Louis Armand un second Saint-Simon
Publié dans Le Figaro, 27-28 juin 1987
« Il y a au moins une supériorité que nul ne saurait vous contester : pour tous les gens informés, vous êtes, dans la France contemporaine, l’incarnation de ce mythe (au sens sorélien) fondamental : l’avenir. » Ainsi s’exprimait Michel Albert dans une lettre à Louis Armand , écrite au nom d’un groupe de personnalités, pour le pousser à présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 1965, contre le général de Gaulle. Évoquant cet épisode dans une interview donnée en 1973, Michel Albert expliquait : « Nous avons aujourd’hui une vision plutôt sombre de l’avenir, symbolisée par les travaux du Club de Rome. Au contraire, 1965 marquait l’apogée d’un moment où, en France comme en Europe, on a eu une vision pleinement optimiste de l’avenir qui réconciliait progrès technique et progrès social, et même progrès personnel des individus. Louis Armand a vraiment été l’incarnation de cette espérance, un nouveau Saint-Simon. » La consécration en résulta en 1963 : Louis Armand, qui pourtant n’avait écrit aucun grand livre, fut élu à l’Académie française, et l’ingénieur symbole devint immortel.
Le livre qu’Henri Teissier du Cros lui a consacré permet de comprendre la genèse du « phénomène Louis Armand ». Son physique de paysan savoyard, une chaleur humaine, une faconde et un humour exceptionnels en faisaient un personnage charismatique et infiniment séduisant. Son père, disait-il, lui avait appris « à lire le livre de la nature ». Doué d’un sens de l’observation hors du commun et fort adroit manuellement, il excellait dans son jeune âge à la chimie, la géologie, la botanique. Plus tard, il s’est passionné pour l’archéologie et la paléontologie. Ce « géopoète » – comme Pierre Termier, son maître à l’École des Mines – pouvait commenter avec passion et abondance les paysages qu’il traversait. « Je crois pouvoir, disait-il, connaître à peu près toutes les fleurs que je rencontre quand je me promène. » C’est cela, autant que l’homme d’action, qui fascinait son camarade et ami de toujours, celui qui joua auprès de lui un rôle d’éminence grise, le grand intellectuel que fut Jean Ullmo.
Le style sans pareil de Louis Armand ne suffit évidemment pas à expliquer son destin. Dans ce qu’elle a de plus réussi, sa carrière s’identifie aux chemins de fer. Entré au PLM en 1934, Armand devint président de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) vingt ans après. La SNCF d’alors, ce fut l’image même de l’industrialisation par le développement d’un moyen de transport essentiel. L’électrification des chemins de fer, dont Louis Armand fut l’artisan, c’est aussi le prolongement de l’aventure de la machine à vapeur, ce véritable héros – comme le dit Teissier du Cros – du Tour du monde en quatre-vingts jours.
Les chemins de fer, c’est aussi, dans les années d’après guerre, le rappel de la Résistance – second signe du destin de Louis Armand, compagnon de la Libération, homme clé de la « bataille du rail ». Double symbole de la technique de pointe et de la Résistance à l’occupation allemande, la SNCF a bénéficié longtemps d’une sorte d’immunité, qui lui a fait pardonner des déficits dont on a pu voir, à l’occasion des grèves récentes, qu’ils représentent aujourd’hui le quart de l’impôt sur le revenu. Mais cela est une autre histoire… La SNCF n’est plus ce qu’elle était. Celle de l’après-guerre s’identifie à Louis Armand.
Armand a une vision saint-simonienne du développement économique. Il croit dans le progrès technique : « Comment peut-on s’élever contre le progrès ? demande-t-il. Ce sont ceux qui ont joué le bronze contre la pierre qui ont gagné. » Il commence une conférence à l’École nationale d’administration (ENA) en affirmant : « Administrer un pays, c’est adapter ses structures à ses techniques. » Son optimisme le conduit à parier que les problèmes techniques sont toujours solubles (cherchez et vous trouverez…) sous la pression des besoins. Sa vision teilhardienne lui fait proclamer que l’avenir humain doit avancer par « encéphalisation » (évolution intellectuelle), « planétisation » et « socialisation ». Louis Armand a cherché à mettre ses idées en œuvre, notamment en se faisant le champion du concept d’Eurafrique et en prenant la présidence de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). C’est là qu’il a rencontré ses échecs les plus cuisants au point que cet homme de la terre, cet optimiste, a souffert pendant de longs mois d’une dépression nerveuse.
Teissier du Cros décortique bien l’affaire de l’Euratom. Armand, qui considérait que l’Europe – après avoir construit son industrie avec ses ressources charbonnières – avait manqué le tournant du pétrole, ne voulait pas qu’elle manque aussi celui de l’énergie nucléaire… Il avait saisi la supériorité des réacteurs à eau légère américains sur les réacteurs graphite-gaz anglais et français. Raisonnant en industriel, il sous-estimait les problèmes de dépendance vis-à-vis des États-Unis, notamment pour l’uranium enrichi. Ne s’intéressant guère aux questions de défense, il n’a pas pris la juste mesure des implications militaires de l’énergie atomique. L’échec de l’Euratom est dû en partie à la baisse du prix de l’énergie à partir de 1959, en partie aux nationalismes européens dont le gaullisme constitua évidemment l’aspect le plus agressif.
La vision centrale d’Armand, pourtant correcte, justifie le sous-titre du livre d’Henri Teissier du Cros : les techniques et les marchés devaient désormais être pensés à l’échelle mondiale. Pour les entreprises, la taille critique devait être conçue à l’échelle européenne. En ce qui concerne la France, ce n’est pas la vocation technique qui lui fait défaut, même si notre système d’élites favorise un certain gaspillage des cerveaux. « Néanmoins, tant d’efforts ont fini par la faillite, non pas parce que la France n’avait pas de vocation technique, mais parce que, enfermée dans ses frontières, elle était un trop petit pays pour porter une grande industrie vraiment moderne. »
Armand était à la fois mondialiste et européen, mais son Europe était sans rivages et à la carte. Il ne pouvait que se heurter à de Gaulle dont il trouvait trop étriqué le concept de l’indépendance nationale. L’auteur rappelle que, selon Jean-Jacques Servan-Schreiber, « c’est la non-rencontre d’hommes comme Mendès-France, avant tout anticolonialiste, et d’hommes comme Jean Monnet et Louis Armand, avant tout européens, qui a ouvert la voie du gaullisme ». Armand a également pris des positions lucides sur l’avenir du transport supersonique. Je cite Teissier du Cros : « Le Concorde ne peut être rentable qu’à la condition de conquérir le marché américain. Il est beaucoup plus important pour l’Europe de se lancer dans la course à l’espace que de prétendre damer le pion aux Américains pour l’avion supersonique. Pourquoi ? Parce que l’espace représente une véritable mutation de l’ensemble de l’industrie, qu’il lui impose une qualité spatiale, de même que le nucléaire impose à l’industrie une qualité nucléaire. »
Dans son livre, Henri Teissier du Cros prend appui sur le personnage de Louis Armand pour évoquer une foule de sujets connexes. On y trouve à la fois un abrégé de l’histoire économique des XIXe et XXe siècles, un condensé de l’histoire des sciences et un résumé de l’histoire de l’École polytechnique. Le lecteur retiendra particulièrement les développements sur le saint-simonisme et le parallèle entre le rapport Clémentel de 1919, d’inspiration colbertiste et protectionniste, et le rapport Rueff-Armand de 1960, d’inspiration libérale. L’auteur rappelle à ce sujet que les deux hommes étaient de sensibilités nettement différentes, celui-ci restant assez planiste et interventionniste, celui-là complètement libéral. Jacques Rueff est, sans conteste, le maître du jeu. Malgré l’influence de Jean Ullmo, Armand est du reste assez imperméable à l’économie générale, et surtout monétaire, comme la plupart des ingénieurs de sa génération. Ses vues seront toutefois marquées par celles du grand économiste à la suite des travaux du fameux rapport.
Les pages qu’Henri Teissier du Cros consacre à Polytechnique couvrent un vaste champ, puisque l’auteur nous prépare à l’entrée de Louis Armand dans cette école en remontant à l’œuvre de la Convention et qu’il explique, avec un certain bonheur, les rapports entre l’enseignement qui s’y trouve dispensé et l’état des sciences. Déjà, en 1850, on dénonçait « la tendance aux abstractions qui porte les élèves à considérer l’expérience comme un corollaire, souvent un corollaire insignifiant, des théories préconçues […] partout et toujours l’expérience vient après la formule […] ». Henry Le Chatelier trouvait déplorable la mécanique rationnelle. En son temps, Louis Armand a dû souffrir de l’abstraction ; lui qui n’était pas porté aux spéculations estimait que la pensée scientifique moderne se distingue par une soumission de plus en plus grande à l’observation, et répétait que « la grande leçon de la technique, c’est qu’elle enseigne le respect de la réalité ». Teissier du Cros rappelle aussi que, dans Les Origines de la France contemporaine (1876-1894), Taine faisait déjà le procès du système des concours et des grandes écoles, dont l’École polytechnique est l’illustration. Une partie entière du livre, généralement bien informée, est consacrée à la réforme de l’X de 1956 et à ses suites, après la nomination de Louis Armand à la présidence de son conseil de perfectionnement. La qualité de l’enseignement est alors nettement améliorée, mais il a fallu un peu plus de dix ans pour faire éclater – et encore – la « conception centralisée et autoritaire de l’enseignement scientifique ». À bien des égards, cependant, l’École reste marquée par son histoire, mais je n’insisterai pas sur ce point.
Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir par lui-même les autres richesses de ce gros volume. Je voudrais conclure par une note plus personnelle. Il se trouve que Louis Armand, Jean Ullmo et François Teissier du Cros, le père de notre auteur, étaient de la même promotion de l’École polytechnique. La vie professionnelle de ce dernier a été consacrée à la recherche, en physique théorique. Jean Ullmo, fréquemment cité mais, en esprit, omniprésent dans l’ouvrage, a été – je l’ai dit – le compagnon de Louis Armand tout au long de sa vie. Le philosophe et l’homme d’action éclairé se complétaient remarquablement. Henri Teissier du Cros eut un rapport étroit avec Jean Ullmo. Son ouvrage lui est dédié, et ceux qui ont le souvenir de ce maître exceptionnel reconnaîtront sa marque dans beaucoup d’analyses que le livre développe. Pour cette raison, il est encore plus attachant.