L’École polytechnique et les penseurs de l’action
Discours prononcé sous la coupole de l’Institut de France, à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la création de l’École polytechnique, le 22 mars 1994
Célébrer, c’est aussi réfléchir. Polytechnique a deux cents ans. S’il fallait trouver un seul mot pour la caractériser, pourrait-on dire autre chose que ce qu’elle est, une école d’ingénieurs ? Ingénieur : le mot vient de l’ancien français engeignor, dérivé de engin, d’après le latin ingenium. Il véhicule le double sens de talent, d’intelligence, d’adresse, voire de ruse, et celui d’instrument ou de machine, machine de guerre à l’origine. Le même mot est utilisé pour désigner l’activité d’Archimède, de Léonard de Vinci, de Vauban, ou celle du cadre qui dirige l’exécution de grands travaux. L’ingénieur doit domestiquer la matière pour le service des hommes. Scientifique parce qu’il lui faut comprendre les lois de la nature, il est aussi organisateur et économiste. Organisateur, car l’exécution de grands ouvrages est un travail essentiellement collectif. Économiste, car toute réalisation humaine résulte d’un arbitrage entre une utilité est un coût. L’ingénieur se situe à la fois sur le plan des choses et sur celui des êtres. Physicien au sens de Diderot, celui « qui connaît et qui étudie la Nature, qui rend raison de ses effets », l’ingénieur, lorsqu’il atteint les sommets de son art, doit maîtriser non seulement l’économie, c’est-à-dire la science de l’utilisation optimale des ressources rares, mais aussi la sociologie, c’est-à-dire l’étude objective des faits sociaux humains, au sens de Le Play et de Durkheim.
Homme de synthèse, penseur et acteur donc stratège, l’ingénieur, au sens le plus élevé, est nécessairement cultivé. Inculte, le sujet le plus doué perd le sens des proportions, de la mesure, des valeurs et des finalités. C’est un équilibre de qualités qui fait un grand ingénieur. Plus qu’un technicien accompli, ou plutôt différemment, l’ingénieur ainsi entendu est surtout un poly-technicien. Depuis deux siècles, notre École a l’immense ambition de sélectionner et de préparer une élite à cette fin. Elle a dans l’ensemble bien accompli sa mission et devrait continuer de servir le pays à une époque où l’inéluctable morcellement des spécialisations rend de plus en plus nécessaire la préparation à l’exercice de la synthèse.
Le plus grand des polytechniciens français, avant la création de l’établissement que nous célébrons aujourd’hui, fut sans doute le maréchal de Vauban, à la fois inventeur, combattant, organisateur, stratège, mais aussi – on l’oublie trop souvent – économiste : son Projet d’une dîme royale, rédigé en 1698 mais publié seulement 1707 (et aussitôt interdit par la police), proposait d’instaurer un impôt unique dont aucun privilégié n’eût été exempté. Grand connaisseur de la France, qu’il sillonnait constamment, Vauban était conscient de la misère du peuple. Sa réflexion sur la fiscalité devait en découler. En 1689, le futur maréchal de France n’avait pas hésité à dénoncer les dangers de la révocation de l’édit de Nantes. Si je cite ce grand polytechnicien avant la lettre, c’est pour montrer comment l’art de l’ingénieur conduit nécessairement à une réflexion d’ensemble sur la société. De fait, la plus prestigieuse de nos écoles d’ingénieurs a apporté une contribution substantielle aux disciplines auxquelles l’Institut de France donne la belle appellation de sciences morales et politiques.
Le premier siècle de l’École polytechnique fut dominé en politique par le phénomène révolutionnaire, en économie par le développement industriel, en même temps que celui des sciences exactes et naturelles. Ces prodigieux événements marquèrent tous les penseurs contemporains. Parmi eux, Auguste Comte (1798-1857) tient une place singulière. Admis à l’École en 1814, il fut l’un des animateurs de la rébellion de 1816, sanctionnée par le licenciement collectif des élèves. Il devint alors le secrétaire et le collaborateur de Saint-Simon, entre 1817 et 1824, jusqu’à ce que la brouille éclate, comme il arrive entre maître et disciple, entre père et fils. Psychiquement fragile, ce misogyne redoutable au début de sa vie se convertit au culte de la femme après son amour platonique avec Clotilde de Vaux ; ce maniaque, à la fin de sa vie, pesait sa nourriture quotidienne à cinq grammes près ; ce mégalomane, en 1854, voulait abattre la colonne Vendôme et la remplacer par sa propre statue ; celui que certains considèrent encore comme le plus illustre des polytechniciens fut en tout cas un personnage hors du commun. Sa conception de l’unité humaine prend trois formes. Dans Les Étapes de la pensée sociologique, Raymond Aron les décrit ainsi : « La société qui est en train de se développer en Occident est exemplaire ; l’ensemble de l’humanité s’engagera sur la route qui suit l’avant-garde occidentale. L’histoire de l’humanité est l’histoire de l’esprit en tant que devenir de la pensée positive ou encore l’apprentissage du positivisme pour l’ensemble de l’humanité. L’histoire de l’humanité est le développement et l’épanouissement de la nature humaine . » Auguste Comte, écrit Raymond Aron, est « d’abord et avant tout le sociologue de l’unité humaine et sociale ».
Être positif, c’est découvrir les lois qui gouvernent les phénomènes. La méthode positive doit s’étendre à tous les aspects de la pensée, aussi bien aux mathématiques et à la physique qu’à la morale ou la politique. L’histoire de l’intelligence va du fétichisme au positivisme. Toutes les sciences convergent vers la sociologie, science de l’entendement, science de l’espèce humaine. Pour Comte, « le sociologue est une sorte de prophète pacifique, qui instruit les esprits, rassemble les âmes et secondairement est lui-même le grand prêtre de la religion sociologique » (Aron). Selon ses formules célèbres, « l’humanité se compose de plus de morts que de vivants », et « les morts gouvernent de plus en plus les vivants ». Entendons par là que « ceux-là seuls constituent l’humanité, ceux-là seuls survivent dans l’humanité que nous devons aimer, ceux qui sont dignes de ce qu’il appelle l’immortalité subjective. En d’autres termes, le Grand Être qu’Auguste Comte nous invite à aimer, c’est ce que les hommes ont eu ou ont fait de meilleur, c’est finalement, d’une certaine façon, ce qui en l’homme dépasse les hommes ou, tout au moins, ce qui, en certains hommes, a réalisé l’humanité essentielle. » (Aron)
Théoricien de la société organisée et même ordonnée en vue du progrès, apôtre de la réforme intellectuelle comme préalable à la réforme sociale, champion de ce que l’on a appelé la méritocratie, ni libéral ni socialiste à la manière du catholicisme social, Auguste Comte a séduit en notre siècle des personnalités aussi différentes que Maurras et Alain. Son œuvre, comme celles de tous les philosophes qui ont prétendu découvrir la loi du devenir historique – à commencer par celle de Hegel –, continue d’exercer une réelle fascination. Lorsqu’en 1977, après le transfert de l’École polytechnique à Palaiseau, on installa sur les locaux de la montagne Sainte-Geneviève un Institut pour les sciences de l’action, le gouvernement lui donna le nom d’Auguste Comte. L’idée en avait été conçue en 1975 par une commission du conseil d’administration de l’École que j’eus l’honneur de présider. Malheureusement, l’application ne fut pas conforme au projet ; et, les vicissitudes de la politique aidant, l’Institut Auguste-Comte fut aboli en 1980, avant d’avoir pu trouver son équilibre.
L’influence de Saint-Simon sur les polytechniciens fut profonde et durable. À travers Auguste Comte évidemment. À travers, aussi, des hommes comme Prosper Enfantin (1796-1864) et Jean Reynaud (1806-1863). Enfantin, chef d’une secte saint-simonienne, la Communauté de Ménilmontant, militant excentrique de l’émancipation de la chair, n’avait rien perdu de son enthousiasme d’antan lorsqu’il écrivait, la soixantaine passée, que, « en fait, les compagnies de chemin de fer, les machines à vapeur, les communications électriques constituent déjà en quelque sorte un appareil nerveux nouveau, merveilleux signe du lien que Dieu veut établir entre tous les organes [de l’humanité] ». Naïf aussi – comme le sont tous ceux qui n’ont pas compris que les phénomènes de guerre et de paix, ou encore les phénomènes économiques et sociaux, ont leur propre logique. Enfantin croyait que la paix perpétuelle résulterait du machinisme triomphant. Il se contentait d’un slogan : Si vis pacem, para pacem. Aujourd’hui encore, beaucoup d’intellectuels pensent que la croissance économique et la justice sociale suffisent à fonder la paix. Ce n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai.
Reynaud, ingénieur du corps royal des Mines, qui ne pratiqua jamais sa profession (il ne fut pas le seul !), missionnaire saint-simonien puis homme de lettres ou plutôt philosophe, auteur – déjà – d’un projet de création d’une École nationale d’administration, eut des lecteurs aussi éminents et divers que Michelet, Flaubert, George Sand, Taine, Baudelaire, Quinet, Blanqui et Hugo. Il fut très lié à Le Play.
Mais le disciple le plus notable de Saint-Simon fut Michel Chevalier (1806-1879), major de l’X et ingénieur des Mines. Sa vie illustre bien les dimensions éclatées du saint-simonisme, l’utopisme le plus extravagant et le réalisme le plus affirmé. « On peut dire des saint-simoniens, écrit Jules Simon, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques dans sa notice sur la vie et les travaux de Michel Chevalier, lue en 1889, qu’ils ont été en industrie des penseurs originaux et féconds ; en socialisme, des utopistes ; en philosophie et en religion, des impuissants. »
Rédacteur du journal saint-simonien Le Globe, de 1830 à 1832, Chevalier, alors sectateur enthousiaste d’Enfantin, y avait prôné la libération des femmes, la liberté sexuelle totale et la vie communautaire. Son extravagance lui valut un emprisonnement de quelques mois. Mais le même homme sera plus tard le conseiller économique écouté de Napoléon III et il jouera sous le Second Empire un rôle important dans la constitution du système bancaire. Il sera aussi un ardent partisan de l’entreprise du tunnel sous la Manche (déjà !) dont il présidera le conseil. Il sera surtout l’un des principaux artisans du traité franco-anglais de 1860, qui devait ouvrir une brève parenthèse dans la politique protectionniste traditionnelle de la France. Ses Lettres sur l’Amérique du Nord, envoyées régulièrement au Journal des débats et publiées en volumes en 1836, lui ont valu le surnom de « Tocqueville de l’économie ». Il sera journaliste, grand voyageur, conseiller d’État, professeur au Collège de France (chaire d’économie politique) où il enseignera entre 1841 et 1852, puis entre 1866 et 1878. La notice de Jules Simon commence ainsi : « Messieurs, M. Michel Chevalier a eu un rôle important dans l’histoire de l’école saint-simonienne et dans l’histoire des traités de commerce de 1860. N’y eût-il que ces deux raisons, on pourrait dire que sa vie et ses travaux font partie de l’histoire générale du siècle. »
Moins flamboyant que les saint-simoniens, Frédéric Le Play (1806-1882) occupe une place égale sinon supérieure à celle d’Auguste Comte comme fondateur de la sociologie. Comme son contemporain Michel Chevalier, ingénieur du corps des Mines, professeur, conseiller d’État et globe-trotter, Le Play organisa l’Exposition universelle de 1867. Napoléon III le remercia en le nommant sénateur. Mais, surtout, Le Play jeta les bases de la sociologie empirique dans son monumental ouvrage en six tomes sur les Ouvriers européens (1855) . Fourier, Saint-Simon et Comte philosophaient en utilisant la terminologie de la science. Le Play faisait de la science en s’abstenant de philosopher. Il fut, bien avant Durkheim, le véritable fondateur de la sociologie scientifique, même s’il ne se considérait pas comme un sociologue, mais plutôt comme un économiste social. Son œuvre est fondée sur l’étude comparative des faits sociaux. C’est Le Play et non pas Durkheim qui a introduit ce concept. Son étude repose sur l’observation des phénomènes et donc sur la statistique. On retrouve l’influence et peut-être en partie les inspirations d’Auguste Comte, mais cette fois sous la plume d’un vrai homme de science, lorsqu’il écrit : « L’harmonie dans les théories politiques se rétablira par la force même des choses, lorsque l’observation du corps social aura été tellement perfectionnée, et lorsque les faits auront été si bien mis en harmonie, qu’il ne soit plus possible à des hommes instruits d’ignorer aucun fait important, ni à des hommes raisonnables de porter deux jugements différents sur un même fait. Telle est la haute mission réservée à la statistique lorsque cette dernière sera définitivement constituée, et lorsqu’elle occupera, comme moyen d’éducation et de gouvernement, la place qui lui est due. » Pour Le Play, la famille est la véritable molécule sociale. Ce n’est pas l’individu que doit envisager l’économie sociale, mais l’homme en société. La plus petite société, celle qui, en se multipliant, fait le corps humain, c’est la société domestique ou la famille. En bon statisticien, Le Play recherche les familles « moyennes » représentatives. Dans Les Ouvriers européens, il sélectionne environ quarante-cinq cas, répartis sur l’ensemble du continent et donc très divers. Il analyse leur situation, leurs relations avec leur environnement. Il étudie en détail leurs budgets de consommation dont il décompose les variations. Il s’intéresse aux effets désorganisateurs sur la famille des nouvelles forces économiques et sociales. Il établit la classification célèbre en trois types de base : la famille patriarcale, la famille instable et la famille souche. À partir de ce noyau qu’est la famille, Le Play se penche sur bien d’autres types de communautés, notamment les religions, les associations, les corporations ou les gouvernements. Son but ultime et ambitieux est de jeter les bases de la « réforme sociale » qu’il entend « déduire de l’observation comparée des pays européens » afin de « substituer aux luttes stériles, suscitées par les vices de l’Ancien Régime et les erreurs des révolutions, une entente féconde fondée sur l’observation des faits sociaux ».
Après Auguste Comte et Frédéric Le Play, fondateurs de la sociologie, après Michel Chevalier, économiste politique, il faut parler de Jules Dupuit (1804-1866), le créateur du calcul économique moderne et de ce que l’on appelle aujourd’hui l’économie politique. Cet ingénieur des Ponts et Chaussées mit notamment au point de nouvelles méthodes de construction des routes empierrées. Dans l’exercice de son métier, il s’interrogea sur la rentabilité des infrastructures et publia, en 1844, un mémoire intitulé De la mesure de l’utilité des travaux publics qui fonde sa célébrité. Pour résoudre son problème, Dupuit réinvente le concept de fonction de demande – introduit en fait par Cournot dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, publiées en 1838 –, et s’en sert pour donner un contenu opérationnel au concept d’utilité. Il parvient alors à définir une grandeur mesurable, le surplus, qui est au consommateur ce que le profit est au producteur. Le surplus a la même dimension que le profit, le produit d’un prix par une quantité. On obtient le surplus total d’une collectivité en additionnant les surplus de ses membres, surplus des consommateurs et profits des producteurs. Le but de l’activité économique et de maximiser le surplus total. Un siècle après Dupuit, François Divisia pouvait écrire : « Devançant de loin les psychologues de l’école autrichienne, il y a le père de cette notion d’utilité marginale […] qui domine toute l’étude de la valeur. Mais, ingénieur, si Dupuit a conçu cette importante notion, c’est uniquement pour l’utiliser, et il en a tiré toutes sortes de conséquences importantes. »
De tous les hommes que j’ai cités jusqu’ici, Le Play devait avoir la plus grande postérité intellectuelle directe. Émile Cheysson (1836-1910), sorti de l’X dans le corps des Ponts et Chaussées, mena de front une carrière d’ingénieur, d’enseignant (à l’École des Mines et à l’École des sciences politiques) et d’auteur. Dans son œuvre, la filiation de Le Play est évidente. Il avait fait sa connaissance comme directeur du service des machines à l’Exposition universelle de 1867 et avait été conquis par la personnalité comme par les idées du grand homme. « Cette phase de sa carrière, a-t-il écrit, a décidé du reste de sa vie. » Cheysson insiste ainsi sur l’importance de la famille, les vertus du patronage, l’harmonie nécessaire entre patrons et ouvriers. Tout chef d’entreprise devrait recevoir une formation sociale et s’entourer d’« ingénieurs sociaux ». Cheysson se livre également à des critiques féroces contre l’État qui « voit de loin et de haut ». Pour aider les individus désarmés devant « les affaires complexes et touffues », il se réfère, comme son maître, à la formule anglaise des associations qui s’est développée « sans appareil légal et par la seule influence des mœurs ». À Le Play, Cheysson emprunte également sa méthode, la monographie, et ce que nous appelons aujourd’hui la statistique descriptive. Il exerça un rôle actif au sein de la Société statistique de Paris fondée en 1860 par un groupe de statisticiens et d’économistes dont Michel Chevalier. Cette société savante jouera jusqu’en 1930 (en fait jusqu’à la création des grandes administrations et des écoles statistiques) un rôle important comme lieu de rapprochement entre statisticiens. Son œuvre la plus originale est sans doute la Statistique géométrique publiée en 1885, dans laquelle Joseph Schumpeter avait décelé l’esprit qui devait animer plus tard les recherches économétriques. Il s’agit d’une « méthode pour la solution de problèmes commerciaux et industriels » dont le but est « d’indiquer avec sûreté, dans bien des cas, la solution la meilleure et de mettre aux mains du commerçant une sorte de fil conducteur qui l’empêche de s’égarer dans l’obscur dédale des faits ». Le principal problème étudié par Cheysson est celui du « tarif avantageux » – nous dirions aujourd’hui la tarification optimale. Pour le résoudre, il fait appel à deux notions « expérimentales », c’est-à-dire déduites des faits : la « courbe des débouchés » et la « courbe des frais de production ». La première est ce que nous appelons de nos jours la « fonction de demande », qui relie la consommation d’un bien à son prix, et la seconde, la « fonction de coût ». Pour déterminer le « tarif avantageux », Cheysson déduit la courbe du produit net par simple différence entre le produit brut et les frais de production. Le point le plus élevé de la courbe donne le tarif optimal. La statistique géométrique est appliquée au calcul de la taxe sur les alcools et les tarifs douaniers. Cheysson aborde aussi des problèmes plus ambitieux, tels que la fixation des salaires. La courbe des débouchés peut alors être assimilée à une courbe de demande décroissante avec le salaire. Notre auteur introduit également une courbe d’offre de travail. Il est, semble-t-il, le premier à publier de telles interprétations de la loi de l’offre et de la demande.
Dans son flirt avec l’économie mathématique, Cheysson avait été précédé par Dupuit et surtout Cournot, ce qui donna lieu à une correspondance intéressante entre l’auteur de la Statistique géométrique et le grand Léon Walras lequel, on s’en souvient, avait échoué au concours d’entrée à l’X et avait trouvé refuge à Lausanne dont il ne put jamais quitter l’université faute de trouver un poste en France. Sa lettre à Cheysson du 24 mai 1886 mérite d’être citée entièrement :
« Monsieur et cher collègue,
Votre courbe des débouchés qui, en effet, “joue en industrie un rôle capital et se prête, quand on la possède, à la solution des problèmes les plus vitaux” est exactement celle qui a été produite pour la première fois (à ma connaissance) en 1838, sous le nom de courbe du débit par M. Cournot qui en a fait l’usage le plus ingénieux et sous certaines réserves le plus fécond dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses.
M. Cournot pose, comme vous, cette courbe empiriquement et il en tire en particulier toute la théorie du maximum du produit brut et du maximum du produit net dans la forme analytique. Dans mes Éléments d’économie politique pure, j’ai cru devoir déduire rationnellement une courbe si importante du système général des équations de l’échange et de la production et je m’en suis servi pour faire la théorie des tarifs et celle du monopole : cette dernière sous forme arithmétique dans les 59e, 60e, 61e leçons. Je crois donc pouvoir dire qu’elle est une chose faite depuis longtemps qu’il n’y avait plus à l’introduire dans la science.
Je me suis promis, en prenant la plume, de me borner à vous signaler les faits que je viens (d’écrire) et de m’abstenir de toute homélie sur la convenance et la nécessité, quand on traite un sujet, d’être aussi au courant que possible de la bibliographie et de la littérature de ce sujet. Mais je ne saurais pourtant vous dissimuler qu’en me plaçant au point de vue des mœurs et des habitudes scientifiques peu observées en France, mais auxquelles je suis très attaché, je trouve que l’absence du nom de Cournot au début de votre publication est une circonstance fâcheuse.
Agréez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments respectueux et bien dévoués. »
Dans sa réponse, datée du 26 mai, le pauvre Cheysson écrit : « J’ignorais – je l’avoue à ma honte – ce qu’avait fait dans cette voie Cournot et ce que vous aviez fait vous-même. » Il ajoutait : « J’ai donc eu le tort de ne pas savoir ce que j’ignorais et de retrouver tout seul par mes réflexions personnelles ce que d’autres avaient trouvé avant moi sous d’autres formes et pour d’autres applications. »
L’incident méritait d’être rappelé pour deux raisons. Cheysson était profondément honnête ; mais, trop occupé par son métier d’ingénieur, il restait à l’écart de la vie scientifique. En fait, au XIXe siècle et plus encore au XXe, beaucoup de polytechniciens, ignorant la littérature, ont redécouvert des idées et des concepts déjà bien établis et connus des universitaires. Le mariage de la pensée et de l’action est souvent fécond, mais peu d’esprits parviennent à courir avec succès plusieurs lièvres à la fois. La deuxième raison de rappeler l’incident est que la remarque de Walras sur les « mœurs et les habitudes scientifiques peu observées en France » conserve, un siècle après, toute sa valeur. Dans notre pays, le pillage intellectuel ou le plagiat restent trop souvent considérés comme une peccadille sans importance.
Ce qui fait l’intérêt de l’œuvre de Cheysson et de son rappel, c’est d’une part la volonté de conjuguer l’économique et le social, d’autre part, de fonder les sciences morales et politiques sur l’observation statistique des faits. Malgré sa Statistique géométrique, Cheysson demeura très réservé sur l’utilisation des mathématiques dans ces domaines. On trouve chez lui, comme chez Le Play, l’idée d’une opposition entre mathématiques et liberté : « Ce serait à coup sûr une prétention vaine, écrit-il, que de vouloir mettre en équation tous les problèmes où l’homme est directement en jeu avec sa nature “ondoyante et diverse”. Pour ces problèmes, en effet, la plupart des éléments qui interviennent dans le résultat définitif ne se laissent ni peser ni mesurer ; ils n’ont pas de “mètre” et, dès lors, ils échappent à la prise des mathématiques. » En cette fin de XXe siècle, le débat épistémologique sur l’emploi des mathématiques dans les sciences sociales reste ouvert, débat d’initiés cependant ; car on ne peut y participer utilement à moins de connaître et les unes et les autres. Au XIXe siècle, peu de vrais mathématiciens se sont en fait intéressés à l’économie mathématique naissante. Joseph Bertrand (1822-1900), Henri Poincaré (1854-1912), tous deux polytechniciens, constituent des exceptions. Le premier a produit en 1883 une critique des « pseudo-mathématiciens », où il s’en prend aux Recherches de Cournot et à la Théorie mathématique de la richesse sociale de Walras et propose une révision de la théorie du duopole de Cournot à laquelle son nom reste attaché. Le second a échangé quelques lettres avec Walras, où il admet la théorie ordinaire de l’utilité et la compare avec la notion physique de température.
Les positions dogmatiques contre les mathématiques dans les sciences sociales ont exercé des effets pervers. Alors que la France, de Pascal à Laplace, avait joué un rôle majeur dans la naissance du calcul des probabilités, elle resta absente dans le développement de la statistique mathématique au long du XIXe siècle. Auguste Comte se déchaîna contre la prétention d’appliquer aux sciences sociales une « illusoire théorie mathématique des chances », et le mathématicien Poinsot (X 1794), qui avait suivi les conférences du fondateur du positivisme, attaqua les efforts de Poisson (X 1798) qui s’efforçait, en 1835, d’appliquer la théorie des probabilités aux statistiques judiciaires. Cournot lui-même était sceptique en la matière ; au demeurant il développe une argumentation infiniment plus solide que les anathèmes de Comte.
L’économétrie est donc née sans la France. Une exception mérite cependant d’être mentionnée, Marcel Lenoir (1881-1927), un ingénieur du corps des Mines qui fit l’essentiel de sa brève carrière à la Statistique générale de France à partir de 1908. Depuis la fin du XIXe siècle, de plus en plus d’économistes tentent de construire et d’estimer des courbes de demande. Lenoir partage avec Henry Moore la paternité de l’approche moderne de cette question. Sa thèse, publiée en 1913, est intitulée Études sur la formation et le mouvement des prix. Dans la première partie, il expose la théorie des prix et présente les contributions de Walras, Pareto, Marshall, Colson et Cheysson. C’est la première fois qu’un économiste français utilise le diagramme d’Edgeworth-Pareto. On y trouve également l’idée de l’agrégation statistique des courbes de demande individuelles, reprise plus tard par René Roy. La seconde partie de l’ouvrage est une analyse statistique des mouvements des prix et des quantités. Lenoir expose les résultats de la statistique mathématique anglaise (Pearson, Galton, etc.) : décomposition des séries temporelles en une composante régulière (un trend qui est une moyenne mobile de neuf ans) et une composante oscillante ; équations de régression, simple et multiple ; coefficients de corrélation multiple. Il se livre alors à des estimations statistiques de courbes de demande pour le café, le charbon, le blé, le coton. Lenoir est également le premier à poser le problème de l’identification. Il montre par une étude graphique que, si l’on cherche à ajuster une droite prix-quantités à l’aide de séries temporelles, on ne sait pas a priori si la droite ajustée correspond à la courbe de demande, à la courbe d’offre ou à une combinaison des deux. Lenoir a ainsi assuré la liaison entre la théorie économique et la théorie statistique, qui allait conduire à l’économétrie, domaine où s’illustrèrent plus tard de nombreux polytechniciens.
Le dernier des grands pionniers polytechniciens de l’économie fut Clément Colson (1853-1939), ingénieur des Ponts et Chaussées, membre du Conseil d’État dont il fut le vice-président entre 1923 et 1928, professeur à l’École des hautes études commerciales, à l’École des ponts et chaussées, à l’École des sciences politiques (où il cédera sa chaire à Jacques Rueff en 1933) et surtout à l’École polytechnique où il enseigna entre 1914 et 1928 un cours d’« économie politique et sociale », dont la moitié environ porte sur l’économie proprement dite et l’autre moitié sur les questions ouvrières. Colson présida le Conseil de la statistique générale de France de 1918 à 1936 ainsi que la Société de statistique en 1929. Il fut membre de l’Econometric Society dès sa fondation. En 1910, il succéda à Cheysson à l’Académie des sciences morales et politiques. Convaincu, dans le sillage de Le Play, qu’un économiste digne de ce nom se doit d’être en même temps sociologue, Colson était également juriste. Il a profondément réfléchi sur les principes et les fondements de la vie des hommes en société. Il a élaboré une véritable philosophie sociale . Son libéralisme était fondé sur l’expérience et la pratique, autant que sur la théorie. C’est ainsi qu’il avait accumulé un dossier très riche sur les bévues commises par les gouvernements français dans les années 1910, et notamment l’aide à la marine à voile pour lutter contre la progression de la marine à vapeur. Son Cours d’économie politique ne contient dans le détail aucun apport vraiment original. Tout son intérêt tient dans la synthèse monumentale qu’il constitue. Ce cours est le premier en France qui contienne des éléments d’économie mathématique (quoique lui aussi se méfiât, à juste titre, de l’application irresponsable des modèles abstraits), notamment la loi de l’offre et de la demande et la théorie des surplus dans la lignée de Dupuit. Sa théorie de la répartition des facteurs de production s’inscrit dans la logique de l’équilibre général. Il tente aussi d’estimer la richesse sociale et inspirera les travaux de Divisia sur l’épargne. Colson justifie son approche en termes d’agrégats en évoquant la loi des grands nombres. Il oppose un déterminisme statistique à l’indéterminisme individuel. En cela il sera suivi par son élève Jacques Rueff et par François Divisia, son successeur à la chaire de l’École polytechnique. Ce dernier avancera le premier l’idée d’une différence de nature entre la méthode « microcosmique » et la méthode « macrocosmique ». Aujourd’hui, on parle de microéconomie et de macroéconomie.
Avec Colson, nous entrons dans le XXe siècle où le rôle des polytechniciens dans la pensée économique n’a pas cessé de s’accroître. Cinq personnalités dominent la génération trempée par la Grande Guerre : François Divisia (1889-1964), René Roy (1894-1977), Jacques Rueff (1896-1978), Alfred Sauvy (1898-1990) et Pierre Massé (1898-1987). Roy, Divisia et Rueff contribuèrent à la mise en place de l’Econometric Society. Comme Sauvy, ils participèrent à X-Crise (1931-1939), fondé par Gérard Bardet, André Loizillon et John Nicoletis. Ce groupe de travail, ou plutôt ce club, s’est rapidement étoffé. Il prendra le nom de Centre polytechnicien d’études économiques, le CPEE. Animé par les tendances les plus diverses (autour d’un fleuve « centriste », on y distingue un puissant courant libéral avec Colson, Divisa et Rueff, et un non moins vigoureux courant socialiste avec Nicoletis, Moch et Sauvy), il constituera un véritable vivier d’idées qui ont nourri certaines politiques des gouvernements Blum et Daladier ainsi que du gouvernement de Vichy. Mais beaucoup de ces idées n’ont pris corps qu’après la Seconde Guerre mondiale : élaboration de la comptabilité nationale, développement de l’analyse conjoncturelle, mise en place de la planification indicative, et même création de l’École nationale d’administration. Parmi les nombreux polytechniciens actifs au sein d’X-Crise, Jean Ullmo (1906-1980) occupe une place importante et cependant méconnue. On lui doit notamment la rénovation de l’enseignement de l’économie à l’École après 1968. Son enthousiasme, son humanisme, sa foi dans le progrès de l’homme par l’exercice de la raison détermineront la vocation de nombreux polytechniciens. Sa générosité de cœur et son intelligence continuent de rayonner, tant est vraie cette puissante maxime de l’Écriture que l’amour triomphe de la mort.
Les économistes polytechniciens du XIXe siècle ont été marqués par les révolutions. Ceux du XXe poursuivront leur quête de rationalité – à travers notamment le développement du calcul économique – et continueront de s’intéresser aux problèmes sociaux. Mais leur réflexion sera dominée par deux grandes questions, de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale : la dépression économique et la croissance. François Divisia, ingénieur des Ponts et Chaussées, succéda à Colson à la chaire d’économie de l’X qu’il occupa entre 1929 et 1959. Valéry Giscard d’Estaing, qui suivit son enseignement, dit avec humour n’en avoir retenu que la proposition selon laquelle le commerce extérieur de l’ensemble de la planète est nul. Divisia fut cependant un grand professeur. Il contribua au développement de l’économétrie, introduisit un indice auquel son nom reste attaché, publia en 1928 un important traité intitulé Économie rationnelle et s’intéressa activement à tous les aspects de la discipline.
René Roy, entré à Polytechnique en 1914 et aussitôt enrôlé dans l’armée, fut grièvement blessé en 1917 au Chemin des Dames ; il y perdit la vue. Il parvint à surmonter cette terrible épreuve, effectua ses études à l’X et sortit dans le corps des Ponts et Chaussées. Sa cécité ne l’empêcha pas de mener des recherches profondes sur l’économie des transports, l’économétrie de la consommation, la théorie des indices et la théorie des choix. Les manuels de microéconomie du monde entier enseignent une formule qui porte son nom. Il publia de nombreux ouvrages. Le séminaire hebdomadaire qu’il dirigea pendant des lustres alimenta plusieurs générations d’économistes, et beaucoup d’hommes aujourd’hui dans la force de l’âge se souviennent de l’entrée en scène, au bras d’Edmond Malinvaud, de ce grand penseur et de ce héros.
Disciple de Colson, Jacques Rueff publia, dès 1922, un petit ouvrage, Des sciences physiques aux sciences morales , où il postule que les principes méthodologiques des sciences physiques et naturelles s’appliquent aux sciences sociales. Sa vie intellectuelle restera dominée par une foi inébranlable dans le principe de l’équilibre économique, qui le conduisit dès 1929 à s’opposer à Keynes dont il contesta toujours les idées. Le premier des grands polytechniciens inspecteurs des Finances, Rueff construisit sa propre théorie monétaire et élabora des positions fortement exprimées en faveur de l’étalon-or. Pour lui, les crises économiques sont impossibles si l’ordre monétaire règne et si la loi de l’offre et de la demande est respectée sur tous les marchés, y compris celui du travail. De telles idées, que défendaient de leur côté les géants comme Milton Friedman et Maurice Allais, ne pouvaient être à la mode à l’époque du keynésianisme triomphant. Le retour du chômage à partir des années 1970 leur a donné une nouvelle jeunesse.
Rueff explicita ses convictions libérales dans L’Ordre social, publié en 1945, qu’il considérait comme son ouvrage majeur. Sa distinction entre les vrais et les faux droits y tient une place essentielle. Rueff parvint à concilier son activité intellectuelle avec une carrière administrative de premier ordre. Après le retour aux affaires du général de Gaulle, il occupa le rôle d’un conseiller éminent. À la fin de sa vie, il évoquait, par la fermeté de sa pensée et la distinction de sa personne, la statue du Commandeur. Son activité et ses dons exceptionnels valurent à cet écrivain de talent d’être élu, très jeune, à l’Académie des sciences morales et politiques et, plus tard, à l’Académie française. Trop en marge de la recherche universitaire, ses travaux n’ont sans doute pas connu la postérité qu’ils méritent. Mais l’influence de Rueff, notamment en matière monétaire, demeure à travers les générations de hauts fonctionnaires dont il fut, directement ou indirectement, un maître.
Avec un style radicalement différent, la personnalité d’Alfred Sauvy n’est pas moins impressionnante. Ce petit homme malicieux, mal rasé et mal habillé – car il méprisait de tels détails –, a creusé un prodigieux sillon. Héritier de la grande tradition des arithméticiens politiques, de Vauban à Quetelet, en passant par Laplace et Condorcet, héritier aussi de Le Play en tout cas pour la méthode, Sauvy a, très tôt, voulu mettre la science au service de l’action. Ayant, de son vivant, vu les prouesses de la médecine moderne, il sera toujours fasciné par le retard des mentalités, la méconnaissance de la société sur elle-même. « Vers 1930, écrit-il dans ses souvenirs, je perçois, avec quel déchirement, l’ignorance profonde des hommes politiques à l’égard des choses qu’ils entendent manier […] générale est l’ignorance, bien portée d’ailleurs, et plus poussée que celle des médecins de Molière. » Dès lors, s’inspirant du déroulement de l’acte médical, il met au point sa méthode pour passer du constat scientifique à la décision politique. Elle se divise en quatre temps : la statistique, le diagnostic, le pronostic, la thérapeutique. La statistique repose sur la mesure et l’observation continue des faits. Sauvy, qui avait pensé se consacrer à l’astronomie, sera d’abord un observateur. Le diagnostic donne une explication, mais une explication fragile et provisoire, qu’il est nécessaire de revoir constamment à la lumière de l’expérience. Quant au pronostic, ce n’est pas une prédiction, mais une simple prévision conditionnelle, tirée de l’observation et du diagnostic. Le pronostic est avant tout un instrument de réflexion sur l’avenir. La thérapeutique, enfin, se confond ici avec les recommandations politiques.
Sauvy a appliqué sa méthode à l’analyse conjoncturelle, dont il fut un maître. En politique économique, il prit des positions claires et courageuses. Il ne cessera de dénoncer certains sophismes, concernant par exemple les mérites supposés de la réduction du temps de travail. À la vision simpliste, il oppose le démenti de l’expérience. Le passage brutal à la semaine de 40 heures, sous le Front populaire, n’a fait qu’amplifier la récession. En 1981-1982, l’instauration de la semaine de 39 heures aura les mêmes effets. Mais, aujourd’hui encore, le mythe du « partage du travail » n’est toujours pas mort ! Toute sa vie, Sauvy a lutté contre le malthusianisme. « Le processus d’expansion participe d’une confiance en l’avenir, d’un élan vers le mieux, écrivait-il en 1946. Le malthusianisme est fait avant tout de peur, de peur de l’excès, la peur de l’avenir. » C’est en pourfendeur du malthusianisme que Sauvy intervint, au début des années 1970, dans le débat sur la croissance zéro. Il s’attacha alors à démontrer que c’est la surconsommation des riches plus que la surpopulation des pauvres qui épuise les ressources naturelles et porte atteinte à l’environnement.
Mais c’est surtout comme démographe que Sauvy a laissé sa trace. Dans sa première contribution sur ce sujet, en 1927, il évalue l’apport des étrangers dans la population française. En 1928, il publie les premières projections de population (détaillées suivant le sexe et l’âge des habitants) réalisées en France. En 1932 et 1937, il reprend ses calculs, avec des hypothèses nouvelles. L’auteur montre les risques associés à la prolongation des tendances observées, en particulier au maintien ou à l’accentuation de la sous-fécondité de l’époque. Lorsque le seuil de remplacement des générations n’est pas atteint, la population vieillit et perd la foi dans l’avenir.
En 1938, Sauvy greffe sur ses perspectives de population des évaluations financières de la charge des retraites. Ses raisonnements de l’époque sont plus actuels que jamais. « On discute âprement chez nous des mérites respectifs de la capitalisation et de la répartition ; la distinction est vaine ; il s’agit toujours d’une répartition. Promettre aujourd’hui à des jeunes de vingt ans une retraite calculée selon des règles minutieuses quarante ans à l’avance alors que l’on ne se soucie pas de ceux qui seront appelés à la payer nous paraît une action puérile. » Puis, à propos de la solution, invariablement avancée, du financement par l’accroissement de la productivité, il ajoute : « Le progrès technique !… Il a bon dos en toute circonstance difficile. On le charge à l’avance d’une quantité de fonctions, on tire des traites sur lui, sans savoir s’il sera en mesure de les honorer. »
Comme elle nous manque, aujourd’hui, la lucidité de Sauvy ! Pragmatique, il ne se laissa jamais enfermer dans des dogmes. En 1945, son diagnostic n’avait pas changé pour la France : notre pays restait à l’avant-garde de la dépopulation et du vieillissement. Pour opérer le redressement démographique, il fallait agir sur tous les leviers : l’abaissement de la mortalité, le relèvement de la natalité, l’immigration. Mais ce qui vaut pour un pays ne vaut pas pour un autre. « Le problème de la population mondiale est un faux problème », écrivait-il en 1949. Sauvy, qui introduisit en 1952 le vocable « tiers-monde », avait parfaitement compris que, dans certains pays, le but d’une politique démographique devait être de réduire la natalité. Mais il connaissait l’importance des facteurs culturels et savait aussi que la réduction de la natalité ne se décrète pas. Dans un texte prémonitoire de 1957, il entrevoit les effets sur la natalité de la diffusion de la pilule et de la découverte d’un contraceptif idéal.
Toujours disponible à l’égard des faits et fidèle à sa méthode (les projections ne servent qu’à raisonner sur un avenir possible), Sauvy prend acte du baby-boom à partir de 1946. Il pronostique les difficultés qui en résulteront. En 1959, il publie son best-seller, La Montée des jeunes , où il écrit : « Si l’accueil n’est pas organisé, si les portes restent fermées, les jeunes sauront les forcer de vigoureux coups d’épaules. Ils perceront cette épaisse carapace. […] La jeunesse ne se laissera pas étouffer […] la matière vivante l’emporte sur la matière morte. […] Les jeunes finiront par percer la croûte malthusienne qui s’oppose à leur accueil. Ils finiront par pénétrer dans la place et réclamer leurs droits. Mais ce sera alors une ère de turbulences et de désordres politiques. » Cette fois, la prévision était une prédiction. Neuf ans après, la révolte des jeunes se produisait. Que prédirait Sauvy, en 1994, devant le scandaleux spectacle du chômage de la jeunesse ?
Alfred Sauvy, qui écrivait dans ses souvenirs : « Toute ma vie, je ne serai qu’un artisan, un expérimental », récusait tous les dogmes, toutes les théories prétendument universelles. Sans être systématiquement hostile à l’économie mathématique et à l’économétrie, il se méfiait de leurs grands prêtres, de leurs prétentions scientistes et de leur intolérance. Touche-à-tout génial, anticonformiste s’il en fut, éclaireur de l’action, polémiste redoutable, Sauvy fut conseiller du prince (en l’occurrence de Paul Reynaud), créateur d’institution (l’Institut national d’études démographiques, INED), journaliste, auteur de nombreux livres dont deux portent la marque de la science (Théorie générale de la population et Histoire économique de la France entre les deux guerres ). Le Collège de France sut l’accueillir. Il y enseigna de 1959 à 1969.
Grand nom également, que celui de Pierre Massé : ingénieur des Ponts et Chaussées, il fit l’essentiel de sa carrière à Électricité de France qu’il devait présider entre 1969 et 1973. Passionné, lui aussi, par la dialectique de la pensée et de l’action, il propose une approche de l’économie dominée par une réflexion continue sur le hasard. Sa pensée s’épanouira après la guerre, pendant ces « trente glorieuses » dont parlait Fourastié, en s’emballant un peu trop sur la durée, cette période bénie marquée par la croissance et le plein-emploi. Sa pratique de l’hydroélectricité le conduit à poser le problème de la gestion optimale des réserves en général, car « c’est par la mise en réserve que l’homme se libère du hasard ». Il publie en 1946 un magnifique ouvrage, Les Réserves et la régulation de l’avenir dans la vie économique, où il pose, le premier, les principes de la programmation dynamique et de la théorie du contrôle optimal stochastique. En 1959 paraît son deuxième grand livre, Le Choix des investissements, synthèse claire et admirable, parfaitement informée, entre l’économie mathématique et le calcul économique le plus concert. En février 1959, de Gaulle le nomme commissaire général du Plan. C’est la grande époque de la planification indicative dite à la française, de ce que le fondateur de la Cinquième République appelait l’« ardente obligation ». Massé fait la théorie et la pratique des stratégies de la croissance. Le Plan et les marchés sont complémentaires parce qu’un plan bien conçu est un réducteur d’incertitude. Il tirera notamment de son expérience rue de Martignac un petit livre demeuré célèbre, Le Plan ou l’antihasard , une collection d’articles sur le thème de l’« avenir calculé ». Dans la tradition de Le Play et de l’économie sociale, Massé, commissaire du Plan, a mis au cœur de ses préoccupations le problème de la réduction des tensions sociales. Il a ainsi développé son analyse du partage des fruits de la croissance, qui a conduit à la création du Centre d’étude des revenus et des coûts (CERC). À la suite de Pierre Massé, le Commissariat du Plan a progressivement perdu son importance. Les gouvernements ont cessé de croire à l’« ardente obligation ». Quel dommage ! Plus les aléas sont nombreux, plus une instance d’observation, d’analyse et de cohérence globale est nécessaire. Dans le monde d’aujourd’hui, rien ne serait plus utile que de retrouver sur ce sujet l’inspiration d’un Massé, mais aussi d’un Sauvy. En 1977, Pierre Massé succéda à René Roy à l’Académie des sciences morales et politiques. Cet humaniste, doté de surcroît d’une plume superbe, restera comme l’une des belles figures polytechniciennes du XXe siècle.
Les polytechniciens occupent donc une place immense et mondialement reconnue dans la pensée économique contemporaine. Avec Maurice Allais, notre École a eu son deuxième prix Nobel, quatre-vingt-cinq ans après Henri Becquerel . Edmond Malinvaud a inscrit la France dans le grand courant de la recherche internationale en matière d’économie mathématique et d’économétrie. Bien d’autres noms ont émergé, que celui qui prendra la place que j’occupe aujourd’hui évoquera quand l’Institut célébrera le tricentenaire de l’École.
Parlant des sciences morales et politiques, je ne saurais terminer sans évoquer les rapports entre l’X et les armées. L’École est née militaire et a voulu le rester. Pendant deux siècles, ses ingénieurs ont doté la France d’une puissante industrie de défense qui contribue à sa sécurité, mais aussi au caractère de sa politique étrangère. Si l’Union européenne parvient à acquérir une certaine autonomie en matière de défense, elle le devra en partie à la longue chaîne des ingénieurs français de l’armement. L’École a aussi engendré de grands combattants. Foch et Joffre sont immortels. Il est vrai cependant qu’aucun grand penseur de la stratégie militaire n’est sorti de ses rangs. Elle n’a pas, ou pas encore, produit son Clausewitz. Les polytechniciens stratèges ou plutôt stratégistes ont préféré s’intéresser à l’économie politique et sociale. Mais la France est désormais engagée dans un monde à la fois plus global et plus complexe. De nouvelles et vastes perspectives s’ouvrent aux polytechniciens que la pensée de l’action attire et qui veulent croire, comme les grands réformateurs dont j’ai eu l’honneur d’évoquer la mémoire et dont ils sont les descendants, à la responsabilité partielle de l’homme face à son destin.