Qu’est-ce que la géographie politique ?
Texte rédigé à l’occasion de la remise à l’auteur du Grand Prix 2003 de la Société de géographie, le 4 février 2004. Voir La Géographie, n° 1513, juin 2004. Voir également le livre Géographie politique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2006
Toujours à la recherche de son identité, la géographie, science des rapports de l’homme et de la terre, est pourtant l’une des reines du savoir. Autant que les romanciers et les poètes, les géographes inspirent nos discours sur l’identité des pays. Plus de trente années de pérégrinations et de fréquentation avec tous les aspects des « relations internationales » m’en ont convaincu, davantage que les cours de l’enseignement secondaire, malgré d’excellents ouvrages comme ceux de Pinchemel et Ozouf dans les années 1950, toujours présents dans ma bibliothèque .
Au fil du temps, je me suis forgé ma propre conception de la géographie politique, une branche de la géographie dont le statut universitaire s’est graduellement affirmé au XXe siècle, mais dont l’objet et les contours demeurent flous, comme on peut le constater en parcourant les manuels en usage. Il est vrai que la géographie elle-même souffre de son caractère essentiellement hétéroclite et de la concurrence des disciplines qui en constituent les composants, comme celles rassemblées dans les « sciences de la terre » (astrophysique, géologie, paléontologie, climatologie, pédologie, botanique, zoologie…) ou dans les « sciences de l’homme » (histoire, sociologie, anthropologie, ethnologie, économie, démographie…). Un peu comme un cuisinier, le géographe choisit ses ingrédients et leurs proportions, chacun selon sa Weltanschauung. Ainsi Paul Vidal de la Blache (1845-1918), grand maître de la géographie universitaire au début du XXe siècle, faisait-il reposer sa notion de « région naturelle » sur des facteurs physiques comme la géologie, le sol, le relief et le climat, dont la combinaison façonnait selon lui les « genres de vie » et ouvrait une série de « possibilités », à charge pour les hommes de les exploiter. De nos jours, Roger Brunet minimise au contraire le poids de la « géographie physique ». Champion d’une vision géométrique de la discipline comme jadis le général Jomini à propos de la stratégie, son système repose sur la notion de maille, définie comme un « espace délimité, base d’un découpage du territoire pour l’appropriation ou pour la gestion ». Dans la conception de Brunet, la région n’est qu’une catégorie particulière de maille . Ainsi la définition des 22 régions de l’actuelle France métropolitaine est-elle parfaitement précise, au contraire des régions de Vidal de la Blache. Pour revenir à la géographie politique, je ne m’étendrai pas sur ses origines allemandes (Friedrich Ratzel, 1844-1904) ou suédoises (Rudolf Kjellèn, 1864-1922), ni sur ses premiers prolongements « géopolitiques » avec des auteurs comme Karl Haushofer (1869-1946), Alfred Mahan (1840-1914), Halford John Mackinder (1861-1947) ou Nicholas John Spykman (1893-1943). Tout cela est bien connu. Quelques géographes français talentueux ont essayé, dans les années 1930, de réagir contre la charge idéologique outrancière de la géopolitique allemande, et donc contre ce que tout désignait comme une fausse science. Les noms de Vidal de la Blache, mais aussi d’André Siegfried (1875-1959) et surtout de Jacques Ancel (1879-1943) s’imposent à notre mémoire. André Siegfried a laissé de nombreuses monographies consacrées à des pays particuliers, comme celle sur les États-Unis publiée en 1927. Sur le plan scientifique, il est surtout considéré comme le père de la géographie électorale (Tableau politique de la France de l’Ouest, 1913 ; Géographie électorale de l’Ardèche sous la Troisième République, 1949 ). Parmi les ouvrages trop méconnus de Jacques Ancel, je me bornerai à citer sa Géopolitique (1936) et sa Géographie des frontières (1938) .
Les extravagances de la géopolitique allemande et le drame de la Seconde Guerre mondiale ont conduit à un effacement de la géographie politique en général, dont elle ne s’est remise que dans le dernier tiers du XXe siècle. En partie grâce à l’œuvre d’Yves Lacoste et à son école, la France s’est illustrée dans cette renaissance.
Pour situer ma conception de la géographie politique, je partirai des concepts sur lesquels j’ai construit mon ouvrage L’Action et le système du monde, ci-après désigné par les trois lettres ASM. J’appelle unité active un groupe humain cimenté par une Culture et une Organisation (avec des majuscules, pour éviter toute ambiguïté) qui ensemble constituent le principe de son identité. Une unité politique – typiquement, un État – est une unité active qui se considère souveraine. J’appelle problème praxéologique tout problème relatif à une interaction entre un ensemble bien identifié d’unités actives ; problème politique, un problème praxéologique dans lequel existe une unité politique dominante ; problème international, un problème praxéologique dans lequel existent au moins deux unités politiques dominantes distinctes. L’adjectif « dominant » signifie que, si l’on ôte par la pensée l’unité ou les unités en question, le problème praxéologique considéré change de nature. J’ai essayé, dans ASM, de démontrer la richesse et la flexibilité d’emploi de ces concepts de base. À partir de là, le champ de la géographie politique me paraît facile à cerner. On dira en effet qu’un problème politique relève de la géographie politique si la dimension territoriale y joue un rôle dominant. Entrent bien dans cette définition les thèmes classiques tels que la délimitation des États ; leur vie politique globale et locale (y compris l’aspect électoral) en fonction de leur « situation » ; l’assise territoriale des clans, tribus, ethnies ou nations, ou encore des langues et des religions ; les aspects territoriaux des conflits et de l’organisation des rapports internationaux, notamment pour certains aspects économiques.
Aussi vaste que soit le champ de la géographie politique ainsi conçue, il ne se limite pas à des interactions entre unités politiques. Pour illustrer ce point, prenons le cas des unités actives sous l’angle de leurs réseaux territoriaux, en particulier les entreprises multi- ou transnationales, ou encore les ONG. L’Église catholique romaine offre un exemple important et ancien. Le Vatican constitue juridiquement un État confiné dans un territoire minuscule, mais le « peuple catholique » rassemble dans une Culture commune quoique diversifiée quelque 17 % des habitants de la planète – habitants qui, par ailleurs, ressortissant à de nombreux États, sont soumis à leurs lois. Les réalités qui résultent de la répartition des catholiques et de leur diversité sont à l’origine de problèmes praxéologiques souvent rattachables à la géographie politique. Il en va de même pour les autres grandes religions, monothéistes (judaïsme, islam) et polythéistes – ou réputées telles à tort ou à raison (hindouisme, bouddhisme…). Sur le plan de l’Organisation, le catholicisme se distingue des autres religions par son mode centralisé. Plus généralement, les interactions entre sociétés et religions offrent une vaste catégorie de problèmes de géographie politique, y compris à l’échelle infranationale (problème du « voile islamique » dans la France de 2003-2004).
En ce qui concerne les entreprises multi- ou plurinationales, on s’interroge fréquemment sur l’existence ou non d’un caractère national sous-jacent. Pour celles qui, à l’instar des unités « fragiles » , s’apparentent à un puzzle dont les pièces se recomposent sans cesse, la question ne se pose pas vraiment. Il en va différemment pour les plus monolithiques. On ne peut douter, par exemple, qu’IBM soit une entreprise américaine, malgré ses ramifications dans le monde. Ce n’est pas seulement que les centres nerveux de son réseau territorial soient clairement américains. Plus généralement, la dimension culturelle est en effet essentielle. Les collaborateurs non américains, non seulement parlent anglais, mais encore ils adhèrent à une culture d’entreprise tout imprégnée de la Culture de l’unité politique États-Unis. Ils se trouvent en quelque sorte dans la situation des élites des pays colonisés vis-à-vis de la puissance impériale. Avec la différence, inessentielle, que leur entrée dans l’entreprise a résulté d’un libre choix. Certains empires d’autrefois (romain, britannique) étaient également capables de susciter de véritables adhésions.
À mon avis, la géographie politique des entreprises multi- ou plurinationales est à développer, et plus encore celle des ONG, pour lesquelles on pourrait faire des remarques analogues. Il n’existe aucune entreprise ou aucune ONG réellement apatride, c’est-à-dire au sens propre dépourvue de nationalité légale. Toute unité active, dans l’une ou l’autre de ces catégories, se caractérise au contraire par des filiales incrustées dans de nombreux pays. La question est de savoir si l’un de ces pays peut être considéré comme dominant (réellement ou symboliquement), impliquant par conséquent des liens puissants, à l’instar des diasporas dont la réalité contemporaine offre de nombreux exemples (Chinois d’outre-mer, Palestiniens, Juifs, Arméniens, Corses, Tchétchènes, etc.).
Avant d’aborder plus spécifiquement certains problèmes de géographie politique, il me faut encore clarifier deux points importants. Le premier concerne le sens du mot politique. Je l’entends dans son acception la plus ancienne et la plus générale, donc ce qui est relatif à l’organisation de la société. La géographie économique – entendue comme l’étude de la production, la distribution et la consommation des biens et services, considérées dans leurs relations avec les territoires – appartient par bien des aspects à la géographie politique. Cela est manifeste depuis les activités du secteur primaire (par exemple, les ressources en eau, les différentes formes d’énergie, ou l’agriculture), jusqu’à l’autre extrémité de l’échelle, avec celles du secteur quaternaire (problème du « fossé numérique »). Le second point concerne la notion de géopolitique. Yves Lacoste l’identifie à l’analyse des rivalités de pouvoir sur des territoires. À des nuances près, cette définition se retrouve dans la plupart des travaux anglo-saxons. Je ne m’en satisfais pas, car elle ne permet pas à mon avis de distinguer nettement entre géographie politique et géopolitique. En effet, tout problème praxéologique met en jeu des relations de pouvoir entre les unités actives concernées, donc des relations de rivalité, et cela vaut en particulier pour la géographie politique. De fait, ayant lu ou parcouru de nombreux ouvrages contemporains consacrés à la géographie politique, je n’ai cessé de relever l’ambiguïté sinon l’arbitraire de la distinction communément acceptée.
C’est pourquoi, reconnaissant pleinement l’origine idéologique de la géopolitique, j’ai proposé dans ASM de définir cette discipline comme celle des idéologies relatives aux territoires. Du point de vue de chaque unité politique, l’idéologie est un élément plus ou moins durable de sa Culture et donc une ressource morale (nationalisme, patriotisme, etc.), dont l’éventuel rayonnement, en dehors du territoire de l’unité politique considérée, correspond au concept de soft power introduit par Joseph Nye . Au début du siècle dernier, le panslavisme ou le pangermanisme étaient manifestement des projets géopolitiques, sous-tendus par les rationalisations pseudo-scientifiques auxquelles j’ai déjà fait allusion.
Sources de pouvoirs, ces idéologies ont contribué à transformer le monde, et souvent pour le pire. Dans le monde contemporain, on doit considérer l’Union européenne, unité politique d’un genre nouveau et en devenir, comme un projet géopolitique, aux racines d’ailleurs fort anciennes, mais incarné surtout depuis la Seconde Guerre mondiale. Je ne vois personnellement aucune incompatibilité à y adhérer, comme citoyen, tout en prenant mes distances pour l’analyser objectivement en tant que phénomène idéologique. De mon point de vue, une véritable géopolitique devrait se consacrer à la genèse et à la filiation des idéologies relatives aux territoires, et à l’étude de leur importance dans la réalité des relations internationales. Les travaux sur ces sujets abondent, mais ils sont dispersés et la vue d’ensemble fait défaut.
Pour toute unité active, on peut parler de biens collectifs. Dans le cas des unités politiques, on dira plutôt : biens publics . Cette notion, pourtant précisée par les économistes, notamment Paul Samuelson, dès le milieu du XXe siècle, est le plus souvent employée d’une manière approximative. Il s’agit d’abord de biens, donc de choses matérielles ou immatérielles, que l’on peut détruire ou transformer. Un terrain sur Mars, dans la mesure où l’on ne peut pas (ou pas encore) le détruire ou le transformer – autrement dit, se l’approprier –, ne constitue pas un bien (cela changera avec la conquête probable de cette planète dans les prochaines décennies). Un bien collectif (ou public) se caractérise par deux propriétés : la non-rivalité (il bénéficie à tous les membres du groupe dès lors qu’il bénéficie à l’un d’eux) et la non-exclusivité (il est impossible d’exclure un membre particulier du bénéfice de ce bien). À l’extrême inverse, un bien privé (la nourriture que l’on mange) est rival et exclusif. Du point de vue conceptuel, le seul bien véritablement collectif d’une unité active est cette unité en tant que telle. Pour une unité politique, l’identité est perçue comme une sorte d’album virtuel constamment enrichi d’images fortement corrélées et donc redondantes (le philosophe René Poirier disait que l’homme ne pense que par images), images auxquelles se superposent éventuellement des sons (les cloches des églises, les appels des muezzins), des odeurs (la prairie, les foins, les fleurs) . Les paysages et les lieux de mémoire occupent une bonne place dans cet album, sous une forme parfois très simplifiée (l’Hexagone, comme image de la France) ou au contraire très sophistiquée, comme dans les ouvrages contemporains de Pierre Nora, de Fernand Braudel et de Jean-Robert Pitte, toujours à propos de la France . L’aspect proprement territorial est crucial dans cet album. Le bien public par excellence est donc du ressort de la géographie politique.
La première mission de l’Organisation d’une unité politique est de protéger son identité, c’est-à-dire de maintenir son unité, donc d’assurer sa sécurité. En pratique, cependant, il est difficile de décliner l’idée du bien public (bien public, au singulier) en objets identifiables, et a fortiori mesurables, une étape que les économistes mathématiciens n’hésitent pourtant pas à franchir allègrement. En recourant à une formule de tonalité platonicienne, je dirai que les biens publics effectivement considérés par les gouvernants sont des modalités (passage du singulier au pluriel) dégradées de l’unique mais insaisissable bien public. La correspondance entre celui-ci et ses versions dégradées est à la fois multivoque et incertaine. Multivoque, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un, mais plusieurs biens publics dégradés. Incertaine, dans la mesure où leur liste n’est pas déterminée a priori. Il appartient à l’Organisation (le gouvernement, dans le cas des États) de dresser cette liste ; que le groupe s’approprie si le processus de décision y conduisant est perçu comme légitime. On notera, au passage, que les concepts issus des sciences économiques et politiques s’introduisent nécessairement en géographie politique, un champ pluridisciplinaire comme la géographie elle-même.
Pour illustrer ces considérations abstraites, je prendrai deux exemples en réalité très proches : la protection de l’agriculture et celle de la culture nationale. Les premières motivations de la protection agricole concernent la sécurité alimentaire, quantitative et sanitaire. Ancrées dans des réflexes ancestraux, elles manifestent une méfiance vis-à-vis de la continuité des échanges internationaux, méfiance assez généralement répandue – sauf pour les pays largement excédentaires et donc exportateurs (groupe de Cairns ) en raison de leurs avantages comparatifs pour certaines productions. S’ajoute l’idée que les revenus des agriculteurs doivent être protégés contre les fluctuations de prix, plus ou moins cycliques et dépendantes notamment des aléas climatiques. Enfin, dans certains pays, les activités agricoles sont perçues comme un élément important du paysage et donc de l’identité nationale.
Chacun de ces arguments contient une part de vérité. Considérons de plus près le troisième, qui nous ramène directement à la notion de bien public dégradé. Rien n’empêche de considérer que le même bien – par exemple, le lait – ait un double caractère, privé et public. Le consommateur français a intérêt à payer son lait le moins cher possible, sous l’hypothèse, bien sûr, de la continuité des approvisionnements. Mais, il peut aussi être intéressé par la production laitière de la nation, considérée comme un indicateur de la préservation d’une catégorie de paysages. Dans ces conditions, la théorie économique la plus orthodoxe justifie qu’en économie fermée le prix à la production excède le prix à la consommation d’un montant égal à la valorisation marginale du bien public pour l’ensemble de la collectivité. Dans le jargon des spécialistes, on parle dans ce type de situation d’aide « couplée », le but visé étant d’accroître la production au-delà de ce qu’elle serait sans le caractère de bien public. En économie ouverte, l’ajustement suppose le recours à une combinaison de techniques – destruction des productions excédentaires, quotas à l’importation, tarifs et restitutions à l’exportation, cette dernière modalité étant un dumping subventionné. La problématique de l’« exception culturelle » ou, comme à juste titre on dit à présent, de la « diversité culturelle » (par exemple, en matière de production cinématographique), s’analyse de la même façon. D’où, dans les négociations commerciales, des conflits d’intérêts évidents . Le propre de ces négociations consiste à échanger des concessions, ce qui a pour effet d’augmenter finalement le coût des biens publics que l’on entend préserver. Dans le pire des cas s’enclenchent des guerres commerciales, susceptibles de dégénérer comme dans l’entre-deux-guerres.
Aux États-Unis, la protection des agriculteurs repose essentiellement sur le second des trois arguments précédents. Alors qu’en Europe la densité de la population et son attachement aux terroirs contribuent aux identités nationales, l’immensité de l’espace américain, comme l’histoire de son appropriation, font que l’agriculture n’est pas considérée comme un bien public. En conséquence, on y privilégie le soutien direct, c’est-à-dire les subventions « découplées » de la production.
S’agissant des biens culturels, typiquement le cinéma, les États-Unis bénéficient d’un double avantage : les économies d’échelle dues à la taille de leur population, et la position sans précédent historique de la langue anglaise. La protection de l’identité culturelle, pour les pays qui y sont attachés, revêt en conséquence un caractère encore plus complexe que pour l’agriculture.
Ce bref examen montre l’importance, dans les échanges internationaux, des asymétries géographiques. Une appréciation équilibrée en la matière appelle un commentaire additionnel sur la notion de protectionnisme. La tentation est en effet grande d’utiliser de bons arguments pour justifier de mauvaises pratiques. Ainsi, dans la Politique agricole commune (PAC), le non-plafonnement des subventions a-t-il conduit à des rentes de situation déraisonnables dans le cas de productions compétitives comme, en France, les céréales. D’autre part, la question du lien entre paysages et activités agricoles doit être examinée de manière fine, ce qui a conduit dans la réforme de la PAC de 2003 à la notion de « découplage partiel et différencié ». En Grande-Bretagne, la ruralité est depuis longtemps séparée de l’agriculture, non sans succès. En matière proprement culturelle (cinéma, etc.), en France, les grands principes sont souvent détournés au profit de groupes de pression qui confisquent les rentes et se satisfont de productions médiocres et confidentielles. D’une manière générale, l’action de ces groupes de pression s’accorde rarement à l’essence de la notion de bien public. Seuls de « bons gouvernements » à la fois forts et intègres, comprenant des personnalités capables de jugement, peuvent ménager l’« intérêt général » de leurs collectivités. Mais on sait que les bons gouvernements ne sont pas fréquents.
Au début du XXIe siècle, les aspects les plus nouveaux de la géographie politique sont liés au temps (chronos). Dans son récent Dictionnaire de géographie, à l’article « Changement », Yves Lacoste écrit : « Ceux qui ne sont pas géographes ont tendance à penser que la géographie, c’est tout ce qui ne change pas à la surface du globe, et Fernand Braudel, par ailleurs capable de fort bons raisonnements géographiques, a pu considérer, dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, que le “temps géographique” c’est le “temps immobile” . » Au début de la thèse monumentale qui l’a rendu célèbre , Braudel parle en effet d’une « histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés », d’une histoire « presque hors du temps, au contact des choses inanimées ». Au-dessus de cette histoire qu’il en vient effectivement à qualifier d’immobile, Braudel place « une histoire lentement rythmée », l’histoire sociale, « celle des groupes et des groupements ». Pour lui, l’« histoire traditionnelle », c’est-à-dire l’« histoire événementielle », n’est qu’une « agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement ». D’où la distinction des trois temps braudeliens : le temps géographique, le temps social, le temps individuel. Je réserve pour une autre occasion ce que j’ai à dire sur les événements et leurs rétroactions possibles sur les situations.
Au mieux, la séduisante « décomposition de l’histoire en plans étagés » ne fonctionne correctement qu’en première approximation. Braudel lui-même le reconnaît implicitement en ce qui concerne les deux premiers étages de sa fusée. À la fin et comme en appendice d’un chapitre significativement titré « L’unité physique : le climat et l’histoire », se trouve une section intitulée « Le climat a-t-il changé depuis le XVIe siècle ? ». Elle s’ouvre par ces lignes : « Oserons-nous poser une dernière question et plaider un gros dossier, bourré de découvertes souvent irrecevables, et prêter l’oreille à une littérature journalistique assez dangereuse ? Et, pourtant, tout change, même le climat. Personne ne croit plus, aujourd’hui, à la fixité des éléments de la géographie physique ». Dans les pages qui suivent, l’auteur semble imputer les changements climatiques, qu’il peine à admettre, « à la faute des hommes ». Dans une note complémentaire, ajoutée à la seconde édition, on lit cependant cette phrase, sans doute écrite à regret : « Par les variations du climat, une volonté extérieure aux hommes affirme son rôle et réclame sa part dans nos explications les plus ordinaires. Or ces variations sont, aujourd’hui, hors de doute. »
Quelques décennies après, la réticence braudelienne n’est plus de mise. Après tout, il y a douze mille ans, au seuil du néolithique, le Canada, une partie des États-Unis, la quasi-totalité de l’Europe du Nord et l’essentiel de la Russie se trouvaient sous les glaces. C’était hier. Quelles surprises la nature nous réserve-t-elle pour les prochains siècles ou millénaires ? Laissons aux spécialistes des sciences de la terre le soin de nous éclairer à ce sujet.
Du point de vue proprement géographique, comme le note Yves Lacoste dans l’article cité, « ce sont les phénomènes humains qui évoluent aux rythmes les plus rapides, surtout depuis le milieu du XXe siècle avec le déclenchement de l’explosion démographique. La population de certains États a doublé en vingt-cinq ans, et celle de très grandes villes peut doubler en douze ans ». Je me bornerai à ajouter qu’il a fallu environ dix-sept siècles après Jésus-Christ pour que la population de la planète s’accroisse de 250 millions d’habitants, ce qui se passe aujourd’hui en quatre ans ! En outre, la tendance est à l’urbanisation à outrance et à la concentration démographique en un petit nombre de lieux. Les activités économiques humaines (agriculture, industrie, aménagement des territoires – notamment des ressources en eau –, transports, etc.) ont des effets physico-chimiques et biologiques qu’on ne peut plus considérer comme purement locaux ou marginaux. Ainsi le débat sur les causes anthropiques de l’effet de serre a-t-il pris une dimension majeure.
De tels problèmes sont manifestement au cœur de la géographie politique, puisqu’ils se posent pour tous les territoires, c’est-à-dire pour la planète Terre dans son ensemble, dont ils concernent l’avenir. Les penseurs de ces problèmes éprouvent un grand embarras. Prenons l’exemple de l’effet de serre. Sa dimension anthropique est aujourd’hui avérée, mais l’échelonnement temporel et la distribution territoriale de ses conséquences restent largement inconnus. Pour employer le vocabulaire des économistes, les effets externes des phénomènes en cause existent, mais on les connaît mal. Dans ces conditions, aucune négociation internationale s’y rapportant ne peut actuellement être fondée sur des bases solides. Telle est, à mon avis, la cause la plus vraie de l’échec du Protocole de Kyoto de 1997. Conformément à leur culture nationale, les Américains donnent la priorité à la recherche scientifique dans les domaines concernés. À ce niveau, les difficultés portent sur l’ampleur des moyens, le choix des axes de recherche. Les Chinois, comme, d’une manière générale, les pays en développement, refusent de prendre des mesures aux justifications incertaines, qui compromettraient leur croissance pour les prochaines décennies sans bénéfice immédiatement visible. Les Russes se réjouissent ouvertement d’une possibilité de réchauffement de la Sibérie. Seuls, ou presque, les Européens s’accrochent à un texte dont pourtant la rigidité suscite aujourd’hui certains doutes, même parmi ses partisans.
L’effet de serre n’est évidemment pas le seul en cause. On s’inquiète aussi de la réduction de la diversité biologique – un concept vague et lourdement chargé idéologiquement –, de l’apparition et de la propagation de maladies nouvelles (encéphalopathie spongiforme bovine – ESB – ou « vache folle », syndrome respiratoire aigu sévère – SRAS), ou encore des conséquences radicalement imprévisibles des manipulations génétiques (organismes génétiquement modifiés – OGM). Jamais la condition humaine n’a paru à la fois aussi puissante et aussi fragile.
Face à une confusion sans précédent, due au télescopage des échelles d’espace mais aussi et surtout de temps pour la première fois dans l’aventure humaine, on cherche à se réfugier derrière des abstractions. J’en examinerai rapidement deux, particulièrement prisées dans la vieille Europe : le développement durable et le principe de précaution.
Un peu plus de quinze ans après les travaux pionniers du Club de Rome, une première formulation de la notion de développement durable, qui accumule les fausses évidences, apparut dans le rapport Brundtland , rédigé en 1987 dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU) : « Un développement qui s’efforce de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. » Le développement durable reposerait sur quatre « piliers » : écologique (préservation de l’environnement local et global, notamment de la diversité écologique) ; économique (emploi efficace des ressources) ; social (équité et cohésion) ; culturel (préservation de la diversité). Les questions environnementales sont entrées – certes mollement – dans le champ des relations internationales avec les sommets de Stockholm (1982) et de Rio (1992).
La notion de développement durable implique une double solidarité : horizontale, entre les unités politiques ; verticale, entre les générations. Elle soulève plusieurs problèmes, fort mal résolus. Comment interpréter le souci de préservation de l’environnement et de la « diversité » biologique ou culturelle, sans tomber dans la fossilisation ? Dans la biosphère, n’est-il pas littéralement insensé de vouloir préserver toutes les espèces ? Quelle est la nature du ou des biens publics implicites derrière l’idée de conservation ? Dans l’ordre social, les principes d’équité et de cohésion valent par définition pour les unités politiques constituées, dans la mesure où la mise en œuvre de ces principes contribue au ciment culturel. Les unités y procèdent chacune à sa manière, avec des différences souvent marquées (entre les États-Unis, la France et l’Allemagne, par exemple). Mais l’humanité dans son ensemble n’est pas près de constituer une unité politique, et, malgré les discours sur l’aide au « Tiers Monde » et les quelques réalités qui s’y rattachent, l’histoire des relations internationales postcoloniales illustre la difficulté de donner un contenu aux concepts d’équité et de cohésion entre États ou entre nations. Dans l’ordre culturel, seuls les pays les plus attachés à leur identité, comme la France et le Canada, manifestent ouvertement leur souci, et ils se heurtent à l’idéologie libérale de la puissance dominante. Reste le critère d’efficacité économique, qui est tout sauf original, et sur lequel je n’insisterai donc pas.
Pour en revenir à la définition de Gro Harlem Brundtland, on ne peut qu’approuver le souhait de préserver les intérêts des générations futures, comme depuis toujours au sein des familles normalement constituées. Mais, là encore, on se heurte à l’inexistence d’une « communauté internationale » au sens propre du terme, et plus encore à des considérations aussi concrètes que celle-ci : qu’est-ce qui permet de dire qu’un réchauffement moyen de la surface terrestre de 3 ou 4 °C compromettrait les générations futures ? Pour qui ose penser l’avenir en termes de centaines ou de milliers d’années, il est évident, en attendant le terme cosmique de la trajectoire humaine, que les populations continueront de migrer comme elles l’ont toujours fait ; que les unités politiques continueront de se recomposer et même de se déplacer, en partie sous l’effet de progrès techniques impossibles à anticiper ; que le substrat inanimé des territoires continuera de se modifier, même sans l’action des hommes. Il en résultera bien des conflits, la question du progrès consistant précisément à les traiter en s’organisant pour minimiser le recours à la violence. Cette perspective n’est effrayante que si l’on confond le temps de quelques générations avec l’éternité, et si l’on manque d’humilité devant le mystère du monde.
Tout compte fait, il semble bien difficile de séparer de son contexte idéologique le concept de développement durable, au demeurant fort respectable « à l’état naissant », comme diraient les chimistes, c’est-à-dire avant que des groupes de pression n’en altèrent l’intention en essayant de le détourner à leur profit.
Le principe de précaution, constamment invoqué, à tort ou à raison, dans les débats franco-français, ne résiste pas mieux à une analyse critique. Je résume et complète ici celle que j’en ai donnée dans L’Action et le système du monde . Ce principe concerne l’action collective face à des situations, dans les sociétés contemporaines déstabilisées par la rapidité des mutations, où des risques ayant objectivement de faibles degrés de vraisemblance deviennent – au sens précis des termes – des problèmes politiques ou des problèmes internationaux. Il s’agit alors de traduire, dans les processus de décision, une idée de prudence qui fait partie de la sagesse universelle. Face à la complexité des problèmes en cause, à la diversité des unités actives impliquées (il s’agit par exemple de la santé des générations actuelles et futures) et aux traumatismes causés par certains drames (Tchernobyl, sida, ESB…), le travail classique des gouvernements n’est plus perçu comme légitime. D’où la nécessité d’élaborer de nouveaux modes de gouvernance acceptables par des majorités statistiquement significatives au sein des unités politiques en cause. Quel rôle, par exemple, convient-il de réserver aux associations ou aux ONG, plus généralement aux institutions autres que les gouvernements, et sur quelles bases repose leur légitimité ? J’observerai incidemment que, au contraire d’un pays comme la France, l’une des forces des États-Unis est justement de disposer de grandes institutions – telles que l’Académie nationale des sciences – indépendantes de l’État et revêtues d’un haut degré de légitimité aux yeux de la population. La question se rattache naturellement à la notion de sécurité pour les unités politiques concernées et donc aux déclinaisons possibles des « biens publics dégradés » dont j’ai parlé précédemment. Ces modes de gouvernance doivent par exemple prévoir des soutiens à la recherche dans des domaines judicieusement choisis, des mécanismes de surveillance afin de déceler aussi tôt que possible d’éventuelles crises, ainsi que des procédures pour réagir de façon rapide et efficace en cas d’accident.
À mes yeux, la réponse à la question du développement durable est dans la mise en œuvre du principe de précaution ainsi entendu, ce qui, j’en conviens, ne saurait apaiser les angoisses des penseurs à la recherche d’une formule universelle, pour ne pas dire : de la pierre philosophale. Pour découvrir cette formule, il faudrait trouver la clef de la condition humaine. Sans s’égarer dans des considérations vertigineuses, il reste cependant que le simple bon sens conserve tous ses droits. Ce dont il est véritablement question ici, c’est la rapidité des mutations, ce qu’on appelait naguère l’accélération de l’histoire. Le bon sens nous rappelle que, hors les situations de crise où la vitesse de réaction est la clef du succès, il faut savoir prendre son temps. L’introduction hâtive de certaines technologies, un développement économique brusqué (comment ne pas penser à la Chine ?), une libéralisation à marche forcée des échanges internationaux, provoquent souvent des destructions irréversibles que l’on aurait voulu ou pu éviter. Le concept réellement important, celui dont il faudrait approfondir toutes les implications dans les cas concrets, est celui d’irréversibilité. Il y a de la pertinence dans les formulations naïves du développement durable et du principe de précaution. Changer, c’est souvent détruire. Avant de détruire quoi que ce soit, il faut y regarder à deux fois, davantage peut-être. Avant de construire quoi que ce soit, il faut prendre le temps d’identifier autant que possible tout ce que l’on risque de détruire. Mais le bon sens indique aussi qu’il faut savoir changer, qu’il faut savoir détruire. La conservation pour la conservation est contraire non seulement à la vie, mais à la nature dans sa totalité.
Du point de vue le plus général, ces problèmes ne sont pas nouveaux. Pour s’en tenir à l’histoire contemporaine, ils se sont posés à tous les États au niveau de leurs territoires. Les États les ont plus ou moins bien résolus, dans le cas des pays occidentaux développés ; mal et même très mal, dans l’empire soviétique ou dans la plupart des unités politiques issues de la décolonisation. Ce qui est nouveau à l’orée du XXIe siècle, c’est la nécessité du passage du local au global et de l’allongement de la perspective temporelle. À cette fin, tout est à concevoir, tout est à bâtir. Pour la géographie en général et la géographie politique en particulier, il en résulte de vastes perspectives.