Le problème de la gouvernance et l’avenir du système international
Perspectives à l’automne 2023
Communication à l’Académie des sciences morales et politiques le 20 novembre 2023
Jean-Claude Trichet m’a proposé d’intervenir sur le thème qu’il a choisi pour son année de présidence. Il sait que la question de la gouvernance n’a cessé de retenir mon attention au cours des dernières décennies. Dans la réalité de la politique internationale, derrière les façades, il est beaucoup question d’intérêts particuliers et bien peu de valeurs universelles. En pratique, l’idée de gouvernance, proche des notions de multilatéralisme ou même de droit international, est inséparable de celle de paix.
Malgré ou peut-être à cause de la richesse des communications qui ont précédé la mienne depuis le début de l’année, je crois nécessaire de m’attarder encore un peu sur le mot gouvernance, qui est polysémique et qui, pour moi, ne se confond pas avec le sens courant de « bonnes pratiques ». De mon point de vue, il ne se prête pas à un jugement d’ensemble en termes moraux ou éthiques. Si, pour simplifier dans un premier temps, on pense les relations internationales comme un système dynamique – ce qui du point de vue logique a un sens très précis, mais fortement réducteur – la notion de gouvernance s’identifie à celle du « contrôle » de la « trajectoire » dudit système.
Les objectifs peuvent être généraux comme le règlement pacifique des conflits, ou spécifiques comme pour la lutte contre le réchauffement climatique ou pour la prévention des pandémies. Le premier exemple est très important, car il signifie en principe une volonté partagée – réelle et non pas formelle comme dans la Charte des Nations Unies – des principaux acteurs du « système international » d’exclure la guerre comme moyen de résoudre les conflits. Ce qui suppose que les déviants potentiels (les « révolutionnaires ») soient effectivement dissuadés par l’ensemble des autres de recourir à ce moyen.
Le problème étant ainsi posé, il s’agit donc pour une communauté ou une société – large ou restreinte – d’Etats-nations d’élaborer des formes d’organisation appropriées à ses objectifs. Ainsi, dans le cadre de l’Organisation Mondiale de Commerce (OMC), l’Organe de Règlement des Différends a-t-il longtemps fonctionné de façon satisfaisante. A un niveau plus visible, le Fonds Monétaire International (FMI) s’est plutôt bien acquitté jusqu’ici de sa responsabilité, essentielle : assurer la stabilité structurelle du Système Monétaire International.
Par stabilité structurelle, il faut entendre le maintien du système au voisinage d’un équilibre non pas fixe, mais qui se déplace continûment sous l’effet de la déformation naturelle de sa structure (structures économiques et sociales de certains pays membres par exemple) ou de chocs d’ampleur limitée comme, en général, l’alternance des gouvernants dans les Etats démocratiques. Beaucoup plus difficiles à traiter sont les conséquences des chocs de grande ampleur, comme la pandémie de Covid 19, la guerre d’Ukraine ou l’attaque terroriste du Hamas en Israël pour prendre des exemples récents. De tels chocs peuvent provoquer des bifurcations dans des directions parfois explosives. En tant qu’objectif essentiel de la gouvernance, la stabilité structurelle vise précisément à éviter ce type de catastrophe.
L’idéal de stabilité structurelle est un repère mental essentiel même si, dans la complexité de la réalité, il est impossible de se mettre totalement à l’abri des bifurcations et des sauts dans l’inconnu. Sa pertinence procède du principe de sagesse selon lequel en règle générale mieux vaut une évolution approximativement maîtrisée que des révolutions ou des guerres aux conséquences radicalement imprévisibles et quasiment toujours terriblement injustes.
Dans un ordre différent des exemples précédents, on peut citer dans le sens de la stabilité structurelle les mécanismes de l’arms control (on traduit par maîtrise des armements) progressivement mis en place entre les Etats-Unis et l’Union soviétique après la crise des missiles de Cuba de 1962, laquelle aurait pu déboucher sur une guerre nucléaire malgré la disparité des arsenaux en présence à l’époque. Soulignons que la maîtrise des armements a conduit les deux « superpuissances » à échanger des informations toujours plus protégées. Ce processus a remarquablement contribué à assurer la stabilité structurelle du « système bipolaire » de la guerre froide. En pratique, la compétition entre les deux superpuissances s’est déplacée vers ce qu’on appelait alors le « tiers-monde ».
Il n’est pas moins intéressant d’observer que le problème de la prévention des crises financières se pose dans des termes semblables. Qu’il s’agisse de la crise de 1997 partie de Thaïlande ou de la crise grecque au sein de la zone euro dans les années 2010, le cours de l’histoire aurait été différent si les autorités de régulation avaient eu accès ex-ante aux données pertinentes des Etats concernés avec la capacité d’agir préventivement. Dans le même sens, on peut mentionner la question des origines du Covid 19. La Chine continue de s’opposer à ce qu’elle considère comme des intrusions inacceptables. Aussi le risque d’une nouvelle pandémie reste-t-il très élevé.
J’aurais pu choisir de consacrer cette communication à une énumération commentée d’organisations vouées à tel ou tel segment de ce que je n’ai pas encore nommé la gouvernance mondiale, à supposer qu’elle existe vraiment. Quelques-unes sont hautement spécialisées, dans des domaines comme les télécommunications ou le transport aérien. Parmi celles dont le spectre fonctionnel est plus large – comme la Banque mondiale – certaines ont considérablement évolué au cours du temps. Je pense à l’OCDE, issue de l’Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE) créée dans le cadre du plan Marshall. Actuellement, l’OCDE traite de questions comme la fraude fiscale ou la taxation des grandes entreprises multinationales.
Plutôt que de me lancer dans une énumération, j’ai choisi de développer trois points. Le premier concerne ce qu’on a finalement appelé le G7 c’est-à-dire le sommet économique mis en place à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing – dont Raymond Barre a été le premier « sherpa » – dans le sillage du choc pétrolier de 1973. J’en garde un souvenir vivant, puisqu’à l’époque je dirigeais le Centre d’Analyse et de Prévision du ministère des Affaires étrangères établi par Michel Jobert un an avant la mort de Georges Pompidou et que je m’entretenais régulièrement de ces questions avec notre illustre confrère. Les sept pays de ce groupe étaient dans l’ordre alphabétique : l’Allemagne, le Canada, les Etats-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni. Pour Giscard, il était utile que les « grands » de ce monde (pourquoi ceux-là : c’est une autre histoire) discutent régulièrement « en présentiel » comme on dirait aujourd’hui. L’inspiration était heureuse, si ce n’est que nombre de formations comparables qui ont émergé par la suite n’ont fait que produire des déclarations floues et souvent banales. Les communiqués finals ou finaux (l’un ou l’autre se dit ou se disent) étant pour l’essentiel négociés à l’avance. Il en est de ces réunions comme du « droit mou » (Soft Law en anglais), cher à notre regrettée consœur Mireille Delmas-Marty, et avant elle à notre regretté confrère René-Jean Dupuy : que peut-on dire de leurs effets ? La question serait sans grande importance si la réunionite ne comportait pas en germe le risque d’inefficacité, derrière le paravent de la communication. Jusqu’à quel point les grands dirigeants peuvent-ils jouer aux think-tankers ? Aucune réponse facile ne se cache derrière cette question. Un sujet complémentaire est l’influence. Près d’un demi-siècle après la création du G7, l’univers international des think-tanks est devenu foisonnant et dans ses réseaux circulent des flots énormes d’analyses et de recommandations. Quel en est l’impact sur ce qu’on appelle les « décideurs » ?
Le second point sur lequel je souhaite m’arrêter est le droit international. Rappelons d’abord que l’acte d’adhésion à la Charte de l’ONU revêt la forme d’un traité. Elle n’engage donc en principe ni plus ni moins que les obligations d’un traité, même si au cours des bientôt huit décennies de son histoire, la Charte a pu engendrer des effets coutumiers auxquels dans certains cas les opinions publiques peuvent être sensibles. Mais 80 ans, c’est peu à l’échelle du temps long. Les questions de l’interprétation du droit international, et celle de son effectivité, restent ouvertes. La doctrine néo-conservatrice de la guerre préventive a conduit les Américains à violer allègrement la Charte. Les Russes ne manquent pas de le rappeler. Les bombardements de 1999 sur la Serbie et l’indépendance du Kosovo, le renversement de Saddam Hussein ou encore les conditions de la chute du régime de Kadhafi, et surtout leurs conséquences, continuent de donner lieu à d’innombrables controverses. Sans parler des multiples résolutions restées sans effet, sur la question israélo-palestinienne par exemple.
Dans l’esprit de la quête de la paix, il faut préférer la diplomatie préventive à la guerre préventive. Ce n’est pas un principe moral, mais de sagesse. Paradoxalement, la voie de la diplomatie n’est pas la plus facile. Cette remarque renvoie à la question des rapports entre raison et émotions. Dans une large mesure, la doctrine néo-conservatrice à la George W. Bush rejoint celles qui prétendent se fonder sur des principes moraux. Dans les deux cas, on passe à l’attaque sans s’être posé la question de l’après. Comme si les vraies-fausses bonnes intentions devaient suffire pour ramener les autres dans le droit chemin. En disant cela, je ne prétends pas détenir la vérité sur un problème aussi complexe. Car le propre de la complexité, c’est l’irréductibilité à toute forme de pensée figée.
Quant au problème de l’effectivité du droit international, il résulte de ce que le monde ne constituant pas une unité politique, sa gouvernance ne saurait se caractériser autrement que par abus de langage par un triplet : exécutif, législatif, judiciaire. Les trois dimensions existent, mais très imparfaitement et surtout ne forment pas un tout cohérent. Ajoutez l’universalité de l’hypocrisie et vous reconnaitrez pourquoi les intellectuels de tout bord devraient admettre que les critiques adressées aux Occidentaux par l’« Est » ou par le « Sud global », (les fameux « deux poids, deux mesures »), méritent considération. Rien n’attire plus la haine que l’hypocrisie et l’injustice ressenties. Le terrorisme islamique joue sur cette corde, avec des Etats qui exploitent stratégiquement les faiblesses des démocraties, à commencer par leur prétention à juger du bien et du mal.
La question de l’avenir du système de l’ONU est d’autant plus critique dans un monde qui se fragmente qu’elle paraît sans réponse. D’un côté en effet, à supposer qu’une réforme de la Charte soit réalisable dans l’avenir prévisible, on ne voit pas ce qui pourrait la rendre plus effective, quand bien même elle deviendrait plus légitime aux yeux d’une majorité de la population mondiale. Tout cela étant dit, il faut souhaiter que, malgré ses grandes imperfections, la Charte, éventuellement réformée sur certains points comme la composition du Conseil de Sécurité, puisse continuer de jouer cahin-caha son rôle de forum légitime, d’amortisseur de crises et, parfois, de cadre de discussions ou de négociations dans les relations internationales. Les économistes parlent de Second Best.
Ces brèves remarques sur le système des Nations Unies me ramènent – c’est mon troisième point – à l’idée de gouvernance internationale (partagée par un nombre limité d’Etats) et à la limite globale (partagée par tous les Etats), une locution à laquelle je me suis déjà référé une fois, mais sans l’avoir définie. Telle que j’en ai parlé, l’idée de gouvernance se ramène à une collection d’associations d’Etats, des « G », chacun avec ses objectifs particuliers et les obligations qui en découlent. Les unes sont constituées solidement par des traités ; les autres autour d’accords plus ou moins informels et flexibles. Et toutes, bien entendu, en conformité formelle avec le droit international. Une telle collection (un grand nombre de modalités sont concevables sur le papier) pourrait être qualifiée de gouvernance mondiale ou globale si, de façon efficace et en particulier cohérente, elle recouvrait l’essentiel des questions susceptibles d’impacter le « système international » dans son ensemble, de façon à assurer sa stabilité structurelle. J’insiste sur le lien entre efficacité et cohérence d’une part, légitimité de l’autre. Sur le long terme, les deux doivent aller ensemble.
Comme souvent, lorsqu’on cherche à s’exprimer avec précision, on se heurte à des difficultés conceptuelles. La locution « système international », dont l’utilisation est pratique à condition de savoir à quoi s’en tenir, se réfère en réalité à un objet de pensée complexe, et donc irréductible à toute formalisation particulière. En première approximation, le moins insatisfaisant de ces modèles reste celui du système interétatique. Dans ce cadre, une gouvernance mondiale ou globale prendrait la forme d’une coopération entre les Etats, fondée sur des règles dont le corpus, acté par des traités, s’appuierait sur le droit international, mais évidemment sans se confondre avec lui. L’exigence de stabilité structurelle implique que ces règles devraient embrasser la façon de faire avec les unités actives ou politiques susceptibles de contrarier voire de saboter l’édifice.
Il est aisé d’identifier les difficultés principales de tout schéma de gouvernance mondiale. Aucun segment de gouvernance ne saurait se réduire à un protocole comparable à un langage informatique. La dimension politique est déjà présente au niveau tactique, celui du fonctionnement interne de chaque « G » particulier. Et à l’étage supérieur (la collection des « G ») se pose d’abord le problème de la coordination, laquelle suppose des arbitrages permanents qui ne se présentent pas toujours comme un jeu à somme positive. Au-dessus de la coordination, il y a les objectifs et la stratégie. D’où un problème majeur qui se situe dans l’ordre de la légitimité, et qu’il serait vain de prétendre traiter systématiquement par des protocoles simplistes comme la règle de la majorité.
En pratique, dans le monde d’après-guerre (c’est-à-dire : depuis la Seconde Guerre mondiale), je vois deux ébauches de « gouvernance internationale » qui ont partiellement réussi à une échelle réduite, en tous cas jusqu’à la chute de l’Union soviétique. La première peut être qualifiée au sens large de système de Bretton Woods. La seconde est la Communauté économique européenne, devenue Union européenne avec le traité de Maastricht en 1992.
A l’origine, le système de Bretton Woods était facile à saisir, car il impliquait un nombre réduit d’acteurs concernés par une classe homogène d’intérêts matériels et rassemblés autour d’un leader incontesté : les Etats-Unis d’Amérique. Ceci dans le contexte des lendemains d’un cataclysme – la Seconde Guerre mondiale. Ce système s’est progressivement complexifié, avec l’entrée en jeu de nouveaux acteurs à la fois puissants et hétérogènes, tels que la Russie ou la Chine. La fragmentation du système de Bretton Woods qui s’en est suivie s’est accentuée, en même temps que la tendance à l’instrumentalisation politique par les plus puissants des leviers économiques dans les rapports de force. Une structuration autour de schémas de gouvernance internationale – non globale – concurrents est de plus en plus concevable. En 2023, un signe parmi d’autres d’une telle évolution est l’élargissement des BRICS à l’Argentine, à l’Arabie saoudite, à l’Egypte, aux Emirats Arabes Unis, à l’Ethiopie et à l’Iran, lesquels vont donc coopérer avec le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, a priori dans un esprit de concurrence vis-à-vis du « bloc » occidental. Le problème des formes de la gouvernance internationale est entré dans l’ordre de la complexité.
J’ouvre ici une nouvelle parenthèse pour souligner la distinction fondamentale qu’il convient d’établir entre problème compliqué et problème complexe. Résoudre un système de trois équations linéaires à trois inconnues est un peu plus compliqué qu’un système de deux équations linéaires à deux inconnues. Mais ce n’est pas complexe, en ce sens qu’on peut toujours résoudre un tel problème. A contrario, si vous cherchez à prévoir l’issue de la guerre d’Ukraine ou les conséquences ultimes de l’attaque terroriste d’Israël par le Hamas le 7 octobre dernier, aucun modèle logico-déductif, quelles que soient les bases de données sur lesquelles vous vous appuierez, ne vous donnera complètement « la » ou plutôt « les » réponses possibles avec la précision à laquelle vous pouvez aspirer. Nous sommes là dans l’ordre de la complexité. En réalité, la plupart des problèmes qu’on se pose dans les sciences humaines et sociales, comme aussi dans les sciences de la Terre et de l’Univers, sont complexes. On ne peut les cerner qu’en variant les approches sous des angles accessibles simplement (la simplicité s’opposant ici non pas à la difficulté mais à la complexité) puis en s’efforçant de les hiérarchiser et de les relier en recourant à la pluridisciplinarité. La conséquence première de la complexité est qu’elle rend impossible l’accord parfait entre les analystes ou a fortiori les décideurs moins distanciés, même de bonne foi.
Venons-en à la seconde ébauche de gouvernance internationale dont j’ai parlé, c’est-à-dire la Communauté européenne devenue Union européenne. L’origine du projet se situe également à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui fut propice aux bonnes résolutions, comme toujours après les grandes catastrophes. On peut d’ailleurs se demander si les catastrophes ne sont pas un préalable nécessaire pour mener à bien certains projets collectifs. Bien sûr, il y avait eu les projets européens de l’entre-deux-guerres, dans l’ordre de l’utopie ou mieux vaut dire ici de la prophétie.
Une fois encore, je m’arrête sur les mots. Ce n’est pas parce qu’un état du monde virtuel paraît invraisemblable dans les circonstances d’un moment qu’il ne vaut pas la peine de l’« annoncer ». C’est ainsi, par exemple, que je comprends les propos du pape François sur l’immigration – auxquels il est pourtant facile et même nécessaire d’opposer ceux d’un Henry Kissinger après le 7 octobre, quand il dit que l’Europe a commis une erreur dramatique en accueillant massivement des populations de cultures radicalement différentes de la leur. Kissinger pense à la réalité présente et prévisible. Le pape et l’ancien Secrétaire d’Etat américain ne regardent pas dans la même direction. Ils ne voient pas le temps (chronos) dans la même perspective. Dans l’action concrète – politique en particulier – tout l’art, essentiellement intuitif, de juger face à la complexité, est de saisir le bon moment de chaque chose : ni trop tôt, ni trop tard. C’est le kaïros des Grecs. Dans l’ordre prophétique, où se situe le pape, le temps est indéfini. Il s’apparente plutôt au temps en dehors du temps, olâm en hébreu.
Le moment propice pour la naissance de la Communauté économique européenne est venu après l’échec de la Communauté Européenne de Défense en 1954. Il a été saisi par les « pères fondateurs », au prix d’un renoncement dans le domaine de la défense, depuis lors soumise au protectorat américain. Faut-il rappeler par ailleurs que la Communauté, ou plutôt les Communautés, ont commencé très modestement avec, aux côtés de la France miraculeusement sortie de la guerre dans le camps des vainqueurs, les deux grands pays vaincus – l’Allemagne de l’Ouest et l’Italie – et trois Etats plus petits (les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg). Sans évidemment prétendre résumer ici l’histoire de l’Union européenne, on peut souligner que le projet s’est progressivement structuré autour de six thèmes interdépendants, simples seulement en apparence, mais en réalité complexes : réconciliation, démocratie, économie de marché, sécurité, solidarité, identité. Chacun de ces thèmes pourrait faire l’objet d’un long développement.
Je me limiterai à quelques remarques, à mon sens fondamentales, autour de la notion d’identité, déjà mal déterminée au seul niveau de la géographie physique. Pour l’essentiel, toute réflexion sur l’identité européenne renvoie à la question de l’existence d’une culture à la fois suffisamment commune, donc homogène, et suffisamment distincte de celle des autres. Comme le temps/chronos long joue ici un rôle fondamental, il est à mon sens légitime d’éclaircir la question non pas en se plongeant immédiatement dans le brouillard de l’écume idéologique ou dans l’abstraction philosophique, mais en l’abordant à partir des racines encore vivantes, ce qui nous renvoie inéluctablement aux héritages gréco-romain et judéo-chrétien ; ainsi qu’à la raison, aux Lumières, à la Révolution française y compris les abominations de la Terreur, bref au XVIIe et au XVIIIe avec leurs prolongements au cours des deux derniers siècles. Le point important est qu’aucune des strates n’abolit les précédentes. La Culture, fondement de l’identité, est un phénomène diachronique autant que synchronique. Pour des raisons politiques et idéologiques, cette approche vivante a été écartée d’emblée par la France pour l’élaboration du projet de Constitution européenne il y a vingt ans. L’éventail ouvert avec la référence aux racines est très large, puisque par exemple aussi bien la démocratie libérale et l’économie de marché que le communisme et la planification centralisée prennent leurs sources dans les Lumières et dans la Révolution. J’ai fait allusion à la Terreur. La référence aux racines fait justice au flou qui s’attache au concept de valeur et aux abstractions comme la quête d’un « homme nouveau » ou le postulat de l’existence d’un langage universel. Michael Metzeltin, un Autrichien linguiste et philologue qui se plaît à analyser les traités européens avec les outils de sa discipline, a observé que le mot valeur n’a fait son entrée dans le vocabulaire européen qu’en 2000, de façon évidemment subreptice. Si l’on redonne à l’Histoire sa place centrale, comment contester que, du point de vue de leurs racines culturelles, les pays musulmans par exemple n’ont pas vocation actuellement à rejoindre l’Union européenne ; ou encore que la question des LGBT+ n’a rien à faire avec les critères de Copenhague ?
Quand on se trouve à l’aise avec l’identité, on le devient pour la sécurité. En effet, ce qui caractérise la sécurité, c’est la protection de l’identité et donc de son intégrité. La solidarité s’ensuit également, tout au moins dans son acception fonctionnelle : les parties organiquement liées dans un tout sont solidaires par nécessité. Le concept de solidarité peut aussi être considéré du point de vue prophétique – la charité ou l’amour, explicitement au centre du christianisme.
J’ajouterai quelques mots sur l’économie de marché dans la construction européenne. A priori, l’économie de marché va de pair avec l’idée de démocratie libérale, et en pratique avec l’émergence d’un droit européen cohérent avec ces choix. Encore faut-il que les choix en question soient pleinement assumés. Par exemple, le versant rousseauiste de l’héritage des Lumières a clairement été laissé de côté dans la construction européenne telle qu’elle s’est faite jusqu’ici, ce qui ne signifie pourtant pas que ce rameau de la culture européenne soit mort. Loin de là. En tous cas, les économistes les plus engagés dans la construction européenne concrète ont estimé que la mise en œuvre d’un programme aussi ambitieux que le marché unique devait aller de pair avec l’avènement d’une monnaie unique, ce qui est advenu partiellement avec le traité de Maastricht. En effet, aussi bien Helmut Kohl que François Mitterrand, qui ne connaissait pas grand-chose à l’économie, avaient compris qu’un geste politico-économique majeur était nécessaire pour compenser les forces centrifuges du grand élargissement consécutif à la chute de l’empire extérieur soviétique.
Deux questions importantes se posent urgemment près d’un quart de siècle après l’arrivée effective de l’euro. D’une part, les conditions pour assurer la stabilité structurelle de la monnaie unique (notion de zone monétaire optimale) ne sont toujours pas réunies, et l’hétérogénéité croissante de l’Union à la veille d’un nouvel élargissement massif est préoccupante ne serait-ce qu’à cet égard. D’autre part, la Commission européenne qui concentre les pouvoirs commerciaux et monétaires dans les relations extérieures de l’Union ne peut pas les utiliser à des fins politiques comme le font les Etats-Unis par exemple. A quoi il faut ajouter que l’Union ne sait pas protéger ses frontières, malgré les accords de Schengen.
Ces remarques, parmi d’autres, n’ont d’autre but que d’illustrer l’extrême importance du problème de la cohérence dans les questions de gouvernance internationale, en particulier européenne. Je pense aussi, au problème de la hiérarchie des normes, sur le plan juridique. Les contradictions dont Marx faisait une clé de sa manière de penser le capitalisme, sont des bombes à retardement. En fait, du point de vue des six thèmes mentionnés précédemment, le principal étant l’identité, je suis porté à tirer la sonnette d’alarme sur la survie même de l’Union européenne telle qu’elle est, tout en reconnaissant que, dans le cadre des contraintes qui limitent son action, la Commission de Bruxelles a réagi à court terme conformément au conatus de Spinoza face aux chocs du Covid 19 et à l’agression de l’Ukraine par exemple. En tous cas, sous l’angle de la gouvernance internationale, le fond du problème est bel et bien le manque de cohérence des choix, le niveau décisionnel supérieur n’ayant pas la capacité de s’en assurer. Telle fut d’ailleurs la raison profonde du Brexit, ce que ne contredit pas le fait que les Britanniques n’en finissent pas d’en subir les conséquences, parce qu’eux-mêmes ne sont pas mieux gouvernés qu’avant.
Cette crainte sur l’avenir de l’Europe qu’il m’arrive d’exprimer publiquement de temps à autre, surtout depuis la guerre d’Ukraine, ne m’empêche pas de continuer, parfois en même temps, d’adopter le langage prophétique. Même si par malheur l’Union européenne devait devenir encore plus impuissante ou même commencer à se défaire dans la prochaine décennie, je continuerais à proclamer sa vocation non seulement à renaître en mieux et à s’imposer durablement « à très long terme » ; mais encore, à mesure que continueraient à pousser d’autres racines qui rendraient la chose concevable, à s’étendre au monde entier. C’est dans cet esprit, à l’occasion d’une intervention en 1994 pour le cinquantième anniversaire de la conférence de Bretton Woods, que je m’étais livré à une expérience de pensée (Denkexperiment) sur les conditions de l’avènement, un jour, d’une monnaie unique mondiale.
Revenons sur l’idée que la gouvernance mondiale a pour but d’assurer la stabilité structurelle du « système international » dans son ensemble, autour d’une bonne trajectoire concertée. Mais voici la difficulté essentielle : il est difficile de se caler sur une telle trajectoire lorsque le point de départ se trouve manifestement loin d’un équilibre, quand bien même le « système » n’évolue pas ou pas encore de façon chaotique. Répétons-le : on comprend aisément qu’un moment propice pour fonder ou refonder une gouvernance légitime et efficace puisse être au lendemain d’un grand drame, surtout quand un leader se détache. En thermodynamique moderne, on sait qu’après la phase plus ou moins chaotique qui suit l’effondrement d’un ordre, un ordre nouveau se met en place, imprévisible ex-ante dans le détail, mais qui contient des traces de l’ordre ancien. Le temps long ou très long en histoire conduit à des observations similaires.
C’est pourquoi je crois utile, à ce stade de mon exposé, d’évoquer à grands traits certains aspects de l’état actuel du « système international » – fort éloigné d’un quelconque équilibre – en le situant dans la perspective européenne. Un angle certes limité, mais qui me permettra quand même de conclure en ayant en tête l’incertitude à l’horizon du prochain quart de siècle, disons symboliquement d’ici à 2049. Cette année-là sera marquée par le centième anniversaire de la victoire de Mao Zedong en Chine.
Le XXe siècle politique fut court (1919-1991). Il se divise naturellement en deux parties séparées par la Seconde Guerre mondiale. En raison du fait nucléaire, le « système international » a tendu à se stabiliser structurellement à partir des années 1960. Ainsi les conflits majeurs à l’extérieur du théâtre principal (l’Europe) comme la guerre du Vietnam ou les deux guerres israélo-arabes n’ont-ils pas dégénéré. Pour la guerre du Kippour de 1973, on doit à mon avis rendre hommage à Henry Kissinger qui n’a pas voulu permettre à Israël d’acculer l’Egypte à une défaite complète. Ce qui a permis en 1977 le voyage de Sadate à Jérusalem (il l’a payé de sa vie, en 1982) et l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays. En agissant de la sorte, Kissinger a appliqué un principe – tiré de ses premiers travaux sur le Congrès de Vienne – qui se situe au cœur de son concept de la diplomatie et que je formule ainsi : un « système international » ne peut être structurellement stable que sur la base d’un équilibre des intérêts fondamentaux des parties prenantes. Ce concept est différent de celui d’équilibre des forces (Balance of power). Il implique que chacune des parties prenantes accepte de reconnaître certains intérêts de ses partenaires ou adversaires, quand bien même à contrecœur. Dans certains cas, pareille position est un pari sur le temps, lequel n’est pas toujours un adversaire. Je parle d’intérêts fondamentaux plutôt que d’intérêts vitaux, bien que le sens des deux mots soit suffisamment ouvert pour qu’on puisse les confondre, afin d’éviter les connotations dramatiques associées au second dans le cadre de la stratégie nucléaire.
Malheureusement à mon sens, malgré des efforts comme ceux qui avaient permis les accords d’Oslo de 1993, les Occidentaux (surtout les Américains) et Israël n’ont pas poussé jusqu’à son terme la logique de Kissinger pour aboutir à un règlement durable de la question palestinienne. Malheureusement aussi, les Occidentaux, convaincus que le rapport de force (qui inclue les forces morales) était définitivement en leur faveur et pénétrés de leur bonne conscience, n’ont pas voulu entrer dans cette logique avec la Russie au début de ce siècle, quand il en eut probablement été encore temps. Dans l’ensemble, les Américains sont plus sensibles au « Polonais » Brzezinski (Power and Principle) qu’à l’« Allemand » Kissinger. Mais ils n’en sont pas moins très pragmatiques, contrairement aux Européens.
La chute de l’Union soviétique, consommée en décembre 1991, inattendue aussi rapidement et de cette manière, s’explique fondamentalement par la bureaucratisation progressive du système communiste et par son incapacité politique à se réformer face à l’accélération du progrès technique à partir des années 1970 ; d’abord dans les industries militaires, avec la miniaturisation (semi-conducteurs et circuits intégrés). L’épisode le plus marquant à cet égard fut l’Initiative de Défense Stratégique (IDS) du président Reagan en 1983, familièrement nommée guerre des étoiles.
La chute de l’URSS illustre fort bien la « loi de Tocqueville » selon laquelle les régimes qui n’ont pas su s’adapter s’effondrent quand ils entreprennent en position de faiblesse des réformes mal préparées. Les réformes de Gorbatchev furent désastreuses. A l’opposé de celles effectuées par les Chinois avec Deng Xiaoping une dizaine d’années plus tôt. Sans doute les Baltes et une grande partie des Ukrainiens, encouragés par leurs diasporas notamment aux Etats-Unis, aspiraient-ils à l’indépendance. Mais jusqu’à 1988-1989, ils ne pouvaient l’envisager que comme une perspective lointaine.
Les premières manifestations qui attirèrent l’attention des experts occidentaux sur la vulnérabilité immédiate de l’URSS furent celles de décembre 1986 à Alma-Ata, alors capitale du Kazakhstan. Mais la cause de ces manifestations fut une maladresse de Gorbatchev qui avait nommé un Russe au poste de Premier Secrétaire du Parti Communiste du Kazakhstan. Rien à voir avec une quelconque velléité d’indépendance de cette république socialiste soviétique, à l’époque.
La chute de l’URSS ne fut pas seulement celle du régime communiste. Elle entraîna celle de l’empire russe, et marqua la fin du cycle commencé avec l’écroulement des empires allemand, austro-hongrois et ottoman après la Première Guerre mondiale ; puis des empires coloniaux européens après la Seconde. La thèse que je n’ai cessé de soutenir depuis 1991 est que ce phénomène ne pouvait qu’ouvrir une ère prolongée de bouleversements du « système international ». Sa première manifestation en Europe fut la décomposition de la Yougoslavie dans les années 1990, que les Européens de l’Ouest ont été incapables de gérer par eux-mêmes, comme ils l’auraient dû.
La dernière décennie du second millénaire fut vécue comme un drame par les Russes qui eurent des raisons de penser que la Fédération de Russie elle-même était sur le point d’éclater. Les traités que leurs dirigeants signèrent dans des conditions d’aussi extrême faiblesse durent être considérés par beaucoup comme de simples chiffons de papier. L’histoire est riche en situations de ce genre. Je me souviens d’Igor Ivanov, alors ministre des Affaires étrangères de Russie, m’expliquant dans son bureau que le mieux que son pays pouvait faire dans les circonstances du moment était d’exploiter à court terme toutes les ressources que le système de l’ONU et ses institutions offrent aux faibles pour gagner du temps, en attendant en l’occurrence l’arrivée d’un « homme fort ».
Les Européens – qui n’ont toujours pas fini de digérer les conséquences de leur longue « guerre civile », comme disait Ernst Nolte – se sont habitués à ne voir la grande politique internationale qu’à travers les lunettes de l’idéologie des droits de l’Homme. Et ils se sont installés dans le confort du protectorat américain. Même la France, malgré de Gaulle.
Concentrés sur leurs difficultés provinciales après la chute de l’URSS, les dirigeants européens n’ont jamais pris la mesure des problèmes géostratégiques et géopolitiques qui pourtant les affectent directement, réactivés ou augmentés par la chute de l’URSS : l’Ukraine assurément, identifiée bien avant 1989 comme le point le plus sensible ; le Caucase ou encore le Moyen-Orient. Cette dernière région n’est en réalité jamais sortie des turbulences depuis le XIXe siècle, quand l’empire ottoman était qualifié d’« homme malade » de l’Europe. Sans compter les régions de l’ancien « tiers-monde » où les protagonistes de la guerre froide s’affrontaient de façon feutrée, faute de prendre le risque de le faire sur le théâtre central.
Un exemple parmi d’autres, emprunté à l’héritage de l’Union soviétique : pour les Russes, il existe un enjeu stratégique essentiel en mer d’Azov et en mer Noire, qui à lui seul peut justifier à leurs yeux de grands sacrifices. Celles et ceux qui, en Europe, croient pouvoir régler ce genre de questions au coin du feu en récitant des articles de la Charte de l’ONU ou en empilant des sanctions que tant d’autres Etats contournent impunément ont perdu le sens de l’histoire. Qu’on le veuille ou non, la guerre reste malheureusement le choc de volontés qu’elle a toujours été, quand la politique et la diplomatie ont échoué à trancher un conflit ou pire n’ont pas essayé de le faire. C’est alors qu’on peut être condamné à payer le prix du sang.
J’ai évoqué la part de l’incapacité soviétique à s’adapter au progrès technologique, dans l’explication de la chute du régime. Ce progrès technologique, qui n’a cessé d’accélérer depuis, est aussi la cause fondamentale de la mondialisation, conjointement, à partir du début des années 1990, avec la vague libérale dont les principales bénéficiaires ont été les économies d’une partie de l’ancien « tiers-monde », principalement en Asie. En parlant de vague libérale, je pense aux principes de l’économie de marché et aux bases des politiques monétaires et budgétaires dérivés de la synthèse dite néo-classique en macroéconomie, laquelle combine dans un tout cohérent les enseignements des modèles classique et keynésien.
Mais, contrairement sans doute aux convictions des adeptes de la « fin de l’Histoire », les principes du libéralisme économique n’impliquent pas totalement le libéralisme politique. Le contre-exemple le plus manifeste est la Chine, qui a profité de son entrée dans l’OMC dès 2001 pour accumuler des transferts de technologies dans des conditions et avec un succès que les négociateurs occidentaux du traité d’adhésion n’avaient pas prévu. Près de 25 ans plus tard, il est vrai que l’économie chinoise se trouve à la peine, et que le durcissement idéologique du régime pourrait nuire à la croissance future, en décourageant l’esprit d’entreprise au plus haut niveau. Mais le point essentiel par rapport à mon propos d’aujourd’hui est ailleurs. Le décollage de la majeure partie de l’ancien « tiers-monde » s’est effectué dans le cadre de la mondialisation, sans toutefois réduire son hétérogénéité politique avec les Occidentaux, au contraire. Légitimement fiers de leurs succès, les pays du « Sud global », comme on les appelle actuellement, cherchent à retrouver leurs racines quand les Européens rejettent les leurs. Politiquement, ils cultivent une nouvelle forme de non-alignement (l’Inde parle de « multi-alignement »), quand bien même ils ne suivent pas aveuglément ceux qui rendent les anciens colonisateurs coupables de tous les maux.
Les attitudes de la prétendue « communauté internationale » (qu’il serait plus correct d’appeler « société internationale ») par rapport à la guerre d’Ukraine sont révélatrices à cet égard. Mais aussi les réactions des Etats et des opinions publiques après l’attaque barbare d’Israël par le Hamas le 7 octobre dernier. Cette opération, longuement et minutieusement préparée dans un secret semble-t-il absolu, a montré par ailleurs que, dans le monde contemporain, il existe des unités politiques capables de réunir des forces considérables et d’élaborer des stratégies à nos yeux parfaitement immorales, dont la forme ressemble à celle des Etats mais qui ne sont pas reconnus comme tels sur le plan juridique. Surtout, l’attaque du 7 octobre nous oblige à considérer l’islamisme politique et le terrorisme comme un phénomène global, aboutissement provisoire d’une longue histoire dont la cohérence est saisissable après coup.
On sait que les racines du conflit israélo-arabe remontent au moins au XIXe siècle et à l’affaiblissement de l’empire ottoman, que le nationalisme arabe a été exacerbé par la chute de ce dernier, puis par la décolonisation après la Seconde Guerre mondiale. Pendant un temps, il a pris les apparences d’un socialisme laïc, dont Nasser fut une figure de proue ; mais aussi Hafez el Assad ou Saddam Hussein. L’intervention soviétique en Afghanistan dans les derniers jours de 1979 ne fut pas une question d’accès aux « mers chaudes », mais une affaire liée à l’islamisme politique. Plus tôt dans l’année, la révolution iranienne avait mis au pouvoir le régime théocratique de l’Ayatollah Khomeini. Dès lors, la rivalité séculaire entre Perses et Arabes a pris une tournure confessionnelle : chiites – sunnites. La décennie suivante (années 1980) a été dominée par la guerre entre l’Iran de Khomeini et l’Irak de Saddam Hussein, qui s’est terminée par un match nul ; et par l’échec soviétique en Afghanistan. Cette guerre a contribué aussi à la chute de l’URSS. Vint ensuite l’invasion du Koweït par Saddam, au cours de l’été 1990, qui se solda par sa défaite, en raison de l’engagement américain. Sur le front palestinien, il y eut le bref moment d’espoir avec les accords d’Oslo (1993). Yitzhak Rabin fut assassiné le 4 novembre 1995. La retraite américaine du Pakistan avait laissé le champ libre aux talibans, ce qui a permis notamment la montée du FIS en Algérie, puis le 11 septembre 2001, monté par Al Qaida, une opération qui a achevé d’enflammer l’arc arabo-musulman et servi de prétexte à George W. Bush pour renverser Saddam Hussein en 2003. Cette opération favorisa le chaos en Irak, en Syrie et au Liban. Elle contribua à l’échec du désastreux « printemps arabe » de 2011 et à l’éclatement de la Libye après l’élimination de Kadhafi, cependant que l’étau se resserrait au voisinage d’Israël avec le joug d’organisations comme le Hezbollah au nord et le Hamas au Sud. Pendant ce temps, face aux divisions des Palestiniens, l’autorité de Ramallah avait perdu tout crédit après la mort de Yasser Arafat (2004) – lequel, soit dit au passage, n’invoquait pas la religion. Au fil des ans, la République islamique s’est présentée de plus en plus aux opinions publiques arabes comme la véritable défenseure de la cause palestinienne dont les mollahs se servent pour accroitre leur influence.
En fait, la montée continue de l’islamisme politique est une réalité mondiale, qui a débordé largement l’arc arabo-musulman et a atteint aussi l’Asie, y compris la Chine. Je crois que les Occidentaux n’ont jamais pris la pleine mesure de ce phénomène. Les Européens, qui ne conçoivent pas que les autres n’aient pas vocation à penser comme eux, pour reprendre le titre des Mémoires de Maurice Gourdault-Montagne, se sont trompé en ne voulant y voir que des questions de nationalisme ou de décolonisation. Ils ont sous-estimé ses conséquences sur l’immigration, et entretenu l’illusion que tout pourrait se régler grâce à la supériorité de leurs « valeurs ». L’extraordinaire piège tendu par le Hamas le 7 octobre a révélé une gigantesque faille dans la structure du « système international ». Cette faille est encore plus large que celle provoquée par la guerre d’Ukraine. Face à elle, l’Union européenne se trouve dans un embarras extrême, d’autant plus qu’elle n’a pas prêté attention aux germes d’une importation de conflits dont les enjeux dépassent largement la question palestinienne.
Il me faut encore rajouter au moins quelques mots sur la Chine, dont la modernisation depuis la chute de la bande des quatre rappelle par sa fulgurance celle du Japon à l’ère Meiji, avec les mêmes ressorts. Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2013. Il a été choisi par le Parti Communiste Chinois pour faire face au durcissement des difficultés anticipées aussi bien sur le chemin de la croissance économique, que dans les relations internationales. De fait, les relations sino-américaines se sont tendues sur des sujets comme le commerce, les échanges de produits stratégiquement sensibles, la « route de la soie », la mer de Chine du Sud ou encore Hong Kong. La question la plus potentiellement explosive est Taïwan, dont le retour à la mère patrie est considéré depuis Mao Zedong comme un intérêt vital pour Pékin. Ce qui alors n’était pas un objectif atteignable est en train de le devenir et le régime ne manque pas de rappeler fermement sa détermination à faire la guerre si l’île, soutenue par des forces extérieures, prétendait déclarer son indépendance. Certains, comme le politologue américain Graham Allison, accordent une probabilité élevée à cette hypothèse en vertu du « piège de Thucydide » (en référence à la guerre du Péloponnèse). D’autres, comme le professeur Joseph Nye, évoquent plutôt le « piège de Kindleberger » – en son temps le spécialiste le plus réputé de la grande dépression – et croient que le plus grand danger serait l’absence de coopération économique entre les deux principales puissances mondiales.
Pour les Occidentaux, la sagesse consiste à s’en tenir au principe de l’unité de la Chine, tout en disant que l’intégration ne pourra se faire que lorsque le régime de Pékin aura suffisamment évolué pour rendre la chose acceptable pour les Taiwanais. L’essentiel pour le sujet d’aujourd’hui est que les relations sino-américaines ne sont pas à l’abri d’une dégradation rapide. Les Européens doivent impérativement réfléchir à leur posture dans ce cas. En sont-ils capables ? Les Etats-Unis continueront-ils de s’affirmer comme le leader du club des démocraties contre celui des autocraties et chercheront-ils à transformer leurs alliances issues de la Seconde Guerre mondiale en ce sens, notamment l’Alliance atlantique ?
Face, là encore, à un écart qui s’accroît, quelle gouvernance internationale pourrait traiter correctement un tel problème, ou ceux dont j’ai parlé précédemment ? Quel groupe d’Etats pourrait se former pour s’entendre sur un équilibre des intérêts fondamentaux des uns et des autres, avec le sens kissingerien que j’ai donné à cette expression ? Est-il sérieusement concevable qu’au sein d’un tel groupe une Union européenne encore élargie, massivement et précipitamment, sur des bases idéologiques puisse agir comme une unité politique unique ? Encore cette façon de poser les questions suppose-t-elle que, dans les prochaines années et décennies, la Chine continuera de se développer et ne se divisera pas elle-même comme il lui est arrivé régulièrement dans son histoire. Les réflexions stratégiques ne peuvent jamais envisager utilement tous les scénarios. Cette impossibilité fait partie de la complexité. Dans ces conditions, on doit aussi s’interroger sur le devenir de la gouvernance en matière de climat ou de santé.
Au terme d’un exposé déjà chargé, il serait vain de spéculer sur l’architecture d’une gouvernance globale à l’horizon prévisible, alors que les perspectives indiquent en réalité un recul de la coopération internationale, tant les fossés s’élargissent et la complexité augmente. Les divisions internes aux démocraties occidentales, même aux Etats-Unis, accroissent l’incertitude. Dans ce contexte, sérieuse en effet me paraît la possibilité d’une dégradation lente de l’Union européenne sous l’effet de ses propres contradictions et insuffisances, accentuées par un nouvel élargissement brouillon, tout ceci alors que son modèle culturel, économique et social paraît à bout de souffle. Face à cette réalité, je n’entends que des incantations idéologiques ou, dans le meilleur des cas, des bavardages institutionnels. Mais il faut toujours laisser leur chance aux miracles.
Nous, les Européens, pourrions rebondir si nous donnions un sens non pas abstrait mais charnel à notre identité ; si nous parvenions à développer nos ressources, nos leviers de puissance ; si nous élaborions une vision partagée des tâches précises à accomplir individuellement et collectivement. Pareil programme paraît déjà utopique pour l’Europe des 27. Est-t-il au moins concevable qu’émerge, en son sein, une sorte de noyau dur qui s’y attellerait de façon efficace crédible ? Sommes-nous condamnés à attendre que l’édifice soit tombé en ruine pour tout recommencer après la prochaine catastrophe globale ? Du moins gardons-nous l’espoir d’une renaissance du projet européen, cependant que, dans le monde d’aujourd’hui, il reste encore dans ce petit cap du continent eurasiatique, un petit peu du charme du monde d’hier.
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