Déchiffrer le monde
Note de lecture de la Fondation Res Publica le 12 mars 2018 sur l’ouvrage Vivre le temps des troubles
Le dernier ouvrage de Thierry de Montbrial, « Vivre le temps des troubles », s’attaque avec une apparente simplicité à un défi redoutable, celui tout simplement de notre incompréhension du monde contemporain.
Entreprise difficile, tant nous assaillent de partout les objets de « trouble » de toute nature : environnement, énergie, révolution(s) numérique(s), guerres d’ingérence, immigration, retour de la guerre froide, doutes sur la construction européenne et la place de chaque continent, terrorisme…. Mais entreprise nécessaire à qui veut se situer, comme le fait l’auteur, sur le seul terrain qui vaille universellement, celui de la rationalité. Pas de prophétie donc, ni de volonté d’imposer une vision du monde, quelle que puisse être celle-ci. Il ne s’agit pas non plus de chercher à tout prix à « donner du sens ». Le projet de l’auteur est au contraire de faire émerger les interrogations incontournables pour qui veut aborder la suite du XXIème siècle les yeux ouverts.
Une telle entreprise pouvait d’autant moins se réduire à un empilement de faits, fussent-ils sélectionnés pour leur pertinence, que l’ouvrage a une visée globale. Pour appréhender l’ensemble des problèmes se posant dans le monde pour l’individu du XXIème siècle, un ordre nécessairement subjectif (voir ci-après) était indispensable. Une méthode ne l’était pas moins. Sans rien céder de son ambition d’exhaustivité, l’auteur se tire de ce défi avec élégance, en convoquant pour son exposé sa connaissance des relations internationales et de la géopolitique – dont il montre bien que la seconde doit être distinguée des premières – et en conjuguant savoir scientifique, connaissances économiques, philosophiques, historiques, littéraires, sociologiques, appuyés sur une panoplie considérable de lectures d’œuvres contemporaines dans les domaines les plus divers.
Simplifier ce qui est complexe : ce mot d’ordre cartésien s’est visiblement imposé à l’auteur devant l’abondance et la diversité d’évolutions, enjeux et défis qui n’épargnent aucun domaine, de la géologie à la robotique, de la biologie à la production d’énergie, de la logique la plus abstraite au retour des tentations totalitaires. L’entreprise difficile est ainsi très heureusement portée par la simplicité – apparente – des trois chapitres qui structurent l’ouvrage : la « présence du futur », l’« empreinte du passé » et le « choc du présent ». Cet ordre volontairement provocateur se révèle fructueux : il apporte au lecteur le gage d’une mise en ordre de ses interrogations, peut-être de ses angoisses, qui ne renierait ni la résilience de l’histoire ni l’obsédante interrogation sur les défis de demain. Mieux, il offre la promesse d’une liaison entre ces trois moments de l’humanité laissant espérer des éléments de réponse qui soient à l’inverse du parti pris de la béatitude, de la colère, ou de la subjectivité idéologique. Les passions ne pourront rien pour nous, dit en creux cet ouvrage, seule l’objectivité de la raison nous édifiera, si nous voulons accepter de regarder le réel en face sans omettre les défis les plus dérangeants. C’est pourquoi d’ailleurs chaque « trouble majeur » est identifié, problématisé, sans que soit fournie une réponse clés en mains.
Le champ de l’ouvrage s’étend ainsi à tout ce qui peut « troubler » la conscience de nos contemporains où qu’ils vivent dans le monde. Thierry de Montbrial tente de formuler sur l’ensemble des éléments de ce champ les interrogations pertinentes, non comme il a été souligné, à fins de réponse mais pour s’assurer que le questionnement est adéquat : première nécessité pour le travail de la raison. Ainsi voit-on émerger des interrogations de tout ordre balayant l’ensemble des défis de demain dont on ne donnera ici que quelques échantillons : réalité géologique de l’anthropocène, concurrence entre intelligence artificielle « forte » ( substituable au cerveau) ou « faible », irréductibilité de la conscience à l’intelligence, et de l’éthique à la transhumanisation, bivalence du progrès : ces interrogations parmi d’autres sont le fait d’une démarche revendiquant le « réalisme » dont on comprend qu’elle ne veut céder ni à la foi ni au cynisme. Même réalisme d’ailleurs lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur notre présent historique avec, dans l’avant-propos ce constat terrible et incontournable : « le temps de la paix par le droit, même incarné, n’est pas venu ».
Le sens de la diversité du monde.
En s’attaquant à cette tâche de clarification, Thierry de Montbrial relève donc un défi parmi les plus difficiles : introduire de la lisibilité dans la confusion en donnant notamment à lire des séquences évènementielles (telle par exemple la « sortie ratée de la guerre froide »), et le faire sans simplisme et sans parti pris idéologique. Il fallait la longue expérience et la largeur de vues du fondateur de l’IFRI pour relever ce défi. Mais il fallait aussi une posture singulière, celle qui est depuis longtemps la marque de l’auteur : le sens de la diversité du monde. Il est inutile de revenir sur l’impérieuse nécessité d’une telle posture, trop rarement présente dans notre pays si porté sur l’universel et si peu apte à considérer le monde tel qu’il va. On n’est certes pas surpris de voir que le critique des « pensées uniques », selon le titre d’un ouvrage paru au tournant de ce siècle, le fondateur de la World Policy Conference, entreprise faisant suite à la crise mondiale de 2008, se situe plus résolument que jamais dans le champ de l’universel. Rien en même temps ne semble plus éloigné de son esprit que la vision d’un monde éparpillé, du chacun pour soi : la diversité du monde, ses civilisations et ses cultures – opportunément distinguées dans la lignée de Braudel – doit être comprise et mesurée dans ses conséquences pour que puisse se poser sur des bases saines la question ultime, celle de la « gouvernance mondiale ».
De la « mauvaise passe » qui nous « reste à franchir » en ce premier tiers du XXIème siècle vers l’institution d’une gouvernance utile à tous, aires, continents et pays, le lecteur comprend certes que du temps s’écoulera. Raison de plus pour réfléchir à la question finalement posée par Thierry de Montbrial : la complexité du système international, sa capacité à exploser dans une direction imprévisible (crise financière des subprimes) avec la multiplication des « effets papillon » (par exemple des débuts du printemps arabe à la flambée actuelle du Moyen-Orient) ne rend-elle pas vaine l’idée de réguler un système dans lequel on ne peut prévoir quel choc infime peut mener à une catastrophe ou à une bifurcation ? Cette interrogation de mathématicien conduit à une vision d’architecte : des réseaux de pôles, globaux et régionaux « raisonnablement coopératifs » conjugués avec une montée des puissances moyennes, affermissement de l’ONU, émergence de systèmes de droit adaptés aux technologies, voilà le système de demain tel qu’il l’appelle de ses voeux. S’il y a loin de la coupe aux lèvres, jamais le travail de la pensée, sous la forme d’une conception active du monde de demain n’aura été aussi nécessaire.
Devant la prise de conscience du monde tel qu’il est, la mise en perspective des défis qui nous angoissent doivent impérativement susciter le travail de la raison. Le crépuscule des idéologies y invite. Le désordre des temps présents en fait un impératif. C’est la leçon que l’on peut tirer de cet ouvrage si informé et si réfléchi qui témoigne avec éclat combien les Lumières restent une formidable boite à outils épistémologique, axiologique et pédagogique. Pour qui veut et sait s’en servir…