Les Etats-Unis seront les grands gagnants de la guerre en Ukraine
Interview dans Les Echos le 9 décembre 2022
Le fondateur de la World Policy Conference, qui se tient cette fin de semaine à Abu Dhabi, et de l’Institut français des relations internationales (Ifri), se montre de nouveau très circonspect sur l’allié américain. Bien qu’ils fassent preuve d’un fort soutien à l’Ukraine, les Etats-Unis profitent d’une opportunité qui accroît, selon Thierry de Montbrial, la dépendance de l’Europe à Washington.
Les Européens viennent d’imposer un embargo sur le pétrole russe. Croyez-vous à l’efficacité des sanctions économiques ?
Dans sa réalité actuelle, l’Union européenne est inapte à la stratégie. Nous agissons au premier degré, c’est-à-dire sous l’emprise de l’émotion, au nom du bien et du mal. Avec deux instruments : les sanctions et les promesses d’élargissement de l’Union européenne . Les sanctions nous blessent à chaque fois un peu plus. Il se trouve qu’à chaque fois, nous devenons un peu plus dépendants des Etats-Unis qui font, eux, de la stratégie, en combinant froidement les valeurs et les intérêts. L’un de leurs objectifs est de devenir les maîtres du jeu dans le domaine de l’énergie .
Ce ne sont pas les Américains qui ont commencé la guerre en Ukraine. Au pire, ils profitent d’une opportunité…
Les deux sont vrais. Notez qu’ils n’ont jamais cherché à favoriser des solutions diplomatiques sur des questions comme la Crimée ou le Donbass. Il est vrai aussi que les Européens ne les y ont pas sérieusement encouragés. Les accords de Minsk ne pouvaient pas aboutir. Les Américains nous ont alertés mollement sur la possibilité d’une agression de la Russie en Ukraine, mais il n’y a pas eu de réflexion stratégique commune pour y parer. La préoccupation majeure outre-Atlantique, c’est la Chine.
La guerre d’Ukraine est d’abord apparue aux yeux des Américains comme une difficulté supplémentaire, puis ils l’ont vue comme une opportunité. Ce qui s’est traduit concrètement par l’élargissement de l’Otan , même si la Turquie freine les choses, sans état d’âme, dans son propre intérêt ; puis par la dépendance accrue de l’Union européenne vis-à-vis des Etats-Unis aussi bien en termes sécuritaires classiques que dans le domaine de l’énergie. Les Etats-Unis jouent remarquablement. J’aimerais que les Européens apprennent à devenir aussi bons stratèges qu’eux. C’est une question clé pour l’avenir de l’Union européenne.
Pourtant, à court terme, les Américains sont gênés par une forte inflation ?
Mais on voit bien que Joe Biden s’en tire magnifiquement avec son plan anti-inflation , que nous n’aimons pas. Sur le long terme, les Américains sont évidemment gagnants. Et ils vont tout faire pour nous aligner derrière eux, face à la Chine.
Quand la guerre sera terminée, les pressions pour un élargissement effectif et rapide de l’Union européenne seront considérables et sa gouvernance risquera de se trouver paralysée.
Et le deuxième instrument, l’élargissement de l’Union européenne ?
L’Union européenne est fragilisée. Nous sommes dans une phase d’accélération tous azimuts. On risque de se retrouver encore plus dépendants pour notre sécurité. Quant à l’économie, je doute de la capacité européenne à faire émerger une stratégie cohérente sur le plan commercial et industriel par exemple. Il est tellement plus simple pour la plupart des pays membres de s’en remettre à celle que Raymond Aron appelait la République impériale.
L’autonomie stratégique peut-elle devenir réalité ? Je l’espère ardemment, mais… Quand la guerre sera terminée, les pressions pour un élargissement effectif et rapide de l’Union européenne seront considérables et sa gouvernance risquera de se trouver paralysée, d’autant plus que le nationalisme et le souverainisme ont de beaux jours devant eux. Qui peut sérieusement nier ce diagnostic ?
Vous parlez de risque vital alors que l’UE a eu des réactions politiques fortes, face à la pandémie, la guerre d’Ukraine, la crise de l’énergie ?
Les deux ne sont pas incompatibles. Là, vous parlez d’une réaction dans l’urgence. Dans le cas de la santé, c’était la panique. Il était dans l’intérêt général immédiat de réagir ensemble. Cela a été un vrai succès. Il y a quelques semaines, j’ai été très frappé par le discours de Prague d’Olaf Scholz sur l’élargissement. Dans la phase héroïque de la Communauté européenne, on envisageait un nouvel élargissement seulement si on avait réussi l’approfondissement de la phase précédente, pour que l’étape suivante soit un succès. C’était le bon sens.
Nos amis américains prennent toujours leurs décisions en pensant ‘America First’.
Actuellement, par facilité, on pratique la fuite en avant, parce qu’on espère qu’on pourra toujours se débrouiller pour faire traîner les choses. Il faut aussi comprendre que l’Europe est culturellement très diverse. Il existe des fractures profondes héritées de la chrétienté, entre le Nord et le Sud, entre l’Ouest et l’Est. L’Europe actuelle fonctionne mal, comme on le voit par exemple à propos des migrations . Je crains que les divisions déjà apparentes s’aggravent. Sur vingt ou trente ans, tout peut basculer. On ne peut progresser que prudemment et en réfléchissant à chaque étape à toutes les conséquences des décisions que l’on prend ou même des annonces que l’on fait, en résistant aux pressions.
Si l’Europe ne continue pas de se construire, comment peut-elle résister à des volontés impérialistes ?
Les opinions publiques de l’Ouest sont orientées par l’idéal de la paix par la loi, que dénonçait déjà Raymond Aron, et qui malheureusement reflète une méconnaissance de la nature du droit international. L’idéologie peut être une grande source d’erreur. Il serait tragique que la construction européenne, avec les meilleures intentions du monde, devienne une tour de Babel. Elle est un joyau du XXe siècle, un nouveau type d’unité politique, porteur en effet, à l’échelle planétaire, de l’idéal de la paix par la loi. Mais à la condition de laisser du temps au temps.
Les divergences d’intérêts entre la Russie et le monde occidental sur l’Ukraine auraient pu se résoudre autrement. Les accords de Minsk ont rendu le problème insoluble. Et les Occidentaux ont rejeté l’idée d’une nouvelle conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Il n’y a pas de déterminisme en histoire. Aujourd’hui, je crains pour l’avenir de l’Union européenne elle-même. Or les intérêts des Etats-Unis et des Européens ne convergent qu’en partie. Nos amis américains prennent toujours leurs décisions en pensant « America First ». Ayons le courage de poser toutes ces questions à voix haute.
L’un des objectifs de la visite d’Emmanuel Macron à Washington était de résister au protectionnisme industriel américain. Nous ne sommes pas totalement aveugles ?
Biden nous propose de faire comme eux. Derrière une exquise politesse, c’est le pot de fer contre le pot de terre . Je répète que les Américains ont un sens extrêmement aigu de leurs intérêts, et l’on ne saurait le leur reprocher. Ce sont des bulldozers. Comment une Union européenne aussi divisée peut-elle créer un rapport de force sur ces questions de concurrence ? Nous ne sommes même pas unis sur le front de l’énergie .
L’idée de plus en plus explicite est de transformer l’Alliance atlantique en une alliance anti-démocratures en tout genre. Ce n’est pas l’intérêt des Européens.
Les Américains veulent également nous engager dans un face-à-face avec la Chine…
Nous sommes dans une plus mauvaise situation qu’il y a trois ans, au moment où l’Ifri avait fait de cette question le thème de son 40e anniversaire. Les Etats-Unis ont réagi stratégiquement à la guerre d’Ukraine en nous alignant derrière eux. C’est ainsi que je comprends l’idée de plus en plus explicite de transformer l’Alliance atlantique en une alliance anti-démocratures en tout genre.
Ce n’est pas l’intérêt des Européens, comme le montrent les voyages d’Olaf Scholz et de Charles Michel à Pékin . Mais le reste du monde ne veut pas non plus s’aligner. En Inde, en Asie de l’Est et du Sud-Est ou en Asie Centrale, pas un dirigeant ne veut être obligé de choisir. Je vous parle de processus non pas de court mais de moyen terme où nous risquons de nous trouver de plus en plus contraints de renoncer à notre propre capacité de jugement face aux grandes crises du XXIe siècle.
Les opinions publiques occidentales sont enclines à résister à la Chine…
Il faut distinguer deux problèmes. Comme les Américains, les Européens ont évidemment intérêt à ce que la question de Taïwan ne se résolve pas par la force, à ce que la liberté de navigation soit préservée, et donc à ce qu’un équilibre des forces, stable, s’établisse entre les Etats-Unis et la Chine. Sur le plan économique, nous aurions théoriquement tous avantage à l’établissement de règles du jeu équitables tant pour le commerce que pour les investissements. Mais les intérêts des Etats-Unis et ceux des Européens face à la Chine ne se recouvrent pas entièrement. C’est pourquoi on ne parvient pas à restaurer l’esprit et la réalité du multilatéralisme. Il est plus que temps que les Européens s’éveillent.
Son actualité
Pour sa quinzième édition, la World Policy Conference rassemblera près de 200 personnalités expertes dans le domaine des relations internationales à Abu Dhabi ce week-end. Si la guerre d’Ukraine va dominer les échanges, les questions du Sahel, de la rivalité sino-américaine, le futur de l’Union européenne ou encore les questions climatiques seront à l’ordre du jour de ce forum consacré à l’amélioration de la gouvernance mondiale.
Son parcours
Fondateur de la World Policy Conference comme du premier think tank français de relations internationales (Ifri) en 1978, Thierry de Montbrial a d’abord été directeur du Centre d’analyse et de prévision (CAP) du ministère des Affaires étrangères qu’il a aussi créé. Ancien élève de l’Ecole polytechnique, dont il a dirigé le département en sciences économiques, il est également docteur en économie de l’université de Californie à Berkeley.
Interview publiée sur le site des Échos. Propos recueillis par Virginie Robert et Vincent Collen.