Le sens de l’histoire
Discours de réception de Thierry de Montbrial à l’Académie roumaine, Bucarest, 21 septembre 2000
En me présentant aujourd’hui devant vous, j’ai conscience de l’apport inestimable de votre nation à la civilisation européenne, du droit qu’elle a acquis au long des siècles à participer pleinement à l’œuvre d’intégration entreprise depuis un peu plus de quatre décennies à l’Ouest de notre continent, des devoirs des uns et des autres pour rendre cette participation possible au plus vite. Jadis déjà, de grands historiens français dénonçaient l’injustice qui vous était faite. Depuis le XIIIe siècle, l’Europe ne cesse de découvrir et d’oublier les Roumains. Ce double processus connut un moment privilégié après 1848, lorsque les élites politiques de Valachie et de Moldavie trouvèrent refuge en France, où la plupart avaient fait leurs études. Dans ses Légendes démocratiques du Nord (1854), Jules Michelet écrit ces lignes qui reviendront par la suite périodiquement sous la plume des historiens et des politiciens : « Peuples de l’Occident […] n’oubliez pas tout ce que vous devez à la Hongrie, à la Pologne, à l’infortunée Roumanie. Ces peuples ont souvent arrêté les barbares, souvent les ont lassés. Même vaincus, ils vous servaient encore, usant la rage des ennemis de Dieu à force de souffrir. Comment appellerai-je la Roumanie, les Valaques et les Moldaves ? La nation sacrifiée. La Hongrie, la Pologne, ont eu du moins la gloire de leurs souffrances, leur nom a retenti par toute la terre. Les peuples du Bas-Danube ont à peine obtenu l’intérêt de l’Europe […] Le fond de cette résistance […] est un principe vivant, l’amour obstiné du passé, le tendre attachement à cette infortunée patrie qu’on aime plus, plus elle est malheureuse. Le Roumain ne la quitte jamais que pour y revenir. Il garde, invariable, tout ce qui lui vient de ses pères, l’habit, les mœurs, la langue, et son grand nom surtout : Romains ! » Trois ans plus tard, Edgar Quinet écrivait à son tour dans Les Roumains (Bruxelles, 1857) : « Chose nouvelle en effet dans notre monde moderne, ils ne réclament pas notre assistance, comme cela s’est vu toujours, au nom seul de la justice, de l’intérêt de tous, de l’humanité blessée et violée. Non ; la nouveauté et la grandeur de leur cause, c’est qu’ils se présentent comme des frères oubliés. […] Les Roumains disent à l’Occident : “c’est avec vous que nous voulons former une alliance éternelle, non avec les Barbares qui nous entourent. Vous nous avez oubliés, ayant perdu jusqu’à notre nom, car vous nous appelez Valaques, nous qui nous appelons Roumains. […] Reconnaissez-nous et sauvez-nous.” . »
Nous voici parvenus au soir du XXe siècle, tournant enfin le dos aux malheurs engendrés par les illusions des deux idéologies monstrueuses et inséparables, le marxisme-léninisme et le national-socialisme. Ceux pour qui la longue marche de l’histoire n’est pas complètement aveugle s’efforcent de répondre à deux grandes questions. D’abord, comment pareilles perversions ont-elles été possibles ? François Furet, Ernst Nolte, Alain Besançon et d’autres ont apporté leurs réponses, et d’autres suivront leurs traces. Ensuite : comment appréhender l’avenir, local et global, des sociétés humaines ? Local, c’est-à-dire à l’échelle d’une nation ou d’une région formant une unité géopolitique ; global, c’est-à-dire à l’échelle de l’humanité et de la planète tout entière.
Dans votre pays, le moment n’est pas encore venu, en tout cas collectivement, d’aborder frontalement la première question. Un retour prématuré sur le passé ne pourrait que raviver les douleurs. Les contingences de la survie matérielle occupent encore trop de place dans la vie quotidienne. Il a fallu beaucoup de temps aux Allemands pour regarder leur passé immédiat après la défaite de 1945. Les Français eux-mêmes n’ont toujours pas fini de régler leurs propres comptes sur la période de l’occupation nazie. Il n’est pas trop tôt, en revanche, pour se poser la seconde question, partout où la civilisation européenne a vocation à briller, et donc en particulier dans votre pays et dans le mien. N’est-ce pas, d’ailleurs, l’une des missions de nos académies que de contribuer à préparer l’avenir, autant que faire se peut, en l’abordant de façon sage et mesurée ? Réflexion d’autant plus nécessaire que, selon une formule célèbre, l’homme fait l’histoire mais ne sait pas quelle histoire il fait. Jamais cette vérité n’a revêtu autant d’importance qu’à notre époque où certaines de nos erreurs pourraient avoir des conséquences irréparables. La mondialisation favorise la diffusion des savoirs et de leurs bienfaits, mais elle tend aussi à déstabiliser des sociétés que le temps avait solidifiées et peut-être à les faire sombrer dans le chaos. Avec l’explosion des nouvelles technologies, particulièrement dans les sciences de la vie, on se demande si cette fois l’homme ne joue pas vraiment à l’apprenti sorcier et ne s’apprête pas à rompre les subtils équilibres de la biosphère, à mettre en péril sa propre espèce. Avec la Révolution scientifique et les Lumières, l’homme a tendu à éliminer Dieu de ses conceptions du système du monde, et à s’affirmer le seul architecte de son avenir alors qu’il n’en est, selon une belle expression de Spinoza, qu’une cause partielle. C’est en fait dans l’hubris, c’est-à-dire l’orgueil démesuré, que l’on peut localiser la cause la plus fondamentale de ces perversions politiques dont votre pays aura été l’une des victimes au XXe siècle. Avec les Lumières, on a introduit la notion de progrès, et en son nom on a innové en ajoutant un horrible barreau à l’échelle des crimes : le crime contre l’humanité.
Que peut signifier le progrès aujourd’hui ? L’augmentation continue de la « somme » des bien-être de chacun des membres de la société, selon la perspective utilitariste ? L’amélioration du sort des moins favorisés selon la perspective rawlsienne ? L’accroissement du bien collectif, ou mieux peut-être la diminution du mal collectif, si l’on rejette les approches trop individualistes de la pensée libérale ? Mais encore faut-il donner un sens objectif aux termes employés. À mon sens, le progrès – envisagé du point de vue collectif – consiste à renforcer les conditions extérieures de l’accomplissement de chaque vie humaine. L’enjeu majeur du progrès est donc la dignité de la personne humaine. Une collectivité progresse lorsqu’elle parvient à mieux satisfaire les besoins les plus élémentaires de ses membres (tels que l’alimentation et le logement…), à mieux lutter contre les causes et les effets des fléaux, naturels (tels que cyclones, inondations, tremblements de terre) ou provoqués (tels que terrorisme, guerres civiles ou interétatiques). Une collectivité progresse lorsqu’elle favorise l’éducation de ses membres pour leur permettre de s’épanouir dans le travail et de s’accomplir par l’exercice critique de la pensée. Une collectivité progresse lorsqu’elle améliore le fonctionnement de sa justice avec des magistrats compétents et intègres. Une collectivité progresse lorsqu’elle s’organise pour alléger les souffrances physiques et morales des hommes tout au long de leur vie et particulièrement à l’approche de la mort. Comment ne pas insister, incidemment, sur le cas des innocents, des enfants, des handicapés. Je sais que la Roumanie a douloureusement ressenti, il y a un an, le choc des conclusions assez négatives de la Commission de Bruxelles, concernant sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne. La Commission mettait notamment l’accent sur la nécessaire reprise en main de l’organisation du système d’institutions pour enfants abandonnés ou handicapés. De cette tribune, Mesdames et Messieurs les académiciens, je me permets de vous demander de peser de tout votre poids pour qu’il en soit ainsi.
Une collectivité progresse lorsqu’elle agit comme je viens de l’esquisser, non seulement pour les générations présentes, mais pour celles à venir. La notion de progrès est inséparable d’une prise en compte de la chaîne des générations dans sa totalité. C’est de toute la trajectoire humaine qu’il est en fait question. D’où les idées tant discutées présentement du principe de précaution ou de développement durable. En pratique, le progrès repose sur la bonne organisation de la Cité. J’emploie le mot Cité dans son acception la plus large : ville, État, régime international tel que l’Union européenne, mécanismes de sécurité coopérative, système des Nations unies… Le maître mot est celui d’organisation. La Cité doit être organisée pour identifier le bien (ou le mal) collectif (ou public), pour prendre les décisions qui en résultent et pour en assurer l’exécution. Ce travail est, par définition, celui de la Politique, dans le sens le plus noble, aristotélicien, du terme. Une collectivité progresse lorsque la politique réelle ressemble davantage à la politique idéalement conçue. Je ne crois pas, comme les idéologues de la fin de l’Histoire, qu’en la matière, la pierre philosophale se réduise à des formules magiques telles que « démocratie » et « économie de marché ». Ces formules caractérisent trop vaguement les modes d’organisation propices au progrès collectif. Elles n’apportent que de faibles lumières sur les voies à prendre pour réformer les sociétés sclérosées ou traumatisées. Voilà pourquoi il me semble que chaque nation ou chaque État, ou encore pour employer un terme plus précis, chaque unité politique, doit puiser dans ses propres ressources les voies et moyens de son propre progrès, nécessairement graduel. L’extérieur ne peut jouer qu’un rôle d’appoint.
Les sciences naturelles et sociales, la technologie, ont à coopérer pour assurer ainsi la progression de l’Humanité, notamment dans sa dimension matérielle, c’est-à-dire proprement économique. Cette dimension importante n’est cependant pas exclusive. En Europe occidentale, la confusion entre développement et croissance économique, mesurée par la comptabilité nationale (PNB ou PIB), est dénoncée au moins depuis le rapport Meadows du Club de Rome de 1972, significativement intitulé Halte à la croissance. À l’extrême, en dénonçant les excès du matérialisme, en dénonçant la « réification » des rapports humains, on ne fait d’ailleurs que redécouvrir les principes élémentaires de la morale. Cela dit, particulièrement ici et aujourd’hui, dans votre pays où les conditions de vie restent extrêmement pénibles pour l’immense majorité de la population, je ne saurais sous-estimer, dans cette phase de l’histoire des hommes, l’importance de la croissance économique et sa nécessité pour la plupart des modalités plus qualitatives du progrès. Ne serait-ce que pour la satisfaction des besoins les plus élémentaires à l’échelle planétaire sans laquelle tout discours sur la dignité des personnes sonne creux, le temps de la croissance zéro n’est pas encore venu. Ce qui n’empêche nullement de rechercher les sentiers d’une meilleure croissance, plus respectueuse par exemple de l’environnement.
Quelles que soient les traductions concrètes des remarques précédentes, on en arrive inévitablement à ce constat fondamental : au moins sur le long terme, il est tout simplement impossible de réduire la notion de progrès à des formulations purement quantitatives et matérialistes. Autrement dit, on n’échappe pas à la morale ou à l’éthique, et même – j’ose l’affirmer bien que je ne sois pas un philosophe – à la métaphysique. Au nom de qui, au nom de quoi en effet faut-il se préoccuper de la chaîne humaine dans sa totalité ? En quoi consistent les fondements ultimes de la notion de progrès ? L’élan vital, commun à tous les animaux, suffit-il par exemple à poser que les droits de l’homme doivent s’imposer rationnellement à tous les vivants ? Une éthique proprement universelle est-elle concevable, à l’instar d’un système d’axiomes en mathématiques, sans aucune référence explicite ou implicite à une métaphysique ? Si l’on pense avec Albert Camus ou avec Jacques Monod, chacun dans son langage, que l’homme n’est qu’« un accident de parcours dans un univers vide et froid » (Hubert Reeves), si les phénomènes de la conscience et du langage se confondent avec leurs portemanteaux matériels, ne sommes-nous pas condamnés au relativisme moral le plus absolu, incompatible avec des jugements réellement universels sur des acteurs de l’histoire tels que Hitler, Staline, Pol Pot ou Ceaucescu ?
Il est vrai que peu d’hommes affichent des conceptions aussi désespérées que celles de Camus ou de Monod. La plupart éprouvent un lien, fût-il extraordinairement ténu et à éclipses, avec l’« au-delà ». Ce lien suffit à donner du sens à des attitudes morales qui, autrement, n’en auraient strictement aucun si ce n’est la force des habitudes. Et s’il est dans l’esprit de notre temps d’échafauder des théories morales indépendantes de toute référence religieuse, le fait est que le contenu de ces théories se rattache directement aux enseignements des grandes religions, élaborés et éprouvés au long d’une évolution historique encore inachevée. Cette évolution constitue, pour la montée de la conscience, un cheminement comparable à celui de l’évolution des espèces pour la vie en général. La progression des textes qui constituent l’Ancien et le Nouveau Testament est à cet égard exemplaire. Ma conviction personnelle est, qu’après la longue parenthèse des Lumières, du positivisme et du scientisme, les recherches spirituelles se feront de plus en plus au grand jour. Comme le pensait André Malraux, il se pourrait que le XXIe siècle soit fastueux pour la pensée religieuse.
Dans un extraordinaire petit livre publié en 1984 intitulé Le Moyne noir en gris dedans Varennes, le grand spécialiste français des mythes indo-européens Georges Dumézil s’« amusa » – dit-il –, avec cependant suffisamment d’habileté pour ne pas se prêter à de vaines polémiques, à « démontrer » comment dans un de ses quatrains, Nostradamus avait « prédit » un épisode connu de la Révolution française : la fuite du roi Louis XVI à Varennes. Répondant au soir de sa vie aux questions de Didier Éribon, le grand homme assurait que tout cela n’était qu’un jeu. Mais il reconnaissait l’existence de ces faits psychiques, tels que transmission de pensée, synchronicité, prédictions, etc. qui remplissent par exemple l’œuvre de Carl Gustav Jung. Il faut, disait-il, « collectionner les faits de ce genre, incompréhensibles pour nous, et laisser à la science de l’avenir, à la “connaissance fine” de ce qui se passe dans les cerveaux, le soin de les interpréter ». Pour renforcer son argument, notre auteur, répondant à la question « Vous ne croyez tout de même pas aux prophéties de Nostradamus ? » rétorquait : « Je ne crois à rien. Notre connaissance du monde commence à peine. Il y a deux cents ans, on ne savait pas comment l’air était composé. Il a fallu Lavoisier. […] C’est seulement en 1877 qu’a été déterminé le rôle exact du sperme dans la fécondation. Il y a cent ans ! Alors, évidemment, toutes ces questions de transmission de pensée, de prévision, etc., ce n’est pas demain qu’on pourra y voir clair. » Pareil propos engageait en fait beaucoup son auteur, face à une communauté scientifique non préparée à admettre l’existence de ces « faits ». L’incuriosité, le dogmatisme, l’intolérance sont de tous temps. On le voit, par exemple, dans les attitudes encore trop négatives de la médecine occidentale par rapport à d’autres traditions fondées sur une conception de la force vitale (la « pneuma » d’Hippocrate) et de l’harmonie de l’ensemble des fonctions du corps, dont les succès sont pourtant attestés par d’innombrables patients. Ce que Dumézil voulait sans doute nous dire, c’est que le champ de la science allait immensément s’ouvrir et peut-être même renouer avec des traditions antérieures à la Révolution scientifique, du moins celles qui ont été refoulées mais n’ont pas disparu, notamment en dehors de l’Europe occidentale et des États-Unis. Tout cela ne l’empêchait d’ailleurs pas de conclure, de façon quelque peu contradictoire : « des milliards de neurones donnant une impression d’unité personnelle, font que je me sens une personne. De ce moi, ce qui subsistera après ma mort ne m’inquiète pas. Très probablement il n’en restera rien, car je ne conçois pas que quoi que ce soit ressemblant à la pensée, à la conscience même, puisse subsister après la disparition de ce qui l’habille ou la constitue : le langage. Lequel suppose des neurones. Alors quand les neurones sont mangés par les vers ou mis en cendres par les flammes… ». Ainsi, Dumézil admet-il qu’un homme puisse lire dans le cerveau d’un autre qui n’est pas encore né, mais il dit ne pas concevoir la pensée sans son support. Que croyait-il vraiment ? Il serait passionnant de découvrir un texte qui nous le révèle. À l’évidence, il était prudent, et en écrivant Le Moyne noir en gris dedans Varennes, il avait pris un risque pour sa réputation. L’important, pour le thème de mon allocution d’aujourd’hui, c’est que science et conscience vont vraisemblablement se rapprocher dans les décennies à venir. En fait la science commence déjà (avec les neurosciences dites cognitives) à aborder – certes encore très timidement, partiellement et partialement le phénomène de la conscience. Mais aussi, on continuera, de toutes les façons possibles, à approfondir la fameuse maxime de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »
Sans doute l’espèce humaine a-t-elle très peu évolué dans les quarante derniers millénaires, depuis l’avènement de l’homo sapiens sapiens. Mais n’a-t-on pas des raisons de penser que la conscience, elle, continue d’évoluer, sinon de progresser ? Tel est me semble-t-il le message des grandes religions. Tel est celui de la science, car en révisant constamment notre image du cosmos et celle de notre propre place dans l’univers, en étendant sans cesse le champ de nos actions tout en prenant de mieux en mieux la mesure de la béance de nos ignorances, nous soumettons notre conscience à une gymnastique dont on peut au moins pressentir qu’elle ne restera pas sans effets. Je me souviens d’une Histoire de la Terre dont l’auteur racontait cette anecdote : Jans Ussher, un archevêque irlandais, avait calculé en 1654, à partir des Saintes Écritures, que la Création avait eu lieu le 26 octobre de l’année 4004 avant le Christ, à neuf heures du matin. Cette date a longtemps été reprise par les Anglicans, au point qu’il était devenu hérétique de la mettre en doute. D’autres estimations contemporaines de celle de Ussher proposaient d’ailleurs des dates voisines. Quelque deux siècles plus tard, lorsque Charles Darwin suggéra que l’âge de la Terre s’exprimait en millions d’années, l’un des plus grands physiciens de son temps, William Thomson devenu Lord Kelvin, dénonça ce qu’il considérait comme une aberration. Les connaissances d’alors dans le domaine de l’énergétique ne permettaient pas d’envisager un âge supérieur à quelques dizaines de milliers d’années. Lord Kelvin a suffisamment vécu pour avoir pu connaître la théorie de la relativité restreinte, qui résout le problème. La théorie de la relativité générale, dans laquelle on peut voir l’un des plus grands accomplissements de l’esprit humain, a littéralement révolutionné nos conceptions du « temps-espace-matière » (c’est le titre d’un livre réputé de Hermann Weyl dont la première édition, en allemand, est parue en 1918 ). Nous raisonnons aujourd’hui en termes de milliards d’années pour le temps et de milliards d’années-lumière pour les distances. En un clin d’œil cosmique, nous sommes passés d’une cosmologie centrée sur la Terre et sur l’homme à une autre, où notre planète n’est plus qu’un minuscule point dans une immensité écrasante et déroutante. Le plus extraordinaire étant qu’à mesure que l’espèce humaine se trouvait ainsi rapetissée, la grandeur de l’homme ne cessait de croître, puisque notre cerveau se révélait capable de découvrir et de décrire des phénomènes à des échelles aussi prodigieuses. Et tout indique que l’on n’en restera pas là. L’un des aspects d’ailleurs le plus fascinant de l’astrophysique au XXe siècle est qu’elle renvoie en permanence à la dialectique des infiniment petits et des infiniment grands. Peut-être certains d’entre vous pensent-ils que je m’éloigne de mon sujet. Je ne le crois pas. On a des raisons de penser qu’à tous les âges, les sociétés humaines ont estimé détenir une conception juste de la vraie nature de l’Univers, avec U majuscule. Edward Harrison, un astrophysicien anglo-américain distingué, nous le rappelle au début d’un grand livre, récemment réédité, sur la cosmologie . Il préfère quant à lui parler des univers, avec un petit u, tels que nous concevons le tout à chaque âge, plutôt que I’Univers absolu aussi inaccessible que la chose en soi des philosophes. Partout où existe une société d’individus rationnels, dit Harrison, on trouve un univers. Et partout où il y a un univers, il y a une société d’individus rationnels. Ce qui est particulièrement intéressant pour mon propos aujourd’hui, c’est que pendant l’essentiel de la partie écoulée de la trajectoire humaine, les affaires du ciel et de la terre ont été étroitement mêlées. Des Babyloniens à Kepler – en passant évidemment par l’Almageste, c’est-à-dire « le très grand », nom donné par les Arabes à la « composition mathématique » de Claude Ptolémée, et le Tetrabiblos, c’est-à-dire les « quatre livres des jugements des astres » du même auteur –, astronomie et astrologie restèrent indissociables. En Égypte, on regardait la Voie lactée comme le prolongement céleste du Nil. Les prêtres se tenaient au cœur du système du pouvoir dont le Pharaon occupait le centre. Au Moyen Âge, l’astronomie, la physique, la théologie, la politique formaient aussi un tout parfaitement intégré. Tout pouvoir participait peu ou prou du sacré. À Pékin, le temple du Ciel nous rappelle que l’empereur des Chinois était le fils du Ciel, auquel, à genoux devant un trône vide, seul humain il pouvait s’adresser, et dont procédait sa légitimité. De notre côté du monde, le schéma cosmologique aristotélicien, parachevé grâce à Claude Ptolémée d’Alexandrie au IIe siècle de notre ère, entrait en harmonie parfaite avec le christianisme. On comprend ainsi la portée de la révolution copernicienne, dans la première moitié du XVIe siècle, achevée seulement avec les Principes mathématiques de philosophie naturelle de Newton en 1687. Dans l’ancien système du monde, chaque chose, chaque être avait sa place naturelle et immuable. La figure parfaite était le cercle. Le nouveau système banalisait la Terre, ouvrait la voie au changement, détruisait l’union du temporel et du spirituel. La Révolution scientifique est l’expression par laquelle on désigne habituellement la période qui va de 1500 à 1700, pendant laquelle les cadres conceptuels et institutionnels de la science moderne (astronomie, physique, médecine avec Harvey, mathématique) se sont élevés sur les décombres du système de l’Antiquité revu et adapté par le Moyen Âge chrétien. Cette Révolution scientifique portait en germe le principe de la séparation de l’Église et de la Science, en attendant beaucoup plus tard celui de la séparation de l’Église et de l’État. Parallèlement émergeaient l’État-nation et l’idée que la souveraineté appartient au peuple, et non à Dieu à travers un empereur ou un roi. Cette remise de chacun à sa place, la ferme distinction entre le temporel et le spirituel, est à la base de la modernité occidentale, en France de la laïcité, ce qui explique notamment pourquoi Européens et même Américains sont choqués là où la Religion empiète sur le pouvoir politique, comme dans la plupart des pays musulmans. Quoi qu’il en soit, le Siècle des lumières, puis le XIXe siècle positiviste et scientiste, ont prolongé à l’extrême les tendances de la période de la Révolution scientifique. L’homme, ou plutôt l’homme occidental, a donc succombé à l’hubris en se prétendant l’alpha et l’oméga, en rejetant, au moins en apparence, les diverses manifestations de la spiritualité dans les sphères de l’obscurantisme. En s’adonnant à corps perdu dans le matérialisme, il a immensément développé une acuité sélective et sa puissance dans certaines directions. Mais les œillères qu’il lui fallut pour cela revêtir lui en ont fermé ou refermé beaucoup d’autres. Deux siècles de révolution scientifique. Puis deux siècles prétendument dominés par la raison. Puis un siècle dominé par la déraison, mais qui s’achève peut-être avec la montée du sentiment de la nécessité d’un véritable examen de conscience. J’emploie cette expression dans son acception la plus forte. Examiner la conscience, c’est s’interroger sur ses causes comme sur son contenu, sur sa dimension individuelle comme sur sa dimension collective. Voilà où nous en sommes.
J’en arrive à ma conclusion. Lorsque j’avais vingt ans, ou un peu plus, je me passionnais pour la pensée d’un théologien et paléontologue chrétien célèbre dans mon pays et au-delà, le père Teilhard de Chardin. Homme de science, homme de sens, poète, sensible aux ondes de la pensée et de la mystique orientales, Teilhard envisageait le phénomène humain (c’est le titre d’un de ses livres les plus connus, publié en 1947) comme une évolution convergeant vers un stade de spiritualité indépassable, le « point omega ». Et, disait-il, « rien ne ressemble autant que l’épopée humaine à un chemin de la Croix ». Tel était pour lui le sens de l’histoire. Message positif. Message magnifique. Après avoir – certes bien modestement – beaucoup étudié et dans une certaine mesure pratiqué des sciences dures et des sciences molles, l’économie et la politique, je me sens à nouveau attiré, à l’âge mûr, par l’inspiration d’une vision tellement généreuse. Comment ne pas s’affliger du pessimisme et du cynisme diffusés par certains des pays les plus développés, comme si décidément l’abondance chassait le sens du sens ? Sans doute faut-il – en suivant les Évangiles – se tourner vers les pauvres, les souffrants, pour retrouver les racines du bonheur. Serais-je trop audacieux en associant à la vision teilhardienne Mircea Eliade – ami de Dumézil et marqué notamment par Jung. Ce grand esprit voyait dans le sacré un élément fondamental de la structure de notre conscience. Il écrivait dans son journal : « L’homme moderne, radicalement sécularisé, se croit ou se veut athée, areligieux, ou tout au moins indifférent. Mais il se trompe. Il n’a pas encore réussi à abolir l’homo religiosus qui est en lui ; il n’a supprimé (s’il l’a jamais été) que le christianus. Cela veut dire qu’il est resté “païen”, sans le savoir. Cela signifie aussi autre chose : une société areligieuse n’existe pas encore (je crois, quant à moi, qu’elle ne peut pas exister, et que, si elle se réalisait, elle périrait au bout de quelques générations, d’ennui, de neurasthénie, ou par un suicide collectif)… » Je désire évoquer aussi le nom de Constantin Brancusi, parti de Roumanie à pied, sac au dos, en 1904, arrivé à Paris en jouant de la flûte un 14 juillet. Son œuvre principale à ses propres yeux était La Colonne sans fin, symbole du spirituel s’il en est. Brancusi cultivait l’optimisme révolutionnaire. Il croyait à l’unification finale de tous les peuples de la planète. Alors, pensait-il, « l’esprit sera différent ».
La grande nation roumaine commence à émerger d’une des phases les plus douloureuses de son histoire. Nous devons, nous Européens de l’Ouest, nous Français qui appelions naguère encore Bucarest la petite Paris, vous reconnaître et vous sauver. Mais la relation n’est pas à sens unique. Vous avez déjà beaucoup apporté à la civilisation occidentale. Parmi les noms que je n’ai pas cités, j’aimerais en rajouter un, celui de Nicholas Georgescu Roegen, membre de votre académie, que j’eus la joie de rencontrer à l’époque où je m’intéressais particulièrement à la théorie économique. Ses deux ouvrages majeurs The Entropy Law and the Economic Process (1971) et Analytical Economics (1967) figurent toujours en bonne place dans ma bibliothèque et je m’y réfère souvent. Il fut l’un des grands penseurs de l’économie du XXe siècle, encore trop méconnu. Vous nous avez donc déjà beaucoup apporté et vous continuerez. Vous devez nous aider à enrichir la construction européenne, en tant que contribution à la prise de conscience du sens de l’histoire. Puissiez-vous pour cela, en remontant votre pente, conserver cette compréhension de l’essentiel qu’une grande culture imprégnée du cosmos et transcendée par tant d’épreuves vous a permis d’acquérir. Cette compréhension constitue votre bien le plus précieux.