Raymond Aron et l’action politique
Texte publié dans Commentaire, vol. 8, n° 28-29, février 1985
Je rencontrai Raymond Aron pour la première fois en 1973. Michel Jobert, qui venait de créer le Centre d’analyse et de prévision (CAP) au ministère des Affaires étrangères, m’en avait confié la direction. Intéressé par cette initiative, Aron m’avait invité à déjeuner. J’étais alors peu familier de son œuvre, mais je me souviens de ma joie, comme toujours lorsqu’il m’est donné de rencontrer une personnalité exceptionnelle. Ce qui me frappa ce jour-là – et bien souvent depuis – fut sa grande capacité de dialogue et d’écoute, ainsi qu’une extrême indulgence pour un interlocuteur infiniment moins savant que lui. On a parfois décrit Aron comme un individu arrogant, impitoyable envers qui ne pouvait soutenir sa dialectique. Peut-être l’âge l’avait-il rendu bienveillant. Mais je peux témoigner qu’en aucune circonstance, pendant les dix années durant lesquelles je l’ai connu, je ne l’ai vu marquer du mépris pour une personne avec qui il dialoguait. Son respect de l’autre, évidemment lié à sa propre pudeur, était au contraire remarquable. Son regard intense, profond, un peu nostalgique aussi, exprimait comme une vague attente. Ce regard, que l’on retrouve sur certaines de ses photographies, m’a immédiatement touché.
Dès ce premier entretien, j’ai senti la tension entre l’éditorialiste et l’écrivain, le commentateur et le conseiller du prince. Éditorialiste et commentateur, il le fut complètement. Écrivain, moins sans doute qu’il ne l’aurait voulu. Conseiller du prince, il y a probablement aspiré, non sans contradictions. Mais il n’a pas rencontré le prince de ses rêves. Il m’a longuement parlé de Paix et guerre entre les nations , dont il était alors très fier (à la fin de sa vie, il sembla préférer Penser la guerre, Clausewitz ). Je me souviens qu’il m’a montré une lettre de Henry Kissinger – à l’apogée de sa gloire à l’époque de notre déjeuner – où le futur secrétaire d’État déclarait qu’il aurait aimé être l’auteur de ce livre. J’avais décelé derrière ce geste comme un regret de n’avoir pas, lui, rencontré l’action.
Depuis ce jour, j’ai beaucoup lu, entendu et vu Raymond Aron. Il ne me semble pas trop difficile de dire en quoi je me sens profondément accordé avec lui. Son projet fondamental – penser la politique – répond pour moi à un impératif absolu. Formé aux sciences exactes, je sais qu’un ingénieur ne peut soumettre la nature qu’en se pliant à ses lois. Je me suis lancé dans l’étude de l’économie à ma sortie de l’École polytechnique, convaincu que les phénomènes du chômage, de l’inflation ou de la croissance ont aussi leurs lois ; qu’en cette matière, le rapport entre objectifs et moyens n’est pas arbitraire ; que l’on ne peut pas tenir là-dessus n’importe quel discours. Mon aventure au Quai d’Orsay me donna l’occasion d’entreprendre la même démarche dans le domaine de la politique. Pour cet apprentissage, Aron fut mon maître. Par son intermédiaire, j’ai découvert les auteurs et appris à les critiquer. J’ai appris à discerner entre ceux qui soumettent leurs pensées au réel et les autres. La célèbre « clarté aronienne » me fut un délice. Je me sentis d’emblée en accord profond avec sa philosophie de l’histoire.
Penseur de la politique, Aron fut aussi un « spectateur engagé ». J’adhère complètement à son rejet de tout système idéologique clos et de toute forme de totalitarisme, comme à sa défense du libéralisme. Sur le plan international, l’Alliance occidentale, aujourd’hui, n’est pas seulement une alliance classique, généralement scellée pour maintenir un équilibre. C’est aussi, en grande partie, une association d’États-nations qui se réfèrent aux valeurs du libéralisme politique. D’où le « sujet Occident » dont Régis Debray nie l’identité . Pour Aron, les unités politiques de base du système international sont évidemment les États-nations, mais il ne considérait pas que la notion d’intérêt national fût définie de manière absolue. Au cours d’un débat avec Régis Debray à propos de son dernier livre, le conseiller du président Mitterrand m’a dit concevoir « l’intérêt national comme l’idée régulatrice chez Kant, comme un absolu qui, dans la longue durée, s’impose aux agents de l’histoire, un peu à leur insu ». Aron ne pouvait partager cette conception néomaurrassienne, qui conduit à distinguer une realpolitik de droite et une realpolitik de gauche. Sa vision était à la fois plus objective et plus universelle.
La gloire d’Aron est d’avoir, pendant cinquante ans, raisonné la politique dans le cadre des valeurs libérales. Ce qui est remarquable à mes yeux, c’est que, sur une période aussi longue, il ait commis aussi peu d’erreurs. En outre, ses points de vue sur les questions les plus controversées étaient toujours enrichissants, même après coup. Qui a fait mieux ? Analyste rationnel, mesuré et lucide, philosophe assorti d’un solide bon sens, Aron était insupportable pour les caractères passionnés qui ne conçoivent la politique qu’en termes manichéens et ne reculent pas, souvent, devant les volte-face les plus radicales. Je ne vois au XXe siècle aucun intellectuel, en tout cas en France, dont la profondeur et la cohérence politique approchent, même de loin, celles d’Aron. À cet égard, il soutiendra peut-être, au regard de l’histoire, la comparaison avec Tocqueville.
Je voudrais terminer ce bref témoignage en évoquant une question à mon sens intéressante à propos de l’œuvre de Raymond Aron. Bien qu’il ait très souvent souligné le rôle des « héros » dans l’histoire et qu’il se soit constamment intéressé aux hommes d’État en tant que calculateurs politiques, il ne s’est jamais, semble-t-il, penché dans son œuvre de façon approfondie sur l’homme d’État – ou plus modestement l’homme d’action – en tant que sujet psychologique soumis à d’innombrables sollicitations diverses et contradictoires, obligé de ruser avec un environnement complexe et oppressant pour parvenir à des fins auxquelles, par nature, tout s’oppose a priori. Ce n’est pas un hasard si quelques-uns des meilleurs penseurs politiques ont eu un rapport effectif avec l’action. Machiavel, Clausewitz ou Tocqueville exercèrent des responsabilités avec d’ailleurs un succès inégal, mais leur expérience a donné un relief particulier à leur œuvre. Le Testament politique du cardinal de Richelieu est une mine dans laquelle Aron n’a pas beaucoup puisé. D’autres auteurs – je pense notamment à Sun Zi, Marc Aurèle, Bernis ou Napoléon (je cite en vrac) – ont formulé des réflexions dignes d’être relevées. Peut-on séparer le calcul politique de la manière de le mettre en œuvre ?