Sa fragilité comme sa vitalité sont visibles. D’un côté, ses financements proviennent souvent, mais pas seulement, de subventions publiques et ne permettent pas de développement pérenne. De l’autre, près de 70 000 associations seraient créées chaque année, témoignant de la multiplicité des projets collectifs émanant du corps social .
C’est sous la forme associative que fut créé, en 1935, seize ans après Chatham House, le CEPE, sous la présidence de Sébastien Charléty. Le secrétariat général fut confié à Étienne Dennery et Louis Joxe, décidés à reproduire le modèle anglo-saxon. Le CEPE fut sans conteste une innovation dans la France de l’entre-deux-guerres, qui contribua à importer un modèle, une méthode et des contacts, en lançant notamment la revue Politique étrangère. Néanmoins, il serait trompeur d’évaluer son importance et son impact à l’aune de celui de ses homologues anglo-saxons. Fermé pendant l’Occupation, le CEPE ne rouvrit ses portes qu’en 1945. Le retard français ne sera en partie comblé qu’en 1979 avec la création de l’Institut français des relations internationales (Ifri) sur les vestiges du CEPE.
En réalité, ce retard est double. À l’allumage, après la Première Guerre mondiale, les élites françaises, à la différence des élites anglo-saxonnes, ne virent pas l’intérêt de structures hybrides comme le Council on Foreign Relations ; elles portaient alors une vision du monde très défensive . Bien compréhensible au regard des souffrances endurées, cette vision fut accentuée par un sentiment concomitant d’affaiblissement diplomatique en dépit de la victoire militaire, affaiblissement qui se traduisit notamment par le passage du français à l’anglais comme principale langue de travail diplomatique. Les élites françaises se focalisèrent sur l’Allemagne et assistèrent à la montée en puissance des États-Unis. La Seconde Guerre mondiale permit au Council on Foreign Relations et à Chatham House de renforcer leur légitimité en participant directement à la mobilisation intellectuelle dans le cadre de l’effort de guerre . À ce double retard, s’ajoute une forte spécificité française qui joue encore fortement sur la perception des think tankers dans notre pays : la place et la fonction de l’intellectuel dans l’espace public . Le think tank à la française ne peut se comprendre sans croiser les origines anglo-saxonnes du phénomène avec les spécificités de la vie intellectuelle hexagonale.
Le métier de think tanker
Le cœur de métier du think tanker est l’analyse et la prévision. Des analyses exactes conditionnent la validité des prévisions, qui servent elles-mêmes de cadre conceptuel à l’identification et à la formulation d’options stratégiques. Les erreurs de décision découlent souvent d’analyses et de prévisions insuffisamment fondées. À cette double capacité doit s’ajouter celle de produire un savoir utile et de le diffuser dans deux directions principales : vers l’espace public et vers « l’oligopole décisionnel ». C’est pourquoi, idéalement, un think tanker doit « penser comme un académique, agir comme un diplomate et écrire comme un journaliste ». Ajoutons : innover et se financer comme un entrepreneur. Vaste programme dont les difficultés sont très souvent sous-estimées .
Un socle permanent de chercheurs
Revenons à la définition du think tank, comme organisation construite autour d’un socle permanent de chercheurs ou d’experts. La réputation internationale d’un think tank repose sur sa capacité à entretenir un tel socle qualitativement solide, ainsi que sur son degré de professionnalisme. Il s’agit là d’un point capital, qui différencie les think tanks des autres formes de sociétés d’idées, comme les clubs politiques ou les cercles professionnels. Ces chercheurs ou experts ne le sont pas nécessairement à vie, mais consacrent l’essentiel de leur activité professionnelle à la structure qui les rétribue. Dans le système américain, une même personne peut alterner une activité au sein d’un think tank et des responsabilités au sein de l’appareil exécutif ou législatif. Ce va-et-vient, appelé revolving door, confère une expérience inestimable, qui contribue à distinguer les thinks tanks des institutions universitaires, tout en instaurant une zone de contact entre appareil d’État et société civile. En réalité, le revolving door constitue une forte spécificité du système politique américain où les think tanks servent de zones de contact entre, d’une part, l’appareil exécutif ou législatif et, de l’autre, la société civile ou médiatique . Leur nombre et leur taille permettent d’offrir plus d’opportunités professionnelles qu’en Europe.
La littérature managériale distingue « travailleurs du savoir » et « professionnels du savoir » . En raison de l’hétérogénéité et de la fragmentation de l’industry, une partie des think tankers appartient aux « travailleurs du savoir », c’est-à-dire à cette population qualifiée dont l’activité est centrée sur le traitement de l’information et la capitalisation, la diffusion ou la transmission de savoir. Une autre partie appartient aux « professionnels du savoir », c’est-à-dire à une population hautement qualifiée, disposant d’une large surface sociale, dont l’activité est centrée sur la création de savoir, l’élaboration et le maniement des idées et concepts, susceptibles de délimiter des champs professionnels. En principe, les think tankers possèdent, à des degrés variables, trois formes de compétences : résolution de problèmes (par un traitement d’informations provenant de diverses sources), identification de nouveaux problèmes (par une compréhension des interactions entre les différents acteurs de l’environnement analysé) et « courtage stratégique » (par le maniement de symboles et une capacité de mise en relation), c’est-à-dire l’exploitation de positions d’interface entre différents domaines d’activités et de champs sociaux.
Dans les think tanks, la recherche se veut opérationnelle et utile ; en ce sens, elle se distingue d’emblée de celle conduite dans un cadre strictement universitaire. Policy oriented, tournée vers l’avenir, elle prétend pouvoir alimenter les raisonnements stratégiques, compris comme une dialectique entre fins et moyens, des décideurs. Les travaux de think tankers n’ont pas vocation à être uniquement jugés par leurs pairs : ils trouvent surtout leur utilité dans un dispositif d’interactions sociales. Cette tension entre think tankers et universitaires se fait particulièrement ressentir dans le domaine des relations internationales, qui ne constituent pas, en France, une discipline universitaire à part entière. Alors même qu’il existe une forte demande, Stephen Walt, professeur à la Kennedy School of Government de Harvard, s’interroge sur l’incapacité académique à produire un savoir utile (useful knowledge) pour déchiffrer le monde tel qu’il est, puis contribuer au débat public . Selon lui, cette incapacité s’expliquerait par deux raisons. Prisonniers de leur jargon théorique et d’une hyperspécialisation, les universitaires ne seraient guère crédibles au contact de décideurs capables de construire leurs propres discours et jugements. En outre, la carrière universitaire est régie par des règles explicites et tacites, qui découragent les contacts en dehors de la sphère universitaire au nom du risque d’instrumentalisation et de perte d’objectivité. Or l’objectivité n’est innée ni pour les universitaires ni pour les think tankers, mais ces derniers assument le risque et font de l’utilisation de leurs travaux la raison d’être de leur métier.
Analyse, prévision et décision
Les think tanks se trouvent au croisement de quatre sphères : politique (incluant les dimensions diplomatique et militaire), économique (correspondant à l’action des entreprises à dimension internationale et à celle des milieux d’affaires), médiatique (s’organisant autour de flux d’informations et contribuant à façonner opinions, mentalités et représentations) et, enfin, académique (à l’origine de la production de connaissance et structurant en partie la diffusion des savoirs). Parmi les ouvrages consacrés aux think tanks, les travaux de Thomas Medvetz, Assistant Professor à l’Université de Californie, marquent une avancée . Directement inspiré par Pierre Bourdieu, il délaisse le débat sur la définition pour délimiter un champ propre aux think tanks (space of think tanks) correspondant à une zone tampon entre les quatre sphères précédemment mentionnées. La relation revendiquée et construite avec les décideurs conduit inévitablement à la question de l’indépendance. Cette dernière se pose à la fois en termes économiques, politiques et intellectuels. Elle est aussi affaire d’état d’esprit. Tous les think tanks se prétendent indépendants, alors même que l’enjeu consiste, selon Thomas Medvetz, à comprendre les différentes modalités de construction des formes de dépendance sans lesquelles leur activité n’aurait tout simplement pas de sens.
Pour toute situation analysée, le think tanker doit être en mesure de dessiner la carte des pouvoirs, en discernant notamment les intérêts en jeu. Il contribue ainsi directement aux analyses de « risque », mot-clé pour ceux qui réfléchissent au futur. Pour ce faire, il doit également être en mesure de relier champs et niveaux d’analyse pour se garder des explications mono-causales comme de l’esprit de système. Une difficulté inhérente à son métier réside dans le fait que ses analyses et recommandations, orientées vers le futur, doivent s’appuyer sur une compréhension profonde du présent et donc du passé, faute de quoi il courrait le risque de commettre des erreurs de jugement ; en même temps, son esprit doit être suffisamment ouvert et éclairé pour lui permettre d’identifier les signes avant-coureurs du changement, sous peine de succomber à la facilité de l’extrapolation et de manquer les tournants. Ces capacités d’analyse doivent être complétées par une aptitude à l’organisation de la discussion et à une structuration du débat, qui passe l’une et l’autre par la mobilisation d’un savoir-faire spécifique de mise en relation. De manière dialectique, la recherche justifie le débat qui, en retour, valide la recherche au contact de personnalités qualifiées n’appartenant pas au monde de la recherche.
Avec la mondialisation, la gouvernance globale s’est progressivement imposée comme un thème central pour les grands think tanks. En raison d’une interdépendance toujours plus resserrée sous l’effet de la révolution des technologies de l’information et de la communication, une perturbation dans un segment particulier du système international – fonctionnel ou régional – peut déstabiliser le système tout entier. D’où la nécessité d’adapter constamment les modes de régulation à tous les niveaux et d’assurer la coordination d’ensemble. Ainsi peut-on formuler de façon synthétique le problème de la gouvernance globale. Ce problème est bien plus complexe que celui de l’organisation et de la gouvernance des entreprises, dans la mesure où le monde n’existe pas en tant qu’unité politique. La plupart des sujets concrets de la gouvernance globale – énergie, climat, alimentation, eau, santé ou encore, bien entendu, sécurité, macro-économie, finance et numérique – sont traités par une combinaison d’États, d’entreprises et de représentants hétéroclites des sociétés civiles. De telles combinaisons se veulent pratiques et objectives, ce qui n’implique nullement qu’elles soient exemptes d’arrière-pensées idéologiques, conscientes ou inconscientes. Ce que Max Weber appelait la Wertfreiheit – neutralité axiologique – est un idéal vers lequel tendent les sciences sociales et humaines, fondamentales ou appliquées. À l’instar de tout chercheur ou expert, le think tanker se doit d’interroger sans cesse ses méthodes, ainsi que les conditions de production de son savoir.
Pourquoi soutenir un think tank ?
Répondre à cette question permet d’aborder les financements et le modèle économique des think tanks. Ces derniers aspirent à une recherche utile et opérationnelle fondée sur des bases objectives. Encore faut-il savoir susciter un intérêt de la part de partenaires susceptibles de les financer. En France, il existe six sources principales : l’État, les collectivités publiques, les financements européens, les donateurs individuels, les fondations et, de plus en plus, les entreprises. En Europe, les fondations jouent un rôle minime par rapport aux États-Unis. La diminution des financements publics fragilise l’ensemble du tissu associatif, alors que les financements d’origine privée impliquent un savoir-faire spécifique et les financements européens une ingénierie. Faute d’un puissant réseau de fondations, les think tanks inventent un modèle de financement hybride, toujours fragile et soumis à la conjoncture.
Vis-à-vis de l’État, les think tanks participent à la « diplomatie intellectuelle » et contribuent directement au rayonnement de notre pays. Recherche et expertise sont en effet des champs d’influence au niveau international. Par ailleurs, sur certains dossiers, s’ils disposent des contacts nécessaires, ils peuvent organiser du track II, c’est-à-dire des discussions, informelles mais substantielles, permettant de nouer des liens ou de traiter de sujets délicats à aborder dans un cadre officiel. En outre, leurs analyses alimentent la réflexion d’acteurs individuels, de groupes informels ou de services, à différents niveaux de l’appareil d’État. Sur ce dernier point, on note une bien moindre appétence en France qu’aux États-Unis : même si des évolutions existent, l’État, et ses serviteurs, ont encore tendance à se considérer comme omniscients sur les questions internationales. Vis-à-vis des entreprises, les travaux des think tanks contribuent à l’analyse du risque politique, partie non mesurable et modélisable du risque pays, facilitent des mises en relation et alimentent la réflexion à différents niveaux de l’organisation. Le parallèle établi entre les travaux des think tanks et ceux des agences de notation invite à s’interroger sur leur positionnement respectif vis-à-vis des États, des entreprises et des institutions financières, ainsi que sur leurs divergences méthodologiques.
D’une manière générale, les décideurs à l’écoute des think tanks demandent des analyses claires, dépouillées du jargon universitaire, qui leur permettent de répondre au mieux à la question cardinale « de quoi s’agit-il ? » et souvent d’infirmer ou de confirmer leurs intuitions. Des analyses élaborées au terme d’un véritable travail de recherche augmentent les chances de formuler des prévisions justes, c’est-à-dire de bien cerner et mieux encore de réduire l’incertitude qui voile tout devenir . Certains partenaires attendent explicitement l’identification d’options stratégiques en dépit des risques liés à ce genre d’exercice. Dans la culture américaine, les think tanks prennent les devants en formulant volontiers des recommandations, qui trouvent sens dans un agenda politique. D’autres think tanks privilégient délibérément le travail d’analyse et de prévision comme phases préparatoires à la prise de décision. Dans les deux cas, on attend d’un think tank qu’il interprète le monde en éclairant les rapports de force ou de coopération entre les acteurs en présence. Il doit ensuite posséder des capacités de repérage de nouveaux sujets et d’identification des thématiques émergentes, afin de contribuer à la formulation des problèmes ainsi qu’à la structuration du débat. Enfin, il devrait être en mesure de se projeter à la place du décideur en délimitant le champ du possible.
Ce dernier point explique l’incompréhension qui peut exister entre l’universitaire, le journaliste, l’intellectuel critique et le think tanker. Pour tout dire, le think tanker se situerait du côté du pouvoir au sens où il essaierait de se placer dans une logique d’exercice du pouvoir. Tâche intellectuelle beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, dans la mesure où elle implique une compréhension fine du fonctionnement de l’« oligopole décisionnel », ainsi qu’une sorte de dédoublement. Un think tanker s’efforce d’éprouver les difficultés inhérentes à l’exercice du pouvoir et à la prise de décision, toujours inscrits dans un système de fortes contraintes souvent invisibles pour le néophyte. Plusieurs types de malentendus découlent de ce positionnement, plus ou moins bien conceptualisé par les think tanks. Celui-ci renforce presque mécaniquement l’importance accordée au « groupe dirigeant » par rapport aux autres composantes du corps social. Les think tanks ne s’inscrivent pas dans une contestation des pouvoirs en place ou des hiérarchies sociales, ce qui ne signifie pas qu’ils se détournent des facteurs d’illégitimité d’un pouvoir ou des blocages d’une société. Ce positionnement peut, en outre, présenter l’inconvénient de privilégier les facteurs de stabilité et de continuité au détriment des signaux de transformation du corps social. À l’inverse, elle ouvre la réflexion sur l’action.
La distinction fondamentale entre intérêt général et intérêts particuliers se trouve au cœur de l’activité des think tankers. En se situant à l’articulation de plusieurs champs, ils sont en mesure de relier les niveaux d’analyse, de l’individu au transnational, mais surtout d’identifier le point de fragmentation de l’intérêt général en une multitude d’intérêts particuliers et, à l’inverse, le point de coalescence où ces derniers se soudent au profit de l’intérêt général. Cette capacité d’identification du moment de fragmentation ou de coalescence apporte une forte plus-value analytique. À l’avenir, il est probable que certains think tanks s’efforceront d’offrir un cadre spécifique pour faciliter cette coalescence. En lien avec d’autres acteurs, ils pourraient fort bien contribuer non seulement au repérage des intérêts en présence, étape indispensable à une mise en cohérence, mais aussi à la formulation d’idées susceptibles d’infléchir ces derniers. Encore faut-il que la société civile soit suffisamment prise au sérieux par l’« oligopole décisionnel ». À l’ère numérique, c’est un enjeu qui touche l’équilibre des pouvoirs.
Des embryons d’une société civile internationale ?
Le concept de société civile s’oppose dialectiquement à celui d’État ou, plus précisément, de gouvernement d’un État. Le gouvernement définit de façon opératoire les « biens publics » d’où procède l’intérêt « général » de l’État, intérêt général que ce même gouvernement a la responsabilité de faire respecter à l’intérieur et à l’extérieur (pour l’extérieur, on parle plutôt d’intérêt « national »). En France, l’État a longtemps prétendu incarner seul l’intérêt général. L’exercice de la démocratie représentative ne peut se concevoir sans l’existence d’une société civile, que l’on pourrait définir comme l’ensemble des unités actives qui se vouent au bien public – et donc à l’unité politique en tant que telle – sans appartenir à l’appareil d’État. Dans une perspective pluraliste, les think tanks se présenteraient volontiers comme « primus inter pares de la société civile ». Or, ce positionnement institutionnel fait l’objet de nombreuses critiques.
À la mode et critiqués
« Quelle est la légitimité de think tanks qui sont souvent le jouet d’individus passionnés qui peuvent tourner le dos à leurs erreurs et ne sont responsables que d’eux-mêmes ? » Cette question conduit à deux types de critiques de nature qualitative et idéologique . Concentrons-nous sur cette dernière, largement inspirée par l’œuvre d’Antonio Gramsci et les travaux de Pierre Bourdieu, référence obligée des critiques à l’encontre des think tanks à la française. Parce qu’ils ne s’érigent pas en contre-pouvoirs, les think tankers contribueraient à la « production de l’idéologie dominante ». Dans leur article de 1976, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski n’utilisent évidemment pas le terme de think tanks, mais ils analysent le discours dominant construit autour du Plan, instance par laquelle la parole devient pouvoir « dans ces commissions où le dirigeant éclairé rencontre l’intellectuel éclairant ». Dans cette optique, les think tanks apparaissent comme les obligés d’une classe oligopolistique ayant besoin de relais pour maintenir son pouvoir, exercer sa violence symbolique et justifier le maintien de l’ordre en place . Poussée à l’extrême, cette critique les présente comme des agents d’une désinformation générale et d’une lecture des relations internationales ne visant qu’à véhiculer et consolider la doxa libérale . En outre, leur discours sur l’intérêt général ne serait, en France, qu’un effet d’establishment fonctionnant comme marqueur de distinction sociale . Il en serait de même pour la notion de gouvernance à laquelle ils ne cesseraient de se référer.
On est parfois frappé par le caractère systématique de ce discours, qui peut tourner à la caricature, voire à l’insulte . La critique sur le positionnement ultra-libéral de certains think tanks résulte sans doute du fort impact obtenu par de petites structures. Sans remonter à la société du Mont-Pèlerin, créée en 1947 par Friedrich Hayek et Wilhem Röpke, le discours néolibéral américain et britannique a notamment été porté par l’Heritage Foundation et l’Adam Smith Institute, dont les travaux inspirèrent respectivement Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Ils ont su faire preuve d’une remarquable efficacité dans l’élaboration et la diffusion de leurs idées, en particulier à l’égard des décideurs politiques et de segments de l’opinion . L’engagement idéologique est ouvertement revendiqué par ceux dont la raison d’être consiste précisément à promouvoir un agenda politique ; leur activité relève alors de ce que l’on appelle l’advocacy. Par définition, l’advocacy détourne les think tanks du travail d’analyse et de prévision, au profit de la promotion d’idées à finalité électorale. C’est pourquoi il faut bien veiller à distinguer les deux métiers. Par ailleurs, l’activité des think tanks est souvent comparée, ou confondue, avec celle des organisations non gouvernementales (ONG) qui aspirent à défendre des causes universelles comme les droits de l’homme ou le développement durable .
D’anciens think tankers formulent un discours critique sur les financements, susceptibles d’entraîner des phénomènes de dépendance et de collusion . Des structures se présentant comme think tanks peuvent n’être que des « faux nez » administratifs en raison de leur financement et de leur mode de gouvernance. À l’inverse, un financement d’origine privé peut risquer de conduire à des activités de lobbying voilées. Ces évolutions font l’objet de virulentes controverses à Washington, où le dévoiement des think tanks accompagnerait une vie politique et législative dominée par de puissants lobbies et groupes d’intérêt à la recherche de caution scientifique et d’impact médiatique.
Aux États-Unis, alarmés par l’évolution militante et par la baisse du niveau intellectuel (le nombre de think tankers titulaires d’un doctorat serait en diminution par rapport aux spécialistes de communication ou de marketing), certains observateurs dénoncent une dépendance excessive du personnel politique à l’égard des think tanks : à titre d’exemple, le Center for American Progress (CAP), think tank programmatique du parti démocrate créé en 2003, se targuerait de ne plus chercher à être objectif, mais simplement efficace, ce qui le rapprocherait d’un parti politique . Ces controverses méritent d’être suivies très attentivement en France car elles portent sur la nature même du métier et annoncent des recompositions. Parallèlement, un débat fructueux entre les think tankers et leurs critiques pourrait s’ouvrir, afin d’examiner les finalités de la production intellectuelle dans un système comme le nôtre, ainsi que l’importance accordée à la société civile.
Société civile et démocratie
Commençons par rappeler que le seul bien collectif attaché à une unité active est cette unité en tant que telle. Les biens collectifs/publics concrets sont des déclinaisons par essence imparfaites de ce bien abstrait unique. C’est l’Organisation de l’unité active (le gouvernement dans le cas d’un État) qui effectue ces déclinaisons. D’où procède la légitimité de ces déclinaisons ? Réponse abstraite : jadis, de Dieu ; aujourd’hui, du peuple. Les procédures concrètes visant à incarner l’adéquation entre le travail du gouvernement et la volonté du « peuple » sont autant « dégradées » que les pseudo-biens publics par rapport à l’unique et inaccessible bien public. Dans l’esprit des descendants de Rousseau, la meilleure technique provient du suffrage universel direct, dont on trouve l’empreinte dans la Constitution de la Ve République française. Dans l’esprit des descendants de Tocqueville, on se méfie des manipulations auxquelles la démocratie directe peut donner lieu et l’on privilégie la notion de représentation, compatible avec une certaine dose de démocratie directe. En pratique, de nombreuses combinaisons sont possibles.
L’adéquation absolue entre gouvernement et population étant impossible, la société civile s’avère nécessaire. Du point de vue juridique, les premières manifestations de la société civile résultent des institutions issues de la liberté d’expression et du droit d’association pour défendre ou promouvoir des intérêts considérés par leurs promoteurs – et souvent reconnus comme tels par la société – comme constituant une fraction de l’intérêt général. En ce sens, le principe de la société civile est le frère siamois de la démocratie représentative. Il s’oppose à l’excès de la démocratie directe, dont l’idéologie aboutit facilement à l’écrasement des minorités et à la justification de l’autoritarisme.
L’État et la société civile s’inscrivent, l’un par rapport à l’autre, dans un système de contrôle réciproque. En effet, la société civile apparaît comme une couche institutionnelle fluide, intermédiaire entre le gouvernement et le peuple, dont la fonction est à la fois de contribuer à mieux faire entendre certaines catégories de citoyens s’intéressant à tel ou tel aspect du bien public, et d’exercer une vigilance critique vis-à-vis des différentes branches du gouvernement, dont la légitimité doit être revigorée, au-delà des processus électoraux. En retour, la légitimité des différentes instances de la société civile exige que le gouvernement – à condition, toutefois, qu’il soit lui-même considéré comme légitime, car il est vrai que, dans le développement d’un État, l’émergence de la société civile est souvent le résultat d’un combat – puisse exercer un pouvoir de contrôle sur des questions comme le respect de la loi ou la transparence de la gouvernance et des financements. Le risque existe, en effet, que des institutions émanant de la société civile soient des paravents destinés à promouvoir des intérêts particuliers ou, plus généralement, contraires à l’idée de bien public. Sans même parler de corruption, les lobbies influencent les gouvernements comme les associations, les fondations, etc. En France, les syndicats – déclarés représentatifs indépendamment de leur nombre d’adhérents, et largement financés par l’impôt – sont souvent considérés comme des institutions de la société civile, alors que par nature ils défendent des intérêts catégoriels. Les think tanks souffrent, quant à eux, du manque de confiance de l’État à l’égard de la société civile, ce qui s’avère pénalisant dans un monde complexe et interconnecté.
En revanche, dans de nombreux pays, notamment émergents, on note un développement des think tanks encouragé par la puissance publique ou la philanthropie, développement qui résulte de la complexification du monde et de l’intensification des interactions sociales au niveau international. Si l’on imaginait que cette catégorie d’unités actives était abolie, les gouvernements n’auraient pour ainsi dire comme challengers que des idéologues partisans, des universitaires distanciés ou, plus préoccupant encore, de nouvelles formes de crédulité . Partout, le débat public prendrait un tour plus passionnel, moins rationnel. En effet, les think tanks professionnels, qui jouent davantage sur le registre de la raison que sur celui de l’émotion, exercent une fonction d’interface, qui contribue à la fluidité des échanges entre les pouvoirs. Ils peuvent dès lors se penser comme embryons d’une société civile mondiale en cours de gestation.
Vers une société civile mondiale
Toute société civile est initialement ancrée dans la culture d’un État, culture variant fortement d’un pays à l’autre. La société civile exerce sa vigilance sur l’État (dans les deux sens du terme : l’unité politique elle-même et son organisation) et réciproquement . Ce dernier point est capital, car la notion de société civile n’est pas plus libertaire que le libéralisme lui-même, comme Tocqueville l’explique : la liberté absolue ou licence peut conduire à l’anarchie ou à la dictature, la première engendrant souvent la seconde. Or il n’existe pas, ou pas encore, d’unité politique « monde ». En raison des tendances prévisibles en matière technologique, il se pourrait qu’une telle unité politique – d’un type forcément nouveau et dont la formation sera nécessairement de type biologique ou épigénétique – puisse émerger, certes très progressivement et à travers de crises multiples, sous peine de vivre de grandes catastrophes collectives.
Le manque d’une unité politique « monde » a pour corollaire l’inexistence de biens publics mondiaux, à moins de modifier et, en fait, d’affaiblir le concept de bien public. L’accroissement et l’approfondissement des externalités qui sont la caractéristique majeure de la mondialisation augmentent le risque de défaillance systémique grave et potentiellement cataclysmique dans tel ou tel aspect du « système international », et donc son instabilité structurelle. Depuis la Première Guerre mondiale, on sait que les bifurcations catastrophiques sont possibles au niveau planétaire. Il est remarquable que la guerre froide se soit achevée sans drame majeur, et que le paysage planétaire se modifie, depuis les années 1980, bien plus sur le mode des « mutations lentes » que sur celui de la rupture meurtrière . Pour autant, la crise financière actuelle ou les révolutions arabes nous rappellent que nous ne sommes jamais à l’abri de chocs imprévisibles, en occurrence comme en intensité, de « cygnes noirs » rendant la prospective précise illusoire .
Dans son essence, le projet de gouvernance mondiale vise précisément à augmenter la stabilité structurelle du « système international » et donc à réduire le risque de bifurcation catastrophique dans tous les domaines. On peut, en ce début du XXIe siècle, considérer qu’il existe un bien public mondial qui traduit le vouloir-vivre ensemble à la racine de toute unité politique pérenne et stable, qui serait la gouvernance mondiale. Celle-ci est une idée, dans laquelle il faut voir comme le germe (mais pas encore l’embryon) d’une autre idée, celle d’unité politique « monde ».
Au niveau de l’idée, il est vraisemblable que tout esprit raisonnable peut reconnaître la gouvernance comme le bien public mondial par excellence. Les difficultés commencent lorsqu’on se demande qui doit décliner ce bien public abstrait en biens publics concrets, c’est-à-dire en modalités pratiques de gouvernance, sur tel ou tel sujet. On en revient encore une fois à l’absence d’une unité politique « monde » dont l’organisation serait habilitée à le faire. Mais en gardant à l’esprit que l’on gagne souvent à affaiblir les concepts au sens mathématique du terme, il est légitime de considérer l’ONU – dont l’histoire approche sept décennies – comme l’embryon d’une organisation de substitution. Embryon car, dans son état actuel, l’ONU ne peut qu’amortir le choc des relations interétatiques, ce qui n’est déjà pas rien.
En poussant l’analyse un cran plus loin, on s’aperçoit que les think tanks, en s’impliquant davantage dans la problématique de la gouvernance mondiale, peuvent, mieux que d’autres acteurs, contribuer systématiquement à inspirer et à accompagner ces initiatives. Ils le font un peu aujourd’hui, mais timidement. S’ils prennent davantage conscience de leur potentiel et jouent plus sérieusement ce rôle, on commencera effectivement à concevoir un embryon de société civile mondiale. Et s’il est permis de rêver, mais seulement pour conclure, c’est en développant une culture commune et en œuvrant pour la construction de modes légitimes de gouvernance mondiale, que les think tanks contribueront, modestement mais sûrement, à l’émergence de cette unité politique « monde » dont, en tout état de cause, la maturité ne pourra s’affermir qu’au cours des décennies à venir. D’ores et déjà, des initiatives vont dans ce sens.
Pour se développer, les think tanks à la française devront relever trois défis. Le premier : l’explication du métier et son adaptation au contexte de crise. La singularité du think tank réside dans sa capacité à circuler en permanence entre les sphères politique, économique, médiatique et académique. Cela signifie que le métier se transformera sous l’effet combiné de ses efforts d’adaptation aux contraintes et des modes d’interaction avec chacune des sphères précédemment mentionnées. Par définition, le profil du think tanker se dessine au contact de multiples influences. Par conséquent, il est nécessaire de conduire un patient et indispensable travail d’explication des spécificités du métier auprès des partenaires, ainsi qu’auprès des acteurs en marge de cet écosystème.
Deuxième défi : l’internationalisation de la communauté française des think tanks. Pour commencer, il lui faut être en mesure d’exister au niveau international en maîtrisant les codes et les modes de production de ses meilleurs concurrents et partenaires étrangers. Cette ambition implique des moyens, ainsi qu’un effort constant de professionnalisation afin de contribuer aux transformations de l’industry, qui dispose de puissants effets de structuration du knowledge power à l’échelle globale. À partir du moment où notre pays subit et exerce de l’influence, il ne peut se désintéresser des think tanks. C’est pourquoi les think tanks à la française gagneraient à cesser de se penser uniquement comme des objets importés. Ce sont aussi des vecteurs d’exportation et de présence française. Ils ont vocation à être des leaders dans l’espace francophone (qui continuera numériquement à s’étendre dans les années à venir) mais, pour ce faire, il leur faut renforcer leur présence dans l’espace anglophone où se situe le cœur de la bataille des idées à l’échelle globale et prendre des positions dans d’autres aires linguistiques.
Dernier défi, le plus délicat : l’émergence d’une société civile mondiale à l’heure du numérique. La vague numérique transforme les modes de diffusion, mais interroge surtout la capacité des think tanks à alimenter, par l’exemple, le débat sur la démocratisation des sociétés civiles. L’incontestable modification des interactions sociales due à la propagation numérique entraîne de profonds changements des conditions de la discussion, comprise comme la création d’une grammaire et de règles communes. C’est bien la discussion qui ouvre la possibilité d’agir de concert. Or, avec cette lame de fond, les think tanks perdent une part de leur singularité, qui consistait à lier l’organisation du débat et de la recherche. Ils restent toutefois porteurs de trois spécificités difficiles à maîtriser simultanément : la production et la diffusion d’un savoir identifiable par des marques réputées ; la capacité de mise en relation d’acteurs venant de champs différents ; la multiplication et la structuration d’espaces de débats et de discussion. En intensifiant leurs liens pour démultiplier leur impact, les think tanks pourront se présenter comme représentants de la société civile mondiale en jouant sans cesse entre leur enracinement national et leur projection internationale. C’est ce défi passionnant qui attend la nouvelle génération de think tanks.