Les religions restent un marqueur fondamental de l’identité des peuples
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Thierry de Montbrial est interviewé par Marie-Laetitia Bonavita pour Le Figaro le 5 octobre 2017
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Dans son livre «Vivre le temps des troubles», le président-fondateur de l’Ifri (Institut français des relations internationales), met en garde contre la croyance naïve dans les bienfaits illimités de la technologie et la résignation à un monde barbare et angoissant. Il plaide pour une nouvelle gouvernance mondiale.
LE FIGARO.- En quoi la mondialisation a-t-elle cassé tous nos repères ?
Thierry DE MONTBRIAL.- C’est moins la mondialisation qui a cassé nos repères que tout ce qui l’a précédée: les ravages des deux guerres mondiales, la transformation de notre vision du monde par les révolutions scientifiques (mathématiques et logique, théorie de la relativité, mécanique quantique, sciences et technologies de l’information, sciences de la vie…) N’oublions pas les armes nucléaires. Sur un autre plan, on n’a jamais vu pareille transformation des mœurs à une échelle aussi grande qu’au XXe siècle. En conséquence, le troisième millénaire s’ouvre avec une rupture totale de la façon dont l’homme se représente sa place sur la terre et dans l’univers.
«À la fausse religion du communisme a succédé celle de la technologie, de la transhumanisation et de l’immortalité. Il y a là excès de naïveté et d’orgueil»
Vous appelez à cesser de croire en un occidentalisme triomphant et en un homme prométhéen. Cette croyance relève-t-elle d’un excès de naïveté ou d’un excès d’orgueil ?
Les deux aspects sont en effet liés. L’«occidentalisme triomphant» n’a cessé de perdre du terrain avec les deux guerres mondiales et leurs suites (décolonisation, non-alignement. .) Il a repris du poil de la bête au lendemain de la chute de l’Union soviétique avec le mythe de la «fm de l’Histoire» et le prétendu «moment unipolaire», comme si le soi-disant leadership américain allait durablement garantir un ordre mondial fondé sur la démocratie à l’occidentale et l’économie de marché a l’américaine. Mais les États-Unis n’ont ni le pouvoir ni surtout la volonté durable de diriger le monde. Ils ont accumulé d’énormes erreurs stratégiques sous les trois dernières presidences.de sorte que le soft power de la première puissance paraît aujourd’hui en déclin. En face, il y a la montée fulgurante de la Chine et plus généralement de l’Asie, qui ne partage pas la philosophie des Lumières. Sous des formes diverses, la démocratie dite illibérale gagne partout du terrain et le despotisme oriental n’a pas dit ses derniers mots. Quant au mythe prométhéen, il tient dans l’idée que l’homme est totalement maître de son destin. A la fausse religion du communisme a succédé celle de la technologie, de la transhumanisation et de l’immortalité. Il y a là excès de naïveté et d’orgueil.
Vous dénoncez le soi-disant «progrès» de la PMA et de la GPA. C’est-à-dire ?
Mon opinion personnelle sur la PMA et la GPA n’a pas d’importance. Ce que je tente d’expliquer, c’est la complexité de la notion de progrès Tout est facile quand on parle de l’accumulation des savoirs dans les sciences mathématiques ou de la nature Dès qu’intervient l’éthique, la notion de progrès est affaire de jugement. On sort nécessairement de l’objectivité. Pour donner un exemple de nature différente, je citerai le débat très actuel autour de la liberté d’expression sur le Net, des fake news et de l’étrange notion de post-vérité.
Vous insistez sur l’importance des territoires face à la mondialisation. Que vous inspire le référendum en Catalogne ?
La dynamique territoriale est marquée par la dialectique de la fragmentation et du regroupement. La fragmentationse nourrit des remontées de l’histoire, et le regroupement, des implications de l’interdépendance croissante, typiquement à propos du climat. À l’heure de l’instantanéité, la propagation des émotions est attisée par les médias, surtout les réseaux sociaux. D’où les risques de dérapage, avec la Catalogne et demain peutêtre en Écosse ou ailleurs Pour l’avenir de l’Espagne, la raison pencherait sans doute vers un fédéralisme
accentué. Mais la déraison domine souvent dans l’histoire.
Le regain pour les religions et la quête identitaire vous fait-il craindre l’avènement de nouvelles guerres?
Sur le plan ethnologique, les religions restent un marqueur fondamental de l’identité des peuples, qui ressurgit quand on le croyait dépassé. Voyez par exemple le retour en force de l’Église orthodoxe en Russie ou naturellement l’explosion des idéologies politiques se reclamant de l’islam. Je pense aussi a la montée des violences en Inde avec un hindouisme de plus en plus éloigné du modele pacifiste que les Occidentaux avaient en tëte à cause de Gandhi. Faut-il craindre l’avènement de nouvelles guerres? Il y a un vrai risque. D’où la nécessite
d’un renforcement de la gouvernance mondiale pour contenir les dérapages.
L’Union européenne traverse une crise profonde depuis 1989-1990. Quel est, selon vous, son plus grand défi ?
L’Union européenne s’est mise en péril avec l’élargissement accéléré rendu nécessaire par l’imprévisible chute de l’Union soviétique en 1991. Je vois deux grands défis. Le premier est que les Européens doivent mieux comprendre les bénéfices de ce laboratoire de gouvernance, face à l’alternative d’un risque de décomposition. Le second est justement l’amélioration de la gouvernance, dont les dysfonctionnements expliquent en partie le scepticisme des citoyens européens Cette gouvernance concerne au premier chef la monnaie et l’économie,la sécurité et quèlques grandes questions de politique extérieure (Russie, Turquie, etc.). À l’échelle du XXIe siècle la grande question est celle de la survie politique de l’Europe face à la Chine et aux États-Unis, dans cet ordre.
Outre-Rhin, la future coalition entre Angela Merkel et les eurosceptiques libéraux ne risque-t-elle pas d’être un frein à une relance européenne par le couple franco-allemand ?
Tout est affaire de comparaison. Emmanuel Macron et Angela Merkel ont quatre ans devant eux, certes chacun avec ses difficultés. Cette configuration n’en reste pas moins très favorable par rapport à des scénarios naguère encore jugés plausibles.
Le système international, dites-vous, ne peut pas résoudre tous les risques de notre planète, aussi faut-il changer de système. C’est-à-dire? Est-ce vraiment réaliste ?
Il ne s’agit pas de «changer le système» par un coup de baguette magique, comme le rêvaient les adeptes du wilsonisme en 1918 ou des apôtres – tel Keynes – d’un gouvernement mondial en 1945. Dans le monde réel contemporain, tout l’art est d’adapter en permanence la gouvernance mondiale pour faire face aux chocs susceptibles d’ébranler le système international, à toutes les échelles de temps. Du côté du court terme, il faut mieux réagir à des phénomènes comme la crise des subprimes ou le «printemps arabe». Le moyen et le long terme sont l’horizon des réformes structurelles et de la planification militaire par exemple. Au XXIe siècle il faut ajouter le très long terme. Chacun pense au changement climatique ou à l’environnement, mais on entrevoit bien d’autres domaines comme la gestion partagée de l’espace au voisinage de notre planète. Dans tous ces domaines, la gouvernance mondiale n’en est qu’à ses balbutiements. Il est vital que les États fassent l’apprentissage d’une conception élargie de leur intérêt national. La totalité du XXIe siècle ne sera pas de trop pour cela.
Par Marie-Laetitia Bonavita