La perspective d’une troisième guerre mondiale ne peut plus être écartée
Interview dans le journal Les Echos, le 14 février 2025 à l’occasion de la parution du livre « L’ère des affrontements. Les grands tournants géopolitiques. »
Trois semaines après l’avènement d’une administration Trump qui brise tous les codes, le spécialiste des questions internationales, Thierry de Montbrial, explique comment nous sommes entrés dans une seconde guerre froide, très différente de la précédente. Et pourquoi un nouveau conflit mondial est possible dans les prochaines années, voire déjà latent avec la multiplication de guerres hybrides.
Washington et Moscou ont lancé des pourparlers pour la fin du conflit en Ukraine. Les Européens sont complètement laissés de côté. A quoi cela peut-il mener pour l’Ukraine, et qu’est-ce que cela signifie pour la relation transatlantique ?
Les événements actuels confirment, hélas, la pertinence de l’approche réaliste dans les relations internationales, et les prévisions que j’avais moi-même faites dès le début de la guerre d’Ukraine. Mais, attention. L’armistice ne sera pas facile à concrétiser, ne serait-ce qu’en raison de la présence ukrainienne dans la région de Koursk. Surtout, l’armistice ne réglera pas la question fondamentale, qui sera celle de la reconstruction d’un système de sécurité européen. L’heure des négociations sur cette question sera aussi l’heure de vérité pour les Européens. On sortira alors des abstractions sur la défense européenne.
On voit comment Donald Trump est en train de régler le compte de l’administration américaine, ses projets d’annexion aberrants du Panama au Groenland en passant par Gaza. Quelle est la vision réaliste face à ce genre de dirigeant qui arrive sur la scène ?
Le réalisme, ce n’est ni la realpolitik ni le cynisme. La realpolitik, c’est le raisonnement sur le pur rapport de force matériel. Le cynisme, c’est ça, plus l’immoralité.
Comme son nom l’indique, le réalisme s’attache à analyser le monde tel qu’il est, et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Pour la prise de décisions, il recommande l’étude objective préalable de ses conséquences. Le décideur doit réfléchir rationnellement avant d’agir sans se laisser submerger par les biais idéologiques. Dans le calcul des rapports d’intérêts, les valeurs interviennent comme facteurs importants mais non exclusifs.
Nul ne peut prédire ce que Trump fera dans un mois, notamment sur l’Ukraine ou le Moyen-Orient. Sa méthode est avant tout basée sur la transgression. Le fait même que la plupart des gens se soient systématiquement trompés sur lui, est à mon sens une illustration de ces deux grandes écoles de pensée : l’idéalisme et le réalisme.
On est tout de même frappé par la puissance destructrice de ses premières décisions ?
Beaucoup de ceux qui se sont trompés sur Trump ont tendance à le voir comme une espèce de surhomme plus ou moins satanique. Sa brutalité calculée lui a souvent réussi. Je le crois très psychologue. Il comprend instinctivement les faiblesses de ses interlocuteurs. Il sent la peur. Ses pressions sur le Panama, le Canada ou le Mexique lui ont déjà rapporté. Les grands sujets comme l’Ukraine ou Gaza, sont très complexes, et je ne pense pas qu’il l’ignore.
« Le côté brouillon [de Donald Trump] comporte effectivement des risques de dérapage. »
Tout ce qu’on peut dire, c’est que sa volonté d’aboutir à des compromis réalistes est crédible, ce qui n’était pas le cas pour son prédécesseur. En ce sens, il a des chances sérieuses d’obtenir des résultats. Pour lui, le slogan « Maga » se rapporte d’abord à la dimension économique de la force . C’est à l’accès aux ressources qu’il pense quand il parle du canal du Panama, du Groenland ou même de l’issue de la guerre d’Ukraine. En arrière-plan du réalisme, il y a toujours le pragmatisme.
Est-ce que vous croyez qu’il est en train de perdre du crédit en agissant ainsi ?
Non. Mais le fait qu’il sorte du politiquement correct, par exemple à propos de Gaza, est dérangeant. Trump n’est pas un intellectuel, et on ne l’entendra pas formuler sa politique étrangère comme un tout cohérent. Son côté brouillon comporte effectivement des risques de dérapage. Cela ne fait pas un mois que son mandat a commencé, il est encore trop tôt pour les évaluer.
On a cru que le droit pouvait réguler les relations internationales…
Cette croyance est d’ordre idéologique. Beaucoup confondent la gouvernance mondiale et le droit international. Ce que par abus de langage on a appelé l’ordre qui aurait régné pendant la guerre froide était basé sur des règles de comportement plus ou moins acceptées de facto par les grandes puissances, essentiellement les Etats-Unis et l’Union soviétique. Le droit est un cadre général, lui aussi plus ou moins respecté en fonction des rapports de force, qui exerce un rôle d’amortisseur dans les turbulences.
« L’Union européenne telle qu’elle est devenue […] est une construction très fragile. »
L’histoire contemporaine montre abondamment que les grandes puissances n’appliquent le droit que lorsque les décisions qui en résultent sont compatibles avec leurs intérêts. Le droit international est surtout un garde-fou pour les petits. Dans la période de transformation profonde que nous vivons, le réalisme oblige encore plus à distinguer conceptuellement entre gouvernance et droit.
Mais qu’est-ce qu’on a à la place ? C’est la jungle, c’est la loi du plus fort…
On a trop oublié que la guerre froide n’a pas été un paradis pour l’ensemble de la planète. Sur la longue durée, le système international ne cesse de changer. Par exemple, les frontières ne cessent de bouger : le principe de l’intangibilité des frontières, sur le long terme, est une fiction. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une seconde guerre froide, qui sera très différente de la première. La perspective d’une troisième guerre mondiale ne peut pas plus être écartée qu’elle ne l’était pendant la guerre froide. Et dans ce contexte, je suis inquiet pour l’Union européenne.
Pour quelle raison ?
J’ai toujours été convaincu qu’une Union européenne solide était indispensable pour assurer la pérennité du Vieux Continent. Mais l’Union européenne telle qu’elle est devenue suite à un élargissement non maîtrisé depuis la chute de l’Union soviétique est une construction très fragile.
Beaucoup de ses États-membres sont à mes yeux plus focalisés sur leurs intérêts nationaux que sur ceux de l’Union en tant que telle. Les pays fondateurs de la Communauté européenne ont fait leurs les narratifs des anciens pays satellites de l’URSS, qui ne sont d’ailleurs pas toujours cohérents entre eux. Je ne porte pas là de jugement, mais observe que le résultat ne permet pas de parler en toute rigueur de l’identité européenne.
J’observe également que le système institutionnel de l’Union européenne est d’une grande complexité, avec des mécanismes qui assurent mal la cohérence des décisions, par exemple sur des sujets comme l’immigration ou la sécurité. J’ai également des doutes sur la légitimité des décideurs européens au regard de la démocratie.
Il ne faut pas attendre que nous soyons submergés par des crises économiques, sociales ou géopolitiques pour remettre à plat le fonctionnement de l’Union. Cela va très au-delà des questions immédiates, certes très importantes, sur lesquelles le système se concentre actuellement.
Que faudrait-il faire dès lors ?
Tout remettre à plat. Charité ordonnée commence par soi-même. Chacun des pays membres doit faire le ménage chez soi. La France et l’Allemagne ont à cet égard une responsabilité immense, chacune individuellement et les deux en tant que leur relation déterminera dans une large mesure l’avenir de l’Union dans sa totalité. A moyen terme, il y va par exemple de l’avenir de la zone euro.
Comment est-ce que vous voyez le début de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et l’Union européenne ? Est-ce que l’UE est bien armée ?
Cette question est liée à la précédente. La Commission européenne a la compétence commerciale, mais aucune compétence sur la politique internationale dans son ensemble. Or, la « guerre commerciale » déclenchée par Trump est intimement liée aux questions politiques. On le voit déjà sur le continent américain avec le lien qu’il a établi entre droits de douane et politique migratoire. Je ne suis pas certain que nous parviendrons à éviter les divergences entre les intérêts des uns et des autres au sein de l’Union européenne. Il n’y a pas que les Russes qui soient capables de les exploiter.
Et sur le plan sécuritaire ? Que pensez-vous des efforts de l’Europe pour organiser son industrie de défense ?
C’est un bon point de départ. Mais ne sous-estimons pas les difficultés politiques. En matière de défense, les choix industriels dépendent des hypothèses à long terme que l’on fait sur les risques en matière de sécurité. Or, les intérêts sécuritaires des Etats membres de l’Union européenne ne permettent pas de définir clairement l’intérêt de l’Union dans son ensemble.
Par exemple, du point de vue proprement géopolitique, le rapport à la Russie ou à l’Algérie est sensiblement différent pour les pays baltes ou la Pologne, d’un côté, et la France ou l’Italie, de l’autre. L’Europe n’a pas qu’un flanc Est. Elle a aussi un flanc Sud, et le degré de corrélation entre les menaces en provenance de ces deux directions dépend lui-même du degré de corrélation entre les politiques suivies par les uns et les autres dans chacune de ces deux directions.
A quoi s’ajoute que l’avenir des industries de défense européennes dépendra aussi lourdement de l’évolution des relations transatlantiques.
Comment va se dérouler l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis ?
Notons d’abord que l’une des conséquences de la guerre d’Ukraine est le rapprochement entre Moscou et Pékin. Or les Chinois ont une vision. Ils veulent devenir la première puissance du monde, ou tout au moins l’égale des Etats-Unis. Contrairement aux Occidentaux, ils n’ont pas la prétention d’exporter leur modèle politique dans le vaste monde. Ils veulent garder un système international le plus ouvert possible, parce que c’est leur intérêt, mais avec des règles du jeu tenant compte des rapports de force.
« Je crains que les prochaines années soient beaucoup plus dures qu’on ne le croit. »
Ils feront tout pour atteindre leurs objectifs sur Taïwan. Comme ils ont un système politique qui leur permet d’être patients, ils attendront le moment propice, où les Occidentaux – surtout les Américains – se trouveront en état de faiblesse. Ils en profiteront alors pour s’engouffrer. C’est à mes yeux le scénario le plus probable. Mais en disant cela, je n’oublie pas que les ruses de l’histoire peuvent toujours nous surprendre.
Dans quel scénario peut-on aller vers la guerre mondiale dont vous redoutez le déclenchement ?
C’est un scénario qui s’inscrirait, comme pour les causes de la Première Guerre mondiale, dans la perspective d’une paix prolongée qui aurait un peu endormi tout le monde. Depuis quatre-vingts ans, il y a eu bien des conflits périphériques, mais aucune guerre cataclysmique. Le conflit nucléaire entre l’Union soviétique et les États-Unis n’a pas eu lieu. La guerre a été détournée dans ce qu’on appelait à l’époque le tiers-monde, dont la version contemporaine plus sophistiquée est le « Sud global ».
Je crains effectivement que les prochaines années soient beaucoup plus dures qu’on ne le croit, et qu’on ne se rassure à trop bon compte. Mon but n’est pas de faire peur, mais d’inviter, surtout les Européens, à prendre conscience de la possibilité de crises plus ou moins comparables à celles qui ont déclenché la Première Guerre mondiale. Faut-il également rappeler que c’est la Première Guerre mondiale qui a mis un terme à la première mondialisation ?
La guerre d’Ukraine a une dimension mondiale, et l’on assiste à l’extension des diverses modalités des guerres hybrides. Soulignons en particulier que la Russie et la Chine, ou d’autres puissances de moindre importance, peuvent avoir des avantages comparatifs sur ce genre de conflit. Pour le moment, les principaux acteurs souhaitent minimiser le risque collectif d’une grande conflagration. Mais les choses pourraient changer dans les prochaines années si l’on n’y prend garde collectivement.
Copyright : Lire l’interview sur le site des Échos
Propos recueillis par Christophe Jakubyszyn, Vincent Collen et Virginie Robert
Photo ©Dominik BUTZMANN/LAIF-REA
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Publié cette semaine, le dernier ouvrage de Thierry de Montbrial, « L’ère des affrontements, les grands tournants géopolitiques » (éditions Dunod, février 2025), passe en revue les trente-cinq dernières années depuis la chute de l’URSS. On croyait alors à un monde plus ouvert, où la démocratie comme les échanges progressaient, pour parvenir, dans le premier quart du XXIe siècle, à une époque marquée par le retour des impérialismes.
Le fondateur de l’Institut français des relations internationales et de la World Policy Conference, membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques) cherche ici à montrer la cohérence de son analyse sur quatre décennies. Il alerte également sur les dangers d’un monde plus conflictuel porteur de grands dangers, notamment pour l’Union européenne.