Perspectives du RAMSES 2016

Les Perspectives rédigées en juillet 2015 en introduction du Rapport annuel de l’Ifri le Ramses 2016

La fin d’un ordre ?

Bien des observateurs occidentaux de la scène internationale jugent que l’ordre issu de la fin de l’ère soviétique est en train de se défaire. On en veut pour preuve les lézardes qui se multiplient dans l’édifice de l’Union européenne ; l’annexion de la Crimée, premier fait du genre depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et donc depuis la création de l’Organisation des Nations Unies (ONU) il y a exactement soixante-dix ans ; le chaos au Moyen-Orient avec le surgissement d’un “Etat islamique“ (Daech) dont les conquêtes territoriales fulgurantes paraissent d’un autre âge ; ou encore la grande stratégie chinoise perçue comme une remise en cause de l’ordre américain d’après guerre. Le pape François, de son côté, parle de troisième guerre mondiale.
Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous sur deux termes. D’abord, l’ère soviétique. Dans mon ouvrage Mémoire du temps présent, publié en 1996 , je suggérais qu’au contraire par exemple du XVIIe siècle européen qui fut “long“, le XXe siècle mondial aura été “court“, s’étendant de la fin de la Première Guerre mondiale en 1918 à la chute du système communiste en 1989 – 1991. S’il est un trait qui caractérise l’ensemble de la période, c’est bien le fait soviétique, lequel résume des réalités à la fois sociales et politiques, enracinées dans les transformations du XIXe siècle, certes fort complexes dans le détail. D’un certain point de vue, la chute du régime communiste fait écho à celle de l’autocratie tsariste. Mais il y a plus, puisque l’URSS était porteuse d’un message qui se voulait messianique, et que son effondrement a entrainé celui de l’empire russe.
Naturellement, l’histoire du monde à l’ère soviétique est, elle aussi, d’une grande complexité. On peut néanmoins distinguer deux périodes bien tranchées : l’entre-deux-guerres, dominé par la conjugaison des conséquences de redécoupages territoriaux mal digérés et d’un dérèglement économique majeur ; l’après guerre, avec son glissement rapide dans la “guerre froide“, laquelle, à l’ombre de l’arme atomique puis nucléaire, a conduit progressivement à un “ordre“, de plus en plus stable, qualifié de bipolaire. L’ONU a joué un rôle d’appoint – ce qui ne veut pas dire négligeable – dans le maintien de cet ordre. Pendant tout ce temps, le droit international a progressé, notamment dans l’ordre commercial, mais pour l’essentiel il n’a joué qu’un rôle instrumental aussi bien dans l’établissement que dans le maintien de l’ordre bipolaire.
Le second terme qui appelle un commentaire est évidemment le mot ordre. Pour certains souvent qualifiés de “réalistes“, comme Henry Kissinger , l’ordre est essentiellement défini par un petit nombre de puissances en équilibre les unes avec les autres (concept de balance of power) à différentes échelles. Dans mes Perspectives de l’an dernier, j’ai insisté sur le fait que la politique internationale, comme la politique nationale, est d’abord locale ou régionale. Il en résulte que la plupart des puissances portent surtout intérêt à leur environnement proche et aux régions éventuellement plus lointaines dont elles dépendent pour des raisons économiques (approvisionnement en énergie ou en matières premières) ou sécuritaires (ainsi l’Afghanistan pour les Etats-Unis après le 11 septembre 2001). Se méprendre sur la légitimité ou tout au moins la réalité des intérêts nationaux ne peut que conduire à de graves déconvenues.
Un ordre est typiquement rompu quand une puissance ou une coalition n’observe plus les règles de la balance of power, ou lorsque les bases de l’équilibre sont fissurées par le renforcement ou au contraire l’affaiblissement de telle ou telle unité politique. Naturellement, le premier cas est souvent issu du second. Ainsi peut-on interpréter de nombreuses situations à différentes échelles, comme les conséquences sur l’équilibre européen de la montée de la Prusse au XIXe siècle, ou les raisons qui ont conduit Saddam Hussein à envahir le Koweit en 1990.
Face aux “réalistes“ se dressent les apôtres du droit international, souvent qualifiés péjorativement d’“idéalistes“. De leur point de vue, l’ordre est synonyme du respect du droit et d’organisation collective de la sécurité, tant au niveau politique et militaire qu’au niveau économique. La difficulté avec cette conception est liée à la notion d’effectivité du droit. L’expérience montre déjà combien il peut être difficile, y compris dans les démocraties les plus avancées, de faire respecter le droit interne, alors que l’Etat dispose de la force publique. Même dans un pays comme la France, les “zones de non droit“ se sont multipliées, ce qui est l’une des faces négatives de la mondialisation. Quant au droit international, ne le respectent aujourd’hui que ceux qui y trouvent intérêt ou qui ne peuvent pas faire autrement dans le cadre d’un rapport de force. En se rendant en Afrique du Sud au mois de juin malgré l’arrêt de la Cour Pénale Internationale, le président soudanais Omar el-Béchir savait qu’il ne courrait aucun risque. Et ce n’est qu’un petit exemple. Pour les puissances d’aujourd’hui, à commencer par les plus grandes, le droit continue d’avoir un caractère instrumental, comme au temps de la guerre froide. Le constater n’est pas dire qu’il faille renoncer à l’idée du progrès du droit international.
Dans la trajectoire humaine, la notion de progrès s’applique d’abord au combat intérieur que mène chaque individu, avec plus ou moins de succès, dans sa propre quête de sens. On peut aussi parler de progrès à propos des découvertes scientifiques ou techniques susceptibles d’améliorer les conditions physiques et matérielles de la vie. Au-delà, sur le plan collectif, je ne vois guère la pertinence de la notion de progrès qu’à propos des constructions institutionnelles. Ainsi les idées de l’entre-deux-guerres sur l’édification d’une “communauté européenne“ ont-elles débouché, dans les années 1950, sur la mise en œuvre de ce que nous appelons aujourd’hui l’Union européenne. Cette union, dont je ne cesse de dire qu’elle est le plus important laboratoire mondial de construction d’un nouveau type d’unité politique conforme à l’idée de sécurité collective, est aujourd’hui menacée de délitement. Or, le beau projet universel d’avènement de la paix par le droit, rêvé depuis des siècles par tant de grands intellectuels, ne pourra être considéré comme en voie de réalisation que le jour où la planète toute entière commencera à ressembler à une Union européenne réussie. Cette idée là n’a rien d’absurde, dans la mesure où, avec l’accroissement fulgurant prévisible de la technologie et de l’interdépendance, le morcellement indéfini du monde n’est pas une option viable. Mais le réalisme impose de reconnaître que la construction d’une véritable gouvernance mondiale, efficace et durable, ne peut être que de très longue haleine et passer par des avancées mais aussi par des reculs. La vraie question est de savoir s’il faudra, pour aboutir, subir une nouvelle catastrophe, semblable aux deux guerres mondiales du vingtième siècle, de même qu’il a fallu ces tragédies pour initier la Communauté européenne. En tous cas, ceux qui dénigrent l’Union européenne tout en prêchant le respect du droit international sont en contradiction.

Ayant ainsi clarifié les termes employés, revenons à la question initialement posée au sujet d’un ordre issu de la fin de l’ère soviétique, ordre qui serait actuellement en voie de disparition. La réponse est à mon sens évidente : un tel ordre n’a jamais existé. Année après année, dans les éditions successives du Ramses, nous avons cherché à caractériser un système international (expression plus souple que le mot ordre, parce qu’elle ne suppose pas l’équilibre) en transition vers un avenir hautement incertain. J’ai finalement identifié trois critères assez solides : multipolarité, hétérogénéité et globalité. Ils en appellent un quatrième, la complexité. La multipolarité se réfère à l’accroissement du nombre des puissances susceptibles d’affecter significativement le degré d’ordre ou de désordre, et donc la stabilité structurelle du système international. Conceptuellement, un système multipolaire stabilisé peut constituer le socle d’un nouvel ordre, mais cela n’a jamais été le cas depuis 1991. Ce n’est que par un singulier abus de langage, sur fond idéologique, que l’on a tant parlé d’un “moment unipolaire“ après la chute de l’Union soviétique.
La référence à l’hétérogénéité, déjà pertinente à la fin du XXe et au début des XXIe siècles, est devenue incontournable. Il s’agit du fait que dans le monde tel qu’il est, et non pas tel que dans l’ensemble les Occidentaux voudraient qu’il soit, la diversité idéologique a toute chance de rester durable sur notre planète. On se fourvoie gravement si l’on considère par exemple qu’à plus ou moins court terme les “valeurs asiatiques“ sont vouées à s’effacer devant l’individualisme laïque occidental à prétention universelle, ou encore que les idées sous-jacentes à l’islamisme politique n’ont aucun fondement durable, comme tant d’acteurs ou de penseurs occidentaux l’ont cru en juin 1989 face aux événements de la place Tian An Men ou comme les théoriciens du Greater Middle East au service de George Bush en étaient convaincus en 2003.
La globalité, c’est-à-dire une interdépendance de plus en plus étroite qualitativement et quantitativement, résulte des vagues successives de progrès technologique. La complexité, source de “l’effet papillon“, résulte de la non-linéarité de cette interdépendance, c’est-à-dire la non proportionnalité des causes et des effets dans de nombreux phénomènes économiques (éclatement de bulles financières) ou politiques (le “printemps arabe“).
Pour qu’il y eût un ordre international au lendemain de la chute du système soviétique, il eut fallu que se dégageât une liste claire de “pôles“ et de règles du jeu concernant leur interaction, en vue du maintien de la stabilité structurelle de l’ensemble. Cela n’a jamais été le cas et, s’agissant d’un système international totalement hors d’équilibre, avait peu de chances de l’être. En fait, la quête d’un ordre impossible a débouché sur la crise financière de 2007-2008 puis le “printemps arabe“ de 2010-2011. Avec ces grands événements, le monde s’est installé dans un désordre dont on peut seulement dire qu’il est mieux cerné que celui qui l’a immédiatement précédé. On peut ainsi paradoxalement parler d’un progrès, car une meilleure compréhension du désordre ouvre la voie à des coopérations précédemment inenvisageables.

Le continent européen à l’épreuve

Revenons-en donc rapidement aux quatre situations évoquées au début de ces Perspectives et qui seront développées dans la suite. En ce qui concerne l’Union européenne, nous payons d’abord le prix d’un élargissement trop rapide, mais rendu nécessaire pour combler le vide provoqué en Europe Centrale (pendant la guerre froide, on disait “Europe de l’Est“) par la chute de l’empire soviétique. Pour contrecarrer les forces centrifuges de cet élargissement, alors que les élargissements antérieurs n’avaient pas encore épuisé leurs effets, le traité de Maastricht a instauré la monnaie unique. Conformément à la “théorie de l’engrenage“ caractéristique de l’intégration européenne, on mettait ainsi une fois de plus la charrue devant les bœufs. Autrement dit, on créait l’euro en faisant confiance à l’avenir pour instaurer des conditions de sa viabilité.
Ce pari n’a jusqu’ici que partiellement réussi. Dans l’immédiat, le principal défi concerne la Grèce. La question de savoir si l’on a fait une erreur en faisant entrer ce pays dans la zone euro est importante, car on n’apprend jamais mieux que de ses erreurs. Mais aujourd’hui la question du Grexit (c’est-à-dire la sortie de la zone euro, et non pas nécessairement de l’UE – la distinction est essentielle) est relativement secondaire. Ce qui importe le plus, en fin de compte, est la capacité de la France et de l’Allemagne à rester unies. Face aux nombreuses autres forces centrifuges, parmi lesquelles l’éventuel retrait de la Grande-Bretagne (le Brexit, il s’agirait cette fois de la sortie de l’UE), l’avenir de l’Union européenne repose plus que jamais sur ses deux principaux fondateurs. En tous cas, il est parfaitement clair que cette Union est gravement hors d’équilibre depuis la chute de l’URSS, et qu’en ce qui la concerne en particulier, on ne saurait parler d’un ordre postsoviétique.

La même conclusion me semble s’imposer à propos de la Russie, qui s’est elle-même trouvée profondément hors d’équilibre après que Boris Eltsine eut proclamé la fin de l’URSS. Pendant la décennie suivante, et donc les dernières années du XXe siècle, elle a pour l’essentiel subi la loi des plus forts, lesquels ont commis, essentiellement par idéologie, l’erreur capitale de ne guère prêter attention à ses intérêts fondamentaux. De ce point de vue, un rapprochement avec l’Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale est possible. Mais il ne faut ni forcer la comparaison ni répondre aux conséquences malheureuses d’une erreur de jugement par une autre encore plus grande. Je reviendrai plus loin sur cette question.
A ce stade, l’essentiel est de noter qu’on ne doit pas analyser la crise ukrainienne et même l’annexion de la Crimée comme la rupture d’un ordre postsoviétique qui, encore une fois, n’a jamais existé. Il n’a existé ni comme concert des nations, en particulier au sujet de l’avenir de l’Ukraine ; ni au sens de la paix par le droit puisque, comme j’ai essayé de l’expliquer ci-dessus, l’organisation d’une sécurité véritablement collective reste un objectif hautement désirable – comme aussi par exemple la maîtrise du changement climatique – mais lointain. En réalité, les pays occidentaux se sont mal comportés en jouant avec l’idée d’un droit unilatéral de l’Ukraine et de la Géorgie à rejoindre l’Otan, oubliant qu’on n’entre pas dans une alliance militaire comme dans un club, c’est-à-dire à la seule condition d’y être admis. Aujourd’hui la question n’est plus de gloser sur un Poutine dont la vision se serait arrêtée au XIXe siècle, alors que nous sommes entrés dans le XXIe. Partant de la situation telle qu’elle est, il s’agit d’examiner à quelles conditions la Russie réelle et non imaginaire – avec comme pour tout autre Etat des interactions complexes entre politique intérieure et politique extérieure – pourrait participer constructivement à un vrai concert des nations.

Ceux qui refusent d’accepter comme un fait l’hétérogénéité du monde, qui considèrent Vladimir Poutine comme un homme du XIXe siècle égaré dans le XXIe et attendaient du “printemps arabe“ l’entrée immédiate dans la modernité occidentale, n’ont pu qu’être choqué par l’émergence soudaine, avec Daech, d’une armée conquérante, remarquablement organisée jusque dans l’exercice de la barbarie la plus extrême, et totalement au fait de la modernité dans sa dimension technique. Il y a en effet de quoi être choqué, d’autant plus qu’une fois encore les services de renseignement ont grossièrement sous-estimé l’ampleur d’un mouvement qu’ils n’avaient repéré que parmi d’autres. Là aussi, il faut prendre la mesure des erreurs passées, comme encore celle, énorme, qu’ont commise les Américains en éliminant plus ou moins brutalement tous les officiers et pire les structures mêmes de l’armée qui avaient servi l’Irak au temps de Saddam Hussein. Voilà une erreur qu’il ne faudra pas répéter, typiquement en Syrie. Si nous voulons anticiper l’avenir du Moyen-Orient et espérer qu’un nouvel ordre soit établi après la disparition de celui de la guerre froide (et non pas de l’après guerre froide), dans une région qui affecte au premier plan les intérêts économiques et sécuritaires de l’Europe et bien au-delà, il convient de prendre objectivement en compte la réalité. Avec le soi-disant Etat islamique ou Daech, nous avons affaire à un mouvement révolutionnaire de grande ampleur, qui déjà a largement débordé en Afrique et notamment au Nigéria, et dont seule une coalition bien organisée entre Etats non révolutionnaires pourra venir à bout.

Un mot, enfin, sur l’extrémité orientale du continent. La grande stratégie de la Chine peut se lire à livre ouvert dans l’imposant recueil de discours de Xi Jinping publié en 2014 et largement diffusé par les autorités chinoises . Dans ce cas, la comparaison pertinente serait avec la montée de la Prusse dans le système européen du XIXe siècle. Avec cependant une différence essentielle : dans l’état actuel et prévisible des choses, l’intérêt de Beijing est de se conduire en acteur coopératif et donc de participer aux institutions de la coopération internationale, mais en y occupant une place à la mesure de son poids grandissant dans l’ensemble des nations. C’est ainsi qu’il faut comprendre cet événement d’apparence anodine mais en fait de portée considérable qu’est la mise en place, en 2015, de la Banque Asiatique d’Infrastructures et d’Investissements. En clair, le message de la Chine aux Etats-Unis et aux autres parties prenantes des institutions qui constituent le noyau de l’ordre ancien et probablement futur est le suivant : ou bien vous nous faites la place qui nous revient au sein du système existant, ou bien nous changerons le système de l’extérieur. Une telle approche est conforme à la culture stratégique de l’empire du Milieu. Elle est tout sauf révolutionnaire : on ne conteste pas, en particulier, la primauté américaine ; mais on entend la réduire.

L’Union européenne, un système international en miniature

L’Union européenne incarne, sur un territoire limité mais évolutif, tous les problèmes du système international dans son ensemble. Comme pour celui-ci, on peut parler de multipolarité (les trois pôles principaux sont évidemment l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne, sans oublier les trois autres Etats fondateurs) ; d’hétérogénéité (ainsi devrait-on porter davantage attention à l’ampleur du contraste entre l’Europe orthodoxe et l’Europe catholique ou protestante, cette dernière étant elle aussi fortement clivée) ; de globalité (grand marché, libre circulation, euro…) ; et de complexité (résonance de la crise grecque par exemple). Comme pour le reste du monde, l’esprit tend à sous-estimer la résilience des structures et en particulier de la psychologie des peuples. Comme pour le reste du monde, les découpages géographiques ou géopolitiques ne peuvent être que flous d’autant plus que les dénominations régionales sont comme des marques. Elles sont chargées de connotations et véhiculent toutes sortes de messages. Ainsi est-il plus neutre de parler d’Europe du Sud-Est que d’Europe Balkanique et le contenu de tels ensembles ne fait-il pas consensus. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la gouvernance de l’Union soit tellement difficile, d’autant plus qu’en tant que système, elle n’a jamais eu le temps de se reposer, c’est-à-dire de trouver un équilibre. A l’époque où l’Union s’appelait Communauté, on considérait qu’il était sage de consolider chaque élargissement avant de songer au suivant. Mais la sagesse ne gouverne pas le monde. L’équilibre n’est qu’une figure platonicienne, et ce principe de bon sens n’a jamais vraiment prévalu, même avant le choc majeur de la chute de l’Union soviétique.
Paradoxalement, l’UE n’a jamais cessé d’exercer un fort pouvoir d’attraction (soft power) à l’extérieur, tout en suscitant beaucoup de dénigrement à l’intérieur. Malgré les imperfections, les liens tissés entre les Etats membres et leurs citoyens constituent un réseau serré de droits et d’obligations qui va bien au-delà du droit international général, et préfigure ce que pourrait devenir ce droit dans la longue durée si la gouvernance mondiale s’approfondissait comme l’exigerait une mondialisation réussie. Au tout début des années 1990, on pouvait penser qu’une guerre territoriale entre la Hongrie et la Roumanie était possible, la Hongrie n’ayant jamais digéré le Traité de Trianon de 1920 et notamment le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie. La Hongrie a aussi était tentée d’envahir la Yougoslavie. Si la guerre n’a pas eu lieu, ce n’est pas parce que les Hongrois pensaient qu’on n’était plus au XIXe siècle et qu’il était convenable de respecter les frontières conformément au droit international. Ce qui les a retenus, c’est la perspective d’accès à la Communauté, et de fait l’appartenance à l’Union européenne change radicalement la signification des frontières, sans pour autant les abolir à ce stade de la construction. En lisant ces lignes, chacun pourra faire la comparaison avec les réalités géopolitiques actuelles en Ukraine.

Il faut cependant rappeler l’ambigüité d’origine de la construction européenne, puisque la Communauté Economique Européenne a été érigée sur les ruines de la Communauté Européenne de Défense, en conséquence de quoi c’est l’Otan qui aujourd’hui encore incarne en dernier ressort la sécurité des pays membres, même si certains d’entre eux n’ont pas renoncé à la neutralité. Il reste derrière tout cela une question fondamentalement non tranchée, et qui ne peut pas l’être à l’horizon prévisible étant donné la hiérarchie des urgences : l’Europe doit-elle être “européenne“ ou “atlantique“ ? Dans les faits, aujourd’hui, la balance penche très nettement vers la seconde branche de l’alternative. Cette tendance sera encore renforcée si le projet américain de partenariat transatlantique sur le commerce et les investissements aboutit, comme ce pourrait être prochainement le cas pour le projet transpacifique similaire, conçu autant pour contenir la Chine que pour des raisons proprement économiques. Au XXIe siècle, la géopolitique est de plus en plus économique. C’est dire combien le projet européen reste flou et a toutes les chances de le rester aussi longtemps que les Etats-Unis porteront intérêt à la sécurité européenne – directement ou à travers l’économie – et ne commettront pas d’erreurs majeures dans les moments décisifs.

Grexit et Brexit : la question du divorce

Si aujourd’hui la grande stratégie est aussi peu débattue en Europe, c’est que nous sommes assaillis par les urgences. Avant de les évoquer, il convient de souligner qu’en 2014-2015, il n’y a pas eu que des mauvaises nouvelles. La gouvernance monétaire s’est affermie conformément au principe de l’engrenage, et l’euro a baissé face au dollar. Les pratiques de la Banque Centrale Européenne restent sous la surveillance étroite de Berlin, mais on peut dire que la doctrine de la BCE se rapproche de celle de la Banque de Réserve Fédérale américaine (la FED). La chute drastique des cours du pétrole et la baisse du dollar ont redonné à court terme un peu d’oxygène à l’économie. Certains pays membres naguère encore sur la sellette, ont fait des progrès importants. En Italie, Matteo Renzi a franchi sans accroc le cap d’une année de pouvoir et continue la politique de réformes, notamment sur le marché de travail, dans le sillage ouvert deux années plus tôt par Mario Monti. En Espagne, le gouvernement de Mariano Rajoy a tenu le choc, malgré le succès de la gauche radicale (Podemos) aux élections locales du 24 mai.
Mais sur le plan économique, c’est une fois encore la Grèce qui a retenu toute l’attention, après la victoire du parti Syriza d’Alexis Tsipras au mois de janvier. Le leader populiste, qui n’a pas obtenu la majorité absolue, a formé une coalition avec le soutien de l’extrême droite nationaliste, confirmant une tendance générale en Europe : les extrêmes se rejoignent. Pendant plus de cinq mois, le nouveau Premier ministre, flanqué d’un ministre des Finances provocateur et imbu de lui-même, a manifesté son refus des règles du jeu jusqu’à mettre les partenaires de son pays devant le fait accompli en convoquant précipitamment le référendum du 5 juillet, puis en recommandant à la population de voter non aux propositions conjointes du FMI, de la Commission européenne et de la BCE. Le résultat a paru jusqu’à la dernière minute comme celui d’un tirage à pile ou face. Une fois de plus, les sondages se sont trompés, puisque le non l’a largement emporté, certes sur un fond d’abstention très élevé. Nouvelle surprise : au lendemain du référendum, Tsipras s’est comporté comme si la réponse avait été oui, et finalement un accord a été trouvé avec les partenaires, dont beaucoup pensent qu’il ne sera pas appliqué. La politique a ses raisons que la raison ne connaît point…
La crise grecque appelle plusieurs ordres de réflexion. Tout d’abord, sur les erreurs. La première fut comme souvent la sous-estimation déjà mentionnée de la résilience des structures, avec l’entrée peu réfléchie de la République hellénique dans la Communauté après la chute du régime dit “des colonels“ dans les années 1970. La seconde, beaucoup plus grave, fut d’admettre ce pays structurellement indiscipliné dans la zone euro, puis de ne pas réagir sérieusement quand l’ampleur de ses tricheries apparut au grand jour. En fait, les institutions internationales sont souvent défaillantes face aux dérapages de leurs membres. La faiblesse des institutions fut typiquement la cause première de la crise financière thaïlandaise du milieu des années 1990. Si, en Europe, le chancelier Schröder et le président Chirac se rendirent coupables en leur temps de donner le mauvais exemple en enfreignant les critères de Maastricht, le premier sauva l’Allemagne en imposant les réformes structurelles qu’il fallait, tandis que le second demeura inerte et ses partenaires n’osèrent pas le dénoncer de façon audible.
Mais le cas de la Grèce restera le plus extrême dans les annales. La survie de la zone euro et donc celle de l’Union européenne elle-même suppose la mise en place d’une gouvernance économique rigoureuse, qui fait toujours défaut alors que, comme on l’a dit plus haut, la gouvernance monétaire a fait des progrès considérables. Mais comme les présidents successifs de la BCE n’ont cessé de le rappeler, la capacité de la politique monétaire à corriger les erreurs de politique économique est limitée. Pour revenir au cas de la Grèce, le mal était devenu trop profond au début de cette décennie pour se prêter à une solution chirurgicale, d’autant plus que d’autres pays de la zone, comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal, étaient désormais vulnérables. A présent, la situation est différente parce que ces pays se sont renforcés, comme également l’Irlande et ceux des petits Etats européens qui ont eu le courage de mettre leurs affaires en ordre. De plus, la dette grecque est aujourd’hui portée essentiellement par les Etats et non plus par des personnes privées, ce qui limite encore les risques de contagion résultant d’une solution extrême.
Le dilemme est devenu le suivant. D’un côté, si les créanciers se montrent trop généreux en l’absence de réformes structurelles crédibles (le problème, c’est la crédibilité), ils risquent d’encourager les forces populistes dans le reste de l’Europe, y compris dans un pays comme la France qui n’a toujours pas pris la mesure des efforts à accomplir pour adapter son économie aux réalités de la concurrence mondiale. Mais à court terme, la faiblesse peut apporter le lâche soulagement auquel beaucoup de pays d’Europe du Sud aspirent. D’un autre côté, entend-on, la faillite de la Grèce et sa sortie de la zone euro ouvriraient une période d’incertitude, ce que détestent les marchés, et provoquerait en conséquence une hausse des taux d’intérêts dommageable pour les pays endettés et fragiles, comme justement la France. Mais jusqu’à quel point pourra-t-on continuer de louvoyer ? En organisant le Grexit (mais pas la sortie de l’UE) et en aidant la Grèce à retrouver un modèle économique plus conforme à sa nature, on pourrait réduire considérablement l’incertitude.

Derrière ce dilemme se cache une question plus fondamentale. Les textes qui régissent l’Union européenne n’ont pas prévu la possibilité pour un Etat membre de la quitter, ou de quitter la zone euro, ni a fortiori les procédures pour ce faire. Cette lacune s’explique par la vision des pères fondateurs pour lesquels la Communauté était comme un mariage indissoluble. Mais à l’usage elle est devenue handicapante, car elle interdit la mise en œuvre de règles strictes et réellement contraignantes, seules de nature à permettre la viabilité à long terme de la construction. Pour recaler celle-ci sur des bases saines, il faut non seulement qu’un Etat membre puisse reprendre son indépendance dans des conditions clairement explicitées, mais encore qu’il puisse être exclu par les autres en cas de manquement grave et répété à ses obligations, ceci également dans des conditions bien définies. Même la constitution de l’Union soviétique prévoyait la possibilité pour les républiques constitutives de se séparer ! Tout cela renvoie à l’idée d’une Europe en cercles concentriques, la sortie d’un cercle n’interdisant nullement de se repositionner au moins temporairement sur une orbite plus éloignée.

Sans doute l’affaire grecque n’aurait-elle pas nécessairement conduit à soulever la question du divorce si une autre, plus grave encore, n’avait accédé au devant de la scène avec la victoire imprévue de David Cameron aux élections parlementaires du 7 mai en Grande-Bretagne. Il faut dire qu’en ces temps troublés les surprises électorales sont fréquentes. Ainsi, en Pologne, de la victoire du conservateur Andrzej Duda à la présidentielle du 24 mai. En ce qui concerne le Royaume-Uni, 2014 avait déjà été marquée par le référendum du 18 septembre sur l’indépendance de l’Ecosse, dont l’issue était restée incertaine jusqu’au dernier moment. Finalement, le non l’a emporté assez nettement, mais au prix de concessions que Londres devra assumer. Et si Cameron a gagné le 7 mai, c’est en grande partie grâce au succès des nationalistes écossais, avec Nicola Sturgeon à leur tête, aux dépens du parti travailliste. Un vote positif au référendum du 18 septembre aurait gravement secoué l’Union européenne, d’autant plus que les poussées séparatistes ne se limitent pas à la Grande-Bretagne. Ainsi, également en septembre, la Catalogne a-t-elle difficilement renoncé à organiser un référendum auquel Madrid s’opposait de toutes ses forces, et qui sans son accord eut été anticonstitutionnel (comme le référendum criméen du 16 mars 2014 était inconstitutionnel en Ukraine).
Le fait est qu’aujourd’hui les forces séparatistes ne jouent pas seulement ni même principalement au niveau de l’Europe, mais aussi au niveau national. David Cameron doit maintenant honorer l’engagement qu’il a pris vis-à-vis de son parti, divisé sur la question européenne, d’organiser un référendum avant la fin 2017. Le Premier ministre a commencé à battre la campagne pour obtenir de ses partenaires des concessions qui lui permettraient de plaider en faveur du oui. D’un côté, les partenaires ne se montrent guère enclins à entrer dans un processus où chaque Etat membre pourrait poser ses conditions pour son maintien dans l’Union, même si certaines des demandes britanniques comme l’interdiction du “tourisme social“ (welfare tourism) paraissent raisonnables. De l’autre, ils s’inquiètent des incertitudes d’un Brexit, encore plus grandes que celles d’un Grexit puisqu’il s’agit d’un grand pays et de la sortie de l’Union elle-même, qui pourrait donc déstabiliser dramatiquement l’ensemble de l’UE. On peut penser que les Britanniques seraient les premiers perdants d’un retrait, et cela sera débattu pendant la campagne. Mais en politique la raison n’est pas toujours prévalente. De plus, le temps n’est plus, comme à l’époque du général de Gaulle, où l’on pouvait soutenir que la construction européenne était une affaire exclusivement continentale. Cela est manifeste, par exemple, pour les affaires de défense même si ces derniers mois, tout absorbé dans les affaires intérieures, l’hôte du 10 Downing street s’est montré discret, trop sans doute, en politique étrangère.

Menaces à l’Est et au Sud

Comme si toutes ces difficultés ne suffisaient pas, l’Union européenne doit encore faire face à d’autres défis de grande ampleur. A l’Est, la crise ukrainienne conduit à réexaminer la question des rapports avec la Russie, cependant qu’à tort ou à raison certains pays membres se sentent en danger et demandent davantage de protection à l’Otan. Pourtant, la menace la plus concrète et la plus insidieuse vient du “Sud“ et plus concrètement du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et de l’Afrique sub-saharienne. Elle se manifeste par la montée du terrorisme qui a notamment frappé la France le 7 janvier (attentat contre Charlie Hebdo). L’islamisme politique est d’autant plus menaçant qu’il s’emploie à manipuler les communautés musulmanes souvent peu intégrées et devenues très présentes en Europe en raison de politiques d’immigration mal maîtrisées depuis des décennies, notamment en France.
Par ailleurs, la combinaison explosive de l’anarchie politique et de la pauvreté économique conduit, pas seulement d’ailleurs dans cette partie du monde, à un accroissement massif du nombre des refugiés, victimes aussi de trafiquants organisés. Les malheureux se ruent sur nos côtes dans l’espoir de trouver une bonne terre d’accueil. Sur tous ces sujets aussi il serait facile d’identifier les erreurs du passé dont on doit aujourd’hui payer le prix. Qu’il s’agisse du terrorisme ou des refugiés, l’Union européenne souffre d’une impréparation à laquelle il est d’autant plus difficile de remédier que ces questions sont politiquement très sensibles et que les remèdes les plus efficaces se heurtent inéluctablement aux principes juridiques et aux valeurs que nous sommes fiers d’arborer et qui se situent au cœur de notre soft power. Dans l’avenir prochain, la crédibilité vis-à-vis des citoyens de l’Union de la nouvelle Commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker se jouera en partie sur sa capacité à apporter des débuts de réponses légitimes et efficaces à ces problèmes qui ont toutes les chances d’être durables.

La crise ukrainienne

L’un des épisodes les plus marquants de la période couverte dans ce Ramses est le développement de la crise ukrainienne. Je ne reviendrai ici ni sur ses causes fondamentales ni sur ses causes immédiates et me bornerai à répéter qu’encore au XXIe siècle les territoires peuvent, dans certains contextes, constituer des enjeux vitaux du point de vue des Etats. Les Européens occidentaux, protégés depuis presque trois générations par l’Alliance atlantique puis la Communauté rebaptisée Union et qui vivent à l’heure de Schengen, ont tendance à oublier les particularités de leur situation et à croire que le monde entier devrait vibrer avec leur horloge. Mais la réalité est différente. Il faut se rappeler aussi que, dans l’histoire des relations internationales, l’interaction entre politique extérieure et politique intérieure a toujours été complexe. Au milieu du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville remarquait qu’à cet égard les démocraties sont en position de faiblesse, car l’opinion publique est davantage animée par les émotions ou les passions que par la raison. Ainsi, dans un pays comme la France, au cours des derniers mois, les personnalités publiques ont-elles été sommées de se déclarer “contre“ Poutine, sous peine de se trouver classées dans les rangs du Front National ou de l’extrême gauche. Et le soutien que la Russie apporte ouvertement au FN est en effet troublant. Les experts savent combien les débats nuancés sur ces questions peuvent être difficiles, même entre gens de bonne compagnie. De façon comparable, dans un contexte et avec des enjeux évidemment très différents, on ne pouvait après le 7 janvier qu’“être Charlie“. Bien plus encore que les commentateurs ou les analystes, les dirigeants politiques occidentaux ont dû prendre en compte ces passions. De son côté, le régime autoritaire de Vladimir Poutine a su utiliser la crise à des fins de politique intérieure, pour se renforcer.

En faisant la part des choses, quels peuvent être les objectifs minimaux des uns et des autres et comment peut-on imaginer une sortie de crise ? Dans ce qui suit, je fais l’hypothèse que Poutine restera au pouvoir encore pour plusieurs années. A moins que le destin n’en décide autrement, il parait désormais en bonne position pour durer jusqu’en 2024, soit le terme d’un second mandat de six ans. S’il devait cependant disparaitre plus tôt de la scène politique, il faudrait être naïf pour croire qu’un successeur (même démocratiquement élu) se jetterait dans les bras des Occidentaux. Ce genre d’erreur de jugement a trop souvent été commis, par exemple en Chine en 1989 ou en Irak en 2003, pour qu’il soit nécessaire d’insister.
Cela dit, les objectifs minimaux de la Russie me paraissent être les suivants : consolider l’annexion de la Crimée, rendre possible un accès terrestre à ce territoire, la garantie que l’Ukraine ne deviendra pas unilatéralement membre de l’Otan et conservera des liens non exclusifs mais étroits avec le grand voisin, restaurer progressivement des relations “normales“ avec les pays occidentaux. Du côté occidental, l’objectif principal est de dissuader la Russie de se lancer dans d’autres entreprises territoriales. Mais au-delà les intérêts divergent entre les alliés. Par exemple la consolidation de l’Alliance atlantique, qui est en soi un objectif partagé de nature autant politique que sécuritaire, peut encourager l’Amérique à jouer sur les peurs de certains de ses partenaires européens (Pologne, pays Baltes…) pour renforcer l’alliance à l’Est, quitte à provoquer de nouveaux affrontements avec la Russie. Et les forces en faveur de l’intégration de l’Ukraine dans les “institutions euro-atlantiques“, c’est-à-dire l’Union européenne mais aussi l’Otan, demeurent significatives et même parfois virulentes, tant aux Etats-Unis qu’en Pologne ou aux pays Baltes susnommés. On l’a vu par exemple lors des débats de la conférence de Munich sur la sécurité au mois de février. Les trois principaux membres de l’Union européenne se montrent beaucoup plus prudents vis-à-vis de gestes qui pourraient inciter la Russie à s’engager encore plus activement sur le territoire ukrainien, même si leurs dirigeants craignent d’être dénoncés comme “munichois“.
Les choses ne pourront se décanter qu’avec le temps. L’essentiel à court terme est qu’elles ne dégénèrent pas. Au cours des derniers mois, une guerre de basse intensité s’est déroulée dans le Donbass, sur fond de propagande intense de tous les côtés. Les séparatistes – discrètement soutenus par la Russie qui se garde bien d’intervenir trop ouvertement – marquent des points, tandis que des voix s’élèvent notamment aux Etats-Unis pour armer les forces de Kiev, alors que jusqu’ici l’escalade a été évitée. Les Occidentaux dénoncent à l’unisson le non-respect des “accords de Minsk“ et, sous la pression de Washington, les pays de l’Union européenne ont renouvelé leurs sanctions contre la Russie. Après avoir dans un premier temps adopté un ton fort martial à l’encontre des Occidentaux, en jouant la fibre nationaliste à des fins de politique intérieure, le président Poutine s’exprime maintenant de façon plus mesurée, et souhaite ouvertement la normalisation des rapports avec l’Ouest. Il évite, en particulier, de mettre de l’huile sur le feu en surréagissant à propos des sanctions. De leur côté, Angela Merkel et François Hollande jouent également la modération et s’appliquent à maintenir le dialogue, ce qui est la sagesse même. Cependant, même s’ils pensent probablement que la Russie atteindra finalement les objectifs minimaux précédemment énoncés, les dirigeants allemands et français ne peuvent pas le dire et n’ont d’autre choix que de maintenir la pression jusqu’à ce qu’une nouvelle constellation des étoiles réoriente le cours de l’histoire.
La pression est d’abord de nature économique et les sanctions ciblées touchent les intérêts russes et ceux de leurs dirigeants, non sans coûts pour ceux qui les imposent, surtout du côté européen. Pour Moscou, les sanctions s’ajoutent à l’effet dévastateur de la chute drastique des cours du pétrole, que l’on annonce durable. Il faut dire cependant que l’histoire des erreurs de prévision en matière de prix du brut est particulièrement riche. Que ne racontait-on, naguère encore, au sujet de l’oil peak ? De ce côté-là aussi, des surprises sont possibles. La Russie peut également développer des politiques de substitution d’importations. Quoiqu’il en soit, l’économie russe est aujourd’hui frappée de stagflation (combinaison de l’inflation et de la récession) avec un rouble dévalorisé. Beaucoup d’observateurs extérieurs jugent qu’en se lançant dans une politique à leurs yeux d’un autre âge, Poutine a sacrifié le long terme au court terme. Cette critique s’ajoute au grief qui lui est souvent fait de ne pas avoir suffisamment réformé son pays depuis son arrivée au pouvoir en 2000. On le compare défavorablement aux successeurs de Mao Zedong qui auraient, eux, fait résolument le choix du XXIe siècle. Je passe sur le côté savoureux de la critique sur l’insuffisance des réformes, quand il vient de commentateurs français. Je passe aussi sur la comparaison entre la Russie et la Chine, qui renvoie à celle des civilisations, à l’histoire, à la géographie, à la démographie.
La vraie question est : Poutine a-t-il changé de grande stratégie et, après une accumulation de déceptions tant du côté de l’Asie centrale que de l’Europe, considère-t-il désormais que l’avenir de son pays est du côté de l’Asie de l’Est et particulièrement de la Chine ? Le refroidissement avec l’Occident l’a effectivement conduit à conclure précipitamment avec Beijing un accord sur le gaz sibérien qui aura des conséquences à long terme. Il s’est également rapproché de l’Inde et même de la Corée du Nord, sans parler de sa politique active au sein des BRICS. Pour autant, les limites de l’orientation vers l’Est sont évidentes : largement plus des trois quarts de la population de la Russie vit à l’Ouest de l’Oural, et sur le long terme le face à face avec une puissance considérable et presque dix fois plus peuplée, qui est aussi une civilisation radicalement différente avec laquelle les échanges n’ont pas toujours été faciles, est une perspective peu alléchante. A quoi il faut ajouter que la Chine ne semble pas intéressée par un partenariat trop spécial avec la Russie.
Le vieux débat sur l’européanité de ce pays immense n’est pas clos, mais l’on n’imagine pas une Russie tournant le dos à l’Europe, ce qu’elle n’a jamais fait, même au temps de la guerre froide, le schisme sino-soviétique ayant rapidement mis fin aux illusions universalistes du communisme. Quant à l’économie, au-delà de la conjoncture du moment, rien ne permet d’affirmer que le régime de Poutine a tiré une croix sur le développement et la modernité et donc sur l’ouverture, même si dans ce domaine les choix stratégiques fondamentaux sont paradoxalement plus difficiles que pour la Chine. Cette dernière est un géant démographique, à la fois industriel et commerçant, qui a une capacité sans pareil d’absorber les étrangers en en tirant la substantifique moelle. La Russie est aux antipodes d’un tel modèle. Comme d’autres Etats dont l’économie repose principalement sur les ressources naturelles, elle peine à trouver le sien et, partant, son mode d’insertion dans un monde globalisé. On peut penser de la Russie poutinienne ce qu’on disait de la France gaullienne : elle ne veut pas subir la loi du capitalisme anglo-américain et croit à la pertinence de la notion d’indépendance nationale.
En pratique, le Kremlin a sans doute été surpris par l’impact des sanctions occidentales. Leurs inconvénients s’étendent à la sphère militaro-industrielle dont la renaissance après les hésitations des années eltsiniennes est impressionnante. Là aussi, on peut parler du poids des structures. De leur côté, les Européens n’ont rien à gagner en prolongeant à l’excès une politique de sanctions qui affecte aussi négativement leurs propres intérêts et, au moins à court et moyen terme, avantage les Chinois.
Tandis que le bras de fer se prolonge, l’Ukraine continue de s’enfoncer dans la crise et la corruption. Ni les Américains, ni les Européens, même ceux qui ont le plus encouragé les Ukrainiens pro-occidentaux à se séparer de Moscou, ne sont disposés à engager des ressources financières, matérielles et humaines à la hauteur nécessaire pour les tirer du marasme dans lequel ils se débattent. On comprend ainsi, une fois de plus, l’amertume de ceux qui se sont mépris sur les limites de leurs conseilleurs, lesquels sont rarement les payeurs. Il est évident que l’un des paramètres clefs de la durée du bras de fer sera le pouvoir du gouvernement de Kiev de supporter l’effort de guerre, alors qu’il doit affronter tant d’autres défis. Ne serait-ce que dans la capacité de durer, Poutine a l’avantage sur Porochenko.
L’économie au sens large est un facteur important, aux différentes échelles de temps, pour l’avenir des relations entre la Russie et les Occidentaux, surtout les Européens. Mais il faut aussi compter avec les autres aspects des relations internationales comme la coopération américano-russe sur les armes nucléaires actuellement remise en question, mais surtout le Moyen-Orient où Moscou reste un acteur majeur, notamment en Syrie et en Iran. Ainsi Poutine a-t-il décidé la reprise des fournitures d’armement à Téhéran avant même la conclusion des négociations nucléaires. C’est également lui qui avait suggéré un accord avec la Syrie sur les armes chimiques en 2013, après que le régime d’Assad eut franchi la “ligne rouge“ en utilisant ces armes contre sa propre population. Plus profondément, en raison de sa longue expérience de la région et de toutes les facettes de l’islamisme politique, les Occidentaux ne peuvent pas se passer de la Russie à un moment où la dégradation au Moyen-Orient prend de plus en plus nettement une tournure révolutionnaire.

La révolution islamiste

Lorsqu’on réfléchit à l’évolution des menaces à moyen ou long terme, comme on doit le faire par exemple dans le cadre périodique des livres blancs de défense et de sécurité nationale, il faut s’interroger sur la notion de “surprise stratégique“. L’exercice est difficile puisque par définition l’avènement d’un phénomène qui avait été envisagé, même comme très peu probable, n’est pas une surprise. Introduire la notion de surprise stratégique est une manière de rappeler qu’il n’est pas dans le pouvoir des hommes de tout prévoir et que l’histoire ne cesse jamais, à cet égard, de nous jouer des tours. C’est pourquoi les plans de défense doivent toujours faire place à des hypothèses très éloignées de celles qui paraissent plausibles quand on les formule, et envisager des situations à spectre large.
Dans l’histoire contemporaine de l’Europe et de son voisinage, on trouvera difficilement meilleur exemple d’une surprise stratégique que le surgissement de “l’Etat islamique“ ou “Daech“ au printemps 2014. En quelques mois, sous la houlette du dénommé Abou Bakr al-Baghdadi, ce groupe a conquis d’immenses territoires en Irak et en Syrie, s’emparant de villes historiques comme Mossoul, Nimroud et Palmyre, semant la terreur sur son passage, massacrant tous ceux qui pouvaient s’y opposer, assassinant avec la barbarie la plus raffinée, violant, pillant ou détruisant les symboles identitaires les plus forts des populations soumises, poursuivant l’éradication des minorités notamment chrétiennes qui constituaient l’un des trésors de la région ; mais aussi, mettant en place sur leur passage des structures quasi étatiques, jouant avec une effrayante efficacité des instruments de communication les plus sophistiqués, proclamant son ambition de conquérir le monde et, dans un premier temps, de rétablir un Califat par référence aux plus hauts moments de l’histoire de l’Islam.
Rapidement, l’influence de Daech s’est étendue en Afrique au point que Boko Haram, dont la triste réputation s’est également étendue à la mesure de ses exactions et des territoires conquis, lui a prêté allégeance. La population nigériane a réagi en portant à la présidence un ancien militaire de 72 ans, Muhammadu Buhari, qui a fait ses preuves dans la lutte contre le terrorisme et qui, en parvenant au pouvoir, a déclaré la guerre à Boko Haram. Mais jusqu’à ce jour, Daech n’a rencontré que peu de résistance, en dehors des Peshmergas (Kurdes) avec la difficile reconquête de la ville de Kobané, qui a été entièrement détruite. Quant aux frappes aériennes, elles n’ont guère changé fondamentalement la situation.
Comme toujours lorsqu’un événement de grande ampleur totalement imprévu se produit, on multiplie a posteriori les explications qui le rendent évident. Dans le cas d’espèce, les plus claires sont la récupération des laissés pour compte du régime de Saddam Hussein et la capacité des conquérants à exploiter quasi instantanément les ressources financières, naturelles ou culturelles (trafic d’objets volés) des terres conquises. Pareils exploits, si l’on peut dire, supposent une préparation sérieuse. On s’étonne de la faillite des services de renseignement qui, pour l’essentiel, n’ont rien vu venir.

Quoiqu’il en soit, nous nous trouvons maintenant devant un phénomène dont il faut comprendre la nature. Qu’il s’agisse des anciens généraux de Saddam, des ingénieurs, techniciens et autres spécialistes qui rejoignent Daech, ou des simples militants recrutés sur place ou en provenance des quatre coins du monde, on doit à mon sens faire l’hypothèse qu’ils sont animés par une idéologie révolutionnaire. Ils poussent ainsi plusieurs crans au-delà la logique, vieille de plus d’un siècle, des Frères Musulmans en Egypte ou même du mouvement Al-Qaïda hérité d’Oussama Ben Laden, qu’en pratique ils concurrencent. Pour eux, l’Occident mais aussi la Russie sont corrompus et n’ont cessé de tromper les musulmans. Tous les régimes politiques dans le monde musulman qui ont voulu les imiter ou simplement qui collaborent avec les “mécréants“ ont échoué et doivent disparaître, quand ce n’est déjà fait. La solution se trouve dans l’interprétation la plus intégriste du Coran (qui est aussi celle des salafistes), laquelle ne fait guère de distinction entre pouvoirs temporel et spirituel, et prône l’instauration d’un Etat islamique universel. Universel, mais sunnite, et donc opposé à l’Etat islamique chiite de l’Iran, ou a fortiori à ce qui reste du pouvoir alaouite en Syrie.
Comme toutes les idéologies, on peut assurer que celle-ci passera, mais en attendant bien des ravages ont déjà été et seront commis, d’abord dans l’aire musulmane elle-même, mais aussi dans le reste du monde et en particulier en Europe où, comme en France et en Grande-Bretagne, on a laissé les communautés musulmanes se développer en tant que telles au cours des dernières décennies. La manipulation de communautés mal intégrées, la multiplication d’actes terroristes comme celui du 7 janvier en France, risquent tôt ou tard de mettre le feu aux poudres et de provoquer des drames de grande ampleur dont les effets pourraient être démultipliés par les effets papillon dont j’ai souvent parlé dans ces colonnes. Même les plus pessimistes ne pouvaient pas prévoir que le “printemps arabe“ de 2010-2011 déboucherait sur une aussi grande catastrophe, à laquelle il s’agit maintenant de faire face, au-delà des manifestations dites “républicaines“ comme celle du 11 janvier en France ou des mesures locales, policières ou légales, lesquelles ne peuvent constituer que des réponses au premier degré.
Juste après les populations directement martyrisées par Daech, les victimes de la révolution islamiste sont les habitants du Moyen-Orient jusqu’à l’Afghanistan et le Pakistan dans leur ensemble et, à l’Ouest, ceux du Machrek et du Maghreb. Ainsi la Tunisie, qui semblait enfin sur une bonne pente après l’élection au mois de décembre du président Béji Caïd Essebsi, un vétéran de l’ère Bourguiba, a-t-elle été plusieurs fois frappée par des actes terroristes de grande ampleur. La Libye en décomposition est ouverte à tous les vents du terrorisme et de mauvaises surprises pourraient se produire en Algérie sous le régime agonisant de Bouteflika.
Il n’est donc pas surprenant que les Etats plus ou moins solides et légitimes de ces régions commencent à se rapprocher, au-delà des nombreux facteurs qui les divisent par ailleurs. Ainsi les Etats sunnites ont-ils comme l’Iran intérêt à la destruction de Daech. La Turquie d’Erdogan, qui avait mal réagi au renversement des Frères Musulmans avec l’avènement du général El Sissi en Egypte, et avait ménagé initialement l’Etat islamiste, semble avoir finalement pris la mesure du danger. Les Etats membres du Conseil de la Coopération du Golfe (CCG) se montrent plus unis et paraissent déterminés à surmonter leurs rivalités face au risque vital qu’ils perçoivent de plus en plus nettement. Pleinement conscient de l’enjeu, le nouveau roi Salman d’Arabie saoudite n’a pas attendu une minute pour mettre en place une organisation de combat et, du même coup, résoudre le problème lancinant de la succession, tous les monarques ayant régné jusqu’à ce jour étant des fils du fondateur de la dynastie, le roi Abdul Aziz.
Ces ajustements n’effacent pas la grande rivalité entre sunnites et chiites. L’une des premières initiatives du roi Salman a été d’intervenir militairement au Yémen pour contrer la déstabilisation par les Houthis, des protégés de l’Iran. L’Arabie Saoudite et Israël figurent en tête des opposants à tout accord nucléaire avec l’Iran, auquel demeurent opposés les conservateurs américains ou européens. Comme toujours, dans les situations entremêlées, il faut hiérarchiser les priorités. La région comme l’extérieur a besoin de l’Iran pour lutter contre les forces révolutionnaires. L’accord nucléaire enfin conclu le 14 juillet avec ce pays qui fut aussi un Etat révolutionnaire augmentera à mon sens les chances de sa réintégration dans un concert de nations sans pour autant faire disparaitre les rivalités de puissances. La grande stratégie iranienne restera dominée par l’expansion de l’influence chiite en Syrie, au Liban ou encore dans le Golfe. Mais en permettant le retour de l’Iran à des conditions propices au développent économique, on peut espérer que la levée des sanctions transformera la nature de cette influence en la rendant plus constructive et bénéfique pour tous. En attendant, pour retrouver un équilibre (il en existait un avant les guerres de 1991 et de 2003 en Irak), les puissances extérieures, comme la France qui est de facto entrée dans une alliance sunnite et en tire bénéfice, continueront sans doute de pratiquer une balance of power policy. Jusqu’au jour, hélas sans doute lointain, où une organisation pour la coopération et la sécurité dans l’ensemble de la région, y compris donc Israël et la Palestine, pourra voir le jour. Alors seulement peut-on imaginer que la question nucléaire sera définitivement réglée.
Dans l’immédiat, ces perspectives ne doivent pas occulter le fait majeur, à savoir que le Moyen-Orient et l’Afrique, et a des degrés divers un grand nombre d’Etats des autres continents, sont confrontés aux conséquences en cascade du terrorisme issu de l‘idéologie révolutionnaire islamiste, dont le visage principal, depuis maintenant plus d’un an, s’appelle Daech.

L’urgence d’un ordre minimal

Lorsque le pape François affirme que nous sommes entrés dans une forme de troisième guerre mondiale, il ne peut pas avoir en tête des situations comparables à celles des deux grandes conflagrations du XXe siècle où les puissances établies se sont jetées frontalement les unes sur les autres, provoquant les mêlées les plus destructrices et sanglantes de l’histoire de l’humanité. Mais l’expression a un sens si elle se réfère à une guerre révolutionnaire de basse intensité, sans doute prolongée, étendue au monde entier, avec des brasiers épisodiques. Il ne s’agit pas à mon sens d’une guerre de civilisations, car ce n’est pas le monde musulman dans son ensemble qui se soulève contre les trois quarts restants de l’humanité. Le danger est celui que fait toujours courir une minorité agissante dans un environnement instable que parfois elle parvient à contrôler localement et souvent à agiter temporairement. Si ce diagnostic est exact, la réponse appropriée pour le long terme ne peut être que fondée sur un réseau d’alliances entre puissances légitimes, à différentes échelles. Par puissance légitime, j’entends des Etats dont les régimes ont le soutien de la majorité de leurs populations. Au niveau supérieur sur le plan du droit international, figurent les cinq membres permanents du conseil de sécurité, qui constituent le P5 : les Etats-Unis, la Chine, la Russie, la France et la Grande-Bretagne. On y ajoute souvent l’Allemagne. Quatre sont des démocraties libérales et deux ont des régimes autoritaires. L’autorité de Poutine s’est renforcée à la faveur de la crise ukrainienne ; et le président Xi Jinping mène un combat sans merci et risqué pour mieux asseoir la sienne, car pour lui la Chine doit avoir un pouvoir fort face aux difficultés économiques et sociales qui s’annoncent. Mais toutes sont légitimes, n’en déplaise aux intellectuels occidentaux pour qui les seules voix qui comptent à l’étranger sont celles des dissidents.
Les membres du P5 (ou du P5+1 avec l’Allemagne) peuvent-ils s’entendre sur un ordre mondial ? A première vue, la réponse est négative. Conformément à leur histoire, les Etats-Unis et la France ne renoncent pas au prosélytisme et donc à militer pour apporter les Lumières au reste du monde, quitte à provoquer des régimes pas toujours illégitimes et à s’exposer à prendre le risque de conséquences déstabilisantes. La Russie a suscité l’indignation en brisant le tabou sur les frontières en Georgie et en Ukraine. La grande stratégie de la Chine couvre les mers adjacentes et s’étend à des “routes de la soie“ très largement conçues. Pour autant, aucune de ces puissances ne veut prendre la responsabilité d’une déstabilisation structurelle du système international dans son ensemble. Les Américains ont compris les risques du regime change et les Français savent généralement jusqu’où ne pas aller trop loin. Selon moi, la Russie d’aujourd’hui n’a rien de l’Etat revanchard et impérial que tant d’observateurs occidentaux décrivent, et ne se lancera dans d’autres aventures que si elle se sent provoquée en particulier par l’Otan. Quant à la Chine, conformément à sa culture plusieurs fois millénaire, elle cherche à modifier les équilibres par petites touches en exploitant les faiblesses et les erreurs de ses adversaires ou simplement compétiteurs, mais en évitant de les confronter directement.
Si cette analyse est exacte – ce qu’il ne faut jamais cesser de vérifier car elle repose en partie sur l’idée qu’un certain équilibre existe déjà entre ses membres (a travers par exemple la politique du containment que mènent les Etats-Unis vis a vis de la Chine) – une base existe au sein du P5 (j’ai aussi mentionné l’Allemagne, mais il faudrait ici ajouter le Japon, l’Inde et bien des puissances moyennes) pour lutter efficacement contre l’hydre du terrorisme international. La même constatation peut être faite à d’autres échelles, comme j’ai essayé de le montrer à propos des forces en présence au Moyen-Orient. Toute la difficulté est de mobiliser les capacités latentes de coopération. Les Etats-Unis pourraient jouer ce rôle mais, après l’aventurisme malheureux de son prédécesseur, le président Obama a préféré privilégier des dossiers importants mais particuliers comme le rétablissement des relations diplomatiques avec Cuba ou la recherche d’un accord avec l’Iran. Il n’a pas su, par exemple, mener avec Poutine le dialogue stratégique qui aurait pu permettre de faire l’économie de la crise ukrainienne. Le principal ennemi d’un ordre mondial est le manque de leadership. La même constatation vaut pour l’Union européenne, qui pour cette raison a tant de peine à trancher un problème comme celui de la Grèce.

Si la quête d’un ordre minimal parait indispensable pour gagner le combat contre la nouvelle révolution, elle le parait encore plus pour mener à bien les plus grands dossiers de la mondialisation comme la lutte contre le réchauffement climatique et celle contre les pandémies. Quel que soit l’angle sous lequel on envisage l’avenir, la question d’un nouvel ordre international efficace et donc non militant sur le plan idéologique doit être posée.