Le problème de la culture de l’Europe
Transcription revue d’une conférence prononcée le 2 octobre 2003 lors du séminaire « Penser l’Europe », organisé conjointement par l’Académie roumaine et l’Institut français des relations internationales à Brasov
On peut définir l’Europe, ou plutôt l’Union européenne que nous sommes en train de construire, comme une nouvelle sorte d’unité politique en voie de fabrication, selon un processus ancré dans une réalité quasi biologique et qui, par conséquent, prend du temps. Et, de la même manière que pour concevoir un enfant, il faut en principe neuf mois, pour fabriquer une nouvelle unité politique, un siècle est nécessaire, peut-être plus. L’État-nation tel que nous le connaissons aujourd’hui est l’aboutissement d’un long cheminement qui commence vers la fin du XVe siècle, se développe progressivement, aboutit au XIXe et qui, finalement, s’abîme au XXe siècle dans les catastrophes dues aux excès du nationalisme. Nous sommes actuellement en plein effort non pas pour fabriquer un seul État à partir de tous ceux qui constituent ou qui constitueront l’Union européenne, mais pour créer quelque chose de nouveau, une unité politique d’un type original. Cela ne fait pas longtemps que nous avons commencé : à peine un demi-siècle, c’est-à-dire très peu à l’échelle historique.
Dans mon livre Mémoire du temps présent , je rappelle les prémices de l’idée européenne, en particulier le fait que le vocabulaire de la Communauté s’est forgé dans l’entre-deux-guerres, y compris, naturellement, l’expression « Communauté européenne » elle-même. Avant qu’une telle idée pût être reprise d’une manière opérationnelle, il aura fallu une longue maturation. Malheureusement, il y a eu la Seconde Guerre mondiale, puis les séquelles idéologiques du communisme, qui ont miné cette période, et finalement le processus constructif, qui a commencé il y a moins de cinquante ans. Ce processus va donc se poursuivre encore pendant plusieurs décennies, si bien que beaucoup d’entre nous n’en connaîtront pas l’achèvement de leur vivant.
Si l’on veut bâtir une unité politique d’un type nouveau, il faut réunir les deux principes, les deux éléments qui en constituent la structure, c’est-à-dire l’élément Culture et l’élément Organisation . Dans le cas de l’Union européenne, telle qu’elle existe à l’heure actuelle ou telle qu’elle se fabrique, en particulier avec l’adhésion de nombreux pays supplémentaires, dont la Roumanie, on voit que le degré d’organisation est encore faible. On essaye d’ailleurs de l’adapter. Telle est l’essence de l’aventure de la Constitution. Mais, à la date où je parle, on n’est absolument pas sûr de réussir. Et si le projet réussit, il faudra le faire vivre. Une éventuelle Constitution européenne devra être éprouvée dans la réalité. Et si le projet échoue, que fera-t-on ? Ce ne sera pas la fin du monde. Il faudra essayer autre chose, et cela prendra du temps. On voit donc que l’aspect d’organisation est en cours, en fait depuis le début et à travers de nombreuses difficultés, accrues par le passage de six États à l’origine, à vingt-sept demain, et bientôt peut-être, plus encore.
Puis, il y a l’autre élément, et j’en viens plus spécifiquement au thème de la conférence de Brasov : la Culture. Il est très difficile de définir ce qu’est la culture européenne, car il existe plusieurs interprétations du concept de culture : depuis une interprétation anthropologique générale, la culture comme manière de vivre, jusqu’à des sens plus anciens et plus nobles, comme la référence aux œuvres qui manifestent la fonction la plus élevée de l’homme face à sa propre condition. Quand on parle de la Culture d’une unité active ou d’une unité politique, c’est dans le sens anthropologique général, lequel, en fait, inclut le sens noble ; car, au sein d’une même culture, au sens anthropologique, on a toujours un ensemble d’œuvres qui sont autant de références : on n’est pas français sans La Fontaine, Racine, Corneille, Molière, Baudelaire ou Verlaine. Alors, qu’est-ce que la culture européenne ? Il est beaucoup plus facile de voir ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est. Souvent, quand on est embarrassé dans la recherche d’une définition, une bonne manière de procéder est de prendre le contraire, de définir l’opposé. Quand je me trouve en Chine ou au Japon, je me sens très loin de la culture européenne, c’est tout à fait clair. Mais, quand je suis en Russie, cela dépend des circonstances. Si je me trouve en Amérique latine, je me sens déjà en famille et en même temps pas totalement. Des expériences personnelles révèlent la difficulté bien réelle que nous avons à définir la culture européenne. Par exemple, autour de moi il y a beaucoup de personnes cultivées, au sens courant du terme, avec un niveau d’éducation assez élevé, ayant étudié l’histoire. Je m’amuse parfois à leur demander, pour chaque pays membre actuel ou futur de l’Union européenne, de citer quelques faits historiques ou culturels majeurs. Le résultat est généralement bien pauvre. On a souvent du mal à citer d’autres noms que Mozart, Beethoven, Goethe, Shakespeare ou Dante. En dehors des références absolument basiques, si vous demandez à un Français, même cultivé, de parler de l’histoire de la Roumanie, je crains que le résultat ne soit fort décevant. Si vous lui demandez des détails sur l’histoire du Danemark ou de la Suède, ce sera pareil. Il n’en est pas moins vrai qu’avec le développement massif des médias électroniques et du tourisme, les choses évolueront rapidement dans ce domaine aussi.
La question des langues doit être abordée du même point de vue. La diversité culturelle va de pair avec la diversité linguistique de l’Europe. Je pense en particulier à des langues comme le finlandais par opposition aux langues romanes, slaves, germaniques ou saxonnes. Par exemple, le finlandais ou le hongrois ne comportent pas d’emprunts aux langues étrangères qui aient abouti à des fusions quasi organiques comme il en existe entre les langues romanes où l’on ressent une impression de parenté.
La question linguistique est inséparable de la question culturelle en général. Je reviens maintenant à l’idée de base, c’est-à-dire que l’Europe est une unité politique en train de se faire et, donc, une unité active qui a vocation à se considérer comme souveraine et à se doter progressivement de deux caractéristiques structurales, la Culture et l’Organisation. On peut compenser une Culture insuffisante par une Organisation plus forte et, vice versa, une Organisation insuffisante par une Culture plus forte. Prenons quelques exemples : au temps de la monarchie austro-hongroise, le déficit culturel était manifeste, mais l’Organisation a été suffisamment forte pour maintenir un certain temps l’unité de l’État. Si l’on pense à la Yougoslavie de l’entre-deux-guerres ou à la Yougoslavie communiste après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu également un déficit culturel puisque l’élément de base était l’idéologie du principe des nationalités avec, justement, une identification contestable entre la nationalité et une certaine homogénéité linguistique. Les Yougoslaves sont les Slaves du Sud, et l’on pensait que cela devait donner un ciment culturel suffisant. On s’est aperçu rapidement, dès l’entre-deux-guerres, que la différence entre Croates et Serbes, par exemple, était considérable. Il n’empêche que dans les deux cas, c’est-à-dire dans les deux Yougoslavie, celle de l’entre-deux-guerres et celle de la période communiste jusqu’à la guerre de 1991, l’insuffisance de Culture a été compensée, certes temporairement, par une Organisation forte. Si l’on veut prendre un exemple inverse (Culture forte, Organisation faible), on citera le cas des Églises : l’Église catholique romaine manifestement ; de même pour les Églises orthodoxes, où des Organisations relativement faibles sont compensées par une Culture extrêmement forte ; il en va a fortiori de même pour les Églises protestantes, mais aussi pour les diverses branches de l’islam. Il faut remarquer qu’une Organisation peut devenir à la longue un élément de la Culture. Par exemple, dans un pays comme la France, la référence à l’État est beaucoup plus qu’une simple modalité institutionnelle, c’est aussi un élément culturel. La France sans son État est une France qui se sent mutilée.
Si l’on applique cette grille d’analyse à l’Europe, toute la difficulté provient de ce que la Culture et l’Organisation sont aussi faibles l’une que l’autre. Les deux éléments qui définissent la structure de l’unité active ou politique sont donc insuffisants. Un pays comme la Roumanie qui se situe à l’écart des pays fondateurs de l’Europe pour des raisons géographiques et historiques évidentes, est assez grand sans l’être trop et qui a donc été soumis à toutes sortes d’influences extérieures au cours de son histoire est particulièrement bien placé pour opérer une synthèse de tous les éléments susceptibles de définir cette culture européenne un peu insaisissable. Plus généralement, les pays petits ou moyens, un peu à l’écart, peuvent faciliter la nécessaire synthèse. De ce point de vue, la Culture est encore plus importante que l’Organisation parce qu’une Organisation peut effectivement compenser jusqu’à un certain point un déficit culturel, mais pas indéfiniment ; s’il n’y a pas un rattrapage de la Culture, s’il n’y a pas un véritable ciment culturel, l’unité finit par apparaître comme factice et par se défaire.
Le plus grand défi que nous ayons à relever dans les prochaines décennies est celui de la Culture. On prête ce mot à Jean Monnet : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture. » C’est une formulation naïve, bien entendu, parce que la Culture n’est pas quelque chose qui se décrète. On peut commencer par une Organisation, on peut décider de constituer une organisation commune du charbon et de l’acier. On peut inventer tout ce système de la Communauté que nous connaissons bien. En revanche, pour la Culture, ce sont mille et un ruisseaux qui en font le fleuve ; ainsi l’aspect temporel est-il fondamental, toute notion de Culture nous ramenant aussi à une notion de mémoire. Il y a donc un travail de mémoire et un travail de réinterprétation du passé. Et cela suppose de multiples échanges de toutes sortes. La combinaison de la libre circulation des biens et des personnes, du passeport européen, du téléphone portable, des transports et des communications de plus en plus faciles tout cela devrait, sur la durée, permettre de créer une intimité beaucoup plus grande entre les différentes populations de l’Union européenne, de telle manière que l’on arrive, par exemple, à aller de Paris à Bucarest aussi facilement que l’on va à Nice ou à Monaco. Alors la partie sera pratiquement gagnée. Il y aura un enjeu subsidiaire : faire en sorte que le brassage à venir, lequel est la condition de l’émergence d’une Culture commune, ne soit pas dans le même temps trop destructeur des identités antérieures, mais préserve la dialectique de l’unité et de la diversité. À l’intérieur d’un pays comme l’Autriche existe encore une diversité régionale, extrêmement vivante et elle-même source d’identité.
Me voilà ramené, au terme de ce périple, à une question à la fois fondamentale et secondaire, celle des langues. Elle est fondamentale, parce que, d’une part, les notions de culture et de langue sont étroitement liées, sans toutefois se confondre ; et parce que, d’autre part, il y a en Europe nécessité pratique d’une simplification pour le bon fonctionnement de la vie quotidienne dans l’Union. Aujourd’hui, nous alimentons encore le mythe selon lequel, pour des raisons historiquement bien compréhensibles, chacun devrait pouvoir, par exemple au sein de la Commission européenne, s’exprimer dans sa propre langue, ce qui n’est pas viable.
Sur le plan organisationnel, il faudra en arriver à admettre que toutes les personnes qui voudront exercer une action au niveau de l’Union européenne devraient parler, en dehors de leur propre idiome s’il est différent, les quatre principales langues : l’allemand, l’anglais, le français et l’espagnol. J’imagine que, dans cinquante ans, on fera un effort beaucoup plus important qu’aujourd’hui pour l’enseignement des langues et je trouve normal que tout citoyen européen du futur soit réellement éduqué pour devenir polyglotte. L’expérience montre que, dans les pays situés au carrefour de plusieurs influences culturelles, les élites pratiquent effectivement trois ou quatre langues. C’est une question d’enseignement et d’ambiance. Cela implique aussi que le nombre des langues de travail de l’Union européenne devrait être limité. J’ajoute que le simple brassage naturel des populations par les transports et les communications plus faciles, certainement aussi par la multiplication des entreprises communes à caractère culturel (cinéma, théâtre, etc.) conduira beaucoup de citoyens européens à s’intéresser aux langues des « petits pays », tout simplement parce qu’ils auront rencontré des personnes sur les plans les plus divers avec qui ils auront envie de développer des initiatives, des projets communs.
Si nous adhérons vraiment à l’aventure de la construction européenne, devenons donc enfin attentifs à la plus fondamentale et la plus belle de ses dimensions : la culture.