Louise Weiss
Remise du prix 1991 de la Fondation Louise-Weiss, réponse de l’auteur, 19 novembre 1991.
Je garde un souvenir particulièrement fort d’une rencontre avec Louise Weiss . C’était en 1974. L’année précédente, Michel Jobert était arrivé au Quai d’Orsay avec l’idée d’installer, auprès de lui, une cellule de réflexion autonome, comme il en existait, depuis la Seconde Guerre mondiale, au State Department américain, au Foreign Office britannique ou à l’Auswärtiges Amt allemand. Le ministre de Georges Pompidou avait voulu une équipe jeune, aussi libre que possible vis-à-vis de la Carrière. M. Jobert avait confié à l’ingénieur des Mines que j’étais, responsable de l’enseignement de l’économie à l’École polytechnique, chargé au sein du Commissariat général du Plan de l’économie monétaire et internationale, la direction de ce qui allait devenir le Centre d’analyse et de prévision, plus familièrement dénommé CAP.
Intriguée par ce nouvel organisme, Louise Weiss avait manifesté le souhait de me voir. Les circonstances me donnaient la chance de rencontrer cette personnalité connue pour son action et pour ses œuvres. Jusque-là, j’avais surtout appris dans les livres et au contact de grands maîtres, en France et aux États-Unis. Désormais, un nouveau chapitre de ma vie commençait, où des rapports d’un autre type avec des hommes et des femmes exceptionnels n’allaient cesser de nourrir ma réflexion sur la vie et sur le monde. Je crois, comme Ernest Renan, que « l’homme vaut en proportion de sa faculté d’admirer », et c’est un vrai bonheur d’en avoir l’occasion.
Louise Weiss avait quatre-vingt-un ans. Je fus subjugué par sa vigueur à la fois intellectuelle et physique. Avec elle, je découvris que la jeunesse n’est pas liée au nombre des années, que la curiosité, l’imagination, la générosité, l’enthousiasme, la pugnacité ne sont pas l’apanage de ceux qui entrent dans la vie. Cette femme ardente et visionnaire, qui avait étonné son monde en étant reçue, soixante ans plus tôt, à l’agrégation de lettres – à une époque où ce concours était en pratique réservé aux hommes – ; cette femme qui, à vingt-cinq ans, en 1918, avait créé un hebdomadaire, L’Europe nouvelle, afin de militer pour la démocratie et pour l’idée d’Europe ; cette femme qui s’était vouée, comme elle disait, à un « apostolat » pour la paix, à quatre-vingt-un ans, cette femme conservait les attributs fondamentaux de ce que l’on appelle la jeunesse. Elle continuait de travailler sans relâche pour la construction d’un avenir collectif meilleur.
L’Europe nouvelle était né du hasard d’une rencontre avec un journaliste plutôt extravagant à la personnalité ambiguë, Yacinthe Philouze, et d’un coup de cœur sublimé pour un jeune et brillant astronome slovaque rencontré chez Claire de Jouvenel. Milan Štefanik – ainsi s’appelait-il – était passionnément déterminé à libérer les Slaves d’Autriche-Hongrie de la tutelle magyare et à donner aux Tchèques et aux Slovaques un État indépendant. Engagé dans l’armée française, il devait trouver la mort en 1919, dans un accident d’avion, devenu ministre de la Guerre du gouvernement provisoire de la République tchécoslovaque. Ce n’est pas le moindre des charmes de la personnalité de Louise Weiss que d’avoir milité par amour autant que par raison.
Le premier numéro de L’Europe nouvelle parut le 12 janvier 1918. « Il fit sensation, écrit Louise Weiss dans ses Mémoires d’une Européenne , par son idéologie et sa liberté d’allure, par la place qu’il accordait à la politique étrangère et aux problèmes économiques, par le contexte international toujours présent dans ses commentaires. Une flamme humanitaire éclairait ses propos. » Aujourd’hui l’hebdomadaire créé par Louise Weiss séduit encore quand on le relit : il présente objectivement les points de vue des principaux acteurs de la scène internationale, et son approche des intérêts de la France s’inscrit dans une vision européenne et dynamique. L’Europe nouvelle se voulait aussi un outil de travail. On y publiait les textes des traités et accords – et Dieu sait qu’il y en eut à cette époque. Les grandes personnalités politiques de ce temps s’y exprimaient, mais aussi des experts ou des écrivains comme Philippe Berthelot ou Apollinaire.
Comment ne pas relever que Louis Joxe assura pendant un temps le secrétariat de la revue avant de fonder le Centre d’études de politique étrangère (CEPE) « vers lequel, écrit Louis Weiss dans les Mémoires d’une Européenne, il fit dévier quelques-unes des étoiles qui gravitaient autour de L’Europe nouvelle ».
Dans ces années d’après guerre, la pensée de Louise Weiss est évidemment marquée par l’esprit du temps : attachement au principe des nationalités et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, croyance dans l’idée de sécurité collective sous la houlette de la Société des Nations (SDN). Mais elle reste lucide. Ainsi peut-on lire ceci dans l’éditorial de L’Europe nouvelle du 17 janvier 1920 : « La paix est signée mais elle reste à faire. Paix inachevée, paix manquée, dirons-nous. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas réalisé l’idéal poursuivi par les vainqueurs, parce que ses négociateurs n’ont pas su appliquer avec l’énergie nécessaire les principes essentiels dont ils se réclamaient, parce que, en un mot, ils se sont laissé déborder par les appétits déchaînés et les jeunes ambitions qu’ils avaient cru devoir satisfaire au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »
Alors que le Congrès américain s’est prononcé contre l’adhésion à la SDN – une conséquence de son refus de ratifier le traité de Versailles –, Louise Weiss comprend la nécessité d’établir ce qu’elle appelle une confédération continentale. Entre autres témoignages, je cite l’éditorial de L’Europe nouvelle du 28 février 1922 : « Une seule chose est certaine, c’est que l’indépendance morale de la France ne sera définitivement assurée que le jour où, en regard de l’entente franco-britannique, elle aura réussi à édifier une confédération continentale européenne dont l’Allemagne fera partie. »
On entrevoit dans la pensée de Louise Weiss les germes de ce que nous tentons, depuis trente-cinq ans, de construire en Europe. Mais les temps ne sont alors pas mûrs. Les divergences franco-britanniques éclatent sur tous les fronts. Le traité de Rapallo est signé le 16 avril 1922. Louise Weiss observe l’impuissance de la Société des Nations. Dans son éditorial du 15 septembre 1923, elle constate : « Même dans les cas les plus simples, le pacte de la SDN ne joue que dans la mesure où les parties intéressées veulent bien y consentir. Il apparaît clairement que ce serait folie que de vouloir fonder la sécurité d’un seul État européen sur une sorte de Décalogue dont les puissances signataires sont incapables de faire respecter les termes. » À cet égard, l’Organisation des Nations unies (ONU) d’aujourd’hui ne fait pas tellement mieux, et l’on aimerait que les observateurs manifestent sur ce point la même lucidité que Louise Weiss. En 1926, l’Allemagne devient membre de la SDN.
En 1930, Louise Weiss crée encore une « école de la Paix » dans les locaux de L’Europe nouvelle, où les hommes d’État et spécialistes des relations internationales devaient enseigner « comment construire l’Europe de demain ». En 1932, « la conférence générale pour la réduction des armements s’ouvre dans le vide », écrit-elle dans les Mémoires d’une Européenne. Le 30 janvier 1933, Hitler accède à la chancellerie.
Le samedi 3 février 1934, Louise Weiss publie son dernier éditorial dans L’Europe nouvelle. Ses espoirs se sont évanouis, mais elle ne baisse pas les bras. Elle veut seulement prendre du recul. « Ceux qui veulent bien considérer l’avenir, écrit-elle, comprendront qu’un être sur lequel a pesé la nécessité de prendre chaque semaine des déterminations si diverses et qui entend poursuivre son action se doive maintenant de réfléchir longuement et, au besoin, s’accorde un temps de retraite. »
Quarante années ont passé, et je suis, en ce jour de 1974, devant cette femme. Je ne connais pas, alors, toutes les facettes de son humanisme, dont l’ensemble rend sa personnalité tellement attachante. Un être ne s’apprécie vraiment que par l’ensemble de ses qualités et leur harmonie, un peu comme un bouquet de fleurs. Un détail me frappe. Le gouvernement de l’époque comprenait un secrétariat d’État à la condition féminine, dont la titulaire était Françoise Giroud. Louise Weiss avait beaucoup milité pour le féminisme dans les années 1930. Faut-il rappeler que ce n’est qu’en 1944 que le général de Gaulle accorda le « droit de suffrage », comme on disait alors, aux femmes. Féministe, donc, s’il en était, Louise Weiss s’indigne devant moi de l’existence de ce secrétariat d’État, qu’elle juge humiliant. « Et pourquoi pas, s’écrie-t-elle, un secrétariat d’État à la condition canine ? » La remarque ne manque pas de sel.
Mais, surtout, la grande dame à qui je rends visite me convainc de regarder au-delà de l’Europe dans laquelle je suis né, une Europe qui semblait pourtant à jamais coupée en deux. Cette Europe qu’elle avait jadis sillonnée et aimée, c’était celle de l’avenir autant que du passé, celle qu’il faudrait donc tôt ou tard réunir ou plutôt unir.
Parce qu’elle n’était pas une intellectuelle, Louise Weiss parvenait à un certain équilibre entre les contraires, l’idéalisme et le réalisme. Elle éprouvait le besoin de mettre en relation ses conceptions, parfois teintées d’utopisme, avec les faits. Sa soif de comprendre l’avait poussée aux voyages, en Europe centrale en 1919, en Russie en 1921, dans des conditions physiques souvent difficiles. En 1925, elle avait entrepris un long périple aux États-Unis. Jean Monnet, dont elle avait fait la connaissance à Bordeaux en 1915, l’avait introduite dans certains milieux. Elle avait donné une série de conférences pour exhorter l’Amérique à contribuer à la reconstruction de l’Europe et pour plaider la cause d’un moratoire des dettes françaises.
J’ai évoqué Jean Monnet. C’est également en 1974 que je le rencontrai, dans le bureau du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe qu’il occupait alors place Dauphine. J’habite aujourd’hui tout près de là, et mon regard tombe souvent sur la plaque qui commémore le père du Marché commun. Louise Weiss et Jean Monnet ont combattu pour la même cause, chacun avec son style : Jean Monnet n’avait rien d’un écrivain et d’un orateur, et concentrait ses efforts sur un petit nombre d’idées simples, comme le rôle des institutions et plus généralement l’importance de l’organisation d’échanges personnels et substantiels entre les personnes concernées par un même problème, afin de canaliser les énergies dans des directions constructives. Il se consacrait à l’action efficace. Louise Weiss, pour sa part, défendait des causes, développait des visions, faisait appel aux émotions. La parole et l’écrit étaient ses outils, mieux vaudrait dire ses armes. Elle en usait avec un talent puissant et scintillant.
En politique, nationale ou internationale, il y a place pour une variété d’acteurs. Il faut, bien sûr, des chefs, qui sont dans l’ordre de l’histoire ce que les ingénieurs sont dans celui des choses. Il faut des intellectuels qui obligent les réalistes à dépasser le scepticisme auquel conduit la fréquentation assidue de la pâte humaine. Il faut aussi des hommes et des femmes qui peuvent agir sans n’être que des acteurs, penser sans n’être que des penseurs.
Louise Weiss, comme Jean Monnet, l’une avec son ardeur prophétique, l’autre avec son opiniâtreté pragmatique, avait compris l’importance des réseaux, en France et à l’étranger : réseaux de compétences et d’amitiés, réseaux institutionnels. Ils disposaient de relais bien au-delà de nos frontières. Ils en tiraient une partie de leur information, mais aussi de leur influence, en dehors de tout appareil de pouvoir. Peu de Français, à leur époque, eurent semblable ouverture sur le monde.
Aujourd’hui, dans des circonstances bien différentes, une institution comme l’Ifri s’efforce en somme de prolonger leur travail au sein d’une société française qui, en dépit d’immenses changements, demeure encore assez provinciale.
À la suite de l’effondrement de l’Empire soviétique, le système international rappelle les lendemains de la Grande Guerre, l’époque où Louise Weiss se consacrait à la démocratie et à l’Europe. Il faut reconstruire notre continent, redéfinir les relations entre l’Ancien et le Nouveau Monde, pour ne parler que de la partie de la planète qui se rattache à la civilisation européenne. L’analogie, si elle est fondée, ne doit pas être poussée trop loin. L’intelligence des situations humaines complexes suppose certes la conscience des invariants qui structurent les sociétés, mais l’histoire n’est pas pour autant cyclique. Plutôt qu’à l’image du cercle platonicien, mieux vaut se référer à celle de la spirale, à l’image d’une courbe qui s’enroule mais se déploie autour de la flèche du temps.
À l’approche du XXIe siècle, le courant le plus porteur est bien celui de la démocratie et du libéralisme, politique et économique. Il faut le consolider. L’État-nation demeure une réalité majeure, un élément essentiel de l’identité des peuples Mais, au long de ces décennies d’épreuves, nous avons appris à mieux organiser les relations internationales. Nous avons créé des regroupements sans antécédents, comme notre Communauté européenne où le sentiment national s’inscrit dans celui d’une appartenance plus vaste, culturelle et institutionnelle. Nous avons pu faire entrer le désarmement dans la sphère de la réalité. La coopération économique a fait des progrès immenses, et l’on sait combien l’incapacité de gérer les relations économiques internationales a contribué à la descente aux abîmes dans les années 1930. Le vieux concept de sécurité collective commence, par certains aspects, à devenir opérationnel.
Des milliers de chercheurs, à travers les cinq continents, se consacrent à l’intelligence du monde réel mais aussi à l’élaboration de procédures et d’institutions destinées à canaliser son évolution. Il n’est plus ridicule de parler des « sciences de la paix ». Dans ce domaine aussi, l’Ifri s’efforce d’apporter sa contribution grâce à une équipe de spécialistes hautement qualifiés.
Nous sommes évidemment encore loin même d’entrevoir l’établissement de la spirale vertueuse de la paix et de la prospérité sur l’ensemble de la planète. Mais, suivant l’exemple de Louise Weiss la passionnée, nous devons hardiment nous engager dans la voie de l’espérance, mais de l’espérance active. « Espérer, c’est démentir l’avenir », dit Cioran. Le démentir, oui, mais parce que l’on veut le forger.